Le vrai et le faux amour

Frédéric Passy, « Le vrai et le faux amour », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 122, 1882.


LE VRAI ET LE FAUX AMOUR

C’est de l’amour que je voudrais, si l’Académie m’y autorise, l’entretenir pendant quelques instants.

Le sujet est délicat, et il peut, au premier abord, paraître peu sérieux pour un tel auditoire. Je crois qu’il l’est : je serais même tenté de penser qu’il n’en est pas qui le soit davantage et qui touche de plus près non seulement à la dignité et au bonheur de la vie privée, mais à l’honneur et à la prospérité de la vie sociale. C’est assez dire qu’il n’est pas étranger à ces grands intérêts moraux et politiques qui sont, ainsi que l’indique le nom même de notre compagnie, l’objet propre de nos préoccupations et de nos études.

Je ne chercherai pas à définir l’amour : autant vaudrait, pour faire admirer plus à l’aise les couleurs d’un papillon, essayer de le saisir par les ailes, et commencer par les dépouiller de la poussière brillante qui les décore. On regarde voltiger le papillon. On n’a de même qu’à ouvrir les yeux pour voir agir l’amour et pour mesurer la place qu’occupe, dans ce monde qu’il charme et trouble tour à tour, le sentiment qui depuis l’origine n’a cessé de porter l’une vers l’autre les deux moitiés de l’espèce humaine.

La Bible enseigne que Dieu, au commencement, créa l’homme mâle et femelle. Platon, dans une de ses poétiques fictions, représente les deux sexes comme deux parties d’un même tout qu’a séparées jadis quelque douloureux déchirement et qui, travaillées d’un obscur ressouvenir de leur primitive unité, aspirent à la reconstituer. Franklin, par une image plus vulgaire, mais non sans grâce, les compare aux deux lames de la paire de ciseaux. Détachez-les l’une de l’autre, dit-il, ce ne sont que de mauvais grattoirs. En quoi, je le dis bien vite, Franklin ne me paraît juste ni pour les grattoirs, qui enlèvent les taches (c’est bien quelque chose), ni pour les vieilles filles qui ne le sont bien souvent que par dévouement. Quant aux vieux garçons, je les lui abandonne volontiers. Assemblées, et prenant l’une sur l’autre leur point d’appui, ces mêmes lames sont aptes à accomplir mille besognes utiles ou charmantes, notamment, ajoutait un jour mon camarade Deschanel, à tailler de petites layettes.

Que l’on adopte, selon son gré, telle ou telle de ces allégories ou de ces légendes, une chose est certaine, c’est que l’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre ; qu’entre l’un et l’autre la nature, non en vain sans doute, a mis un attrait puissant (je ne veux pas dire irrésistible, ce serait méconnaître la liberté et le devoir) ; et que cet attrait est une des conditions fondamentales de la sociabilité qui distingue notre espèce comme de son existence même et de sa durée.

Béranger, dans un refrain célèbre, l’a dit en termes peut-être un peu lestes : c’est l’amour qui fait le monde, et le monde fait l’amour. Incontestablement, cher chansonnier. Mais encore faut-il qu’il le fasse bien ; et ce n’est pas toujours le cas : je n’en veux d’autre preuve que telle ou telle de vos chansons.

Il y a, dans les Nouvelles Genevoises de l’aimable Topffer, quelques lignes, mêlées de mélancolie et de sourire, qui m’ont autrefois, je m’en souviens, vivement frappé. Selon, dit-il, que l’idée de la mort, lorsque pour la première fois elle se présente à nous, se présente sous un aspect ou sous un autre, la vie entière s’en trouve différemment impressionnée. À celui-ci la mort est apparue comme la sombre porte d’un triste et effrayant abîme ; et il en conserve en lui-même, à travers les vicissitudes de l’existence, un fond de terreur, de découragement, de mysticisme parfois : mais le mysticisme lui-même est-il autre chose qu’une forme du découragement ? Cet autre l’a vue comme une perspective sérieuse, grave, inévitable, mais naturelle, terme logique auquel aboutissent tous nos pas et tendent tous nos actes ; et, pareil à un voyageur qui sait où il va, il marche vers elle, quels que soient les embarras ou les agréments du chemin, sans précipitation comme sans faiblesse. Un troisième enfin la prend pour une dérision de la destinée, à laquelle il faut répondre par l’ironie. Et pour avoir un jour, encore enfant peut-être, entendu sous la tonnelle des buveurs avinés chanter en ricanant ce mauvais refrain :

