Le travail des femmes au XIXe siècle

Paul Leroy-Beaulieu, Le travail des femmes au XIXe siècle, Paris, Guillaumin, 1873 — Texte intégral.


LE TRAVAIL DES FEMMES AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

 

PREMIÈRE PARTIE :

DU SALAIRE ET DE L’INSTRUCTION DES FEMMES EMPLOYÉES DANS L’INDUSTRIE.


CHAPITRE I

Esquisse du travail des femmes avant le dix-neuvième siècle. — Des progrès de la mécanique dans toutes les industries féminines.

Parmi les nombreuses questions que soulève notre régime industriel il n’en est pas de plus importante que celle du travail des femmes. Cette question touche, en effet, non seulement aux intérêts individuels de l’ouvrière, mais encore aux intérêts généraux de la nation. La constitution de la famille, l’éducation des générations nouvelles, la conservation, l’amélioration ou la dégénérescence de la race, en d’autres termes l’état moral, l’état économique et même l’état physique d’un peuple dépendent en grande partie de l’organisation du travail des femmes dans le pays. Malheureusement les difficultés de la question égalent son importance ; et quoique, à première vue, pour un esprit porté aux théories absolues, cette matière puisse paraître simple et aisée, une intelligence judicieuse et réfléchie découvre dans la complication de la vie et de l’industrie moderne mille raisons qui en rendent la solution extrêmement délicate.

Avant d’étudier le travail des femmes, tel qu’il se présente de nos jours, nous voudrions en esquisser brièvement l’histoire. La lumière du passé est nécessaire à l’intelligence du présent. La connaissance exacte des rapports sociaux qui ne sont plus est indispensable au moraliste qui discute et juge les relations existantes. Pour ne pas s’aventurer en aveugle dans le champ du possible, qui n’est souvent que le champ des chimères, il importe de s’être muni de tous les renseignements que peut apporter l’expérience.

À l’homme et à la femme la nature a départi d’inégales forces et des charges inégales : mais, chose remarquable, elle a fait porter la supériorité des charges précisément du côté où elle avait mis l’infériorité des forces. Elle a rendu l’homme vigoureux, capable de longs efforts et d’âpres entreprises : elle a fait la femme faible, soumise par les nécessités de sa constitution à de nombreuses, et périodiques épreuves ; elle a fait peser sur cette créature chétive le fardeau de la gestation et de l’enfantement ; elle a confié à ses bras débiles le soin des jeunes générations. Ainsi il s’est trouvé que l’être le plus incapable de fournir à sa propre existence a été chargé, en outre, de sustenter celle d’autrui. De cette inégalité des forces et de cette inégale répartition des charges découle, au point de vue économique, la nécessité de la famille. La famille stable, permanente, indissoluble — et non pas l’union libre, le contrat passager — est une nécessité économique, parce que la femme est un être faible que des rapports momentanés avec l’autre sexe écraseraient sous le poids de charges accablantes. Il semble que ces deux créatures, l’homme et la femme, soient incomplètes et imparfaites dans leur isolement : la famille seule, c’est-à-dire l’union durable de la femme et de l’homme, est un tout et un corps équilibré. Dans ce tout harmonique, dans ce corps en équilibre, chaque membre a sa fonction qui lui est spéciale et qui est proportionnée à ses forces. Chaque membre doit être actif, mais d’une activité différente et inégale : chaque membre doit travailler à la prospérité du corps entier, mais par des voies diverses. L’obligation du travail est donc la même pour les deux membres de la famille, mais la nature et l’intensité du travail peuvent être différentes pour l’un et pour l’autre. L’homme est robuste, entreprenant : sa force physique, son activité intellectuelle le poussent aux rudes labeurs du dehors. La femme est sédentaire par faiblesse constitutive, elle l’est encore par attachement à ces jeunes êtres sortis de son sein et qui réclament ses soins. Ainsi de l’organisation physique de l’homme et de la femme découle une sorte de division naturelle du travail. Tels sont a priori les caractères de l’organisation familiale. Mais il s’en faut que dans la pratique des siècles l’on retrouve partout cette constitution de la famille et cette division du travail qui semble la seule normale et la seule régulière. À l’origine, et aujourd’hui encore chez les sauvages, le toit domestique existe à peine : la tribu est errante ; l’activité de la femme comme celle de l’homme se porte au dehors. L’homme poursuit le gibier et le frappe de ses flèches ; la femme, accompagnant le hardi chasseur, rapporte la proie sur ses épaules : à cet âge du monde, la femme, l’être faible, est le portefaix, la bête de somme. Dans une civilisation plus avancée, le toit domestique existe, mais il est étroit, délabré, il ne suffit pas à occuper la journée de la femme ; l’homme se trouve, de son côté, impuissant à sustenter la famille entière : la femme doit se livrer à un travail plus actif, à un effort plus long et plus soutenu. D’autre part, ce tout harmonique, ce corps en équilibre, la famille, est souvent rompu et disjoint par la destinée. Le membre le plus vigoureux est parfois enlevé par le sort ; le membre le plus faible, la femme, reste seule, réduite à ses propres ressources pour alimenter elle-même et les siens. Il lui faut alors quitter le foyer et remplacer l’homme dans les travaux du dehors. Ainsi cette organisation familiale, cette naturelle division du travail, que nous avons proclamée normale et régulière dans l’ordre des idées, comporte dans l’ordre des faits de nombreuses et frappantes exceptions. La nécessité détruit brutalement l’équilibre qui semblait être dans le plan de la nature.

Nous ne remonterons pas jusqu’à l’antiquité pour y esquisser le travail des femmes : on le connaît sous ses traits poétiques. La femme, enfermée dans le gynécée grec, est livrée aux gracieux travaux des doigts. C’est Hélène qui brode avec ses servantes les combats des Grecs et des Troyens : c’est Omphale qui tient la quenouille, Pénélope qui passe ses longues journées sur un métier à tisser ; ou bien encore c’est la reine de Macédoine qui jouit au loin de la renommée d’une cuisinière habile. Sous de poétiques figures, l’on découvre parfois de rudes et grossiers labeurs: c’est Nausicaa, qui lave le linge du palais paternel sur le bord de la mer ; ce sont les jeunes filles grecques, qui portent des fardeaux sur leur tête, d’où sont nées les canéphores et les cariatides : ce sont les femmes esclaves qui tournent péniblement la meule dans la demeure d’Ulysse ; ou bien encore, dans l’antiquité juive, c’est Rébecca, qui va chercher l’eau à la fontaine éloignée ; c’est Ruth, qui supporte la chaleur du jour pour glaner quelques gerbes dans les champs de blé. Si l’on pouvait ôter tous ces masques poétiques, si, dans les littératures anciennes, la vie publique ne tenait pas le premier rang et ne voilait pas la vie privée, si les classes infimes de la nation et les grossiers labeurs avaient eu leur place dans ces poèmes et dans ces histoires classiques, l’on découvrirait, nous n’en doutons pas, mille travaux pénibles et vils exécutés par des mains de femmes. On verrait les femmes grecques occupées aux travaux des champs et du jardinage, comme cette bergère Chloé, quand elle fit la rencontre du berger Daphnis, ou comme cette paysanne, vendeuse d’herbes, dont la chronique athénienne nous vante l’oreille et l’accent ; on les verrait, comme toutes les populations des côtes de la mer, associées aux rudes occupations des pêcheurs ; on les verrait enfin, dans la vie du dehors, employées à une multitude de travaux pour lesquels il est aisé de dire que leur sexe n’a pas été fait. La civilisation romaine n’a pas dû s’éloigner beaucoup sous ce rapport de la civilisation grecque. L’on connaît la belle et fière sentence de ce romain austère vantant la femme des anciens jours : domum sedebat, lanam filabat. C’était à la femme aisée et riche que s’appliquait cette maxime. Cette fileuse de haut rang, on l’opposait comme contraste et comme modèle aux oisives et luxueuses matrones des jours de corruption : mais, aux meilleurs temps de la république romaine, alors que l’esclavage n’avait pas encore couvert l’Italie de bandes serviles, que les latifundia, n’existaient pas, que la petite propriété remplissait le Latium, croit-on que ce fut seulement aux travaux de la fileuse qu’étaient employées les femmes latines ? Croit-on qu’elles ne prenaient pas leur part aux labeurs des champs, et que, en l’absence de leurs maris guerroyant contre Véies, elles ne mettaient pas la main à l’ouvrage du dehors ? Si notre éducation classique nous avait appris à connaître des anciens autre chose que leur forum et leurs camps, nous verrions assurément que leur organisation du travail différait beaucoup moins qu’on ne croit de la nôtre avant l’invention des machines, et que la femme prenait à la production une part infiniment plus active et moins sédentaire que nos préjugés ne l’admettent.

Si, pour l’antiquité, nous en sommes réduits à n’émettre que des présomptions, nous avons pour le Moyen-âge des données plus nombreuses et plus précises. Et cependant, si l’on n’avait pour guides que les travaux des historiens, on connaîtrait détail par détail toutes les actions militaires, mais on ignorerait l’organisation intime du travail chez nos ancêtres. Il n’est pas jusqu’aux savantes et minutieuses recherches de Monteil qui ne soient presque muettes sur le travail des femmes au Moyen-âge : mais d’autres documents viennent suppléer à ces lacunes. Notre civilisation moderne a été, dès l’origine, beaucoup plus préoccupée des nécessités économiques que les civilisations de l’antiquité. Tout ce qui touche le travail, même le plus grossier, a attiré l’attention du législateur, du poète, du chroniqueur. La chaumière et l’atelier sont transparents et n’ont plus de mystères à partir des derniers temps de l’empire romain. Aussi nous est-il facile d’esquisser l’histoire du travail des femmes pendant les longs siècles du Moyen-âge.

Après l’invasion des barbares c’est un monde nouveau qui naît : sur certains points il se rapproche de l’antiquité grecque ou romaine ; sous d’autres rapports il en diffère complétement. Le travail des femmes apparaît comme une industrie spécialement domestique à laquelle n’échappe aucune classe de la nation. L’empereur Charlemagne, raconte Éginard, enseigne à ses fils à monter à cheval, à chasser, à manier les armes ; il fait apprendre à ses filles l’art de filer, de tisser et d’apprêter les étoffes de laine. Les filles de l’empereur Othon le Grand étaient célèbres pour leur habileté à tisser les étoffes et à confectionner les vêtements. Le fameux poème des Niebelungen nous offre des récits qui se pourraient insérer dans l’Iliade ou dans l’Odyssée. Quand Siegfried prend la résolution de partir pour Worms, il prie sa mère de lui préparer des vêtements de voyage, et celle-ci se met aussitôt au travail avec ses servantes. Crimhild, aidée de trente femmes habiles de sa cour, coupe de riches étoffes pour faire les vêtements de noce de Gunther[1]. Changez ces noms d’hommes ou de villes, et rien n’empêchera que ce récit ne puisse appartenir aux poèmes d’Homère.

Les barbares avaient supprimé l’esclavage, mais ils avaient établi la servitude. Il y avait des serfs attachés à la glèbe, il y en avait d’autres attachés à la maison du seigneur : c’était ce que l’on appelait les manses tributaires et les manses seigneuriales. Dans les manses tributaires le serf et la serve étaient sous leurs toits et libres de leurs actions, sauf l’obligation d’une redevance. Cette redevance, qui consistait pour les serfs en travaux de culture ou en fournitures de produits agricoles, consistait pour les serves en lin filé, pièces de toile, nappes, tuniques, chemises et autres vêtements, qu’elles devaient remettre à l’intendant du seigneur. À côté de cet atelier domestique, et comme contraste, il y avait l’atelier seigneurial. Les manses seigneuriales se composaient, non seulement de champs et de fermes, mais d’ateliers d’hommes et de femmes. Les travaux délicats, comme la filature et le tissage du lin ou de la laine, le blanchissage, la teinture des étoffes, la confection des vêtements étaient réservés aux femmes et aux enfants. Ces enfants et ces femmes étaient réunis dans un lieu appelé le gynécée. Dans le gynécée de l’abbaye de Niederalteich l’on comptait 22 personnes, femmes et enfants ; le gynécée de Stephanswert renfermait 24 serves uniquement occupées aux travaux que nous venons de décrire[2]. Ainsi, dès l’origine du Moyen-âge, les femmes étaient employées, tantôt dans l’atelier domestique, tantôt dans l’atelier aggloméré. On trouvait à les réunir des avantages sérieux pour la surveillance, pour le bon emploi des matières premières et pour la rapide confection. Il existe des documents de l’époque, où ces avantages sont mis au jour et où l’on fait ressortir la supériorité du travail aggloméré sur le travail dispersé.

Non seulement l’atelier commun existait bien avant le dixième siècle, mais il présentait beaucoup de points de ressemblance avec l’atelier de manufacture que nous avons sous les yeux. Dans les manses seigneuriales peu importantes, le gynécée était sous la direction de la femme du seigneur, qui prenait part aux occupations des serves, leur distribuait les tâches et surveillait le travail : mais dans les manses plus considérables et dans celles qui dépendaient des abbayes, c’était l’intendant (villicus) qui présidait aux travaux des femmes ; c’était lui qui fournissait la laine, la garance, le vermillon, les peignes, les cardes, le savon et qui veillait à ce que l’ouvrage fût achevé en temps utile. Ce villicus était une sorte de contremaître, et on lui adressait les mêmes reproches que l’on fait à beaucoup de nos contremaîtres actuels, celui d’abuser de leur autorité pour séduire les femmes qui se trouvaient sous leur direction. Le gynécée eut bientôt une détestable réputation morale. Les femmes qui le composaient étaient accusées de n’avoir aucun respect pour elles-mêmes, aucun sentiment de pudeur, aucun attachement à la vertu. Les règlements et les lois se préoccupèrent de cette démoralisation des femmes serves occupées dans l’atelier commun ; mais leurs prescriptions ne semblent pas avoir produit grand effet : dès le neuvième siècle, le nom de femme de gynécée (genitiaria) était devenu synonyme de courtisane.

À la même époque le travail aggloméré prenait une autre forme, qu’il n’a pas encore perdue, en s’introduisant dans les couvents. Les hommes éminents et pratiques qui fondèrent les grands ordres de l’Occident recommandèrent le travail manuel. Saint Benoît, saint Colomban, saint Isidore de Séville, saint Maur, prescrivirent aux moines les occupations des artisans. Dans les couvents de femmes non seulement les religieuses faisaient de leurs mains tout ce qui était nécessaire à leur subsistance et à leur vêtement, depuis le pain jusqu’à la chaussure et aux étoffes de laine, mais elles fabriquaient encore pour le dehors. La filature, la teinture de la laine prenaient une notable part de leur vie. Une règle antérieure au neuvième siècle ordonne aux sœurs de rester à l’ouvrage de la deuxième à la neuvième heure et permet à l’abbesse, dans certains cas, de faire durer le travail jusqu’au soir. La règle de Saint-Césaire d’Arles, donnée par la reine Radegonde au monastère de Poitiers et publiée par M. Augustin Thierry dans ses Récits des temps mérovingiens, contient de semblables prescriptions. Ainsi la question, si débattue de nos jours, de la concurrence faite par les couvents au travail libre existait dès les premiers siècles du monde moderne.

Tel était l’état des choses pendant la première moitié du Moyen-âge, alors que la servitude était fréquente et que le travail n’était pas enfermé dans les cadres immuables des corporations. Il importe de voir ce que le nouveau régime de réglementation du travail fit de la main-d’œuvre des femmes. C’est une opinion répandue et trop légèrement acceptée que l’institution des corps de métiers porta un coup mortel au travail des femmes et les exclut de l’industrie. Un écrivain allemand, qui a traité cette question avec érudition, a voulu établir cette proposition erronée : « Comme la corporation (die zünft) n’admettait que la main-d’œuvre masculine, le travail des femmes, dit ce publiciste étranger, fut exclu de l’industrie proprement dite. Il ne put se maintenir que dans l’agriculture et dans les occupations ayant pour but l’entretien du foyer domestique. La situation industrielle des femmes fut anéantie par les corporations[3]. » C’est là une opinion beaucoup trop absolue et qui est contredite par les faits. Il suffit de parcourir les Registres des métiers et marchandises de Depping, pour voir que le régime des corporations faisait une part notable au travail des femmes. On y trouve mentionnées les ouvrières de draps de soie, les fileresses de soie à grands fuseaux et à petits fuseaux, les tisserandes de couvrechefs, les brouderesses, les crespinières, les barqueresses, les cérenceresses (peigneuses de laine), les chapelières de soie, les feseresses de chapiaux d’orfrois, les lacières, les pigneresses (cardeuses de laine) et bien d’autres professions encore, où les femmes non seulement étaient admises comme aides, mais pouvaient avoir la maîtrise. Bien plus encore, dans certains métiers, les femmes avaient accès aux dignités de la corporation. On sait que chaque corporation avait des chefs portant le nom tantôt de maîtres de métier, tantôt de prud’hommes, tantôt d’élus. Il y avait des professions où ces fonctions pouvaient être données à des femmes. Les artisans de tissus de soie, par exemple, avaient trois maîtres et trois maîtresses : les tisserandes de couvrechefs avaient trois preudefemmes. 

Un illustre historien, dans d’ardentes invectives sur la condition actuelle des femmes, s’est écrié : « L’ouvrière, mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès. » Assurément, en écrivant ces lignes, M. Michelet suivait aveuglément l’impulsion irréfléchie de son cœur, plutôt qu’il ne consultait ses souvenirs d’érudit. L’ouvrière, dirons-nous, mot glorieux, que tous les peuples connurent, dès qu’ils eurent supprimé l’esclavage et la servitude. Le mot d’ouvrière, en effet, revient souvent sous la plume des législateurs des corps de métiers : « Nulle mesresse ne ouvrière de cest mestier (tissus de soie), puis qu’elle aura fet son terme, ne se pueent ne se doivent alouer à persone nulle queleque ele soit, se ele n’est mestresse du mestier[4]. » Le mot aprentice (apprentie) se rencontre encore plus souvent dans ce code de l’industrie au Moyen-âge. Il en est de même en Allemagne. On y trouve la même hiérarchie de maîtresse, d’ouvrière et d’apprentie dès les premiers temps du Moyen-âge[5].

