L’économie dans le monde catholique
Par Erik von Kuehnelt-Leddihn (1909-1999)
Source : Religion & Liberty, Volume 4, Number 4, 1994
Traduction Michel Kuttler, Institut Coppet
“L’ignorance économique généralisée dans les pays catholiques, ainsi qu’une tendance à moraliser, a jadis conduit de larges cercles de catholiques à rechercher les causes de la pauvreté dans les principes moraux, et à faire de la « redistribution » le slogan de leurs programmes de réformes. Mais ni dans les pays développés, ni dans le tiers monde, la redistribution ne peut arriver à quelque succès que ce soit.”
Jusqu’à ces derniers temps, les pays ou les régions catholiques étaient considérées comme les plus pauvres de la chrétienté, sous-développés financièrement mais aussi matériellement. Depuis peu, cela a beaucoup changé et aujourd’hui la France et même l’Italie sont économiquement plus fortes que des pays à majorité protestante, comme la Grande-Bretagne dont le PNB est dépassé. En Europe, la tendance est au déplacement du cœur industriel du Nord vers le Sud et l’Est.
Par ailleurs, l’Institut de sociologie de l’Université de Chicago a fait sensation en découvrant qu’aux États-Unis, le groupe socio-religieux avec les salaires les plus élevés est le groupe catholique irlandais, suivi par les Allemands catholiques. En troisième position se trouvent les Juifs. Les WASP (White Anglo-Saxon Protestant) sont quatrièmes, suivis de près par les Italiens.
Tout cela n’élimine pas le fait que, pendant des générations, les catholiques étaient en retard sur les protestants pour les biens terrestres et qu’ils sont encore distancés en Amérique latine. Mais ce serait une erreur de prétendre que, de la Réforme à la fin du XVIIIe siècle, les catholiques étaient des chrétiens plus dévots, moins mondains. Durant cette période les protestants étaient encore très pieux et très pratiquants. Néanmoins, à la Réforme, le centre de gravité de la richesse européenne passe des pays méditerranéens aux pays protestants du Nord.
La raison principale de ce déplacement n’était certainement pas l’interdiction catholique de l’usure, qui tombait peu à peu dans l’oubli, mais plutôt la montée de ce que Max Weber a appelé « l’éthique protestante du travail ». Le Moyen Age, et surtout Thomas d’Aquin, avait repris l’interdiction de l’usure de l’Ancien Testament, mais aussi d’Aristote, qui avait déclaré que l’argent ne fait pas de petits. La plupart des chrétiens négligeaient la parabole des talents, dans laquelle le Christ reproche au serviteur peu entreprenant de ne pas utiliser l’argent qui lui est confié de manière rentable et de ne même pas l’investir chez les banquiers (Matthieu 25:27). À l’époque du Christ, les banquiers en Terre Sainte venaient de Syrie – Aram en hébreu – et ce sont eux qui, avec les commerçants, diffusaient l’araméen.
Dans le De regimine principum (II.3), Saint-Thomas exprime une antipathie appuyée pour les commerçants dont il trouvait le métier immoral. Entre les deux guerres mondiales, la vieille interdiction de l’usure, qui n’avait été officiellement levée qu’en 1918, a servi la virulente propagande anticapitaliste de certains milieux catholiques auxquels j’appartenais. Aujourd’hui, je suis honteux de cette outrecuidance immature mais, comme beaucoup d’entre nous, j’étais sincèrement persuadé qu’il devait y avoir une troisième voie. Bien sûr, il n’y en a pas. Les moyens de production appartiennent soit aux individus, soit à des groupes d’individus, soit à l’État, ce qui aboutit tout simplement au capitalisme d’État. Les entreprises « publiques » n’existent que sur le papier et la société est toujours une abstraction. Elle ne peut posséder quoi que ce soit.
C’est la forte éthique de travail des ouvriers et des gestionnaires qui a conduit l’Europe du Nord vers des niveaux de vie supérieurs. Alors que la fermeté de Melanchthon a évité que le concept luthérien de prédestination ne figure dans la Confession d’Augsbourg, les thèses de Calvin sur ce sujet ont joué un rôle décisif dans les Églises réformées, mais aussi chez les anglicans, dont la théologie officielle reste enracinée dans le calvinisme. Tout cela ne reflète pas seulement un augustinisme radical, mais aussi l’idée de l’Ancien Testament qui voit dans la richesse et la vie prospère des signes de faveur divine et une preuve de l’élection pour l’éternité. Pour convaincre ses amis qu’il appartenait aux élus, un homme devait devenir riche ou aisé. Cela supposait un travail acharné et un mode de vie ascétique et puritain ; certainement pas la dolce Vita appréciée des catholiques qui goûtaient au vin, aux femmes, aux arts, à la bonne cuisine, à l’humour et aux loisirs. Ascétisme, oui, mais seulement dans les monastères. Sebastian Franck, converti au luthéranisme à l’époque de la Réforme, s’était plaint de ce que le monde entier semblait être devenu un monastère.