Et quand la camarde à l’œil cave
Viendra nous vêtir du linceuil,
Encore un coup, et de la cave
Sautons gaiement dans le cercueil ; 

Il sera, le malheureux, à jamais incapable de considérer la fin de la vie, et le cours de la vie par conséquent, comme une chose sérieuse. Ce ne sera qu’une épave, qui se laissera aller sans résistance au hasard des flots, en attendant la lame dernière qui la doit engloutir.

Ce qui est vrai de la mort est vrai de l’amour, et non moins vrai, hélas ! de l’ambition, ces deux démons qui, au dire de La Fontaine, partagent notre vie. Il y aurait fort à dire sur tous deux. Mais c’est assez d’un pour aujourd’hui, et je laisse de côté l’ambition.

Un poète incomparable, le plus poète peut-être de tous les poètes Français, (le seul La Fontaine excepté), Alfred de Musset, a écrit un jour :

Le cœur de l’homme vierge est un vase profond :
Lorsque la première eau qu’on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure ;
Car l’abîme est immense, et la tache est au fond. 

C’était le cri de son propre cour. C’était un retour mélancolique sur lui-même et sur sa malheureuse existence, si riche, et si douloureusement gâtée par de tristes faiblesses et de misérables attachements. Car c’est un des éléments du talent de Musset, l’une des raisons de ce qu’il y a dans ses plaintes de si pénétrant et de si poignant. On y sent à la fois et la dégradation incurable d’une nature supérieure, et le tourment, sinon peut-être le remords, de cet état déplorable. On assiste à une lutte, à une révolte, sincère, mais impuissante, contre un abaissement dont l’infortuné se rend compte, qu’il maudit, qu’il secoue par instants, mais dont il n’espère plus s’affranchir :

Au sein des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
J’éprouve un tel dégoût que je me sens mourir. 

Il le voit, il le dit, il le crie au vent d’octobre qui passe et à la muse qui lui prête encore pour peindre ses angoisses de nobles et parfois d’inimitables accents. Puis il retombe, vaincu par le poids de la chaîne qu’il a bien pu soulever une heure, mais qu’il n’a pas réussi à briser.

D’autres n’ont pas même gardé ce dégoût et saigné de ce tourment. Ils ont tué en eux le ver qui ne doit pas mourir. Ils en sont venus à accepter sans honte, et parfois avec une sorte d’orgueil malsain, leur chute et ses conséquences. C’est, pour n’en citer qu’un, et parmi les plus illustres, le cas de Rousseau qui a eu, lui aussi, cet incomparable malheur d’apprendre à connaître l’amour par des leçons et sous des formes qui n’étaient pas pour lui en donner une bien haute idée.

J’en demande humblement pardon à ceux dont mes appréciations pourraient froisser les admirations et les sympathies ; mais je ne saurais me retenir d’exprimer un peu crûment ce que je pense de ce qu’on a appelé l’idylle des Charmettes. Le hasard mettait sous mes yeux, récemment encore, une pièce de vers sur ce sujet. Et j’y lisais, avec une véritable stupéfaction, une glorification en règle de cette harpie de l’amour qui, non contente de prendre, comme l’araignée, l’inexpérience médiocrement candide de son jeune hôte dans ses vieux filets, lui impose, sous des noms sacrés qu’elle déshonore, la plus ignominieuse domination et les plus honteux compromis.

Bonheur d’un amour chaste au sein de la nature,

Ose dire l’auteur. Et cet auteur est une femme ! Je n’en fais pas compliment à son sexe.