Le travail de ces ouvrières se faisait, comme aujourd’hui encore, tantôt à domicile, tantôt dans l’atelier du patron. Les mêmes désordres que l’on remarque de nos jours existaient alors aussi. La corruption, dès ce temps-là, semble avoir été très grande parmi les ouvrières des villes ; elles avaient recours, comme il arrive sous nos yeux, à des moyens vicieux ou criminels pour augmenter leurs faibles salaires. Les ouvrières en chambre, auxquelles les merciers confiaient de la soie à travailler, ne résistaient pas toujours à la tentation de s’en approprier une partie ; elles la vendaient à des juifs et la remplaçaient par de la bourre filée. Il existe deux règlements du prévôt de Paris, en date de 1275 et de 1283, contre ces pratiques coupables. Ainsi, au treizième siècle, le piquage d’once était en vigueur à Paris et sur une grande échelle. Ce que l’on appelle à proprement parler les mœurs ne valait guère mieux que la probité. Les dévideuses, spécialement, avaient une mauvaise réputation : « Les dévideuses, dit un bel esprit du onzième siècle, sont celles qui dévident les fils ; elles vident de plus toute la substance de leurs corps par une débauche fréquente et vident aussi parfois la bourse des écoliers parisiens[6]. » Le respect de la famille ne semble pas non plus avoir été dans ce temps une vertu aussi générale qu’on le pense. On voyait fréquemment les filles de maître user du droit qu’elles avaient de s’établir quand elles savaient le métier et quitter leurs parents sous prétexte de prendre un apprenti, tandis qu’elles prenaient, en réalité, un amant avec lequel elles dépensaient leur argent. Le mal était si répandu que quelques corps de métiers, les corroyeurs, par exemple, cherchèrent à y mettre obstacle par leurs statuts[7]. Ce que l’on retrouve encore, même dans ce temps éloigné, ce sont les plaintes contre la concurrence que les hommes faisaient aux femmes dans certains métiers. Sous Edouard III on fit une loi, en Angleterre, pour défendre aux hommes l’usage de la quenouille et du fuseau, afin que les femmes pussent avoir un moyen de vivre[8]. On le voit, la condition d’ouvrière n’est donc pas nouvelle. À toutes les époques de l’âge moderne on vit un nombre considérable de femmes s’employer à d’autres travaux que les travaux domestiques, et beaucoup d’entre elles faire leur ouvrage au dehors dans les ateliers du patron. Tous les inconvénients que l’on constate de nos jours par suite de cette situation étaient connus de nos ancêtres. Il est vrai que ce mal, dont les racines sont si éloignées dans la série des siècles, était à cette époque moins étendu, si ce n’est moins intense. Le nombre des ouvrières qui travaillaient au dehors se trouvait infiniment moins considérable qu’il ne l’est aujourd’hui. Les ateliers communs étaient beaucoup plus restreints et employaient un personnel plus réduit. Le foyer domestique retenait un plus grand nombre d’ouvrières des villes. Mais si l’on tient compte de l’indigence qui frappait alors cinq ou six fois plus de victimes que de nos jours, et qui comme aujourd’hui s’appesantissait surtout sur les femmes, il n’est pas téméraire de dire que, à tout considérer, la femme n’était alors ni plus heureuse, ni plus vertueuse, et que la famille, dans les basses classes, n’était guère mieux constituée qu’au dix-neuvième siècle.

La population des villes était bien moins grande qu’elle ne l’est à présent : mais dans la population des campagnes le sort des femmes, au point de vue matériel, était loin d’être digne d’envie. Non seulement elles se trouvaient associées à tous les travaux de la culture, mais si l’on veut se rappeler que pour une même quantité de travail la terre rendait alors moins qu’elle ne rend de nos jours par suite des progrès de l’industrie agricole, et que, sur une même quantité de produits, le fisc, le seigneur, le pillage prélevaient une part supérieure à celle que perçoivent aujourd’hui les impôts et la rente du propriétaire, on concevra combien triste et vile était alors la condition des femmes de la campagne, obligées de se livrer, avec de grossiers instruments, à un incessant labeur pour une chétive et dérisoire rémunération. Cette dégradation des ouvriers des campagnes, hommes et femmes, un moraliste ingénieux du dix-septième siècle, qui a su dans ce passage rencontrer l’éloquence, l’a décrite en termes que l’on ne peut oublier: « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, dit La Bruyère, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs deux pieds, ils montrent comme une face humaine : et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » Ce que pouvaient être dans ces tanières la vie domestique, l’éducation des enfants, alors surtout que manquait l’école, nous le laissons à deviner ; si ce genre de vie était conforme à la destination normale et aux devoirs naturels de la femme, nous n’entreprenons pas de le discuter. Ce qu’il nous suffit d’avoir établi, c’est que, dans tous les temps, les rudes nécessités de la vie ont empêché la femme de se consacrer tout entière aux gracieuses et nobles occupations du foyer domestique, et que, soit aux champs, soit à la ville, le besoin d’un morceau de pain l’a contrainte à un incessant labeur, et a forcé l’épouse et la mère à s’amoindrir et à disparaître quelquefois derrière l’ouvrière.

L’histoire du travail des femmes dans les siècles plus rapprochés de nous serait l’histoire même de l’industrie. On verrait que plus la civilisation se développe et se raffine, plus le bien-être s’étend, plus les femmes participent à la production ; et cette participation, sans cesse plus grande et plus active, de la main-d’œuvre féminine à l’industrie, est regardée par les femmes elles-mêmes comme un bienfait. Des différentes branches de la production, ce sont les industries textiles qui, chez tous les peuples et dans tous les temps, ont fait la plus large part aux femmes ; mais, à l’origine, ces industries sont réduites et ont peu d’extension. À la chute de l’empire romain, une belle chemise de lin coûtait autant qu’un esclave[9]. En 830, trente belles chemises de lin valaient trois livres, alors qu’un cheval valait six sous, un bœuf deux sous et le modius (52 litres) de blé quatre deniers[10] : c’est dire qu’on fabriquait bien peu d’étoffes de lin et que la fabrication en était bien longue ; c’est dire aussi que l’industrie linière n’employait que bien peu de bras : jusqu’à une époque très avancée de l’âge moderne, les plus grandes dames couchaient nues et sans linge. Ce sont les croisades d’abord, puis la Renaissance, qui commencèrent à raffiner les mœurs, à multiplier les besoins, à éveiller le luxe et, avec le luxe, le soin de la personne, à élever en un mot, selon l’expression que la langue économique moderne a empruntée aux Anglais, le standard of life, l’étalon de la vie ou le niveau des habitudes. Alors l’on vit naître et se répandre une multitude d’industries secondaires jusque-là inconnues, qui firent une grande demande de main-d’œuvre féminine. L’on vit le travail se diviser à l’infini. Les principales de ces industries modernes, qui donnèrent un si grand élan au travail des femmes, sont la dentelle, la broderie, la bonneterie, la fabrication de ces étoffes légères, la batiste et la mousseline, enfin les tissus de soie. De ces deux industries élégantes et aristocratiques, la broderie et la dentelle, la dentelle est celle qui prit le plus tôt un grand essor. Connue dès les temps anciens, florissante à Venise pendant le Moyen-âge, elle émigra au seizième siècle vers le Nord, se perfectionna en substituant le fuseau à l’aiguille et ne tarda pas à employer une main-d’œuvre considérable. Pour lutter avec le point de Venise on eut le point de France et le point de Flandre. Des édits somptuaires voulurent arrêter cette nouvelle et luxueuse marchandise. Après s’être efforcé de décourager cette fabrication délicate et toute féminine, on en vint à l’aider par de royales faveurs. Colbert donna un privilège à une madame Gilbert, d’Alençon, pour l’introduction en France du point de Venise ; il mit à sa disposition le château de Lonray et 150 000 livres pour frais de premier établissement : à cette tentative d’imitation est due cette fabrication originale, vivace et toute française qui s’appelle le point d’Alençon. Toute la Normandie prit part au travail de la dentelle qui modifia selon les villes ses procédés et ses dessins. La Lorraine, les Vosges, les Flandres adoptèrent aussi ce précieux travail en le variant selon leur propre génie. Chose remarquable, c’est précisément dans les contrées où trône actuellement la grande industrie que cette fabrication élégante prit racine et s’étendit. Elle exerça, dès l’origine, une influence considérable sur le sort des femmes ; elle éveilla même les scrupules de cette classe d’esprits absolus qui, séduits par un idéal trop élevé et peu pratique du rôle de la femme en ce monde, voudraient abolir non seulement la fonction, mais jusqu’au nom d’ouvrière. Un arrêt du parlement de Toulouse, en 1640, sous prétexte que la dentelle enlevait trop de femmes aux occupations domestiques, défendit le travail du carreau dans l’étendue de ce ressort. Les vrais intérêts de la femme, de l’industrie et de la civilisation eurent pour défenseur à cette époque un religieux, qui fut un saint. Le père François Régis, dont le nom est encore bien connu par l’œuvre utile placée sous son patronage, non content de consoler les milliers d’ouvrières qui se voyaient privées de leur pain, plaida leur cause à Toulouse et la gagna. La prospérité put revivre dans les montagnes du Velay et l’aisance revint aux chaumières par le travail méritoire et précieux des ouvrières en dentelle. Tels furent les commencements de cette industrie, qui occupait à la fin de la vieille monarchie, non pas seulement des milliers, mais plus de cent mille ouvrières.

Legs de l’antiquité, la broderie s’était aussi conservée pendant le Moyen-âge, où elle ornait les nappes d’autel, les dalmatiques, les chasubles et les vêtements des princes du sang. Au début du dix-septième siècle, ce ne sont plus seulement les sanctuaires et les palais, ce sont les hôtels des riches personnages et les garde-robes des financiers qui sont ouverts aux produits de ce patient travail : mais c’est seulement vers le dix-huitième siècle que la fabrication s’étend, se raffine et devient une véritable industrie. Alors la broderie blanche, si ce n’est d’invention, du moins de propagation moderne, envahit à la fois tous les États de l’Europe. La Saxe, la Suisse, l’Écosse, les Vosges tirent de précieuses ressources de ce travail tout féminin. Le tambour à broder, que connaissaient la Chine et l’Inde, fait vers 1750 son apparition dans nos contrées. Les montagnes du Beaujolais et du Forez sont dotées du travail au crochet par les soins de trois sœurs industrieuses qui dérobent à la Suisse ses procédés. Bientôt la broderie occupe des milliers de femmes et répand l’aisance dans autant de familles. Telles étaient les occupations des femmes sous l’Ancien régime : les unes, asservies aux rudes labeurs des champs, comme La Bruyère nous les a décrites ; d’autres, adonnées à ces industries luxueuses d’introduction nouvelle ; un grand nombre tirant un mince revenu de la quenouille et du rouet ; aucune, sauf dans les classes les plus élevées, n’était oisive ou ne se livrait exclusivement aux soins du foyer et de la famille. On aurait fort étonné nos laborieuses mères si l’on eût voulu leur apprendre que de leur mari seul elles devaient attendre leur nourriture ou leur entretien, si l’on eût voulu leur représenter le nom d’ouvrière comme « un mot sordide et impie » (Michelet). Si elles avaient à se plaindre, ce n’était pas des labeurs auquel le besoin les contraignait, c’était de la trop grande rareté du travail industriel et des chômages auxquels leurs bras étaient trop souvent réduits. Quoique les occupations des femmes sous l’Ancien régime aient été beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit d’ordinaire, elles l’étaient trop peu, cependant, pour les nécessités des femmes et ne se trouvaient proportionnées ni à leur nombre ni à leurs besoins. Aussi quand, en 1789, une révolution se préparait, qui allait rompre avec les règlements économiques comme avec les institutions politiques de l’ancien temps, avant même la réunion des états généraux, l’on voyait paraître la Pétition des femmes du tiers état au roi, dans laquelle elles réclamaient pour leur sexe le droit de travailler sans entrave et, dépassant la mesure, demandaient que tous les métiers qui consistent à coudre, filer, tricoter, leur fussent exclusivement réservés. Ainsi, devant le monde nouveau qui allait s’ouvrir, le premier cri des femmes était, non pas pour répudier, mais pour invoquer du travail, non pour décliner et repousser le nom d’ouvrière, mais pour le revendiquer et s’en faire un titre d’honneur.

Nous nous sommes arrêtés trop longuement, peut-être, sur le travail des femmes avant le dix-neuvième siècle. Il nous semblait important d’exposer les origines de la question et de prouver par les faits son ancienneté. Nous avions à cœur de démontrer que l’ouvrière a pris naissance le jour où l’esclave a disparu ; que, dans aucun temps, dans aucun pays, les occupations du foyer n’ont absorbé l’existence de la femme du peuple ; que cette société idéale où l’homme pourrait suffire aux besoins de la famille et où la femme n’aurait qu’à vaquer aux soins de la maison et à l’éducation des enfants n’a nulle part existé dans le passé ; que toutes les fois qu’une branche de travail rémunératrice a été ouverte aux femmes, elles s’y sont avidement précipitées, et qu’en l’absence de travaux industriels elles se sont rejetées sur des labeurs plus rudes, plus grossiers et moins productifs.

La fin du dernier siècle, qui inaugura une ère nouvelle dans le monde politique, produisit une révolution non moins grande dans le monde industriel. La transformation de la production par les progrès des arts mécaniques accompagna la transformation de la société par le progrès des institutions. Il n’est pas sans intérêt pour l’étude que nous entreprenons d’exposer en quelques pages les développements de la fabrication automatique et la constitution graduelle de la grande industrie.

Le travail des femmes prenait, sous l’Ancien régime, une part active à la production des tissus. Les seules matières textiles qui fussent alors employées sur une grande échelle étaient le lin, la laine et la soie. La matière première qui joue le plus grand rôle dans la production moderne, le coton, ne servait qu’à des usages restreints et n’était fabriquée qu’en petite quantité. L’histoire de la fabrication du coton est l’histoire même de la naissance et des progrès de la grande industrie. Des lettres patentes, que François Ier délivra en 1524 aux passementiers de Rouen, parlent du coton comme d’un lainage d’introduction récente et qui entrait dans la confection des futaines frangées et velues[11]. Le coton, cependant, ne jouait à cette époque, et bien longtemps encore après, qu’un rôle fort médiocre dans l’industrie rouennaise qui se livrait de préférence au travail de la laine et du lin. Ce ne fut que dans les dernières années du dix-huitième siècle, sous l’impulsion des progrès de la mécanique que le coton prit une réelle importance. À Manchester, qui fut le berceau de l’industrie cotonnière, la fabrication de ce textile n’atteignait pas, en 1760, plus de 5 millions de francs : mais, en 1767, un charpentier de Blackburn, dans le Lancashire, James Hargreaves, inventa la spinning jenny, mécanisme ingénieux qui filait huit fils. Les perfectionnements se succédèrent rapidement. En 1769, Arkwright, dont le nom est éternellement lié à l’histoire de la grande industrie, imagina la mulljenny de vingt broches. Samuel Crompton et d’autres vinrent ensuite, qui portèrent la machine à filer à cent, deux cents, puis mille broches. Dès lors naquit la manufacture, dont on n’avait eu auparavant que de rares et imparfaits embryons. Ces mécanismes, que l’on faisait marcher par des manèges, furent bientôt aidés par la vapeur. Ces puissants engins nécessitèrent un puissant outillage et un personnel nombreux. Le travail aggloméré commença à surgir, aux côtés et aux dépens du travail dispersé. La fileuse dut disparaître devant la mulljenny ; mais la femme, qui se voyait enlever son modeste gagne-pain par ces ingénieux mécanismes, trouva bientôt une compensation dans les emplois divers que lui fournit la manufacture. Les progrès ne s’arrêtèrent pas à l’invention du banc à broches ; on découvrit d’autres procédés aussi efficaces pour le battage, le cardage, l’étirage et le peignage. Un dernier pas fut fait par l’invention du métier automate ou renvideur (selfacting) ; dès lors trois ouvriers purent faire la besogne de plus de 500 fileuses à la main. La production s’était tellement développée que, bien loin de diminuer, le nombre des ouvriers décupla en moins d’un demi-siècle, pour doubler encore quelques années ensuite. C’étaient surtout des femmes et des enfants que la manufacture appelait dans son sein. La force matérielle de la vapeur et des machines n’avait besoin que d’intelligence pour la guider, et les femmes, dans beaucoup d’opérations, étaient aussi aptes au travail que les hommes.

Les progrès dans la filature furent suivis, à peu de distance, par des progrès analogues dans le tissage. Dès le dix-septième siècle, en 1678, un officier de la marine française, M. de Gennes, présentait à l’Académie des sciences une nouvelle machine pour faire de la toile sans l’aide d’aucun ouvrier. Trois quarts de siècle plus tard, l’illustre mécanicien Vaucanson imaginait, en 1745, un métier à tisser dont le modèle est conservé au Conservatoire et qui, destiné aux étoffes unies, pouvait cependant, avec quelques modifications légères, s’appliquer aux étoffes façonnées. Vingt ans après, en 1765, selon Baines, l’historien des manufactures anglaises, on trouvait déjà à Manchester des métiers à tisser mécaniques. Mais ce fut seulement vers 1785 que le révérend Edmond Cartwright perfectionna le métier à tisser mécanique, au point de le rendre réellement indispensable à la grande industrie ; il le fit marcher à raison de 100 à 150 coups par minute et obtint qu’il s’arrêtât d’une manière instantanée, au gré de l’ouvrier chargé de le conduire. Le tissage automatique était dès lors créé ; d’autres perfectionnements le développèrent encore. Il devint une branche d’industrie presque complétement féminine. Le blanchiment des tissus, l’impression sur étoffes furent aussi améliorés par des découvertes ingénieuses ; et l’on vit la main-d’œuvre des femmes jouer aussi un rôle notable dans ces opérations secondaires dont elles étaient auparavant éloignées.

Ce ne fut pas seulement l’industrie du coton qui se trouva ainsi arrachée aux chaumières et transportée dans de vastes usines. À pas plus ou moins inégaux, toutes les industries textiles suivirent cet irrésistible mouvement : le lin d’abord, puis la laine, et enfin la soie. Les tisserands de soie de Spitalfieds durent, eux aussi, se soumettre aux métiers à la vapeur. Ainsi, en un demi-siècle, dans la Grande-Bretagne toutes les industries textiles se sont trouvées transformées. Le travail à la main y est devenu pour ainsi dire impossible. Ces vastes machines à vapeur ont fait le vide dans les chaumières, où se filaient et se tissaient modestement les étoffes, et ont aspiré dans le sein des manufactures toute cette population de fileuses et de tisserands. Ce n’a pas été sans résistance que ce changement s’est opéré ; on a vu de pauvres femmes persister à recourir à leur rouet ou à leur quenouille pour gagner un penny ou un demi penny par jour. L’Angleterre a retenti des cris de détresse des handloomweavers (tisserands à la main), et une enquête parlementaire mit au jour leurs souffrances. Mais l’industrie a passé par-dessus ces misères et ces ruines, continuant à perfectionner ces mécanismes ingénieux et à rendre de jour en jour plus inégale la lutte de la main de l’homme contre les métiers automatiques. Chaque perfectionnement a été un développement de la main-d’œuvre féminine. Cette production sur une grande échelle a amené l’établissement de vastes entrepôts ou magasins. Là aussi, il y a eu des tâches pour les femmes. Le finissage, le pliage des étoffes, l’empaquetage en ont occupé des milliers. Il y a des warehouses où l’on trouve autant de femmes que dans les factories. 