Pour de profondes raisons d’ordre politique et sociologique, certains anticapitalistes catholiques ont tout simplement vu dans le socialisme l’envers du capitalisme. Au XIXe siècle, et aujourd’hui encore il y a dans les pays d’Europe du Nord (de l’Angleterre à la Finlande) des partis qui se disent conservateurs. C’est également le cas dans certains pays catholiques, mais ceux-ci ont abandonné cette étiquette pour une bonne raison : l’Église catholique n’est pas conservatrice au sens étymologique du terme, elle est, comme Newman l’a souligné, « additive », (elle ajoute des choses au monde). Ces partis conservateurs, furent pour la plupart remplacés par des partis « chrétiens-sociaux » qui avaient pour dirigeants des aristocrates considérant les protestants, les banquiers juifs et les nouveaux riches comme hostiles à leurs idéaux politiques. Ils s’opposaient à la perspective non-chrétienne des Juifs, au mercantilisme des commerçants et à l’apparente indifférence des industriels au bien-être de leurs travailleurs.
Beaucoup de larmes ont été versées sur la misère des travailleurs du XIXe siècle. Mais les équipements archaïques occasionnaient une productivité si faible qu’une hausse des salaires aurait rendu les produits invendables. Un patron d’usine typique réinvestissait ses bénéfices dans l’entreprise tout en menant une vie d’austérité calviniste. Ses fils n’étaient pas autorisés à faire des études, mais devaient s’asseoir derrière les bureaux de la firme familiale comme comptables. Ce n’est que par des réinvestissements constants, une discipline de fer, la frugalité et une planification précise, que le niveau de vie des travailleurs a pu s’élever au niveau des classes moyennes d’aujourd’hui. Il n’y avait pas d’exploitation du travail et cela vaut aussi pour les colonies qui étaient pour la plupart dans le rouge. Dans les colonies allemandes, seul le petit Togo était rentable. C’est la fin des colonies qui a largement contribué à la prospérité de l’Europe tout en créant le «Tiers Monde» après la Seconde Guerre mondiale. Et c’est l’héritage de Karl Marx qui, réduisant le “Deuxième Monde” au niveau du Tiers Monde, a conduit à la faillite de 1989.
Dans l’orbis catholicus, la théorie et la recherche économiques ont souvent été négligées. La célèbre école autrichienne est une exception. En conséquence, la notion d’une justice sociale fondée sur la redistribution a trouvé chez les catholiques un écho considérable. Nombre d’entre eux étaient ouvertement ou secrètement convaincus que les pauvres n’étaient possibles que parce que d’autres étaient trop riches, et que par conséquent la richesse devait être “justement” répartie sur tout le globe. Mais les gens se posaient très rarement l’intéressante question qui consiste à savoir pourquoi certaines populations, voire des nations entières, sont beaucoup mieux loties que d’autres.
L’ignorance économique généralisée dans les pays catholiques, ainsi qu’une tendance à moraliser théologiquement fondée, a jadis conduit de larges cercles de catholiques à rechercher les causes de la pauvreté dans les principes moraux, et à faire de la « redistribution » le slogan de leurs programmes de réformes. Mais ni dans les pays développés, ni dans le tiers monde, la redistribution ne peut arriver à quelque succès que ce soit.
Il est évident, bien sûr, que dans le Tiers Monde la pyramide sociale a une base très large qui se rétrécit rapidement et se termine par une flèche très mince, très haute, visible de très loin. Toutefois, si l’on casse cette flèche, si on la pulvérise pour la répandre sur la large base, l’effet bénéfique sera nul. Les masses resteront pauvres, et l’élite, y compris l’intelligentsia, ruinée, émigrera. Le prêtre guérilléro-chic Camilo Torres Restrepo exigeait non seulement la confiscation de toutes les terres des grands propriétaires, il voulait aussi ramener le salaire des spécialistes étrangers au niveau local – ce qui aurait immédiatement causé leur départ.
Une fois, j’ai essayé d’expliquer l’inutilité de la redistribution à un célèbre théologien. Il ne m’a pas contredit, mais il a souligné que la richesse d’une minorité causait l’envie, un péché, et donc, en tant que chrétien, il était en faveur de la suppression de cet « aiguillon ». Je répondis par une analogie : si une fille laide et délaissée pleure tous les soirs de voir sa jolie sœur entourée de courtisans, doit-on pour autant défigurer la beauté pour rendre le vilain petit canard heureux ? Le bon théologien ne put que lever les mains en silence.
D’après les données statistiques, il est évident que même une fiscalité confiscatoire des revenus les plus élevés ne peut pas apporter d’améliorations à la situation financière de toute la pyramide sociale. Et cela est aussi vrai pour le Tiers Monde. De petits groupes étrangers, avec une éthique du travail plus élevée (et souvent avec une intelligence supérieure) y jouissent de succès économiques qui suscitent l’envie parmi les masses et causent des soulèvements politiques.