Ce n’est pas ici le lieu de m’appesantir sur les caractères particuliers de cette chasteté étrange et de ce bonheur trop partagée, non plus que de remuer la fange dans laquelle s’est traînée plus tard la vieillesse inquiète du solitaire d’Ermenonville, et de montrer le farouche réformateur des abus sociaux portant, la tête haute, aux Enfants trouvés la progéniture de Thérèse Levasseur. Mais ce que je n’hésite pas à affirmer, parce que je le crois utile à dire, c’est que cet amour si facilement amnistié par les uns, si audacieusement célébré par les autres, cet amour auquel on n’a pas craint d’attribuer l’éclosion du génie de l’écrivain et les généreuses aspirations du penseur, ce triste et honteux amour a moralement empoisonné la vie de Rousseau. Il a été le germe de la corruption irrémédiable qui a pesé sur cette existence tourmentée. Il a faussé cette intelligence puissante et égaré, en l’exagérant, cette sensibilité naturellement délicate. Il a abaissé à de déplorables complaisances cet admirable talent de raisonner et de peindre. Il a, en un mot, dévoyé dans toutes les directions un homme fait pour agir sur ses semblables, et qui a agi sur eux en effet, mais d’une action irrégulière, contradictoire, malfaisante en somme, je le crois : qui à certaines heures, grâce à sa popularité, a servi utilement des causes justes, mais qui trop souvent aussi, sans s’en rendre compte (car il n’avait pas gardé ce sentiment de sa déchéance qui relevait Alfred de Musset), n’a fait que fournir au sophisme et à la perversité des excuses et des apologies dont on ne s’est pas fait faute de profiter. On a dit, et non sans raison, que l’influence de Rousseau avait perdu la Révolution française. J’ai peur qu’elle n’ait fait pis ; je crains qu’elle n’ait, à plus d’un égard, faussé le sens moral de l’humanité.

Je pourrais produire d’autres exemples, prononcer d’autres noms, et montrer, par des citations singulièrement expressives (elles le seraient trop), où peut conduire certaine façon d’entendre l’amour. Que ceux qui en auraient la curiosité et le courage lisent, pour n’en pas indiquer d’autres, les considérations sur la propriété et le vol de Brissot de Warville, le véritable auteur de la formule qui a commencé la réputation de M. Proudhon. Ils verront ce que les apôtres de la prétendue morale de la nature font de l’amour, et dans quels bas-fonds de cynisme et de brutalité ils se plaisent à noyer toutes les délicatesses et toutes les pudeurs sans lesquelles ce sentiment sublime n’est plus que le dernier des appétits de la bête. Je n’ai garde de rien emprunter à ces tristes peintures. Je me borne à constater qu’il y a de par le monde mille choses affublées du nom de l’amour que, sans être bien sévère, on peut regretter de voir prises pour lui. Il y a un amour grossier, comme celui du sauvage qui abat d’un coup de massue, dans les solitudes de l’Océanie, la malheureuse dont il veut faire sa proie ; et il y a un amour raffiné, comme celui de la charmeuse civilisée, vénale ou non, qui, dans le bruit et l’éclat de nos villes, prend au piège le malheureux dont elle fait la sienne. Il y a un amour de fantaisie, un amour de passage, un amour de convention et de commande, qui n’est qu’une des servitudes de la mode et de la pose ; et ce n’est pas le moins dangereux, non plus que le moins bête. Que de gens, que la nature n’avait pas absolument destinés à n’être que des crétins, semblent n’avoir en ce monde, comme l’a dit spirituellement M. J. Claretie, d’autre vocation que de « chercher à perdre les femmes qui sont honnêtes ou à se faire jouer par celles qui ne le sont pas ! »

Ce que ces diverses parodies ou contrefaçons de l’amour font de mal ; ce qu’elles consomment de richesses et de forces ; ce qu’elles détruisent de facultés brillantes ; ce qu’elles anéantissent d’activités fécondes ; ce qu’elles éteignent de flammes qui auraient pu être des foyers de chaleur et de lumière et qui ne sont plus que des lumignons fumeux ; nul ne le calculera jamais. Peut-être, parmi les causes de désordre, de misère et de criminalité qui troublent le monde, n’y en a-t-il pas de plus funestes et de plus redoutables. N’est-ce pas aux sources mêmes de la vie, de la vie physique et de la vie morale, qu’elles s’attaquent pour les tarir et pour les vicier ? Remontez, si vous le pouvez, à l’origine des folies, des infirmités, des imbécillités, des vices mêmes ; cherchez d’où vient, sur telle existence ou sur telle race, ce stigmate de dégradation ou de souffrance, cette douloureuse et inexpiable hérédité de faiblesse, de maladie, d’aberration du sens moral ; demandez-vous pourquoi celui-ci est venu échouer dans un hôpital et cet autre dans une prison ou dans une maison d’aliénés. Huit fois sur dix peut-être vous arriverez à des réponses, à des doutes tout au moins, en face desquels vous serez tenté de maudire ce qu’on appelle l’amour. 