D’après les documents officiels, communiqués en 1861 au parlement, les industries textiles de la Grande-Bretagne et de l’Irlande occupaient, à cette époque, dans les manufactures, 775 534 ouvriers des deux sexes, dont 467 261 femmes et 308 273 hommes, soit un peu plus de trois femmes pour 2 hommes. D’après les mêmes documents, voici quelle aurait été, en dix ans, la progression du nombre des femmes employées dans les manufactures de l’Angleterre proprement dite et du pays de Galles. Les manufactures de coton, de lin, de soie, de laine, d’étoffes mélangées, de chanvre, de jute et de bonneterie, occupaient, en 1850, 18 865 filles au-dessous de treize ans et 260 378 femmes et filles au-dessus de cet âge ; en 1856, le nombre des ouvrières au-dessous de treize ans atteignait 25 068, et celui des ouvrières plus âgées montait à 305 700 ; en 1861, l’on comptait 32 667 filles ayant moins de seize ans et 338 500 ouvrières ayant plus. Ainsi en dix ans le nombre des petites filles occupées par les manufactures de tissus a presque doublé, s’élevant de 18 000 à 32 000 ; celui des ouvrières plus âgées a augmenté au moins d’un tiers. La proportion exacte de cette progression est de 80% d’augmentation pour les jeunes filles de moins de treize ans et de 30% pour les ouvrières plus âgées ; cette progression, il a suffi de dix années pour l’opérer[12].

Le mouvement qui se fit avec tant de rapidité en Angleterre subit en France plus de lenteurs et de retards. La France était dans de mauvaises conditions au début du siècle pour se prêter à une transformation industrielle aussi radicale. Où Arkwright avait réussi, l’on vit échouer Richard Lenoir. Cependant, dès l’an IV de la République, l’on avait vu figurer à la première exposition de l’industrie, ouverte au Champ de Mars, les produits d’une filature mécanique de coton, mue par un moteur hydraulique, établie à Lépine, près d’Arpajon, par M. de Laitre qui fut plus tard préfet d’Eure-et-Loir. Le rapport de l’Exposition de l’an IX constate que, dans cette filature, qui produisait, dès cette époque, des cotons filés du n°160, cent jeunes filles des hospices de Paris étaient élevées et formées au travail. C’est ce que l’on a appelé l’école de Lépine. La première grande filature, construite dans le Haut-Rhin, à Wesserling, date de 1803 ; l’année suivante l’on comptait dans le même département cinq filatures. C’est en 1812 que le premier moteur à vapeur pour la filature apparut à Mulhouse. C’est seulement en 1825 que fut ouvert en Alsace le premier tissage mécanique faisant marcher 240 métiers ; ce n’est que dans les dernières années du gouvernement de juillet que le tissage mécanique prit racine et consistance à Sainte-Marie-aux-Mines. La Normandie, qui avait devancé l’Est pour la création des ateliers communs, en établissant dès le dix-huitième siècle un tissage à Saint-Sever, fut plus lente et moins radicale dans la transformation de ses procédés. Elle conserva longtemps, elle conserve encore, à côté de la main-d’œuvre des manufactures, la main-d’œuvre à domicile. Mais la proportion de l’une à l’autre s’altère d’année en année, et l’usine gagne autant que la chaumière perd. En quelques années, de 7 794 le nombre des métiers mécaniques de la Seine-Inférieure pour le tissage du coton s’est élevé à 9 188, à la date de 1861. Dans le Nord, à Saint-Quentin, Amiens, Lille, Roubaix, le tissage mécanique prend chaque jour de plus grandes proportions. Non seulement les tissus communs, mais les façonnés commencent à y être travaillés dans les usines. Des calculs qui offrent toutes les garanties d’exactitude prouvent que dans le tissage l’emploi des moteurs mécaniques assure de 20 à 25% de bénéfice sur l’emploi direct des bras. C’est assez pour que le travail à la main succombe dans un délai difficile à préciser, mais qui ne saurait être fort long. L’emploi des cartons à la Jacquard avec les métiers mécaniques se perfectionne et s’étend. Ainsi les familles qui, par centaines de mille, vivent encore dans la Normandie, dans le Nord et dans l’Est, de la fabrication des tissus à domicile, seront inévitablement contraintes, pour la plupart, à se soumettre au travail aggloméré. Certaines opérations accessoires, qui fournissaient de la main-d’œuvre aux femmes, aux vieillards, aux enfants dans leurs chaumières, l’épluchage, par exemple, et le bobinage, s’opèrent avec une si grande prestesse et à si peu de frais au moyen des machines, qu’elles ne fournissent plus qu’un morceau de pain à ceux qui les veulent entreprendre à domicile. Telle est la marche irrésistible de l’industrie, qui se concentre pour produire mieux et à meilleur compte. La distance déjà parcourue dans cette voie est bien inférieure à celle qui reste encore à parcourir : mais il en est de ces transformations économiques comme de tous les grands changements individuels ou collectifs ; le premier pas est plus lent que les mille pas qui suivent. Nous voudrions pouvoir préciser, comme pour l’Angleterre, le nombre d’ouvrières employées en France pour cette grande industrie, dont la naissance est si près de nous ; mais les documents nous manquent. M. Louis Reybaud, dans son bel ouvrage sur le coton, cite, d’après des statistiques déjà anciennes, le nombre d’ouvriers occupés par les manufactures de la Seine-Inférieure. Ce nombre était de 40 134, dont 14 071 femmes et 9 850 garçons ou filles. Il n’est pas téméraire de dire que ce nombre a dû notablement augmenter. Quand on pense que l’Alsace avait, en 1862, 1 250 000 broches de filature et 25 000 métiers mécaniques[13], que le Nord se mettait de plus en plus à la hauteur de l’Alsace et de la Normandie, on peut juger de l’extension qu’a prise partout la main-d’œuvre féminine.

Ce n’est pas seulement l’industrie du coton, c’est celle de la laine et celle du lin, qui ont de plus en plus recours, en France comme en Angleterre, à la vapeur et aux machines. Pour la filature la partie est gagnée ; pour le tissage la lutte dure encore, mais avec un progrès constant du métier automatique. Les toiles cretonnes, que produit depuis des siècles la basse Normandie, se fabriquent actuellement, depuis le battage du lin jusqu’au blanchiment, dans de vastes et puissantes usines de création récente, dont quelques-unes occupent un personnel permanent de plus de mille ouvriers, en majeure partie femmes. Il en est de même des étoffes de laine de toutes les qualités, depuis les frocs les plus grossiers jusqu’aux nouveautés les plus fines. Tous les progrès, et ils sont nombreux, que la fabrication de la laine a faits depuis vingt ans ont eu pour conséquences nécessaires le développement de la production manufacturière et l’affaiblissement de la production domestique. Tous les procédés se sont améliorés, depuis le traitement élémentaire des laines brutes jusqu’à la teinture. Le perfectionnement du dégraissage et du lavage, l’invention des nouvelles batteries et des égloutonneuses, ont singulièrement simplifié le triage des laines, qui se faisait pour la plus grande partie par des femmes à domicile. Les peigneuses mécaniques Heilmann et Hubner ont tué le peignage à la main, qui employait à la fois des hommes, des femmes et des enfants, et se faisait principalement en chambre. Des dix mille peigneurs à la main que contenaient la ville de Reims et ses faubourgs il n’en reste plus un seul. La métamorphose s’accentue pour le tissage. À Reims, comme en Normandie, les métiers automatiques se multiplient. Ce sont surtout les femmes qui les conduisent, et l’on voit de très jeunes filles surveiller deux métiers. Ainsi, dans toute la série des opérations industrielles qui concernent les matières textiles, la mécanique s’introduit et chasse le travail à la main. Si les femmes envahissent les manufactures, ce n’est pas seulement parce que la production à la vapeur exige moins de force que d’adresse et que, d’ailleurs, les femmes coûtent moins cher que les hommes : c’est surtout parce que les perfectionnements mécaniques ont enlevé à la femme la possibilité de faire à domicile les opérations élémentaires qui jusque-là avaient été son domaine exclusif. On ne peut plus vivre en épluchant le coton, en triant la laine, en bobinant au coin de son foyer. La machine a accaparé ces travaux faciles, ou, si elle ne les a pas complétement accaparés, elle les a avilis au point qu’il faut être bien destitué de toute ressource pour y consacrer encore ses bras et ses veilles. Les opérations du finissage n’ont pas entièrement disparu, bien que là encore la machine joue un rôle, mais il faut les faire sur les lieux, dans l’usine même ; quel moyen d’emporter chez soi des pièces entières de drap ou de toile pour en rechercher et en effacer les défauts, pour en arracher les ordures, les fils peigneux restés dans l’étoffe, pour en faire disparaître les saillies qui les déparent ? Les épinceteuses et les finisseuses doivent faire leur tâche dans l’atelier et non plus à domicile.

Après la laine et le lin, la soie aussi, même en France, vient de se soumettre au régime manufacturier. Elle le fait avec hésitation et répugnance, mais on ne peut nier qu’elle ne le fasse. Il y a dix ans, M. Louis Reybaud, dans ses intéressantes études sur la fabrication de la soie, indiquait déjà la métamorphose à ses débuts. Il montrait dans les pays voisins les tissages mécaniques de l’Angleterre et ceux d’Elberfeld en Prusse. En France, il nous faisait assister au premier essor des métiers mécaniques et des manufactures de tissus de soie : à Avignon, dès 1834 ; quelque temps après dans la contrée de Lyon, Saint-Étienne et Tarare. Il nous décrivait ces vastes établissements : Jujurieux, la Séauve, à la fois usines et pensionnats, où les jeunes filles tissaient la soie à la vapeur, fabriquaient le taffetas ou la peluche par des procédés automatiques et, en même temps, étaient soumises à un régime claustral, travaillant comme des ouvrières, logées et nourries comme des pensionnaires, gagées comme des servantes, vivant d’ailleurs comme des religieuses. Depuis que le livre de M. Reybaud a été écrit, ces sortes d’établissements se sont multipliés ; on ferait une longue liste de leurs noms. Un écrivain récent bien informé, qui a étudié cette matière en détail et avec un soin consciencieux, a pu affirmer, il y a trois ans, qu’environ 40 000 jeunes filles grandissent dans les manufactures de soie du midi de la France, internes de ces établissements[14].

Ainsi, les grandes industries textiles ont définitivement, et pour ne plus le quitter, adopté le régime manufacturier. Elles ont posé aux femmes cette alternative de renoncer aux travaux qui faisaient vivre un grand nombre d’entre elles ou de s’acquitter de ces travaux dans l’atelier commun. Les femmes n’ont pas hésité : elles se sont précipitées dans la manufacture et leur nombre s’y accroît chaque jour. En l’absence de toute statistique officielle, nous pouvons conjecturer qu’environ 400 000 ou 450 000 femmes sont employées actuellement en France dans les manufactures de coton, de laine, de lin et de soie. Si aucun fait ne survient qui modifie puissamment le courant actuel, on peut prévoir que dans un temps rapproché ce nombre sera à peu près doublé par le développement de plus en plus grand du travail mécanique.

Ce serait se faire une idée inexacte du travail des femmes dans les manufactures que de croire qu’elles soient uniquement occupées dans les filatures ou les tissages. L’emploi de la main-d’œuvre féminine dans les ateliers industriels a pris de bien plus vastes proportions. La tendance de notre siècle est de concentrer toutes les opérations de la production dans des usines, qui permettent de mieux diviser le travail, d’y appliquer des mécanismes plus ingénieux et plus puissants, et de produire, à la fois, de plus grandes quantités, à meilleur marché et en moins de temps. Il n’est guère d’industrie domestique qui ne soit gravement compromise par les progrès de la mécanique et de la vapeur. Il y a trente ans la grande industrie jouait déjà un rôle important dans la fabrication des étoffes, c’est-à-dire de la matière première des vêtements de l’homme ; mais on pouvait croire que son domaine s’arrêterait là ; aujourd’hui, la grande industrie poursuit sa tâche beaucoup plus loin ; elle ne se contente pas de filer, de tisser, d’apprêter les étoffes ; elle les coupe, les coud, les confectionne, si bien qu’elles sortent de l’usine toutes prêtes à servir aux besoins de la vie. Nous avons déjà signalé les progrès récents de la bonneterie en Angleterre. L’on a inventé à Nottingham des machines circulaires marchant à la vapeur et produisant le tricot par larges pièces, dans lesquelles on taille des morceaux pour les adapter à leur destination particulière. La bonneterie est ainsi passée sous le régime de la manufacture, et des milliers d’ouvriers y consacrent leur vie dans de vastes ateliers communs. Le même mouvement est commencé en France. Nos départements de l’Aube et du Calvados, dans lesquels la bonneterie est spécialement florissante, n’ont pas, il est vrai, installé cette fabrication sur le pied où on la voit à Nottingham : c’est encore, en grande partie, un travail de chaumière ; mais déjà le métier mécanique a fait, sur quelques points, une apparition victorieuse. Dans le Calvados, qui occupe près de dix mille femmes et enfants à cette industrie, l’on a vu s’élever plusieurs usines mues par l’eau ou par la vapeur. Or, rien n’est contagieux comme le régime manufacturier. Jamais on ne l’a vu perdre du terrain : partout où il s’est établi, il a grandi au point de tout absorber.

Nous avons vu la machine soumettre à son domaine jusqu’à ces opérations délicates et compliquées, qui semblaient réservées, pour l’éternité, à l’adroite main de la femme. C’est ainsi que les tulles et les imitations de dentelles ont constitué en Angleterre une importante fabrication manufacturière. Après beaucoup de tentatives et de tâtonnements, un simple ouvrier anglais, Heathcoat, découvrit les engins et les procédés mécaniques pour faire le tulle Bobin, qui eut à partir de 1809, et surtout depuis 1823, une vogue si extraordinaire et compromit si gravement le travail de la dentelle à la main : ainsi, l’on fabriqua à la vapeur, dans de vastes ateliers, ces tissus si légers qui réclamaient auparavant des soins si laborieux et si patients. La machine d’Heathcoat, subissant la loi de l’industrie, ne cessa de se perfectionner. Elle exigeait 60 mouvements pour faire une maille, on réussit à faire la même maille avec 6 mouvements. Une bonne ouvrière ne fait, avec le fuseau, que 5 mailles à la minute : certains métiers circulaires font 30 000 mailles dans le même temps. Cette fabrication de tulle sembla un moment suspendre le travail de nos dentelières. Alençon qui, en 1788, comptait 9 000 ouvrières et produisait pour 4 millions de francs de dentelles, n’avait plus que 200 ouvrières en 1840 et ne faisait plus que 30 000 francs d’affaires. Alençon s’est relevé depuis : l’extrême bon marché du tulle a rendu l’essor à la dentelle à la main ; mais les métiers et les procédés mécaniques ont fait de nouveaux progrès. On s’est efforcé d’appliquer au métier à tulle le jeu des cartons à la Jacquard et de couvrir le réseau uni de dessins variés : on a réussi dans cette tâche. Saint-Pierre-lès-Calais a développé l’œuvre de Nottingham. L’on est parvenu à imiter, avec une perfection relative, les dentelles vulgaires. De grandes maisons de Paris ont obtenu de la dentelle courante traitée mécaniquement et qui ne diffère pas de la dentelle à la main. À cette marche si rapide de la mécanique qui oserait fixer des bornes ? Sans doute la dentelle riche, élégante, variée, appartiendra toujours aux doigts délicats et légers de l’ouvrière : mais les dentelles communes, les guipures surtout, tous ces articles qui emploient près de 100 000 femmes dans le centre de la France et en Belgique, qui peut dire que la machine ne s’en emparera pas ? Il ne faut pas oublier que, dans notre temps, le luxe, si fastueux qu’il paraisse, vise beaucoup moins à l’art qu’à l’effet. Or, ce luxe bourgeois et banal, les machines sont parfaitement aptes à le satisfaire.

Les plus récents et les plus importants progrès de la mécanique dans le domaine des industries féminines, ce sont ceux qui s’appliquent à la couture. Nous consacrons plus loin un chapitre spécial à la machine à coudre et à son influence probable sur le sort des femmes. Ici nous ne voulons qu’exposer brièvement la transformation déjà accomplie ; elle est considérable. La machine à coudre a été l’origine de la substitution, dans une assez large mesure, du travail en atelier au travail à domicile pour la confection des vêtements, pour la passementerie, pour beaucoup d’autres industries encore. C’était peu de coudre à la mécanique : il fallut que la mécanique marchât à la vapeur. Il ne serait pas étonnant que la couture à la vapeur, dans de grands ateliers, dût faire son chemin comme le tissage mécanique. Les deux opérations présentent de l’analogie et les perfectionnements obtenus dans l’une et dans l’autre sont du même ordre. Les transactions de la société anglaise pour l’avancement des sciences sociales nous apprennent qu’à Dublin il y avait, dès 1862, un assez grand nombre d’ateliers de couture mécanique, occupant de 200 à 300 femmes. À Paris, nous avons visité, il y a deux ans, la manufacture Godillot, où 1 200 femmes environ sont occupées aux machines à coudre à la vapeur, soit qu’elles les dirigent, soit qu’elles préparent ou achèvent l’ouvrage. D’autres maisons parisiennes se servent aussi de la vapeur pour la couture. L’ouvroir Demidoff (rue aux Ours) a des machines marchant à l’électricité. Bien d’autres perfectionnements mécaniques tendent à faire de la confection des vêtements une industrie manufacturière. Dans la maison Godillot, l’on voit une coupeuse métallique tailler automatiquement, en un clin d’œil, un énorme tas d’étoffes. La cordonnerie subit une révolution du même genre par l’invention des chaussures à vis. Il y a, à Dublin, 8 grands établissements de cordonnerie, qui emploient, dans les ateliers, près de 500 femmes, soit aux machines à vis, soit à la couture mécanique. Il en est de même de la sellerie, des équipements militaires, des fabriques de casquettes et de corsets. Il n’est pas jusqu’aux articles de Paris qui n’aient une tendance, par suite de l’extension de la machine à coudre, à se soumettre au régime du travail à l’atelier. L’on a signalé, à Dijon, l’usine de M. Maître, qui occupe 200 hommes et 100 femmes à fabriquer des albums photographiques, des portefeuilles, des porte-monnaie.