Au Mexique par exemple, les réfugiés communistes espagnols sont rapidement devenus des capitalistes couronnés de succès. On prétend que les Espagnols détiendraient un tiers de la richesse nationale du Mexique. On trouve des Anglo-saxons, des Allemands ou des Libanais prospères partout en Amérique latine. Sans oublier les Chinois d’Indonésie ou les Japonais du Pérou et du Brésil. Au Pérou, quelque temps avant la dictature militaire de gauche, dont la réforme agraire radicale eu des conséquences désastreuses, j’ai eu une discussion mémorable avec le secrétaire du Parti démocrate-chrétien du Pérou. Il m’a dit que 78% des terres étaient entre les mains de riches haciendados. J’ai fait valoir que les 22% restants me semblaient tout à fait suffisants pour une population relativement peu nombreuse dans un pays de près de 500.000 miles carrés. Devant sa vive indignation, j’ai souligné que les immigrants japonais, qui étaient arrivés au Pérou sans le sou et ignorants de la langue, ont obtenu de grands succès économiques. Plus que la possession de voitures de luxe, l’annuaire téléphonique de Lima est la meilleure indication de leur niveau de richesse ; un téléphone est symbole de statut social très difficile à obtenir. A leur arrivée ces gens avaient accepté les emplois les plus sales, les travaux les plus durs. Avec leurs économies ils ont acheté de plus en plus de terres agricoles sur lesquelles ils ont cultivé des légumes. Aujourd’hui, ils ont le monopole des légumes. L’actuel président du Pérou est d’origine japonaise. Tout cela n’a fait qu’accroître l’indignation du secrétaire : « Vous ne croyez quand même pas, hurlait-il, que notre noble peuple péruvien se soumettra travail éreintant de ces Japs misérables ! » Je l’ai félicité pour sa franchise.
Arrivés là, nous devons aussi nous rappeler que ce que nous avons à la hâte nommé « des conditions compatibles avec la dignité humaine » ne se rencontrent que dans les 5000 dernières années sur le demi-million que compte l’histoire humaine, et que cela ne concerne qu’une infime minorité d’humains. Et nous ne devons pas oublier non plus qu’aujourd’hui un ouvrier qualifié allemand mène une vie bien meilleure que celle de Louis XIV, le Roi Soleil. Pensez à la médecine moderne, à la dentisterie moderne, à la plomberie moderne, aux voyages modernes. En été, le château de Versailles puait si fort que les passants faisaient un détour, et le roi n’a jamais pu se débarrasser des poux de sa longue perruque. Pour lui, voyager était un calvaire alors que l’ouvrier allemand d’aujourd’hui prend des vols tout confort pour les Caraïbes.
Le pape actuel a clairement envisagé une alternative pour notre planète. Une économie de marché libre n’est pas seulement conforme à la dignité humaine, elle permet également à un individu d’acquérir un maximum de biens matériels. Mais le marché libre ne doit ni renoncer au profit, ni en faire un fétiche. Lui aussi est soumis à la loi divine et ne peut être sujet d’une réglementation purement humaine. Il est évident que les entreprises ont un réel intérêt à ce que les salaires des travailleurs soient les plus hauts possibles, car ceux-ci sont aussi les clients. Nous n’avons pas seulement un besoin urgent d’entrepreneurs chrétiens, mais aussi de syndicats chrétiens qui partageront la responsabilité d’une économie saine. Leurs dirigeants devront être instruits aussi bien moralement qu’économiquement. Nous devons garder à l’esprit que la classe ouvrière en Europe n’a pas été « perdue par l’Église », dans de vastes régions elle n’en a jamais fait partie. Après s’être cristallisée à l’extérieur de l’orbite chrétienne à l’époque de la révolution industrielle, elle a néanmoins certaines qualités « naturelles » des chrétiens qui manquent aux autres groupes sociaux. De bons syndicats, intelligemment menés et motivés moralement peuvent être des piliers de la société, alors que de mauvais syndicats peuvent ruiner des nations entières.
Bien que les études économiques ont été le talon d’Achille du monde catholique, Rome a eu des penseurs qui, résistant à la tendance du moment, ont pris en compte les problèmes fondamentaux. Comme nous l’avons dit plus haut, l’Église n’est pas statique, elle grandit constamment et s’enrichit sans cesse de nouvelles expériences et de nouvelles connaissances – elle est une societas perfecta. Ses progrès peuvent être lents, mais il serait désastreux pour l’Église d’être prospère matériellement et stérile spirituellement. L’âge de la stérilité économique des catholiques est peut-être révolu : l’encyclique Centesimus Annus de Jean-Paul II pourrait être un signe dans cette direction.
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