Mais il y a, Dieu merci, une autre façon d’entendre l’amour, et c’est la vraie.

Il y a un amour pur, sincère, constant, complet parce qu’il est unique, duquel, ainsi que d’une belle fleur destinée à produire des fruits succulents et savoureux, sortent toutes les félicités, et, ce qui vaut mieux, toutes les vertus du foyer domestique. C’est ce goût d’abord vague et mystérieux qui porte l’un vers l’autre, comme à leur insu, le jeune homme, la jeune fille qui se rencontrent honnêtement dans les sentiers permis ; puis les amène à se demander s’il ne leur serait pas bon, autant qu’agréable, d’y marcher ensemble plus longtemps ; puis peu à peu, par l’estime, par la réflexion, par l’habitude, se fixe, se précise, s’éclaircit, se consolide, se tourne en une affection d’autant plus profonde et plus tendre qu’elle est plus raisonnée, plus raisonnable, et plus contenue ; et enfin, agrandi par les perspectives sévères et douces d’un avenir dont on ne craint pas d’envisager dans toute leur étendue les devoirs et les charges, devient, (suivant l’expression d’un homme dont je suis loin d’accepter toutes les idées, mais dont j’honore la haute moralité, l’austère et bienveillant Malthus), le noble et sévère portique du temple divin de la paternité. Qu’il me soit permis, pour ceux qu’étonnerait mon langage, de le justifier par quelques citations.

« Après le désir de la nourriture, dit Malthus, la passion la plus générale et la plus impérieuse est celle de l’amour, en donnant à ce mot le sens le plus étendu. L’amour vertueux et ennobli par l’amitié semble offrir ce juste mélange de plaisirs purs et sensibles qui convient à tous les besoins du cœur. Il tend à éveiller toutes les passions sympathiques, et donne par cela même à toute la vie plus d’intérêt et plus de charme…

Ce serait s’en faire une bien fausse idée, continue-t-il, que de borner cette passion aux plaisirs des sens. Un plan de vie que l’on se trace et auquel on s’attache avec constance, a toujours été envisagé avec raison comme un grand moyen de bonheur ; mais je ne crois pas qu’on forme souvent un tel plan sans que l’amour y entre pour quelque chose, sans qu’on y mêle les plaisirs de la famille et ceux que les enfants nous procurent. Le repas du soir, un bon feu, une agréable habitation sont des biens dont on ne jouit qu’à moitié si on en sépare l’idée des personnes chéries avec qui on se plaît à les partager. »

Et un peu plus loin :

« La passion de l’amour tend à former le caractère, et porte souvent aux actions nobles et généreuses ; mais ces heureux effets n’ont jamais lieu que lorsque cette passion se concentre sur un seul objet, et d’ordinaire que lorsqu’elle rencontre des obstacles. Jamais peut-être le cœur n’est plus disposé à la vertu, jamais il ne lui est moins difficile de demeurer chaste et pur, que lorsqu’il est sous l’influence d’une passion de cette nature… Le but du Créateur paraît être de nous détourner du vice par les maux qu’il entraîne, et de nous engager à la pratique de la vertu par la félicité qui marche à sa suite. » Ainsi entendues, « les premières années de la vie ne seraient pas étrangères à l’amour, à un amour chaste et pur qui, loin de s’éteindre par la satiété, se soutiendrait avec constance pour briller avec plus d’éclat et ne finir qu’avec la vie. Le mariage ne serait pas envisagé comme un moyen de suivre avec plus de liberté ses goûts par une mutuelle tolérance ; il paraîtrait la récompense du travail et de la vertu, le prix d’un attachement constant et sincère. »

Ainsi parle, dans un chapitre qui est une merveille de délicatesse et de sensibilité, ce monstre que l’on appelle Malthus. Et tel est, en effet, dans sa grandeur et dans sa pureté, le véritable amour, celui qui fait les adolescences heureuses et fortes, les maturités saines et vigoureuses, les vieillesses respectées et satisfaites, les familles fécondes, laborieuses et unies ; et qui projette sur la vie entière, de son aurore à son couchant, comme un inaltérable reflet de dignité et de tendresse. C’est cet amour qu’un poète contemporain, M. Eugène Manuel, dans sa belle pièce le Viatique, a peint d’un mot quand il nous a montré ces tendresses infinies

Pour la terre et le ciel également bénies,
Par un serment sacré qui survit à la mort. 