Il ne faut pas croire que les industries textiles, les travaux légers de la main soient les seules branches ouvertes à l’activité des femmes dans notre siècle. À la faveur des progrès mécaniques, les femmes ont envahi beaucoup d’autres industries. Une enquête anglaise de 1843 nous fournit de très intéressants détails sur l’emploi des femmes dans les usines où l’on travaille le fer. Les femmes y sont occupées en très grand nombre, parfois à des travaux qui demandent une certaine force. Dans les manufactures de vis et d’écrous les femmes sont en majorité. L’enquête cite une manufacture de vis qui occupait 300 femmes contre 60 hommes. Le rapporteur va jusqu’à affirmer que les femmes figurent ordinairement dans ces usines pour 80 ou 90% du personnel ouvrier. Elles y entrent quelquefois à l’âge de treize ans, plus généralement à seize. Les manufactures de boutons métalliques ne font pas une moindre part aux femmes. À Wolverhampton les femmes et les filles sont très employées dans les manufactures de clous. Un industriel, déposant dans l’enquête de 1843, disait que les femmes font les clous tout aussi bien que les hommes et que quelques-unes sont merveilleusement douées pour ce travail (some of them have a remarquable gift this way)À Warrington, dans la manufacture d’épingles, l’on trouve plus de jeunes filles que de jeunes hommes, soit 180 filles contre 141 garçons au-dessous de treize ans et 130 jeunes femmes contre 50 jeunes garçons de treize à dix-huit ans. En général, la fabrication des épingles dans l’ouest de l’Angleterre se fait principalement par des jeunes femmes de quatorze à dix-huit ans. Ces renseignements de l’enquête de 1843 sont confirmés par de récentes communications faites à l’Association pour l’avancement des sciences sociales. L’état des choses n’a pas changé : les ateliers de Birmingham occupent toujours la même proportion de femmes pour les ouvrages métalliques. L’on nous représente les ouvrières du Staffordshire, adonnées à la fabrication des clous, noires de suie, musculeuses, charnues, repoussantes (extraordinary figures, black with soot, muscular, brawny, undelightful to the last degree). Dans beaucoup de poteries et de manufactures de porcelaine, dans les briqueteries, l’on compte parfois plus de femmes que d’hommes et l’on nous fait une saisissante peinture de leur aspect physique. Dans les papeteries, le nombre de femmes est souvent égal, quelquefois supérieur à celui des hommes. Il ne faut pas oublier non plus que les femmes étaient occupées naguère dans les travaux souterrains des mines, qu’elles sont encore employées aux travaux de surface, qu’en Belgique on les rencontre au fond des houillères, qu’il en était de même en Silésie avant un récent arrêté. En France, les femmes prêtent aussi leurs bras à beaucoup d’industries diverses, en dehors de celles sur lesquelles nous nous sommes spécialement arrêtés, et, parmi ces industries, il en est qui semblent peu faites pour elles, celle des produits chimiques, par exemple, où nous les trouverons en grand nombre. Il est curieux de remarquer que nos manufactures de tabac occupent des milliers de femmes pour la préparation des cigares et des cigarettes, tandis que, d’après l’enquête de 1843, les manufactures de tabac, dans tous les districts, n’employaient en Angleterre que des hommes.

Nous avons esquissé à grands traits le champ de la main-d’œuvre féminine dans les manufactures. Veut-on se rendre compte, par des chiffres, du nombre de vies de femmes employées à ces travaux d’ateliers ? Nous ne pourrons, sans doute, être aussi catégoriques et précis que pour les seules industries textiles ; cependant, nous avons sur ce point des renseignements qui, moins minutieux, il est vrai, sont encore dignes de foi. Un inspecteur des manufactures anglaises, M. Baker, a déterminé, pour la Grande-Bretagne et l’Irlande, le nombre d’ouvrières employées dans les usines et dans les ateliers communs :

Aux termes du recensement quinquennal de 1861, il y avait dans les manufactures de coton, lin, laine, mélanges, chanvre, jute, bonneterie                           407 261 femmes.

En 1864, l’on comptait, dans les poteries et les établissements analogues                                20 000 »

Dans les industries soumises plus récemment au régime de l’acte sur les manufactures (factory act)                    130 000

Dans tous les autres ateliers                    130 000 »

C’est un total de                                        747 261 femmes.

Lord Brougham, dans un discours qu’il prononça à la session de 1862 de l’Association pour le développement des sciences sociales, affirmait que « les trois quarts des femmes adultes non mariées, les deux tiers des veuves et un septième des femmes mariées sont occupées, dans la Grande-Bretagne, à des travaux indépendants ou isolés (independent or insulated labours), sans compter la multitude des épouses, des filles et des sœurs, qui participent soit au comptoir, soit dans les fermes, soit dans les ateliers domestiques, aux industries de la famille » (beside the multitude of wives, daughters and sisters who share in the works of their relatives at the counter, in the dairy or by the needle). De cette organisation du travail des femmes en Angleterre résultent des faits sociaux qui se traduisent par des chiffres et qui méritent d’être signalés. L’on sait que dans tous les pays d’Europe le nombre des femmes est très légèrement supérieur au nombre des hommes, quoiqu’il naisse plus de garçons que de filles, la mortalité étant plus grande pour le sexe masculin : mais cette différence entre les deux sexes, quoique constante, est excessivement minime, puisque la France comptait, en 1866, une population masculine de 19 014 079 individus contre une population féminine de 19 052 985[15]. Elle devient, au contraire, très considérable dans certaines localités de la Grande-Bretagne. Il y a des villes, en Angleterre, où l’inégalité dans le nombre d’habitants des deux sexes saute aux yeux. Les villes manufacturières où se fabriquent la bonneterie et la dentelle comptent notablement plus de femmes que d’hommes. Au contraire, les villes adonnées aux travaux métallurgiques ont une population masculine qui dépasse de beaucoup la population féminine. Nottingham, par exemple, qui compte 100 000 habitants, a 10 000 femmes de plus que d’hommes, soit 55 000 habitants du sexe féminin contre 45 000 du sexe masculin. La proportion est renversée à Dudley, où l’on travaille le fer et où les hommes dépassent de beaucoup les femmes. L’inégalité est moins grande à Birmingham qui se livre principalement à la fabrication des métaux, et cependant l’on y compte encore 105 hommes contre 100 femmes[16]. Il y a des districts agricoles où l’on a pris l’habitude d’employer, en grandes masses, les femmes et les enfants aux travaux des champs, dans le système connu sous le nom d’agricultural gangs ; la population féminine de ces districts l’emporte notablement sur la population masculine[17]. Telle est l’une des importantes conséquences de cette organisation du travail des femmes.

Dans le petit royaume de Belgique le nombre des femmes travaillant aux usines et aux mines est aussi fort considérable. Le recensement de 1846 constatait qu’il y avait 7 066 femmes, filles adultes et enfants du sexe féminin occupées aux travaux des houillères, et 63 636 employées dans les manufactures, soit en tout 71 000 ouvrières de la grande industrie. Depuis lors ce nombre s’est considérablement accru par suite du développement de l’industrie et de l’emploi de plus en plus ordinaire des femmes dans les filatures. En 1868, d’après les renseignements communiqués au parlement belge, l’on comptait 13 524 femmes et filles occupées à l’exploitation des houillères, tant aux travaux de surface qu’aux travaux d’intérieur ; c’est à peu près le double du nombre des femmes employées en 1846. Il n’est pas téméraire de dire que le nombre des femmes et des filles travaillant dans les manufactures a dû suivre la même progression : et alors le nombre des ouvrières occupées, en Belgique, dans les manufactures et les mines serait porté à 140 000 environ. Encore n’avons-nous pas tenu compte des industries diverses qui se sont soumises depuis peu au régime du travail aggloméré.

Nous n’essayerons pas de faire de semblables calculs pour la France, où l’absence de toute enquête générale sur l’industrie manufacturière laisse trop de place aux conjectures, ni pour l’Allemagne où les renseignements précis font également défaut. Nous avons voulu nous rendre compte de l’état des choses aux États-Unis. Ne pouvant nous transporter nous-même dans cette contrée, nous avons prié un juriste distingué, qui y faisait un voyage pour recueillir des documents législatifs et se mettre en rapport avec la Société américaine des sciences sociales, de vouloir bien prendre et nous transmettre quelques informations au sujet du travail des femmes. Nous copions ici textuellement un passage de sa réponse qui ne manque pas d’intérêt : « J’ai parlé aux différentes personnes que j’ai vues du travail des femmes dans la classe ouvrière. Tout le monde m’a répondu que les femmes ne travaillent pas. Madame X…. (la femme d’un des principaux membres de la Société américaine pour le progrès des sciences sociales), à qui je me suis adressé aussi, a beaucoup ri quand je lui ai posé cette question. Elle m’a dit que, heureusement, jusqu’ici les femmes de l’État de New-York ne travaillent que dans leur ménage ; qu’il y en a bien quelques-unes qui, à New-York, sont employées comme ouvrières hors de chez elles, mais que c’est tout à fait exceptionnel et qu’on ne peut dire quelle est leur condition, parce qu’il n’y a pas de classe ouvrière féminine ayant des habitudes régulières. Elle m’a dit que dans le Massachussetts, il y a des manufactures où l’on emploie des femmes, mais que généralement ce sont des jeunes filles qui viennent amasser une dot. Elle a ajouté qu’elle ne connaît aucun ouvrage ayant rapport à cette question, qui ne fait que naître dans deux ou trois États du nord-est et qui est inconnue dans les autres. » Cette réponse, émanant d’un homme aussi consciencieux que distingué, nous surprit légèrement et nous déconcerta. Le tableau nous paraissait trop riant pour être d’une parfaite vérité. Nous savions, du reste, à combien d’illusions sont sujettes les personnes, même les plus éminentes, quand il s’agit du sort et de la condition de ces vies obscures sur lesquelles rien n’attire les yeux. D’autres informations ont légitimé nos doutes.

La question du travail des femmes existe en Amérique tout aussi bien qu’ailleurs. Ce n’est pas seulement dans la Nouvelle-Angleterre que les manufactures sont très nombreuses, c’est aussi dans certains États du centre, comme l’Ohio et la Pennsylvanie. Quant à l’État de New-York, s’il ne s’y trouve guère de filatures, il y a beaucoup de grands ateliers pour la confection, la fabrication des corsets, etc., qui y occupent en dehors de leur domicile des milliers d’ouvrières. Il existe aussi une littérature sur le travail des femmes en Amérique. En 1863 parut, à Boston, un livre intitulé : The employment of women, par Virginy Penny. Ce livre, comme tous ceux qui ont été publiés en Europe sur la même matière, est plein de lugubres peintures et de tristes révélations. Un ouvrage allemand plus récent, die Frauen Arbeit, par M. Daul, nous donne aussi les plus grands détails sur les occupations des femmes en Amérique. Enfin, dans son rapport de 1869, M. Welles, ministre des finances des États-Unis, constatait que l’emploi des femmes dans les manufactures avait notablement augmenté depuis quelques années. Nous verrons plus loin, d’après des statistiques dignes de foi, qu’il doit y avoir actuellement plus de 100 000 femmes occupées aux États-Unis dans les manufactures de matières textiles.

On voit combien est universelle la question qui nous occupe : partout elle s’est posée ; en Australie même, paraît-il, d’après des communications faites à l’Association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, cette question existe. Il est donc d’un grand et général intérêt d’étudier avec impartialité la situation des femmes occupées par l’industrie et les moyens d’améliorer cette situation.


CHAPITRE II

Des salaires des femmes employées par la grande industrie.

Nous venons d’exposer d’une façon sommaire la transformation qui s’accomplit depuis le commencement du siècle dans l’industrie et qui, incomplète encore, continue à s’achever sous nos yeux : c’était une entrée en matière indispensable pour la connaissance du sujet que nous traitons dans cet ouvrage. Après avoir ainsi circonscrit à grands traits le domaine industriel des femmes au dix-neuvième siècle, nous avons à étudier le sort que leur fait la nouvelle organisation du travail. Quelle est, au point de vue matériel et intellectuel, la condition de l’ouvrière de nos jours ? En quoi les changements opérés dans les moyens de fabrication ont-ils affecté la nature et la destinée des femmes laborieuses ? Tels sont les graves problèmes que nous devons soumettre à une impartiale investigation.

Le premier élément et le principal même de la destinée de l’ouvrière, c’est le salaire. C’est lui qui influe sur toute l’existence de la femme comme de l’homme du peuple, qui, lui mesurant les moyens de subsistance, lui mesure aussi l’indépendance, les loisirs, les jouissances intellectuelles, et affecte sa nature morale presque autant que sa nature physique. La connaissance précise du salaire des ouvrières à notre époque, c’est donc à la fois le point de départ et le point d’appui de toute considération et de toute théorie sérieuses sur le rôle et le sort des femmes au dix-neuvième siècle : mais il n’est rien de si multiple, de si varié et de si complexe que les questions de salaire. Rien n’est si local et si relatif que la rétribution de la main-d’œuvre. Entreprendre de fixer, ne serait-ce que d’une manière approximative, les taux des salaires à une époque donnée, dans un pays de quelque étendue, c’est vouloir saisir et graver un tableau, non seulement d’une complication extrême et qui touche à la confusion, mais encore dont les nuances sont mouvantes, changeantes et qui, au second coup d’œil, n’est déjà plus ce qu’il était au premier regard.

Dans notre temps, que dominent l’esprit scientifique et les préoccupations positives, l’on croit avoir tout dit quand, sur des informations généralement bornées, l’on a dressé une statistique et enfermé dans la rigueur de quelques chiffres des phénomènes élastiques et variables : l’on croit avoir recueilli tous les éléments nécessaires à la solution d’une question sociale, quand, par des combinaisons plus élémentaires qu’ingénieuses, on a obtenu des moyennes, c’est-à-dire des entités qui n’ont qu’une existence idéale et auxquelles rien ne répond dans la vie réelle. C’est une des grandes difficultés des sciences morales que cette complexité et surtout cette variabilité des phénomènes sociaux. Tandis que dans le monde physique, c’est-à-dire dans la nature inerte et passive, tout est régulier, universel et permanent, il semble que dans le monde moral, c’est-à-dire dans la nature vivante, spontanée et jouissant du libre arbitre, tout soit individuel et transitoire. Le salaire varie selon les lieux, les professions, les individus. Le temps et l’espace le modifient. Comment pouvoir saisir d’une main sûre des faits aussi dépourvus du caractère de généralité et de permanence ?

Une autre difficulté inhérente à ces questions, c’est que le salaire nominal fixé en argent, le seul qui figure dans les statistiques, n’est que le premier terme d’un rapport qui ne peut être bien compris que par la connaissance du second terme. Ce second terme, c’est le prix des subsistances qui le constitue principalement. Ce mot de subsistances, nous le prenons ici dans le sens le plus large, où il signifie tout ce qui est nécessaire, utile ou agréable à la vie matérielle de l’homme. Ainsi, pour connaître les salaires réels dans les différentes provinces, il faudrait avoir, non seulement le prix de la main-d’œuvre fixé en argent, mais, à côté, le prix des denrées et des marchandises à l’usage des classes ouvrières. Or il ne faut pas oublier que les différences dans les prix des denrées, si amoindries qu’elles soient par le développement de la viabilité et l’abaissement des prix de transport, sont encore considérables. Il y a en France des contrées où la vie est chère et d’autres où elle est à bon marché, et parfois il n’y a pas beaucoup de distance entre les unes et les autres. Quoique le prix du blé soit à peu près nivelé dans nos différentes provinces, le prix du pain ne laisse pas que de subir d’assez notables écarts. La viande, les légumes, le vin, le combustible, le logement varient encore davantage suivant les localités.

Ce ne sont pas seulement les prix des subsistances, qui constituent le second terme de ce rapport, dont le taux nominal du salaire est le premier terme, ce sont encore les besoins, les habitudes, le niveau de la vie dans les différents milieux. L’aisance et l’indigence ne sont pas des quantités constantes : ce sont, au contraire, des quantités excessivement variables. Tel homme ou telle femme passe pour indigent et est secouru par la charité publique, qui à une autre époque ou dans un autre pays aurait été regardé comme aisé et recevrait peut-être des demandes de secours. Il y a des provinces de France où l’ouvrier mange de la viande deux fois par jour ; il en est d’autres où il n’en mange que les jours fériés, et se contente de pain le reste du temps ; il en est enfin, dont le nombre diminue, grâce au ciel, où la population vit principalement de galettes de sarrasin, de pommes de terre, de châtaignes et de substances analogues. N’est-il pas évident que le salaire qui sera regardé comme considérable dans ces derniers pays sera jugé insuffisant dans les premiers ? Ainsi la mesure de l’aisance est variable, comme la mesure de l’indigence. De même qu’un poids fixe de mercure ou d’alcool se dilate ou se resserre sous l’influence de la température extérieure et, s’abaissant ou s’élevant, marque dans les diverses localités et aux diverses époques différents degrés sur l’échelle thermométrique, ainsi une rétribution fixe semble susceptible de se dilater et de se rétrécir dans les différents milieux, de manière à marquer, en s’élevant ou en s’abaissant sous ces influences extérieures, différents degrés dans les divers pays sur l’échelle de la fortune et de la misère.

Une organisation propre à notre temps complique encore les questions de salaire. Autrefois, le salaire était presque partout à la journée ; aujourd’hui, presque partout il est aux pièces. C’est qu’autrefois l’ouvrier ne fournissait que ses bras et qu’il les employait avec apathie. Aujourd’hui, c’est son intelligence, c’est sa volonté qu’il loue. La substitution du salaire à la tâche au salaire à la journée, c’est un hommage rendu à la nature humaine, c’est un témoignage de l’importance de ce principe intérieur qui dirige les organes de l’homme et qui peut, en doublant ses efforts ou en les appliquant mieux, augmenter dans une proportion considérable la quantité des produits : mais le système du travail aux pièces, si salutaire à l’industrie, est pour les statisticiens une cause de grandes incertitudes ; il ôte au salaire toute espèce de fixité ; dans une même industrie le gain de la journée diffère pour les divers ouvriers ; il est souvent pour l’un le double de ce qu’il est pour l’autre : les écarts deviennent énormes.

Telles sont les difficultés qui sont inhérentes à l’essence même de la question des salaires ; il en est d’autres plus contingentes et propres au pays dans lequel nous écrivons. La France n’offre que très peu de documents précis et officiels sur la situation de l’industrie et des ouvriers qu’elle emploie. Il s’en faut qu’elle soit aussi riche que l’Angleterre en statistiques et en enquêtes. Les renseignements où peut puiser le publiciste sont dans notre pays incomplets et insuffisants. Il est obligé de recourir aux informations particulières, c’est-à-dire à des données morcelées, approximatives, qui manquent à la fois de généralité et de précision. Grâce à l’initiative de l’Académie des sciences morales et politiques, trois enquêtes successives à différentes époques ont jeté du jour sur les questions de salaires ; mais, de ces trois enquêtes, la plus récente, celle de M. Louis Reybaud, a déjà près de dix ans de date. Il s’est fondé à Paris, il y a quelques années, une société ayant pour but d’étudier par la méthode de l’observation analytique la situation des classes laborieuses et de rassembler dans des monographies d’une scrupuleuse exactitude l’ensemble des faits qui affectent la condition matérielle, intellectuelle et morale des ouvriers. Un grand nombre de ces monographies ont jeté une vive clarté sur quelques détails de la vie et du sort des travailleurs de certains métiers et de certaines localités : mais il faudrait que le nombre de ces opuscules fût multiplié à l’infini et que, au lieu de les compter par dizaines, on les comptât par milliers pour être autorisé à fonder des raisonnements généraux sur des faits aussi individuels. Quelques chambres de commerce, au premier rang celle de Paris, ont pris l’initiative de recherches plus générales et plus approfondies. Il serait à désirer que cet exemple fût universellement suivi, de manière à composer un tableau d’ensemble de l’état des salaires en France.

L’on voit combien l’évaluation du taux des salaires dans nos différentes industries et nos différentes provinces est sujette à incertitude. Aussi, quoiqu’ayant consulté, croyons-nous, tous les documents que la science ou l’administration ont rassemblés sur cette intéressante question, nous ferons provision de réserve et de prudence et ne nous aventurerons qu’avec précaution sur ce terrain qu’il est difficile de sonder. Les chiffres, en pareille matière, contiennent toujours une part irréductible d’erreur. Nous allons d’abord porter notre attention sur les salaires des femmes employées dans la grande industrie et spécialement dans les industries textiles, la soie, le coton, la laine, le lin.

