Le Tunnel sous la Manche, enfant de la Société d’économie politique

Pendant des décennies, les économistes libéraux français — de Maurice Chevalier à Paul Leroy-Beaulieu, en passant par Léon Say — se sont enthousiasmés devant l’idée d’un tunnel sous la Manche. Pionniers finalement malheureux, ils ont accompagné les premiers pas d’une œuvre vectrice de paix et de prospérité.


Le Tunnel sous la Manche, enfant de la Société d’économie politique

par Benoît Malbranque

 

Le projet de relier, via à tunnel sous-marin, l’Angleterre à la France — ou, pour mieux dire, l’Angleterre à l’Europe continentale, par la France — a occupé pendant des siècles l’esprit des rêveurs de toutes les origines. En tant que Français, on peut toutefois s’enorgueillir du fait que ce sont nos compatriotes qui en produisirent les premiers des projets précis, capables d’être conduits. En tant que libéraux, on doit aussi se remémorer le rôle prépondérant des grands noms de l’école libérale française, qui, pendant des dizaines d’années, agirent concrètement pour la réalisation de cette œuvre vectrice de paix et de prospérité.

Avant les libéraux, il y eut le temps des ingénieurs. Sous le Consulat, l’un d’eux, du nom de Mathieu, avait travaillé à cette œuvre d’avenir. Les guerres napoléoniennes et le blocus continental firent échec à son projet. De 1833 à 1869, un autre ingénieur civil français, Aimé Thomé de Gamond, y consacra sa carrière et essuya bien des déceptions. Le projet une fois perfectionné et rendu viable, lord Palmerston l’entrava sévèrement, « trouvant, dira L. Simonin, que la distance entre l’Angleterre et la France n’était pas encore assez grande et ne comprenant pas qu’on voulût la raccourcir »[1]. En 1870, la guerre franco-allemande et ses répercutions mirent un dernier frein aux ambitions de Gamond, qui s’éteignit sans apercevoir la concrétisation de ses travaux.

Dès 1873, cependant, les affaires reprennent, sous l’impulsion décisive des libéraux de la Société d’économie politique. C’est là que l’histoire du tunnel sous la Manche rejoint l’histoire du libéralisme français.

Michel Chevalier — qui cultivait des relations très étroites avec l’Angleterre, ayant été l’artisan, avec Richard Cobden, du traité de commerce franco-britannique de 1860 — est porté à la tête de l’Association du chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre, une entreprise privée dont le pendant anglais, la Channel Tunnel Company, est dirigée par lord Richard Grosvenor. En ces temps d’euphorie industrielle et financière, le capital, 2 millions de francs, est levé dans l’enthousiasme.

Le 5 février 1875, lors de la réunion mensuelle de la Société d’économie politique, Michel Chevalier est prié, par ses collègues présents, de s’exprimer sur ce projet de tunnel sous la Manche qu’il dirige. D’après lui, l’opération a tout pour réussir ; « elle pourra être menée à bonne fin en cinq ou six ans. » Il sait bien que les troubles qu’endure la France, à la suite de la guerre contre la Prusse, opposent des barrières à un projet d’avenir comme celui-ci. Mais précisément, c’est pour l’avenir qu’il est conçu, c’est la vue de l’avenir qui en fait sentir la nécessité. Aussi, « il se peut que dans dix ans d’ici, ce tunnel semble être un projet délaissé, mais ce ne sera que pour un temps. La vraisemblance est que, grâce au progrès des arts, le dix-neuvième siècle ne s’écoulera pas sans que le tunnel soit repris et mené à bonne fin. »

Michel Chevalier ne verra pas l’aboutissement de son rêve d’union commerciale et civile de l’Angleterre avec le continent : d’abord parce que comme nous le savons tous, le tunnel ne vit finalement le jour qu’à la fin du XXe siècle ; ensuite parce qu’il s’éteignit lui-même quatre ans plus tard, en 1879 ; et aussi parce que, quoiqu’il en soit, dès 1883, les travaux furent arrêtés.

Chevalier avait été remplacé à la tête de l’Association du chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre par une autre sommité du libéralisme français du temps : Léon Say, le petit-fils de l’auteur du Traité d’économie politique, qui venait de quitter, après quatre occupations du poste (1872-1873 ; 1875-1877 ; 1877-1879 ; 1882), la noble fonction de Ministre des Finances. Léon Say partageait avec son prédécesseur un même enthousiasme et était prêt à mobiliser son réseau d’influence pour faire aboutir les opérations. Auprès de lui, il pouvait compter sur l’aide opérationnelle et matérielle du beau-fils de Michel Chevalier, Paul Leroy-Beaulieu, économiste accompli et nouveau professeur d’économie politique au Collège de France[2].

Du côté française, l’Association du chemin de fer sous-marin s’est assuré le concours de notables, fort en vue outre-manche pour leur expérience d’hommes d’État et leur savoir théorique dans la science de l’économie. Cette réunion de talents doit vaincre les oppositions qu’on ne s’imagine pas éviter entièrement, même dans un projet d’entreprise privée. Car si l’argent est intégralement privé, comme sont les profits qu’on espère tirer de l’opération, des permis et autorisations n’en sont pas moins nécessaires de la part des gouvernements français et britanniques. Côté français, les autorités ne se montrent pas hostiles : elles sont mêmes accommodantes. De l’autre côté du détroit, toutefois, le projet déclenche des craintes imprévues qui, entretenues par des journalistes et des hommes politiques qui en font un commerce quotidien, s’avèrent fâcheuses.