Et c’est lui que le grand Dante, dans des paroles qui sont plus ou moins au fond de toutes les mémoires, a personnifié dans son culte pour Béatrice : cette Béatrice en qui se résumait pour lui ce qu’il y a de plus noble, de plus généreux, de plus divin pour ainsi dire dans la vie humaine. Dès qu’elle paraissait, dit-il, « enveloppée de son honnêteté comme d’un voile, elle faisait taire dans tous les cœurs tous les sentiments mauvais, et l’on sentait s’allumer en soi une flamme de charité et d’honneur. »

« Voilà de la grande poésie, » dit un de nos honorables correspondants, M. Naville. « Mettons cela en prose plus simple. Cela veut dire que, de même qu’une jeune fille qui est l’objet de l’attachement d’un jeune homme a une grande puissance pour le mal, par cela seul qu’elle est coquette et frivole, de même si elle est modeste, pure, et appréciant par-dessus tout l’accomplissement du devoir, elle a une grande puissance pour le bien. »

Mais le poète Florentin ne nous montre l’amour, en le transfigurant, que dans sa fleur. Celui qu’on a pu appeler le Dante parisien, le poète du XIXe siècle, Victor Hugo, dans une pièce que lui-même n’a pas surpassée, nous l’a montré dans son épanouissement, je veux dire arrivé à son éclosion naturelle dans le mariage et dans la maternité. Date lilia, jetez les fleurs à pleines mains aux pieds bénis de l’épouse et de la mère, tel est le titre expressif de cette incomparable pièce. Je ne puis résister au plaisir d’en rappeler au moins quelques vers.

Oh ! si vous rencontrez quelque part sous les cieux
Une femme au front pur, au pas grave, aux doux yeux,
Que suivent quatre enfants, dont le dernier chancelle ;
Les surveillant bien tous, et, s’il passe auprès d’elle
Quelque aveugle indigent que l’âge appesantit,
Mettant une humble aumône aux mains du plus petit :
Si, quand la diatribe autour d’un nom s’élance,
Vous voyez une femme écouter en silence,
Et douter, puis vous dire : Attendons pour juger,
Quel est celui de nous qu’on ne pourrait charger ?
On est prompt à ternir les choses les plus belles,
La louange est sans pieds, et le blâme a des ailes. 

Ainsi débute le poète, je devrais dire l’époux et le père ; car le poète ici ne fait que prêter sa langue au cœur de l’époux et du père.

Et après avoir marqué tour à tour tous les traits de cette sainte figure de la mère et de la femme, après nous l’avoir fait voir au foyer, au temple, au cimetière, au milieu des vivants et au milieu des morts, tantôt penchée sur une tombe auprès de laquelle

On dirait que son cœur n’a pas encore choisi
Entre sa mère au ciel et ses enfants ici,
Et tantôt jetant de loin sur l’autel
Un regard voilé d’ombre
Où se mêle, plus doux encor que solennel,
Le rayon virginal au rayon maternel,
Il s’écrie, dans un admirable élan :
Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la ; c’est elle,
La sœur visible aux yeux de mon âme immortelle,
Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours,
Toit de mes jeunes ans qu’espèrent mes vieux jours ! 

Et il achève cette pièce, véritable apothéose de l’amour conjugal et de l’amour paternel, dans un enthousiasme que ceux-là seuls trouveront excessif qui ne sont pas assez heureux pour avoir été à même de le comprendre.