M. Jules Simon rapporte qu’une de ces ouvrières lyonnaises, que l’on appelle canuses,disait, il y a quelques années, devant une commission d’enquête, que la soie est le domaine des femmes et qu’elles y trouvent du travail depuis la feuille du mûrier, sur laquelle on élève le ver, jusqu’à l’atelier où l’on façonne la robe et le chapeau. Rien n’est plus juste que cette observation et elle l’est encore plus aujourd’hui qu’au jour où elle fut faite pour la première fois, et qu’à l’époque où M. Jules Simon la recueillit. Depuis ce temps, en effet, la main-d’œuvre des femmes s’est montrée envahissante dans la préparation de la soie. L’intervention plus fréquente et plus perfectionnée des machines dans diverses opérations de la fabrication a tendu à remplacer les bras des hommes par les bras des femmes, et même les bras des femmes par ceux de toutes jeunes filles. Il y a plusieurs opérations industrielles dans le travail de la soie, qui n’emploient guère que des adolescentes depuis l’âge de dix ans jusqu’à celui de vingt, et où l’on ne rencontre qu’exceptionnellement des femmes ayant passé vingt-cinq ans.

Dans son bel ouvrage sur la condition des ouvrières en soie, M. Louis Reybaud déclare ne s’être occupé que du tissage ; la production de la matière, c’est-à-dire l’élevage des vers, le dévidage des cocons, le moulinage et la filature appartenant plutôt à l’agriculture qu’à l’industrie proprement dite, et relevant des campagnes plus que des villes. Il ne faudrait pas prendre trop à la lettre cette distinction, qui avait autrefois plus de raison d’être qu’aujourd’hui. Plus nous marchons, plus ces diverses opérations se disposent sur un même plan et tendent à présenter une physionomie analogue. M. Louis Reybaud reconnaissait déjà, il y a dix ans, l’existence de ce mouvement et de cette tendance, quand il constatait pour les vers à soie « la transformation des éducations domestiques en chambrées industrielles[18]. » Quelle que soit la production que l’on considère et à quelque échelon qu’on l’étudie, on est toujours sûr de voir à notre époque le travail manufacturier empiéter sur le travail domestique.

La fabrication de la soie est une de celles qui se sont le plus modifiées depuis dix ans, spécialement par le développement qu’a pris le régime des manufactures internats, à l’image des établissements de Jujurieux, de la Séauve et de Tarare, sur lesquels MM. Reybaud et Jules Simon ont déjà attiré l’attention. Ce système a reçu une extension inattendue. M. F. Monnier, maître des requêtes au conseil d’État, ancien secrétaire de la commission de l’Exposition universelle de 1867, nous donne dans un très attachant travail les documents les plus précis sur la situation de ces établissements et des ouvrières qu’ils emploient[19]. Il paraîtrait que près de 40 000 jeunes filles sont occupées par nos départements du Midi dans cette nouvelle sorte de manufactures. Nous réservons pour une autre partie de cet ouvrage l’examen de ce système au point de vue économique, moral et social. Nous nous contentons ici de recueillir les chiffres relatifs aux salaires.

D’après M. Monnier les salaires des ouvrières en soie auraient éprouvé depuis dix ans une hausse considérable, qu’on ne pourrait pas évaluer à moins de 23%. À comparer, en effet, les chiffres donnés par MM. L. Reybaud et Jules Simon et ceux que nous fournit la brochure de M. Monnier, il est indubitable qu’une amélioration s’est effectuée dans la rétribution, jusqu’alors si chétive, des femmes employées dans le dévidage et le moulinage. M. Jules Simon fixait de la manière suivante les salaires des ouvrières en soie : pour les ovalistes ou moulinières un maximum de 8 fr. par semaine, qui tombait parfois au-dessous de 5 fr., c’est-à-dire 80 centimes par jour ; pour les dévideuses 1 fr. 25 cent. ; le même salaire à peu près pour les ourdisseuses ; 2 fr. par jour, au moins, pour les metteuses en main ; 1 fr. 75 pour les liseuses ; 3 fr. pour les bonnes tordeuses ; 4 fr. pour les remetteuses habiles[20]. Le même auteur déclarait que « les supputations les plus favorables ne permettent pas d’évaluer la journée d’une tisseuse à plus de 1 fr. 80 [21]. » Il ajoutait que plusieurs de ces corps d’état, spécialement les liseuses, les tordeuses, les remetteuses, étaient sujets à de fréquents chômages et que ces dernières n’ont de l’ouvrage, en général, que trois ou quatre jours par semaine. L’introduction de plus en plus active de la mécanique dans l’industrie de la soie a modifié, pour beaucoup d’ateliers, cette division du travail et cette répartition des tâches. M. Louis Reybaud fixait entre 80 et 150 fr. par an, suivant la nature du travail et les degrés de l’apprentissage, les gages annuels accordés aux ouvrières de Jujurieux, qui en outre étaient logées, nourries et entretenues par l’établissement. Dans le moulinage internat de Tarare, les gages, d’après le même auteur, variaient de 40 à 100 fr. À la Séauve la moyenne des gages était de 140 à 150 fr. ; ils pouvaient s’élever jusqu’à 220, outre la nourriture et l’entretien. Faisant des calculs plus détaillés sur l’un de ces internats, M. Reybaud estimait à 40 centimes par jour les frais de la nourriture que supportait l’établissement, à 10 centimes l’entretien et les frais généraux, à 16 centimes les gages, ce qui donnait un total de 66 centimes pour chacun des 365 jours de l’année, soit 230 fr. 90 centimes par an, c’est-à-dire un salaire quotidien de 75 ou 80 centimes par journée de travail effectif. En dehors de ces internats, M. Reybaud fixait à 1 fr. 50 ou 2 fr. la rémunération de l’ouvrière employée à la manufacture de peluche de Tarare, qu’il ne faut pas confondre avec le moulinage de la même ville.

Ces chiffres sont maintenant dépassés, mais d’une manière inégale pour les divers corps d’état. Ce sont surtout les ouvrières et les apprenties soumises au régime des internats et du travail mécanique qui ont le plus gagné en rémunération ; les autres, bien que leur salaire ne soit pas resté stationnaire, ont fait de moindres progrès. La grève des ouvrières ovalistes il y a trois ans nous a appris que le salaire de ces ouvrières était, depuis quelque temps, de 1 fr. 50 à 1 fr. 60 par jour en moyenne, soit de 9 fr. à 9 fr. 60 par semaine : c’est une amélioration sur l’état des choses que décrivait M. Jules Simon, puisque la rétribution de l’ovaliste était alors au maximum de 8 fr. par semaine et qu’elle s’abaissait parfois à 80 cent. par jour. Ce n’est pas encore cependant un salaire bien élevé, et l’on conçoit que les ouvrières qui le reçoivent ne soient pas dans une condition fort heureuse, surtout habitant, pour la plupart, une grande ville comme Lyon où les loyers et la vie sont assez chers. Les ovalistes réclamaient 2 fr. par jour et une diminution des heures de travail ; c’était peut-être beaucoup d’exigences à la fois. Les fabricants objectaient la concurrence de l’Italie et de la Suisse ; ils finirent par consentir à une diminution de deux heures dans la journée de travail, mais non à une augmentation de salaire : ces conditions ont été acceptées. Les patrons qui voudront désormais faire travailler comme autrefois devront payer des heures supplémentaires.

L’établissement de la Séauve, étudié déjà par M. L. Reybaud, est le meilleur exemple de l’élévation des salaires depuis dix ans dans l’industrie mécanique de la soie. Quand M. Reybaud visita cet établissement, les ouvrières y étaient non seulement logées, mais nourries et entretenues, et elles touchaient des gages annuels qui étaient, en moyenne, de 140 à 150 fr., et atteignaient très exceptionnellement 280 fr. Par une réforme utile, que nous voudrions voir s’accomplir dans tous ces internats, on a supprimé à la Séauve les gages annuels et l’on a mis les jeunes filles au travail aux pièces. D’un autre côté, par une inspiration non moins heureuse, on s’est contenté de loger les ouvrières en leur laissant le soin de se nourrir et de s’entretenir à leurs frais. Dans ces conditions nouvelles les ouvrières gagnent, en moyenne, 15 à 18 fr. par semaine, sans compter le logement et le chauffage. Ce sont là de fort beaux salaires pour des jeunes filles généralement mineures ; il y a place à des économies notables ; aussi a-t-on vu trois sœurs amasser entre elles, en trois ans, 4 767 fr. 85 centimes[22]. Dans la manufacture de rubans de velours fondée par M. Sarda aux Mazeaux, le travail est également à la tâche ; l’ouvrière reçoit, en moyenne, 12 fr. par semaine pendant les six premiers mois et 14 fr., outre le logement, pendant les mois qui suivent : la journée de travail n’est que de dix heures. Il est, sans doute, des établissements moins bien partagés ; mais ils ont, eux aussi, éprouvé dans une mesure incontestable une hausse des salaires. Telle est la rubanerie de Bourg-Argental, où les bonnes ouvrières gagnent des salaires de 2 fr. par jour et les débutantes 1 fr., avec possibilité d’être nourries et logées dans l’établissement moyennant une retenue de 50 centimes par jour[23]. Le même progrès dans le taux des salaires semble s’être effectué en Allemagne. Dans la fabrique de soie à coudre de M. Metz, à Fribourg en Brisgau, l’ouvrière est logée, chauffée, nourrie moyennant une retenue de 9 kreutzers par jour sur un salaire qui, à l’entrée et sans apprentissage, se trouve être de 26 kreutzers pour de toutes jeunes filles ou plutôt des enfants et s’élève au bout de trois mois à 28 kr. (1 fr.), à 29 kr. au bout d’un an, continuant à augmenter d’un kreutzer par année[24]. Si l’on tient compte du bon marché des vivres dans le pays, de l’absence de tout apprentissage, de l’extrême jeunesse de ces ouvrières, ce sont aussi là des salaires élevés et qui laissent à l’épargne une assez forte marge, d’autant plus que cette rémunération quotidienne n’exclut pas des primes annuelles.

Ainsi dans l’industrie de la soie les salaires des femmes ont notablement haussé depuis le temps où écrivaient MM. Reybaud et Jules Simon ; l’on peut, sans crainte d’erreur, augmenter de 15 à 25% les chiffres donnés par ces deux économistes. Le progrès a été surtout sensible pour les jeunes filles soumises au régime des internats industriels ; pour ces dernières il est hors de doute que la vie purement matérielle est satisfaisante, et que presque toutes ont la faculté de faire quelques épargnes.

Il est vrai de dire que l’élévation des salaires a été accompagnée par la hausse des subsistances ; mais nous ne croyons pas que l’une et l’autre se correspondent exactement au point de se compenser et de se détruire. D’ailleurs il est une observation qu’il ne faut pas perdre de vue : c’est qu’il est plus avantageux pour l’ouvrier de payer cher ses subsistances en ayant des salaires élevés que d’avoir des salaires médiocres avec une vie à bon marché. Dans le premier cas, en effet, l’ouvrier, qui a le goût de l’économie et qui sait s’imposer des privations, arrive beaucoup plus facilement à se constituer une épargne et à améliorer sa position ; le célibataire, jeune homme ou jeune fille, est alors bien plus à même de s’amasser une dot, moyennant quelques légers et passagers sacrifices sur son bien-être.

Le coton joue dans le Nord le rôle qui appartient à la soie dans le Midi : il a même une importance plus grande encore par le nombre de bras qu’il occupe et la valeur des produits que l’on en tire. D’après les documents officiels les plus récents, ceux de l’Exposition de 1867, les manufactures de coton occupent en France environ 600 000 personnes, dont 200 000 seulement travaillent à domicile. L’on peut conjecturer que, sur ce nombre, les femmes forment plus de la moitié : elles entrent pour les trois cinquièmes ou les deux tiers dans le tissage mécanique, pour un quart dans les indiennages, pour près de la moitié dans la filature et le tissage à bras. Il est à présumer que la proportion des ouvrières continuera à s’accroître par les perfectionnements qui réduisent chaque jour les ouvrages de force, et qui ont permis, dans ces dernières années, d’augmenter notablement le nombre des femmes occupées dans les filatures.

Vers le milieu du règne de Louis-Philippe, M. Villermé fixait, par les chiffres suivants, la rétribution moyenne des ouvrières occupées dans l’industrie du coton : pour les ouvrières des filatures, 0 fr. 75 à 1 fr. 75 à Lille ; 1 fr. 20 à 1 fr. 50 à Rouen ; un peu moins à Mulhouse, où les dévideuses, par exemple, n’obtenaient que 0 fr. 75 à 1 fr. 10 ; pour le tissage, les tisseuses de calicot ne gagnaient que 0 fr. 40 à 0 fr. 60 à Lille ; dans les indiennages, les rentreuses obtenaient à Lille jusqu’à 2 fr. M. Villermé émettait l’opinion que le salaire des femmes, dans l’industrie du coton, variait ordinairement de 12 à 20 sous, exceptionnellement de 20 à 40 sous.

En 1861 et 1862 M. Louis Reybaud constatait une amélioration notable. À Saint-Quentin et à Lille, par exemple, les femmes des filatures gagnaient 1 fr. 25 ou 1 fr. 50 ; dans le tissage, elles obtenaient aussi 1 fr. 50 en moyenne. C’était encore 1 fr. 50 qui représentait la rétribution ordinaire des ouvrières de Mulhouse : et cependant, à examiner en détail le tableau des salaires par branches d’industrie et catégories de travail de la maison Dollfus-Mieg, à Dornach, l’on voit qu’une grande partie des ouvrières de cette importante maison gagnaient alors moins de 1 fr. 25. L’on trouve bien, en effet, dans ce tableau, des soigneuses de bancs à broches gagnant 1 fr. 55, des soigneuses de peigneuses gagnant 1 fr. 50, des ourdisseuses à l. fr. 60, des tisseuses à 1 fr. 65, quelques-unes même, en petit nombre, à 2 fr., des auneuses à 1 fr. 55, des imprimeuses à la planche gagnant 1 fr. 75 ; mais c’étaient là les hauts salaires, et les ouvrières qui les obtenaient formaient l’aristocratie de la fabrique. Au-dessous de cette élite, l’on découvre des batteuses à 1 fr. 16, des soigneuses de carderie à 1 fr. 16 et 1 fr. 20, et même, de 1 fr. 05 à 1 fr. 10 ; des bobineuses à 0 fr. 60, des dévideuses à 1 fr. 25, des canettières à 1 fr., des éplucheuses à 1 fr. 25, des imprimeuses au rouleau à 1 fr. 05, des apprêteuses et des blanchisseuses à 1 fr., des plieuses à 1 fr. 06[25] ; encore n’avons-nous tenu compte que des femmes et des filles au-dessus de seize ans. L’on voit qu’un très grand nombre de ces ouvrières avaient une rétribution de 1 fr. à 1 fr. 25, quelquefois même un peu moindre. Il en est toujours ainsi avec les moyennes : il faut en rabattre quand on descend au détail. La rétribution était encore inférieure dans les Vosges, où la vie, il est vrai, est à la fois plus simple et moins chère. Les salaires étaient plus élevés en Normandie, notamment dans le tissage automatique, où les ouvrières de la Seine-Inférieure gagnaient des journées qui s’élevaient à 2 fr. 50 et 2 fr. 75, et tombaient rarement à 1 fr.-50 ou 1 fr. 25. Et cependant, l’on voyait encore, dans les fabriques d’indiennes et les filatures de la Seine-Inférieure, beaucoup de salaires de femmes adultes gagnant moins de 1 fr. 50 et même de 1 fr. 25. Si l’on eût voulu résumer le taux des salaires des femmes dans l’industrie du coton, à l’époque où M. Louis Reybaud fit son enquête, c’est-à-dire vers 1860, l’on eût pu dire qu’il variait ordinairement de 20 à 35 sous, et exceptionnellement de 35 à 55 sous : cette dernière rémunération n’était guère obtenue que dans le tissage mécanique.

Nous sommes heureux de pouvoir affirmer qu’un progrès sensible s’est accompli et que l’on ne peut guère l’évaluer à moins de 15 ou 20%. D’après des renseignements dus à M. Dollfus, par exemple, le tissage mécanique, qui ne donnait à l’ouvrière que 1 fr. 65, en général, vers 1860, donne aujourd’hui de 2 fr. à 2 fr. 25 aux tisseuses ordinaires et plus encore aux tisseuses habiles. Les salaires inférieurs qui variaient de 0 fr. 80 à 1 fr. 10 restent aujourd’hui toujours au-dessus de 1 fr. 25. Une amélioration semblable s’est effectuée dans le Nord, et l’on peut dire qu’actuellement, dans les manufactures de coton du Nord et de l’Ouest, le salaire des femmes varie, pour les ouvrières médiocres, de 1 fr. 25 à 2 fr., et pour les ouvrières habiles, de 2 à 3 fr., limite qu’il ne dépasse que dans des cas exceptionnels[26].

Dans les manufactures de laine, les salaires des femmes ont, depuis trente ans et depuis dix ans surtout, éprouvé un mouvement de hausse analogue, mais encore plus caractérisé. C’est que la laine admet chaque jour davantage la main-d’œuvre féminine, et qu’à tous les degrés du travail elle relève de plus en plus de la fabrication mécanique. Le peignage, le tissage, le bobinage, se font presque partout aujourd’hui par des procédés automatiques. Ces perfectionnements dans la production ont été, au point de vue matériel, un incontestable bienfait pour les ouvrières : ils ont permis d’en augmenter le nombre et la rémunération. Quand M. Villermé fit, il y a trente ans, son enquête sur le sort des ouvriers, les manufactures de laine n’employaient qu’un nombre restreint de femmes, toutes les opérations que nous avons indiquées plus haut se faisant à la main et à domicile. M. Villermé fixait les salaires suivants pour les femmes employées au travail de fabrique : à Lodève, les trieuses et les épinceteuses, 0 fr. 75 à 1 fr. ; les fileuses en fin, 1 fr. à 1 fr. 50 ; à Reims, les ourdisseuses, 1 fr. 50 à 1 fr. 75. Il n’y a que quelques années, M. L. Reybaud, dans son ouvrage sur l’industrie de la laine, constatait que les fabricants de Lodève déclaraient un salaire moyen de 2 fr. pour la femme ; mais le même auteur, avec une prudence bien justifiée, faisait des réserves sur ce chiffre, qu’il considérait comme exceptionnel, et admettait le taux de 4 fr. 25 pour le salaire habituel des ouvrières de cette ville. À Reims, d’après M. Reybaud, le salaire des femmes, dans le tissage mécanique, s’élevait à 2 fr. 25 et 2 fr. 50 ; dans les autres emplois, la rémunération des femmes n’était plus que de 1 fr. 25 à 1 fr. 70. À Sedan, la moyenne du salaire n’était, pour les femmes, que de 1 fr. 20. À Roubaix, les femmes obtenaient, dans le peignage de la laine, 1 fr. 80, dans la filature, l fr. 60, et dans le tissage, 2 fr. À Elbeuf, le salaire des femmes ne descendait qu’exceptionnellement au-dessous de 1 fr. 75 ; dans le tissage mécanique, alors d’installation récente, il s’élevait jusqu’à 2 fr. ; il variait de 1 fr. 75 à 2 fr. 25 pour les épinceteuses de tissus en soie. Nos informations nous permettent d’établir que les salaires ont haussé depuis lors. Voici des chiffres relevés sur les livres d’une importante maison de Normandie, qui contient à la fois une filature, un tissage et des ateliers d’apprêts : le salaire moyen des cardières y est de 2 fr. 50 ; celui des bobineuses à la mécanique, de 2 fr. 50 à 2 fr. 75 ; celui des ourdisseuses, de 3 fr. à 3 fr. 25 ; celui des noueuses, les aristocrates de la manufacture, de 4 fr. ; celui des tisseuses au métier automatique, de 2 fr. 25 à 2 fr. 50 pour les ouvrières ordinaires ; la rémunération peut s’élever beaucoup plus pour les ouvrières d’élite, surtout pour celles qui surveillent plusieurs métiers. Ces salaires constituent un progrès considérable sur les chiffres donnés par M. Reybaud pour la fabrique d’Elbeuf. Il faut ajouter, il est vrai, que les livres de la maison dont nous venons de parler nous apprennent qu’un certain nombre d’ouvrières payées à la journée, occupées au triage des laines, ne gagnent que 1 fr. 25 : mais ce sont toutes de vieilles femmes, en petit nombre, qui ont un régime beaucoup moins strict et disciplinaire que les autres ouvrières employées à des occupations supérieures et payées à la tâche ; ces femmes âgées et médiocrement rémunérées sont aussi l’objet de tolérances sous le rapport de la présence aux ateliers.