Pour Marshall Garnet Wolseley, un tunnel sous la Manche priverait à l’avenir la Grande-Bretagne de cette insularité qui avait fait sa force. Le tunnel une fois construit, les populations seraient à la merci d’une invasion française. Malgré les réponses bien argumentées de Sir Edward Wathins, directeur de la Compagnie anglaise, pour prouver qu’un tel raisonnement est fallacieux et que ces craintes sont sans fondement, une commission parlementaire est formée début 1883, avec mission de déterminer si les travaux, qui ont démarré, peuvent être poursuivis. À une courte majorité, la commission décide de retirer l’autorisation et les travaux cessent. Les premiers tronçons de tunnels percés sont refermés par des murs en brique.

Devant ces évènements, la Société d’économie politique remet la question à l’ordre du jour. Devant l’arrêt des opérations, l’heure est aux regrets. « Au point de vue économique ou politique, jamais œuvre plus utile à l’humanité n’aurait été tentée que celle-ci, affirme L. Simonin. C’est avant tout une œuvre de civilisation et de paix, de fraternité internationale, qui aurait resserré à tout jamais les liens d’amitié et de sympathie entre la France et l’Angleterre. Au point de vue des transports, le tunnel aurait singulièrement augmenté les facilités, l’économie, la rapidité, la sûreté des communications. Plus de transbordements, plus d’assurances. On aurait gagné une heure pour le transport des voyageurs, deux heures pour le transport des marchandises. »

Les raisons mises en avant côté anglais ne parviennent pas à convaincre ces enthousiastes du tunnel, pour qui il devait être ce lien de paix et de prospérité entre les deux grandes puissances économiques. Se faisant railleur par dépit, Gustave de Molinari remarque qu’au vu de la passion conquérante anglaise, « la France aurait de meilleures raisons de craindre pour la sûreté de Calais que l’Angleterre pour celle de Douvres. » Les autorités, analyse-t-il, se sont laissées aller, outre-Manche, à une réaction passionnelle qui n’est pas raisonnable et qui va contre leur intérêt.

Le ton est unanimement morose, mais pas défaitiste. Pour Molinari, « un moment viendra, et ce moment n’est peut-être pas éloigné, où l’établissement du tunnel de la Manche sera considéré comme indispensable au commerce et à la navigation de l’Angleterre, pour lutter avec le commerce et la navigation des grands ports continentaux. » Il faut avoir confiance dans l’avenir du tunnel, « car l’Angleterre a un intérêt vital — et qu’elle finira bien par comprendre — à ne pas demeurer plus longtemps isolée du continent. »

Certains membres de la Société d’économie politique répondent même au refus anglais par un nouvel élan en faveur du tunnel. Pour Charles-Mathieu Limousin, le projet de tunnel sous la Manche est à ce point essentiel et nécessaire qu’il propose à la société privée franco-anglaise de se passer de l’accord de l’Angleterre. D’après lui, si la compagnie achète la parcelle de terrain sur laquelle le tunnel débouchera, rien ne l’empêche de creuser en haute mer, dans la couche de craie grise qui, d’après le droit, est au-delà des juridictions nationales.

Parmi les présents, d’autres tirent de l’observation des premiers travaux quelques doutes sur la viabilité future du projet. Léon Say lui-même reconnaît qu’il est « difficile de calculer, même approximativement, le prix de revient du travail » ; cependant l’entreprise reste d’après lui possible et le capital, promet-il, « n’atteindra pas des chiffres qui pourraient la rendre impraticable ». D’autres sont résolument sceptiques. Pour M. Broch, ancien conseiller d’État et ministre de la marine en Norvège, « le percement du tunnel sous-marin présentera bien plus de difficultés qu’on ne l’a dit. Mais les obstacles viendront moins de l’insuffisance des ressources de l’art de l’ingénieur ou des conditions matérielles du travail, que de l’embarras où l’on se trouvera pour réunir les capitaux nécessaires. » Pour Auguste Ciezkowski, « dans l’intérieur même de notre pays, il reste à accomplir des œuvres plus urgentes, plus utiles et surtout plus lucratives. On n’a qu’à regarder autour de soi, en France, pour trouver, aux capitaux exigés pour l’établissement du tunnel sous-marin, des emplois bien plus profitables et plus conformes au patriotisme des Français. » Et il appelle l’attention sur la sécurité de ces capitaux, qui d’après lui n’est pas assurée : nouvel avertissement qui a du prix à nos yeux, compte tenu des déboires financiers du véritable tunnel.