Je le répète, voilà le véritable amour : l’amour complet et l’amour durable, l’amour qui fond l’une dans l’autre deux existences et les agrandit l’une par l’autre ; l’amour qui commence par les ravissements de la jeunesse et qui se termine, non, qui s’achève, après les vicissitudes partagées de l’âge mur, au milieu de ces autres ravissements non moins ineffables que l’on pourrait appeler la lune de miel de la vieillesse. Ravissements qui déjà commencent à dépasser la terre, et dont un autre poète, La Fontaine en personne (ô ironie de l’inspiration ou retour vengeur de la nature !), oui, La Fontaine, le mari volage et le père insouciant, nous a laissé une si merveilleuse peinture dans sa belle fable de Philémon et Baucis :

Tout vieillit ; sur leurs fronts les rides s’étendaient :
L’amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d’amour sut encor se produire. 

Quel trait charmant, pour emprunter la langue du Bonhomme ! Et quel tableau que celui de ces deux vieillards desséchés par l’âge, et ne vivant plus que de leur affection mutuelle, qui ne redoutent qu’une chose, de se survivre l’un à l’autre, et qui se voient, par une grâce suprême, changés en arbres, mais ensemble, mais à côté l’un de l’autre, mais leurs racines mêlées et confondues dans le même sol, et jusqu’au dernier soupir ne cessent de tendre l’un vers l’autre leurs bras et leurs âmes :

« Elle devenait arbre, et lui tendait les bras.
Il veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler ; l’écorce a sa langue pressée.
L’un et l’autre se dit adieu de la pensée.
Leur corps n’est plus bientôt que feuillage et que bois.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Même instant, même sort à leur fin les entraîne.
Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.
On va les voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu’en hymen amour leur fit goûter. » 

Toute prose paraît froide auprès de telle poésie. Voici pourtant une page que je demande la permission de citer encore. Elle est de Stuart Mill, le célèbre publiciste anglais, celui dont on a pu dire, et qui lui-même s’est plu à dire que sa femme était la meilleure moitié de son cœur et de son talent. J’ai, je l’avoue, contre ce grand champion de l’égalité des sexes, à propos d’autre chose, un grief que je ne cherche pas à atténuer. Je ne lui pardonnerai jamais d’avoir, dans un emportement de zèle qui n’est ni selon la science, ni selon la morale, ni, nous venons de le voir, selon Malthus lui-même, exagéré ce qu’on a si faussement appelé la doctrine de Malthus jusqu’à dire qu’on devrait regarder les familles nombreuses avec le même mépris que l’on professe pour l’ivrognerie habituelle. Mais l’insanité d’une page n’enlève rien à la haute sagesse d’une autre, et je n’ai que des éloges à donner à celle-ci :

« Que serait le mariage de deux personnes instruites, ayant les mêmes opinions, les mêmes visées, égales par la meilleure espèce d’égalité, celle que donne la ressemblance des facultés et des aptitudes, inégales seulement par le degré de développement de ces facultés ; l’une l’emportant par celle-ci, l’autre par celle-là ; qui pourraient savourer la volupté de lever l’une vers l’autre des yeux pleins d’admiration et goûter tour à tour le plaisir de se guider et de se suivre dans la voie du perfectionnement ? Je n’essaierai pas d’en faire le tableau. Les esprits capables de se le représenter n’ont pas besoin de mes couleurs, et les autres n’y verraient que le rêve d’un enthousiaste. Mais je soutiens avec la conviction la plus profonde que là, et là seulement, est l’idéal du mariage, et que toutes les opinions, toutes les coutumes, toutes les institutions qui en entretiennent un autre, ou tournent les idées et les aspirations qui s’y rattachent dans une autre direction, quel que soit le prétexte dont elles se colorent, sont des restes de la barbarie originelle. La régénération morale de l’humanité ne commencera réellement que le jour où la relation sociale la plus fondamentale sera mise sous la règle de l’égalité, et lorsque les membres de l’humanité apprendront à prendre pour objet de leurs plus vives sympathies un égal en droit et en lumières. »

Oui, Stuart Mill a raison, là, et là seulement, je veux dire dans l’affection profonde, entière, inaltérable de deux êtres unis par l’estime, par le respect mutuel, par l’intelligence des mêmes devoirs, par le souci des mêmes préoccupations, par le partage des mêmes espérances, là et là seulement est l’idéal du mariage, et par conséquent l’idéal de l’amour, dont le mariage ne devrait être que la consécration et l’achèvement. Et l’idéal, ici comme partout, bien loin d’être, ainsi que se plaisent à le dire les sceptiques, un fantôme perdu dans les nuages, ou le contrepied de la nature, n’est autre chose que l’expression la plus haute, la plus sincère et la plus vraie de la nature.