L’industrie du lin nous offre des résultats analogues à ceux de l’industrie de la laine : c’est aussi le tissage mécanique, dont le développement est de date récente, qui y a le plus favorisé la main-d’œuvre des femmes. De toute la série des opérations manufacturières, le tissage est celle où la volonté de l’ouvrier a le plus d’influence sur la quantité et la qualité des produits. Une ouvrière habile et surtout zélée peut faire, dans le même temps, deux ou trois fois plus d’ouvrage qu’une ouvrière indolente. Voici le chiffre des salaires dans une grande manufacture de Normandie, l’une des plus importantes de l’industrie linière en France. Ce tableau a été fait expressément pour nous au mois d’octobre 1869. Les ouvrières y sont divisées en trois catégories : dans la première sont les mauvaises ouvrières peu habiles et faisant souvent des absences ; dans la seconde, les bonnes ouvrières, veillant sur leur travail, mais faisant quelques absences ; dans la troisième, les très bonnes ouvrières, veillant sur leurs métiers et ne faisant jamais d’absences, quelques-unes au tissage mécanique conduisant deux métiers. La première catégorie, c’est-à-dire les mauvaises ouvrières, gagnent au dévidage mécanique, 1 fr. 72 ; au bobinage, 1 fr. 75 ; au tissage, 1 fr. 94 ; à l’épluchage, 1 fr. 10. La seconde catégorie, c’est-à-dire les bonnes ouvrières, gagnent 2 fr. 15 comme étaleuses ou comme bancbrocheuses, 2 fr. 50 comme fileuses, 2 fr. à la filature sèche, 2 fr. 05 au dévidage mécanique, 2 fr. 36 au bobinage, 2 fr. 50 au cannetage, 2 fr. 50 au nouage ; au tissage, 2 fr. 87, et à l’épluchage, 1 fr. 30. Les ouvrières de la troisième catégorie, c’est-à-dire l’élite de la manufacture, obtiennent 2 fr. 40 comme étaleuses et 2 fr. 50 comme bancbrocheuses ; 3 fr. 07 à la filature mouillée, 2 fr. 86 à la filature sèche, 2 fr. 30 au dévidage mécanique, 2 fr. 69 au bobinage, 3 fr. 25 à l’ourdissage, 3 fr. 75 au tissage et 1 fr. 87 à l’épluchage. Si l’on veut se rendre compte de la répartition du nombre des ouvrières dans les trois catégories, on nous apprend que dans la filature mouillée la moitié des ouvrières appartient à la deuxième catégorie (bonnes), et la moitié à la troisième (très bonnes ouvrières) ; à la filature sèche, un sixième seulement des femmes compte dans la catégorie des bonnes ouvrières, les cinq sixièmes sont réputées très bonnes et gagnent en conséquence ; au tissage, un dixième des femmes appartient à la catégorie des mauvaises ouvrières, cinq dixièmes à la catégorie des bonnes et trois dixièmes à celle des excellentes. En tenant compte de ces informations, l’on voit que, déduction faite de l’épluchage, tâche très facile, abandonnée à de vieilles femmes ou à des infirmes, toute ouvrière assidue gagne de 2 fr. 50 à 3 fr. 75. Quant aux filles de douze à quinze ans, dans la même manufacture, elles gagnent : au cannetage, 1 fr. 25 ; au nouage, 1 fr. 40 ; comme leveuses, 1 fr. 40 également ; comme pucelières, 1 fr. 85 ; elles gagnent 2 fr. à l’ourdissage, et, quand elles sont assez bonnes ouvrières, 2 fr. 10 au tissage : elles forment d’ailleurs le dixième du nombre des femmes employées au tissage mécanique.

Le grand industriel qui a bien voulu nous communiquer ces données nous affirme que les salaires de son établissement sont supérieurs d’un cinquième environ à ceux des manufactures linières du Nord. La cause de cette différence serait l’installation toute nouvelle de la manufacture dont nous venons d’indiquer les salaires. L’usine que nous avons examinée présente aussi certaines institutions heureuses. C’est, par exemple, un système de primes fixes qui, se combinant avec le travail à la tâche, a les meilleurs effets. L’ouvrière qui, en un temps donné, a tissé une pièce de toile en plus d’une quantité déterminée, a droit, outre le salaire ordinaire pour chaque pièce de toile, à une prime de 2 fr. ; si, au lieu d’une pièce de toile, elle en fait deux, elle a droit alors, non seulement à deux primes de 2 fr., mais à une prime supplémentaire de 1 fr. Ce système accroît le salaire des bonnes ouvrières et stimule leur zèle. Aussi voit-on des femmes gagner au tissage mécanique jusqu’à 6 fr. par jour.

En résumé, l’on peut considérer qu’actuellement les salaires des femmes employées dans les manufactures de matières textiles ne descendent que très exceptionnellement au-dessous de 1 fr. 50 pour la soie et de 2 fr. pour le coton, la laine et le lin, et que les bonnes ouvrières gagnent aisément 2 fr. 50 et 3 fr., et même dans le tissage mécanique 3 fr. 50 ou 4 fr., quelquefois plus. Or, 2 fr. par jour, c’est la moyenne des gains des ouvrières parisiennes d’après la dernière enquête de la chambre de commerce de Paris. Si l’on pense que les grandes manufactures ne chôment pas, tandis que les chômages sont très fréquents et très longs dans la plupart des industries de Paris, l’on verra que l’ouvrière de province, employée dans les manufactures, gagne un salaire annuel qui est, en moyenne, supérieur d’un quart ou d’un tiers à celui de l’ouvrière parisienne ; et si l’on tient compte de la différence dans le prix de la vie, dans les loyers, dans la nourriture, dans les servitudes de tenue pour certains métiers, l’on verra que l’écart, déjà si notable, s’élargit encore d’une manière incommensurable.

Plus triste est la destinée des ouvrières à domicile. Leur situation, qui fut toujours médiocre, tend à devenir déplorable. La manufacture ne tolère pas la concurrence de la chaumière. La lutte du travail à la main avec le travail automatique devient chaque jour plus inégale par les progrès constants de la mécanique. Hier encore cette lutte était possible ; aujourd’hui elle l’est à grand’peine ; demain elle ne le sera certainement plus. La manufacture perfectionne sans cesse son outillage et ses procédés, tandis que la main de l’homme est stationnaire. La manufacture est une accapareuse ; toutes les façons industrielles qu’elle touche, elle les prend pour elle seule, à l’exclusion des chaumières. Elle est en outre envahissante et tend à absorber dans son sein toute la série des opérations industrielles, depuis le moment où la matière première est sortie de la ferme jusqu’à celui où, transformée par des élaborations successives, elle apparaît à l’étalage du marchand. Tous les travaux de préparation, comme tous les travaux de finissage, échappent peu à peu à l’atelier domestique. Le battage des matières textiles, le peignage, le bobinage se font maintenant avec un grand succès et une grande économie à la mécanique. Il en est de même du dévidage. Les opérations élémentaires se concentrent ainsi dans l’usine ou, comme en Angleterre, dans ces vastes magasins (workhouses), qui sont, eux aussi, des fabriques. Sous le régime du travail des matières textiles à domicile, tel qu’il s’est maintenu jusqu’à ces dernières années, les femmes ne se livraient guère qu’à l’épluchage des matières, au bobinage et à l’ourdissage des chaînes. Le tissage, sauf celui de la soie, réclamait trop de force pour que la généralité des femmes pût y réussir. Or, que gagnaient les ouvrières à domicile dans ces modestes et uniformes travaux ? M. Louis Reybaud estimait qu’à Elbeuf les bobineuses hors de l’atelier commun atteignaient des salaires de 1 fr. par jour. Des calculs faits par la municipalité de Reims établissent que les ouvrières en chambre ne gagnaient jamais dans cette ville, il y a peu d’années, plus de 1 fr. Les salaires de cette catégorie de femmes étaient un peu plus élevés à Amiens et flottaient entre 1 fr. 25 et 1 fr. 50. En Allemagne on était arrivé à un rabais bien plus considérable. Dans ce pays la chaumière est une obstinée, elle ne veut pas lâcher ses travaux traditionnels ; elle fait à la manufacture une résistance désespérée : elle a réussi à conserver, jusqu’à ces dernières années, la fabrication de la laine dans toute la série de ses opérations. Elle a repoussé, non seulement le tissage automatique, mais même le peignage mécanique. Pour prix de cette opiniâtreté et de ce courage, la chaumière allemande reçoit des salaires de 0 fr. 75 par journée d’homme et de 0 fr. 30 par journée de femme. Dans le coton, le travail des ouvrières à domicile est encore moins rétribué. Les cinquante mille bobineuses et trameuses ne gagnaient que 0 fr. 25 par jour il y a quelques années. Leur sort ne s’est pas relevé depuis. Nous voyons poindre le jour où il sera aussi insensé de faire avec la main concurrence au bobinage mécanique qu’il l’est, aujourd’hui, de lutter avec le rouet contre la mulljenny.

On se ferait une idée fort inexacte du taux des salaires, si l’on n’y joignait la connaissance du nombre d’heures que comprend la journée de travail. Dans les grandes manufactures l’on va, d’ordinaire, jusqu’à la limite légale : un travail effectif de douze heures, entrecoupé par deux heures de repos, est la règle qui ne subit que de rares exceptions. Dans l’industrie de la soie, il y a eu de grands progrès, sous ce rapport, depuis le temps où écrivaient M. Reybaud et M. Jules Simon. Alors la journée était presque partout de treize heures au moins. C’est à un incontestable progrès des mœurs et du bon sens public qu’est due la réduction de ces journées excessives. Souvent l’initiative des patrons a réformé de pareils abus ; d’autres fois il a fallu des coalitions d’ouvriers et d’ouvrières pour ramener à une durée plus normale le temps de travail. Les ovalistes ou moulinières, qui travaillaient treize heures, quand M. Jules Simon écrivit son livre, ne travaillaient déjà plus que douze heures au moment où elles se sont mises en grève (été 1869). Le résultat de la grève a été de diminuer encore de deux heures la journée, ce qui la réduit à dix. Il semble que, dans toute l’industrie de la soie, il y ait une tendance à s’acheminer vers la journée de dix heures. M. Monnier, dans l’intéressant opuscule, auquel nous avons déjà fait des emprunts, sur les internats industriels, cite un certain nombre d’établissements où le travail de dix heures est la règle et où les ouvrières gagnent cependant des salaires élevés, comme la manufacture des rubans de velours des Mazeaux dans la Haute-Loire.

Le travail de l’atelier domestique, au contraire, a des exigences qui ne se peuvent réduire ; l’exiguïté de la rétribution pousse aux journées excessives ; une tâche, naturellement ingrate, demande des efforts qui épuisent. Au point de vue de la durée du travail, comme au point de vue du salaire, l’atelier domestique ne peut espérer aucun progrès, aucun adoucissement. La meilleure fortune que lui puisse réserver l’avenir, à moins qu’il ne parvienne à employer à son usage les métiers automatiques, c’est le maintien du statu quo. Encore voyons-nous chaque jour le statu quo s’altérer, non en faveur, mais au détriment de l’atelier domestique. Telle est la force des choses, la nécessité industrielle et scientifique.

Ainsi, dans les grandes industries textiles, le travail de l’ouvrière des manufactures a depuis dix ans acquis une plus grande valeur et une rémunération plus élevée : c’est au progrès de la mécanique et spécialement au tissage automatique qu’il en faut attribuer le mérite. En outre, dans celles de nos industries textiles où la durée de travail était particulièrement excessive, il y a eu, sur presque tous les points, une réduction de la journée. Quelles que soient les misères que puisse encore présenter la vie de l’ouvrière, on ne doit pas oublier que depuis le temps où M. Jules Simon écrivit son éloquent ouvrage, il s’est opéré une amélioration, que les salaires ont haussé dans une proportion moyenne de 15 ou 20%, et que l’on ne rencontre plus qu’à l’état de rare exception, même dans le Midi et dans le domaine de la soie, ces effrayantes journées de treize heures et plus, qui indignaient à juste titre le moraliste et l’économiste. Une large part de ce progrès revient sans doute à l’écrivain qui dénonça avec une éloquence pénétrante les douleurs d’un pareil état de choses. Mais c’est justice de constater ces améliorations récentes, et d’éclairer le sombre tableau de la vie de la femme du peuple par ce rayon de lumière qui semble indiquer l’avènement de meilleurs jours et d’une destinée plus heureuse.


CHAPITRE III

Des salaires des femmes. — Suite. — La broderie et la dentelle.

Quelle est la démarcation de la grande et de la petite industrie ? Il devient chaque jour plus difficile de le dire. Autrefois, l’on pouvait affirmer que la grande industrie était celle qui avait recours à la vapeur ou aux moteurs hydrauliques. Mais quelle industrie aujourd’hui n’est pas dans ce cas ? L’enquête de la chambre de commerce sur l’industrie de Paris, en 1860, nous apprend qu’un très grand nombre de métiers, considérés jusqu’ici comme secondaires, emploient les machines à vapeur. La législation anglaise, qui voulut régler le travail des femmes dans la grande industrie, se vit peu à peu contrainte de multiplier ses factory extension acts, tellement il lui parut que dans la pratique les frontières de la grande industrie reculaient chaque jour et le domaine des vastes ateliers se dilatait. Les papeteries, les verreries, les manufactures de tabac, celles d’horlogerie, parfois les fabriques de cordonnerie et de vêtements confectionnés sont de vastes et puissants établissements. Il serait donc téméraire de vouloir déterminer un point fixe où la grande industrie finit et où la petite commence. Il y a peu de branches de travail qui n’admettent l’un et l’autre régime. Il est cependant d’un certain intérêt de savoir sous lequel des deux régimes les ouvrières se trouvent placées ; car la grande industrie, au point de vue purement matériel, a ce double mérite d’assurer à l’ouvrière médiocre un salaire plus élevé et plus régulier. Nous avons vu que dans les grandes industries textiles la plupart des femmes travaillant à l’atelier commun gagnent un salaire quotidien de 2 fr. L’on pourrait, croyons-nous, considérer ce chiffre comme la moyenne des salaires des ouvrières occupées par les manufactures en France. Les tabacs, par exemple, fournissent aux cigarières un salaire qui n’est que par exception inférieur à 2 fr. 25 et qui, pour les bonnes ouvrières, monte à 3 fr. Tels sont les faits qui ressortent des renseignements recueillis lors de la grève de la manufacture des tabacs de Marseille en janvier 1869 : cette seule manufacture occupe mille ouvrières. L’enquête de la chambre de commerce de Paris, en 1860, fixait, il est vrai, à un chiffre moins élevé la rémunération des ouvrières employées dans les manufactures de Reuilly et du Gros-Caillou : cette rémunération n’était alors que de 1 fr. 86 ; mais elle a dû s’élever depuis. Dans les fabriques d’horlogerie de l’est de la France, c’est aussi aux environs de 2 fr. que se tient le salaire moyen des femmes travaillant dans l’usine.

Dans le travail à domicile la rétribution est toujours inférieure d’un tiers au moins, souvent de moitié, et parfois des trois quarts pour les ouvrières médiocres. Dans la bonneterie, par exemple, le métier circulaire à platine, très facile à conduire, ne rend guère plus de 1 fr. 50 entre les mains des femmes. La rétribution tend même à devenir inférieure encore par l’introduction en France des métiers automatiques. Les Anglais se servent en effet, depuis près de vingt ans, de grands métiers mécaniques, circulaires et rectilignes, qui ont l’avantage de produire beaucoup plus et à meilleur marché que les métiers employés en France. Un métier rectiligne rotatif fait l’ouvrage de cinq métiers à la main ; douze métiers, mis en mouvement par la même machine, n’exigent la surveillance que d’une seule femme, tandis qu’un métier circulaire, en France, occupe actuellement cinq hommes[27]. Il suffit de cette observation pour faire comprendre que la bonneterie à la main est destinée, si ce n’est à disparaître, du moins à s’amoindrir, et que les salaires dans cette branche de production ont plus de chances de baisse que de hausse.

Ne pouvant nous arrêter sur toutes les industries, qui animent telle ou telle localité de la France, nous étudierons principalement les deux principales branches de travail qui portent des ressources dans nos chaumières : la broderie et la dentelle. D’après M. Jules Simon, les très habiles brodeuses gagneraient 3 ou 4 fr. par jour ; mais c’est là un salaire si exceptionnel, qu’il n’y a pas une ouvrière sur mille qui l’atteigne : les ouvrières les plus habiles de la campagne n’ont que 1 fr. 75 ou 2 fr., la plupart n’obtiennent que 75 centimes ; dans la broderie commune le salaire descend même à 5 centimes par heure. D’après d’autres informations, la rétribution habituelle serait de 1 fr. 25 pour treize heures de travail ; mais il arriverait souvent aux intermédiaires ou facteurs d’en prélever abusivement à leur profit, sous divers prétextes, le tiers ou le quart : ce qui réduirait le gain de l’ouvrière à 80 centimes pour une journée de travail plein. M. Augustin Cochin, dans sa Monographie de l’ouvrière des Vosges, fixe à 1 fr. 10 cent. le salaire d’une brodeuse ordinaire, et à 50 cent. celui d’une brodeuse de quatorze ans faisant au plumetis des ouvrages communs et faciles. Ces derniers chiffres sont ceux qui se rapprochent le plus de l’état actuel des choses. Une bonne ouvrière de la campagne, travaillant toute la journée, gagne 1 fr. ou 1 fr. 25 ; une ouvrière inhabile n’atteint guère, dans les ouvrages grossiers, que 60 centimes environ ; la moyenne des gains, pour une journée de travail plein, est de 85 ou 90 centimes. Telle est l’exiguïté des salaires dans une industrie qui emploie plus de 150 000 ouvrières.