Concluant la discussion pour la Société d’économie politique, en ce 5 septembre 1883, Léon Say se fait le porte-parole de la grande majorité de ses confrères, déçus par la tournure récente des évènements, et qui aspirent à une reprise des travaux. D’après lui, le tunnel tournera à l’avantage matériel des peuples européens, et quoique les hommes peuvent s’égarer par instants, devant la reconnaissance patente de cet intérêt les résistances ne seront pas éternelles. « La question du tunnel sous-marin va sommeiller pendant des mois et peut-être pendant des années, avertit-il. C’est un malheur au point de vue économique comme au point de vue politique. Il y a là un avenir qu’on ne peut encore éclaircir et sur lequel on ne peut pas faire de pronostics ; on ne peut faire que des souhaits. »

Il fallut attendre plus de quarante ans et une date encore bien peu propice, 1913, pour qu’un nouveau projet soit mis sur la table du gouvernement britannique et pris sérieusement en considération. Des aménagements sérieux avaient été ajoutés pour garantir la parfaite sécurité de la nation anglaise : installation de mines déployables à distance, qui puissent fermer l’accès au tunnel ; aiguille actionnable pour rendre les voies ferrées inutilisables sur simple décision unilatérale ; mécanisme d’arrêt de la ventilation ou de l’éclairage du tunnel ; et enfin séparation en deux parties du système moteur assurant la traction des trains, et grâce auquel rien ne pourrait fonctionner sans consentement des deux parties. On porta le dossier devant le comité en charge des questions de défense qui n’eut pas le temps d’émettre ses conclusions, car la Première Guerre mondiale commençait déjà.

Les observateurs purent sentir alors toute l’utilité qu’aurait eue ce tunnel reliant les deux alliés pour le transport des hommes et des marchandises. Selon Leroy-Beaulieu, « sa non-existence a coûté peut-être près de 6 milliards aux Alliés et sa construction n’aurait demandé que 400 millions. » Des plans, quoique tardifs, furent conçus ; des engagements furent pris. En juillet 1916, pour que les gouvernements n’oublient pas demain leur résolution de la veille, la Société d’économie politique organisa une nouvelle réunion consacrée au tunnel franco-anglais. La réunion fut présidée par Paul-Leroy Beaulieu, acteur enthousiaste du projet depuis plus de quarante ans.

Les présents tâchèrent de rappeler que la peur de l’envahissement n’était pas raisonnable, compte tenu des aménagements très complets et très sages prévus par les ingénieurs. La question du coût n’était pas non plus de nature à intimider car outre que la compagnie du tunnel sous la Manche opérerait sans subvention ni garantie publique, le total des travaux ne représenterait « que la dépense des frais de guerre de chaque nation pendant deux jours ». Ces craintes écartées, rien ne devait empêcher la France et l’Angleterre de consentir à cette œuvre de progrès, qui raccourcirait les distances et assemblerait les peuples européens dans une concorde qu’au niveau politique on s’apprêtait à promouvoir avec le projet de Société des Nations.

Imaginez, disaient les économistes libéraux de la Société d’économie politique, ce que serait l’Europe après la construction du tunnel. Paris serait aussi proche de Londres que de Bruxelles. Un voyageur ou un homme d’affaire pourrait faire le trajet aller-retour en une journée. « En montant dans son wagon à Londres vers huit heures du matin, prévoit J. Sabatier, le voyageur en descendra à Paris à une heure et demie, y passera tout son après-midi et pourra repartir à six heures pour être de retour chez lui avant minuit. En s’abritant du vent, du froid et de la pluie, il aura économisé une journée, épargné des frais d’hôtel et surtout esquivé les souffrances du mal de mer. »

Plus d’un siècle après les démarches et les combats de cette phalange d’économistes libéraux français, c’est finalement sous l’égide de Margaret Thatcher — qui, sur bien des points, partageait l’engagement des Michel Chevalier, Léon Say et Paul-Leroy-Beaulieu en faveur d’une société et d’une économie libre — que le tunnel sous la Manche fut construit, entre 1987 et 1994. Il le fut toujours sans argent public, mais avec des difficultés opérationnelles et des surcoûts qui, comme anticipé en leur temps par certains membres de la Société d’économie politique, rendit l’affaire dangereuse et le capital incertain. Mais enfin l’œuvre de paix et de prospérité est là, désormais, disponible pour servir le développement économique, sociale et culturel des sociétés libres.

Documents cités

« Le tunnel sous la Manche ; Projet de réforme judiciaire en Égypte et les capitulations », réunion de la Société d’économie politique, 5 février 1875

« Quels avantages le commerce, en France et en Angleterre, retirerait-il de l’ouverture d’un tunnel sous-marin ? », réunion de la Société d’économie politique, 5 septembre 1883

« Le tunnel sous la Manche et son influence économique », réunion de la Société d’économie politique, 5 juillet 1916

 

 

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[1] Sauf mention contraire, les citations sont tirées des discussions de la Société d’économie politique des 5 février 1875, 5 septembre 1883, et 5 juillet 1916, disponibles sur le site de l’Institut Coppet. (Voir la rubrique Documents cités)

[2] Parmi ses prédécesseurs à ce poste étaient Michel Chevalier et Jean-Baptiste Say. On n’insistera jamais assez sur l’importance de certaines dynasties familiales dans l’histoire du libéralisme français du XIXe siècle.

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