Telle n’est pas, malheureusement, je n’ai pas à le redire, la réalité ; et trop souvent l’idéal, qu’il ait été rêvé ou non, ne se trouve pas atteint. Je n’en voudrais d’autre preuve, si j’avais à en donner, que la passion avec laquelle a été agitée, dans les milieux parlementaires et autres, la grosse question de la révision des lois constitutionnelles… du mariage. C’est le seul genre de révision dont je puisse me permettre de parler ici.

Pourquoi cela ? Et d’où vient que nous ayons chaque jour à déplorer tant d’écarts, tant de déviations, tant de perversions de l’attrait charmant qui pousse l’une vers l’autre, pour leur bien, non pour leur mal, encore une fois, pour la formation de la famille et pour la propagation régulière de l’espèce, non pour des égarements qui déshonorent la famille et compromettent le recrutement normal de l’espèce, les deux inséparables moitiés de l’humanité ?

Je ne puis songer à entreprendre en ce moment (il y faudrait trop de temps et j’y réussirais probablement trop mal) cette importante et délicate analyse. Je dirai seulement que la cause principale du mal me paraît être dans une conception imparfaite de la vie et dans un défaut de préparation convenable à ses douceurs comme à ses charges.

Deux erreurs, fort différentes assurément, mais non moins funestes l’une que l’autre, contribuent, à mon sens, à cette déplorable éducation de la jeunesse ; je ne puis que les signaler, je voudrais au moins les signaler.

L’une est ce que j’appellerais, si je ne craignais de blesser des susceptibilités respectables, la pruderie niaise. On raconte que la censure, au temps de la domination autrichienne en Italie, avait interdit sur les théâtres le mot de liberté, libertà. On devait, partout où il se rencontrait, le remplacer par celui d’honneur, lealta. L’acteur Ronconi ayant, dans une pièce, à dire qu’il s’était enrôlé par désespoir, malicieusement fidèle à la consigne, chanta à plein gosier qu’il avait vendu son honneur en se faisant soldat. On voit d’ici l’esclandre. C’est à la suite de cette affaire qu’il vint en France.

La censure mondaine, aussi intelligente que l’autre, n’aboutit pas à de moins beaux résultats ; et je n’ai pas besoin de rappeler qu’elle a, elle aussi, ses synonymes et ses rimes de convention.

On professe, dans certains milieux, à l’égard des choses les plus naturelles et les plus inévitables, une sorte de terreur superstitieuse qui interdit en quelque sorte de les voir ou d’avouer qu’on les voit. De tous côtés, par peur de la lumière et des courants d’air, on tire autour de soi d’épais rideaux et on ferme à double serrure de lourdes portes. On fait ainsi des éducations de cave ou de serre chaude, ignorantes des dangers de la vie, cela est vrai, mais par là même ignorantes de ses nécessités et de ses obligations. Un jour vient où il faut bien que se déchirent les rideaux et que s’ouvrent les portes de cette prison dans l’ombre salutaire de laquelle on avait tenu enfermées les intelligences et les corps. Et alors ces natures faibles, sans transition, de plein saut, passent de l’obscurité à la lumière, de la vie artificielle à la vie réelle. Elles y tombent, en quelque façon, comme dans un précipice. Elles sont éblouies, étourdies, et, suivant les cas et les caractères, enivrées ou terrifiées. Bien des exagérations d’ascétisme, mais bien des dévergondages aussi, n’ont pas d’autre origine. Sous prétexte d’éviter le danger on l’a accru en énervant les âmes. Combien, sans aller peut-être jusqu’à l’extrême liberté américaine, qui a du bon cependant, mais du mauvais aussi, j’aime mieux le clair regard et la sereine franchise de cette aimable Henriette, vrai modèle de sagesse simple et de bon sens pratique, qui envisage d’un œil ferme l’idée d’avoir « un mari, des enfants, un ménage », et avoue sans rougir qu’elle n’est pas insensible à l’estime de l’honnête homme que sa sotte pécore de sœur feint de refuser et qu’elle voudrait bien lui reprendre !