Plus importante encore que la broderie est la dentelle, et plus mal rémunérée. C’est par centaines de mille que se comptent, dans le Nord, en Normandie, en Auvergne, les femmes qui vivent modestement et laborieusement de cette somptueuse industrie[28]. Dans la plupart des cas treize heures d’un travail épuisant donnent seulement un morceau de pain. Les dentelles riches d’Alençon qui, soumises à la division du travail la plus extrême, passent dans les mains de neuf ouvrières différentes avant d’offrir ce point résistant et délicat à la fois qui atteint un si haut prix ; les produits plus grossiers et les guipures communes de l’Auvergne, les articles intermédiaires de Chantilly et de Bayeux ne valent presque jamais à l’ouvrière la plus habile un salaire supérieur à 1 fr. ou 1 fr. 25 ; dans l’immense majorité des cas, la rémunération est beaucoup moindre. Il faut lire le savant et remarquable rapport de M. Félix Aubry à l’Exposition de Londres de 1851, pour sentir les poignantes angoisses de ces élégantes et habiles ouvrières, qui ornent avec tant de délicatesse ces précieux et élégants tissus. Avant 1849, une femme travaillant à la dentelle du matin au soir ne gagnait, en Auvergne, que 30, 35, 40, 45, rarement 50 centimes par jour[29]. La rétribution se releva vers 1852, grâce à la transformation qui s’opéra dans l’industrie du Puy par la création d’écoles professionnelles et à la substitution de guipures fleuries de laine et de soie aux dentelles de fil à bon marché. Cette réforme, habilement et promptement exécutée, porta momentanément à des taux élevés le salaire des bonnes ouvrières. Il atteignit quelque temps 3 fr. et même 4 fr. par jour. Il faut assurément rabattre de ces chiffres exceptionnels pour arriver à l’exacte et commune vérité. Quoi qu’il en soit, l’amélioration fut éphémère : les salaires tombèrent bientôt lourdement à 1 fr. et 1 fr. 50 pour les ouvrières habiles ; pour les dentellières ordinaires, ils étaient encore, d’après M. Reybaud, de 40 cent. par jour vers 1862. Tout prouve qu’ils n’ont pas haussé depuis. Ainsi, dans le centre de la France, 120 000 ouvrières environ gagnent par un travail acharné une rétribution qui est souvent inférieure à un demi-franc. Telle est aussi, d’après M. Jules Simon, la situation des ouvrières belges, qui sont au nombre de 125 000. La destinée de nos dentellières normandes, sans être digne d’envie, est cependant légèrement supérieur. C’est à 10 centimes par heure que M. Jules Simon, il y a dix ans, fixait le salaire des dentellières de Normandie. Nos renseignements, aussi récents que sûrs, nous permettent d’affirmer que, loin d’avoir haussé, ces salaires ont plutôt une tendance à décroître. Il nous suffit, pour le prouver, de citer ici quelques passages d’une lettre datée du mois de novembre 1868 et provenant d’un des fabricants de dentelle les plus importants de Normandie. « À la suite des brillants succès obtenus dans les diverses expositions par les belles dentelles de nos fabriques du Calvados, on doit naturellement supposer, dit-il, un état de prospérité dont le premier résultat aurait dû amener une augmentation notable sur le prix de la main-d’œuvre. D’ailleurs, depuis quelque temps déjà, la dentelle est favorisée par le goût du jour, et cependant c’est à peine si la journée de l’ouvrière est payée par jour 1 fr. à 1 fr. 25. Je ne parle pas de quelques mains d’élite qui obtiennent une rémunération plus élevée pour des travaux d’une beauté exceptionnelle ; mais la masse des ouvrières, toutes celles qui font un travail ordinaire, c’est-à-dire les sept huitièmes assurément gagnent rarement au-dessus de 1 fr., et souvent moins. Aussi, les voyons-nous déserter les métiers, braver les intempéries et les rigueurs de la saison pour courir aux rudes travaux de la campagne chaque fois qu’une occasion se présente. Là, au moins, les ouvrières sont nourries par ceux qui les emploient, et si elles ne gagnent que 75 cent. par jour, elles n’ont pas à se préoccuper du plus impérieux des besoins de l’existence. Cette tendance à délaisser une occupation facile et agréable accuse un malaise dont il faut se préoccuper. Si cette antipathie de l’ouvrière pour le métier devait augmenter et se propager, il faudrait redouter pour l’avenir un amoindrissement considérable dans la production. Déjà, j’entends dire de divers côtés que l’on renonce à former les jeunes filles ; les mères cherchent pour les enfants un travail plus lucratif : on essaye, dans certains endroits, à implanter une industrie nouvelle ; en un mot, le travail à la dentelle répugne parce qu’il est souvent insuffisant à faire vivre. C’est que, en effet, partout le prix des denrées s’est sensiblement accru, les exigences de la vie actuelle se sont élevées et les salaires n’ont pas augmenté. À l’heure qu’il est, l’équilibre est rompu : il n’y a plus pour l’ouvrière de proportion raisonnable entre les bénéfices possibles et les dépenses indispensables[30]. » Telle est la rétribution dans la province de France où, de l’aveu de tous, le sort des dentellières est le moins misérable. Et ce n’est pas dans un moment de crise que ces renseignements nous arrivent. L’auteur de ces informations reconnaît lui-même que, « depuis quelque temps la dentelle est favorisée par le goût du jour. » Nous trouvons là une démonstration pratique d’une vérité scientifique que nous développerons plus loin, à savoir que les industries de luxe, qui se font à domicile et n’admettent ni la division du travail ni l’intervention de la mécanique, sont difficilement progressives et ne se prêtent qu’à grand’peine à une augmentation des salaires. Quant aux causes de ce bas prix de la main-d’œuvre dans le travail de la dentelle, elles sont variées ; mais voici la principale : « Nous avons vu, dit l’industriel dont nous invoquons le témoignage, les dentelles produites par les machines faire de tels progrès, sous tous les rapports, que bien des gens se sont demandé si la vraie dentelle ne finirait pas par être anéantie. Tel objet, qui vaut 2 000 fr. en vraie dentelle, est reproduit en imitation presque textuellement et peut se livrer à 200 ou 250 fr. » Il importe de prendre acte de cette importante constatation. La mécanique, comme nous l’annoncions, réussit à rivaliser avec la dentelle elle-même et, remplaçant la perfection et la solidité par le non marché, elle empiète sur le domaine du travail à la main et menace les carreaux de nos dentellières. La situation est des plus graves pour les ouvrières à la main. « Tous ceux qui désirent l’extension des fabriques de dentelles, continue le fabricant cité plus haut, doivent désirer que les circonstances permettent promptement d’augmenter le salaire des ouvrières dans une proportion assez satisfaisante pour les rattacher, sans exception, à une industrie aussi importante et qu’il ne faut pas laisser faiblir, sous peine d’un grand danger pour l’avenir. » Tel est l’état de cette élégante industrie qui occupe en France 220 000 femmes. Aussi n’est-il pas étonnant qu’elle décroisse chaque jour. Au moment où nous écrivons, il vient de se former dans le Calvados, sous la présidence du préfet, un comité pour rechercher les moyens de remettre en honneur le travail de la dentelle qui tend à disparaître. Les salaires sont stationnaires depuis de très longues années, au point de n’avoir plus la force d’attraction nécessaire pour recruter le personnel ouvrier. Cette tâche gracieuse, mais ingrate, qui s’offre sous un jour si séduisant à l’observateur superficiel, suffit à peine à nourrir la jeune fille qui s’y livre. Et ce n’est pas là un état transitoire : il a tous les caractères de la permanence et il serait difficile de voir comment il pourrait s’améliorer. La rémunération de la dentellière, en effet, ne se pourrait accroître que par une hausse du prix des produits ou par une réduction des profits du patron ; or, ces derniers étant modérés et les premiers étant déjà presque excessifs, il est difficile de découvrir d’où pourrait venir pour les dentellières une situation meilleure. Telle est la force des choses contre laquelle protester est insensé et gémir inutile. Tout ce que l’on peut souhaiter, c’est que les rangs des dentellières, comme les rangs des brodeuses, s’éclaircissent ; qu’un certain nombre d’entre elles trouvent des professions plus lucratives, et que celles qui restent attachées à leur ancien métier puissent, en restreignant la production, atteindre des prix un peu plus élevés. Il est possible, en effet, de considérer autrement que comme un malheur public la réduction d’une industrie dont les produits obèrent ceux qui les achètent et ne nourrissent pas ceux qui les font.

Nous avons parcouru toutes les industries de la France qui emploient en grand nombre les bras ou les doigts des femmes. D’un côté nous avons vu les grandes industries textiles : le coton, la laine, le lin, la soie ; de l’autre côté, les deux grandes industries de luxe : la broderie et la dentelle. Ces deux groupes se peuvent opposer l’un à l’autre, et, de leur comparaison, il ressort plus d’un enseignement. Chacun de ces deux groupes emploie à peu près le même nombre d’ouvrières, puisque nous avons évalué à 350 000 ou 400 000 le nombre des femmes occupées dans les usines qui préparent, filent, tissent et apprêtent les matières textiles, et que, d’une autre part, les statistiques les plus véridiques portent à 370 000 le nombre des dentellières et des brodeuses. Ainsi, il y a presque égalité dans le nombre des ouvrières qui composent l’un et l’autre groupe. Dans le premier groupe d’industries, le travail est aggloméré ; dans le second, le travail se fait à domicile : dans l’un, la mécanique joue un grand rôle ; dans l’autre, les doigts seuls, avec quelques auxiliaires très simples et élémentaires, font toute la besogne. Mais la situation matérielle des ouvrières de l’un et de l’autre groupe ne diffère pas moins que les conditions de travail où elles se trouvent placées. Dans le groupe des industries textiles la rémunération de l’ouvrière est relativement élevée : elle est en moyenne de 2 fr. par jour ; dans le groupe des industries de la broderie et de la dentelle la rémunération est chétive, ne dépasse 1 fr. que par exception et se tient presque toujours bien au-dessous. Dans le premier groupe, non seulement les salaires sont élevés, mais ils ont une tendance continue à la hausse : les perfectionnements dans les machines et les procédés de fabrication viennent, en effet, faciliter chaque jour le travail de l’ouvrier et lui permettre de produire mieux, plus et en moins de temps. Dans le second groupe, non seulement les salaires sont bas, mais ils sont stationnaires, ou plutôt ils ont une tendance à la baisse, menacés qu’ils sont par les inventions mécaniques ; en outre, dans le premier groupe, la journée de travail est fixée uniformément à douze heures au plus, dans certains lieux et pour quelques usines à onze ou dix heures ; dans le second groupe, la journée de travail est excessive et s’étend parfois à quatorze, quinze, seize et dix-sept heures : et cependant, si la philanthropie a des plaintes et des soupirs, ce n’est pas pour les dentellières et les brodeuses, qui gagnent 1 fr. à grand’peine par un travail excessif et dont le sort misérable ne semble admettre aucun espoir de progrès et d’amélioration, c’est, au contraire, pour les fileuses, les tisseuses, les apprêteuses qui, dans les industries du coton, de la laine, du lin et de la soie, gagnent en moyenne 2 fr. par jour, qui travaillent douze heures au plus et qui ont une destinée que les progrès de la science rendent de moins en moins misérable.


CHAPITRE IV

Salaires des femmes. — Suite. — Petite industrie. — Métiers divers.

Nous arrivons à l’infinie variété des métiers divers dont le nombre semble défier toute nomenclature, et dont les conditions changeantes paraissent repousser toute statistique des salaires. Pour parcourir en entier ce labyrinthe et en dresser un plan où l’on pût se reconnaître, il faudrait une bien rare précision d’esprit et une méthode singulièrement exacte. Encore risquerait-on, par la sécheresse du tableau et l’innombrable quantité des traits, de rebuter plutôt que d’instruire, de porter dans l’esprit plus de confusion que de lumière. Le moraliste éminent, qui nous a précédé avec tant d’éclat dans l’étude de la condition de l’ouvrière, a fait preuve, dans la peinture animée des mille professions féminines, d’une merveilleuse richesse d’observation et de style. Nous avons de moindres ressources et une plus humble tâche. Nous nous contenterons de tracer quelques grandes lignes, auxquelles nous nous efforcerons de donner toute la netteté et toute l’exactitude qui se peuvent atteindre.

Nous ne promènerons pas nos regards sur toute la France, interrogeant toutes les localités et toutes les industries pour leur demander compte du sort qu’elles font à leurs ouvrières. Outre l’inconvénient de disperser à l’excès notre attention, nous rencontrerions cet autre désavantage plus grand encore de manquer des données statistiques précises et récentes, qui seules peuvent avoir quelque poids. Nous nous renfermerons dans l’enceinte de la ville de Paris, prenant pour guide l’enquête de la chambre de commerce de 1860, publiée en 1864, et la corrigeant ou la rectifiant par les informations postérieures qui méritent créance. Par l’état des métiers dans la ville de Paris et la connaissance du sort qui y est fait aux ouvrières, tout esprit, ayant le sens de la proportion et l’habitude de l’induction, pourra se tracer un tableau approximatif de la destinée des femmes dans les métiers similaires des autres villes de France.

L’enquête de 1860 répartit toutes les industries de Paris en dix groupes dont le dernier se subdivise en six branches. Sans doute, il se glisse quelque arbitraire dans ces répartitions : mais c’est une justice à rendre à la dernière enquête, qu’il paraît difficile d’apporter plus de méthode à un aussi laborieux et délicat travail. La constitution des dix groupes présente tous les caractères d’une classification, si ce n’est rigoureusement exacte, du moins approximativement juste. Les erreurs d’assimilation sont rares ; tout au plus pourrait-on reprendre une trop grande inégalité d’importance dans la formation des groupes et un excès de subdivisions dans le dernier d’entre eux. Voici d’ailleurs quels ils sont :

1er groupe. Alimentation.

2ème Bâtiment.

3ème Ameublement.

4ème Vêtement.

5ème Fils et tissus.

6ème Acier, fer, cuivre, zinc, plomb.

7ème Or, argent, platine.

8ème Industries chimiques et céramiques.

9ème Imprimerie, gravure, papeterie.

                                               1ère partie. — Instruments de précision, de musique et                                                horlogerie.

                                               2ème partie. — Peaux et cuirs.

10me                                       3ème partie. — Carrosserie, sellerie, équipements                                                         militaires.

                                               4ème partie. — Boissellerie, vannerie, brosserie.

                                               5ème partie. — Articles de Paris.

                                               6ème partie. — Industries non groupées.

Il n’est pas un seul de ces groupes où les femmes ne se glissent et ne revendiquent une part plus ou moins grande de travail. L’industrie du bâtiment elle-même, qui semblait devoir être fermée à la femme, compte quelques ouvrières, exceptions rares, il est vrai, déviations à l’ordre naturel des choses, protestations anormales contre l’impuissance physique du sexe faible. De même que l’on rencontre parfois en Suisse des hommes qui font de la broderie ou de grands garçons qui travaillent à la dentelle, l’on trouve à Paris quelques femmes qui remplissent l’état de couvreurs ou qui posent et font des tuiles et des tuyaux de cheminée. À part ces vocations irrégulières qui n’ont d’importance qu’au point de vue psychologique, voici les groupes où la main-d’œuvre féminine joue le plus grand rôle : c’est d’abord celui du vêtement qui emploie près de la moitié des ouvrières recensées dans l’industrie parisienne, soit 47 000 sur 105 000, et où le nombre des femmes est près du double du nombre des hommes ; c’est ensuite le groupe des fils et tissus qui compte 15 000 femmes contre 9 500 hommes ; c’est enfin la cinquième partie du dernier groupe, les articles de Paris, où les femmes, au nombre de 12 600, dépassent les hommes qui ne sont que 10 700. Voici, d’un autre côté, les groupes où la main-d’œuvre féminine est le plus effacée : c’est d’abord le bâtiment qui ne compte que 35 femmes contre 70 000 hommes ; le sixième groupe (acier, fer et cuivre) qui n’emploie que 1 000 femmes contre 26 000 hommes ; la première partie du dixième groupe (instruments de précision et de musique, horlogerie), où l’on a recensé 10 000 ouvriers et seulement 783 ouvrières ; enfin le premier groupe lui-même, celui de l’alimentation, où les femmes, bien que nombreuses, ne tiennent pas la place qui semble leur avoir été destinée par la nature, puisqu’elles ne s’y rencontrent qu’au nombre de 7 600, pendant que les hommes y sont près de 30 000.

Tels sont les traits caractéristiques qui font saillie sur le tableau si rempli des industries parisiennes. Si, nous détachant de cette contemplation isolée, nous portons nos regards, pour les comparer entre elles, sur l’enquête de 1847 et l’enquête de 1860, d’autres faits importants se révèlent et suggèrent de graves réflexions. L’enquête de 1847 ne portait que sur le vieux Paris resserré dans l’enceinte étroite des anciennes barrières ; l’enquête de 1860 s’étend au Paris nouveau dilaté jusqu’aux fortifications ; c’est-à-dire que le nombre des ouvriers a dû s’accroître dans une proportion considérable. C’est ce qui est arrivé, en effet. L’enquête de 1847 comptait à Paris pour toutes les professions réunies 204 925 ouvriers et 112 891 ouvrières, soit un nombre total d’environ 318 000 individus. L’enquête de 1860 a recensé 416 811 ouvriers (hommes, femmes et enfants) ; c’est une augmentation notable et parfaitement normale, si l’on tient compte de l’extension des limites et de l’accroissement de la population de Paris. Mais si l’on examine les éléments de ce chiffre total fourni par l’enquête de 1860, l’on ne peut échapper à un douloureux étonnement. Le nombre des ouvriers (hommes) qui n’était que de 204 925 dans l’enquête de 1847, s’est élevé à 285 861 ; mais, chose étrange, le nombre des ouvrières qui était, en 1847, dans le vieux Paris de 112 891, se trouve être descendu, dans le Paris agrandi, au chiffre de 105 410.