L’autre système n’est ni moins faux, ni moins funeste. C’est celui qui, au lieu de présenter la vie comme une vallée de larmes, le monde comme un lieu de perdition et le mariage comme une déchéance, présente la vie comme une partie de plaisir, le monde comme une cohue où il faut jouer des coudes, et le mariage comme une loterie à laquelle il faut tâcher de gagner un bon numéro, sauf à se rattraper ailleurs si l’on en a tiré un mauvais. Éducation sans principes, sinon toujours sans élégance, dont le mot d’ordre est ce qu’on appelle, par antiphrase sans doute, le comme il faut, et qui est complète quand elle a bien dressé un jeune homme à rechercher avant tout, sans détriment pour ses plaisirs, ce qu’on appelle une alliance avantageuse, et la jeune fille à pêcher un mari (fish a husband), fût-ce en eau trouble, et sans se préoccuper outre mesure de ce que sera ce mari et de ce qu’elle ressentira pour lui.

Cette jolie éducation porte ses fruits ; elle nous donne, en guise d’hommes et de femmes, les diverses variétés de poupées à ressorts, (sans aucun ressort d’ailleurs), que l’on sait ; en fait de costumes et de toilettes, les élégances de bon goût que l’on voit. « Avez-vous remarqué, disait un jour notre confrère Laboulaye, que les honnêtes femmes, à force d’étendre outre mesure leur crinoline et de se mettre derrière la tête une botte de cheveux, arrivent tout simplement, après avoir dépensé l’argent du ménage, à ne plus ressembler à des femmes honnêtes. » Tout a changé depuis le jour où Laboulaye disait cela. On ne porte plus de crinolines ; et quant aux cheveux, demandez aux marchands s’ils en vendent encore. Ce qui était ridicule hier est aujourd’hui le dernier mot du bon ton ; et telle coiffure ou telle chaussure, que l’on ne pouvait se dispenser d’adopter sous peine d’excommunication majeure, suffirait à perdre à jamais celui ou celle qui aurait l’air de s’en souvenir. Mais n’est-ce pas bien le cas de redire que plus çà change, plus c’est la même chose, puisque le fond reste ? Et le fond, c’est la frivolité, c’est le manque d’équilibre, c’est l’absence de personnalité, d’indépendance et de volonté propre ; c’est l’impossibilité de prendre rien au sérieux, ou rien dans sa juste mesure, même la vie, même l’amour, qui, bien ou mal entendu, y tient tant de place. Voilà ce qu’il faudrait changer. Et l’on n’y parviendra qu’en s’accoutumant à regarder en face, sans fausse pudeur comme sans sotte légèreté, les réalités de la vie. L’amour est une de ces réalités, une des principales. Ne jouons pas avec lui, et n’ayons pas peur de lui. N’en faisons pas pour la jeunesse, à l’heure où, quoique nous fassions, elle commence à deviner le soleil derrière l’horizon qui blanchit, un épouvantail qui peut devenir aisément un fruit défendu. N’en faisons pas davantage une fleur éphémère et stérile, charme ou plutôt illusion de quelques jours, que suivent les désenchantements, les regrets et les reproches. Faisons-en, comme il le doit être, un sentiment réfléchi, profond, durable, qui, après s’être épanoui librement et honnêtement entre des êtres faits pour se comprendre, devient pour eux la source et le centre des plus douces affections et des plus graves devoirs. Et soyons assurés qu’en agissant ainsi nous ne travaillerons pas seulement pour le bonheur individuel de ceux au foyer desquels nous aurons appelé et retenu l’amour ; mais nous aurons travaillé aussi pour la société entière, pour la patrie, pour l’humanité, pour la science, en élevant les cœurs, en fortifiant les énergies, en vivifiant les intelligences, en faisant, en un mot (ce qui est le fond de tout, même de la force et de la puissance nationale, et ce dont l’amour est l’âme), des familles dignes de ce nom, des familles où l’on pense, où l’on sent et où l’on aime.

Frédéric PASSY.

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