Ainsi le territoire de la ville s’est doublé, la population a augmenté d’un tiers, le nombre des ouvriers a haussé d’un quart, et le nombre des ouvrières non seulement ne s’est pas élevé, mais il a baissé de 7 000, c’est-à-dire de 6-5%. Quelle est la cause de ce phénomène étrange et quelles explications en peut-on donner ? Il y a des explications qui satisfont et semblent indiquer un état meilleur de la famille ; on peut supposer, en effet, que cette diminution du nombre des ouvrières recensées vient d’un progrès de l’aisance dans les classes populaires, qu’il est une naturelle conséquence de l’accroissement des salaires des hommes lequel permettrait au mari d’élever et de nourrir sa famille, sans contraindre sa femme à un travail salarié ; dans une certaine mesure cette raison consolante peut être vraie. Il y a une autre interprétation favorable, c’est que le nombre des ouvrières, travaillant chez elles, sans intermédiaire, pour des personnes du monde, aurait augmenté ; existences ignorées, qui ne sont comprises dans aucun cadre officiel et qui s’écoulent silencieusement à l’ombre du foyer domestique sans offrir leurs actes à l’enregistrement des statistiques ; nous admettons aussi cette explication dans une mesure restreinte. Enfin, il est une autre raison, profondément douloureuse, mais qui se trouve établie par les faits les plus incontestés ; non seulement les industries qui emploient les femmes ont moins d’élasticité et se prêtent moins au développement que les industries qui emploient les hommes, mais encore il est un grand nombre de ces corps de métiers, spécialement féminins, où des procédés nouveaux venant à s’introduire, sans que l’éducation des femmes se soit suffisamment perfectionnée, le nombre des ouvrières se réduit et quelquefois dans de considérables proportions.

M. Augustin Cochin, dans son étude sur Paris, sa population, son industrie, a fait remarquer que les décorateurs de porcelaine, par exemple, n’emploient, d’après l’enquête de 1860, que 458 femmes au lieu de 1 010 qu’ils occupaient d’après l’enquête précédente, et que les polisseurs et les brunisseurs pour orfèvrerie n’ont que 279 ouvrières au lieu de 284 ; et cependant, dit M. Cochin, dans ces deux métiers les affaires ont doublé, mais un procédé Dutertre a diminué l’emploi des femmes. D’un autre côté, beaucoup des industries féminines qui occupaient à Paris un nombreux personnel ont dû reculer devant la concurrence de la province. C’est ce qui est arrivé pour les corsets, lesquels n’employaient en 1860 que 2 254 ouvriers des deux sexes, au lieu de 2 968 qu’ils occupaient en 1847. Il y aurait à examiner, d’autre part, l’influence de la machine à coudre, à laquelle nous consacrerons, dans une autre partie de cet ouvrage, un chapitre spécial. Enfin, les industries féminines qui ont pris le plus grand développement n’ont pas augmenté leur personnel dans la proportion où elles accroissaient leurs chiffres d’affaires. Telle est, par exemple, l’industrie des fleurs artificielles, qui dans l’intervalle des deux enquêtes a triplé sa production estimée en valeur, quoique le nombre des ouvrières qu’elle emploie n’ait pas augmenté de 23%, soit de 5 720 à 7 011. Par ces diverses raisons, le chiffre des ouvrières recensées dans l’enquête de 1860 est loin de représenter le nombre total des femmes qui ont besoin à Paris du travail de leurs mains pour soutenir leur vie et celle de leur famille. Aussi parmi les personnes assistées dans la capitale, rencontre-t-on infiniment plus de femmes que d’hommes. D’après un mémoire sur l’état présent de la population indigente lu en 1864 à l’Académie des sciences morales et politiques par M. Husson, le nombre total des indigents, qui était à cette époque de 101 570 dans la ville de Paris, se décomposait comme il suit :

Adultes                                 hommes        21 865

                                                femmes         35 432

            Enfants                                 garçons         21 996

                                                                  filles              22 277

Ainsi la part des deux sexes dans l’indigence se balance presque exactement pendant la période de l’enfance, tandis que pour les adultes l’équilibre se déplace, au point que le nombre des femmes secourues est de 68% supérieur au nombre des hommes assistés.

Si le personnel féminin de l’industrie de Paris a décru dans une mesure considérable, nous avons, du moins, la consolation de savoir que la rétribution de l’ouvrière s’est sensiblement élevée. « Nous avons dressé, disent les commissaires de l’enquête de 1860, un tableau des salaires en fractionnant en 18 sections ou classes pour les femmes les prix des journées payables à Paris. Pour faire le compte des salaires, on a compris comme ouvrières les filles au-dessous de 16 ans recevant le prix de leur travail, ce qui a grossi de 900 le chiffre des ouvrières[31]. Les femmes, au nombre de 106 310, reçoivent des salaires qui varient de 50 cent. à 10 fr. par jour. Nous résumons ces divers salaires en trois sections : la première comprenant les salaires jusqu’à 1 fr. 25 ; la deuxième de 1 fr. 50 à 4 fr. ; la troisième de 4 à 10 fr.

« La première de ces sections comprend principalement les jeunes filles au-dessous de seize ans et les femmes qui cherchent dans le travail de l’aiguille une ressource complémentaire au salaire de leur mari ou un accroissement de bien-être. Parmi les ouvrières de cette section, un grand nombre est nourri, blanchi et couché. Ce nombre est accusé par les constatations de l’enquête n’être pas moindre de 11 340. Nous avons cru, pour plus d’exactitude, devoir retrancher les chiffres composant ce premier groupe, des éléments devant servir à l’établissement de la moyenne de la journée gagnée par les femmes ; c’est comme faussant également cette moyenne au point de vue opposé, que nous avons éliminé les 767 ouvrières, rémunérées comme directrices d’ateliers ou comme employées à un travail exceptionnellement avantageux ; la deuxième section nous servira donc exclusivement de base pour l’appréciation du salaire des femmes occupées dans l’industrie de Paris. Cette section se compose de 88 340 ouvrières, payées 1,80 à 4 fr. C’est dans le groupe du vêtement et des fils et tissus que se trouve la plus grande quantité des ouvrières recensées : le salaire moyen des femmes est de 2 fr. 14 par jour[32]. »

Ainsi parlent les rédacteurs de l’enquête. Nous avons tenu à citer leurs propres termes, parce que nous avons à critiquer cette manière de présenter les faits. Avant d’aborder les critiques, nous devons constater plusieurs points dignes d’être notés. C’est d’abord que, dans l’enquête de 1860, le maximum des salaires est inférieur et le minimum, au contraire, est supérieur aux chiffres correspondants de l’enquête précédente. D’après l’enquête de 1847, le maximum touché par une seule ouvrière, il est vrai, était de 20 fr. ; le minimum, pour les ouvrières en lingerie, était de 15 cent. D’après l’enquête de 1860, le maximum n’est plus que de 10 fr. et le minimum est de 50 cent. Sans doute l’on pourrait reprocher aux commissaires de 1847 d’avoir compris dans leurs recherches des faits tellement exceptionnels qu’ils devaient être laissés de côté, et d’avoir rangé parmi les ouvrières une véritable artiste, peintre sur porcelaine, et, d’autre part, quelques vieillards infirmes, incapables d’un travail rémunérateur. Mais un examen attentif des faits montre cette double vérité : les salaires extraordinairement bas ont une tendance à disparaître, sauf pour les malades ou les ouvrières à la pièce, qui ne peuvent consacrer que fort peu de temps par jour à leur métier ; et d’un autre côté, les salaires extraordinairement élevés ont également une tendance à diminuer par le nombre de plus en plus grand des ouvrières habiles qui augmentent la concurrence et, en rendant le talent moins rare, le mettent ainsi à moindre prix. Un autre point que l’enquête de 1860 a signalé et qui mérite d’être mis en lumière, c’est que ces salaires de 50 et de 75 cent. sont le plus souvent des gages et ne constituent pas, dans la généralité des cas, la rémunération totale de l’ouvrière, puisque celle-ci se trouve en outre logée, nourrie, blanchie. Quand donc l’on vient dire, en prétendant s’appuyer sur des chiffres officiels, que plus de 14 000 femmes à Paris gagnent moins de 1 fr. par jour, on dénature les faits et l’on émet une proposition dont tout démontre la fausseté. En réduisant ainsi à un salaire journalier des gages mensuels ou annuels, sans tenir compte de la nourriture, du logement et de l’entretien, l’enquête a fourni à ceux qui ont intérêt à exagérer le mal social et les souffrances des classes laborieuses des arguments captieux. Nous avons vérifié nous-même l’assertion des commissaires de l’enquête, et nous avons trouvé que la majeure partie des ouvrières, qui composent la première de ces trois sections du tableau cité plus haut, reçoivent, en effet, outre la rémunération indiquée, la nourriture, le logement et l’entretien.

Cependant le salaire moyen fixé par l’enquête de 1860 nous paraît trop élevé. D’abord l’on a eu tort, selon nous, de ne considérer que la seconde section, c’est-à-dire celle des ouvrières qui gagnent de 1 fr. 25 à 4 fr., pour établir cette moyenne des salaires. Puisqu’il est constaté, en effet, que sur les 17 203 femmes qui constituent la première section, où le salaire est inférieur à 1 fr. 50, il s’en trouve seulement 11 340 qui reçoivent en outre la nourriture, le logement et l’entretien ; il fallait comprendre les 5 863 autres parmi les éléments qui devaient servir à l’établissement du salaire moyen, dût-on aussi y faire entrer les ouvrières composant la quatrième section où les salaires sont supérieurs à 4 fr. C’est une fort mauvaise raison pour négliger ces 5 863 femmes, que de prétendre qu’elles « cherchent dans le travail de l’aiguille une ressource supplémentaire au salaire de leur mari ou un accroissement de bien-être. » L’immense majorité des ouvrières parisiennes n’est-elle pas dans ces conditions ? Mais le reproche à faire à l’enquête est encore infiniment plus grave. Quand on parle d’une moyenne des salaires, l’idée que cette locution éveille, c’est celle d’un salaire qui est touché par la majorité des ouvrières. Or, la méthode suivie par les commissaires de l’enquête conduit à la fixation d’un prétendu salaire moyen qui est supérieur à la rétribution du plus grand nombre des ouvrières. D’après les commissaires de l’enquête, le salaire moyen serait de 2 fr. 14 par jour. Or, il suffit de jeter les yeux sur la deuxième section du tableau des salaires, laquelle a servi de base exclusive à cette fixation de la moyenne, pour voir que la majorité des ouvrières touche un salaire inférieur à 2 fr. 14. En effet, 16 722 femmes gagnent 1 fr. 50 ; 7 644 gagnent 1 fr. 75 ; 24 810 obtiennent 2 fr. ; soit, en tout, 49 176 femmes qui gagnent moins de 2 fr. ou 2 fr. au plus : la deuxième section tout entière, comprenant 88 340 ouvrières, il en résulte que 39 164 seulement gagnent le prétendu salaire moyen ou davantage. Ainsi, les 5 neuvièmes des ouvrières n’atteignent pas cette prétendue moyenne des salaires. L’erreur commise par l’enquête est encore plus frappante si l’on tient compte, comme nous avons établi qu’on doit le faire, des 5 863 femmes de la première section, qui ne sont ni nourries, ni logées, ni entretenues : l’on a alors 55 039 femmes qui gagnent moins de 2 fr. par jour ou 2 fr. au maximum, tandis que le nombre des ouvrières qui gagnent plus de 2 fr., même en y comprenant les directrices d’ateliers et les ouvrières exceptionnelles de la troisième section, ne monte qu’à 39 931. Ainsi, 58% des ouvrières parisiennes, en mettant de côté celles qui sont nourries, logées, entretenues, gagnent moins de 2 fr. ou 2 fr. au maximum ; 42% seulement gagnent plus de 2 fr., et cependant l’enquête fixe au-dessus de 2 fr. le salaire moyen. Il est facile de se rendre compte par le raisonnement de la cause de cette étrange erreur : en matière de salaires, surtout pour les industries de luxe où l’on trouve quelques salaires très élevés, les prétendues moyennes sont toujours supérieures au chiffre touché par la majeure partie des ouvrières. En effet, les écarts au-dessus du taux habituel sont beaucoup plus considérables que les écarts au-dessous ; tandis que les ouvrières les moins payées à Paris gagnent 50 cent., les ouvrières les plus payées gagnent 10 fr. : or, il y a un bien plus grand écart de 2 à 10 fr. que de 2 fr. à 50 cent. ; et, si l’on fait entrer en ligne de compte 4 ouvrières gagnant 50 cent. et une ouvrière gagnant 10 fr., l’on arrivera, par la méthode de l’enquête, à trouver que le salaire moyen de ces 5 ouvrières est de 2 fr. 40 par jour et à faire croire que la majeure partie de ces 5 ouvrières gagne cette somme, tandis que 4 sur 5 gagnent infiniment moins. Il suffit de jeter les yeux sur le tableau de la deuxième section, qui a servi de base exclusive à l’établissement de la prétendue moyenne des salaires, pour voir que le minimum des salaires de cette section n’étant que de 1 fr. 50 et le maximum de 4 fr., l’écart de 4 fr. à 2 se trouvant beaucoup plus considérable que l’écart de 1 fr. 50 à 2 fr., il devait en résulter que la prétendue moyenne obtenue serait supérieure au taux touché par la majorité des ouvrières. Voici un exemple, pris au hasard dans l’enquête, qui vient encore à l’appui de notre démonstration ; nous le tirons de l’industrie des mégissiers, soit la 225e industrie recensée : la mégisserie occupe à Paris 16 femmes, dont 6 gagnent 1 fr. 50 ; 3 gagnent 1 fr. 75 ; 5 gagnent 2 fr. ; 2 femmes y obtiennent 4 fr. Le salaire touché par la majorité des ouvrières de ce corps d’état est évidemment moindre de 2 fr., puisque 9 femmes gagnent 1 fr. 50 ou 1 fr. 75 et que 7 femmes seulement gagnent 2 fr. ou plus ; mais la méthode suivie par l’enquête nous ferait trouver que le salaire moyen de ces ouvrières est supérieur à 2 fr. : en effet, la somme des salaires des 16 ouvrières se trouve être de 32 fr. 25, ce qui donne un peu plus de 2 fr. par tête, si l’on divise cette somme en parts égales. Telles sont les erreurs auxquelles on arrive par ce procédé des moyennes. Elles nous rappellent ce calcul, fait par un statisticien plaisant, sur la prétendue fortune moyenne des habitants d’un village où le plus riche financier de l’Europe et du monde avait sa maison de plaisance. Ce statisticien trouvait que les habitants de ce village avaient, en moyenne, plus de 100 000 fr. de rente chacun. Il n’y a de véritable moyenne des salaires ou des revenus que le revenu ou le salaire qui est touché par la majorité des individus. Au surplus, cette erreur de l’enquête n’est méconnue par aucun des hommes compétents qui ont examiné la question de près, quoique personne n’ait cherché à fournir la démonstration raisonnée des causes de cette erreur. M. Augustin Cochin, par exemple, dans son Étude sur Paris, sa population, son industrie, sans critiquer la méthode suivie par l’enquête pour la fixation de la moyenne des salaires, ne laisse pas d’établir que l’immense majorité des ouvrières parisiennes était, en 1860, loin de la gagner. Depuis 1860, une légère amélioration a eu lieu, et M. Cochin, dès 1864, constatait que les chiffres établis par l’enquête se trouvaient dépassés, et il estimait que le salaire moyen des ouvrières parisiennes flottait alors aux environs de 2 fr. 50. En l’absence de données précises et d’éléments solidement établis, nous craindrions de céder, quant à nous, à un optimisme trompeur, si nous avancions que la majorité des ouvrières parisiennes gagne actuellement 2 fr. 50 par jour. C’est encore là, croyons-nous, le salaire des privilégiées du talent et de la destinée : le plus grand nombre des existences obscures, moins favorisées par la nature ou les circonstances, n’atteint qu’à grand’peine une rémunération de 2 fr.

Ainsi, tout concourt à établir que dans cette grande ville si luxueuse, où la concurrence des fortunes brillantes et les exigences d’une fastueuse administration portent si haut le prix des subsistances et des loyers, c’est à peine si l’ouvrière assidue, dont les doigts habiles produisent tant de délicats et artistiques ouvrages, obtient une rémunération égale à celle de l’ouvrière de fabrique qui, dans nos villes ou nos bourgs de province, trouve une existence moins coûteuse et moins surexcitée par le spectacle du luxe d’alentour.

Il serait intéressant d’entrer dans le secret de ces mille métiers divers qu’offre à nos yeux l’industrie de Paris et de noter dans chacun d’eux la rétribution qui est accordée à la femme. Sans nous perdre dans le détail infini d’une aussi minutieuse investigation, il est possible de diviser en quelques groupes cette immense armée des ouvrières parisiennes et de résumer en quelques traits la destinée de chacun d’eux.

Il faut laisser de côté les classifications tracées par les différentes enquêtes ; car ces divisions et ces subdivisions nombreuses ont été faites en considération moins de l’ouvrier que des industries et des affaires. Les ouvriers ne sont pas irrévocablement parqués dans les différentes sections qui leur sont assignées par les commissaires de la Chambre de commerce ; ils passent facilement de l’une à l’autre, et telle femme, qui fut recensée jadis dans le groupe du vêtement, se trouve aujourd’hui peut-être dans celui de l’ameublement, ayant changé de patron, mais non pas véritablement de métier ; de même encore qu’une femme qui fut classée dans le groupe de l’alimentation peut avoir émigré depuis dans celui des industries chimiques, sans que sa tâche soit sensiblement modifiée. Ainsi, ces auxiliaires modestes de l’industrie ne participent pas toujours à la spécialisation rigoureuse qui semble être imposée, de notre temps, aux différents corps de métiers. Il faut donc constituer des groupes plus simples et plus élémentaires, qui répondent mieux aux conditions réelles des existences ouvrières.

Le premier groupe qui s’offre à nos yeux, c’est celui de ces femmes dont on ne saurait dire au juste si elles sont ouvrières, servantes ou employées. Moins occupées à la fabrication qu’à la vente et au débit, elles donnent aux marchandises la dernière façon qui les doit faire valoir ; elles les présentent au chaland, elles les ornent, les habillent, les enveloppent, quelquefois les portent à domicile ; ou bien encore elles tiennent les livres et font les comptes : classe immense, où se rencontrent, en apparence plus encore qu’en réalité, les extrémités de la destinée de l’ouvrière ; où la simple robe d’indienne et le tablier blanc côtoient l’élégante robe de soie à longue traîne et la lingerie fine ; où la vie se passe, tantôt dans des réduits enfumés, au milieu de marchandises grossières, tantôt dans de fastueux salons décorés avec toutes les ressources du luxe parisien ; où l’on est en relations quotidiennes, ici avec le public affairé et besogneux des quartiers commerçants et des classes laborieuses, là, au contraire, avec la foule oisive et opulente du high life. Demoiselles de boutique, dames de comptoir, simples servantes, quelle que soit la diversité de leur costume et de la figure qu’elles font dans le monde, elles se ressemblent toutes par certaines aptitudes et certaines fonctions communes ; elles diffèrent plus par l’apparence de leur rôle que par la réalité de leur condition. Sous toute cette variété des dehors, on découvre parmi elles une uniformité de vie, comme parmi les comédiennes où l’esclave se trouve quelquefois mieux rétribuée que la reine, et où la soubrette est souvent l’égale, parfois même la supérieure, de la grande dame qu’elle paraît servir sur la scène. Ainsi, dans cette catégorie d’ouvrières, c’est souvent la plus modestement vêtue, celle que l’on rencontre dans les boutiques les plus simples et qui fraye avec le public le plus humble, c’est souvent celle-là qui a la rémunération la plus élevée, l’aisance la plus large et la destinée la plus assurée. C’est un fait incontestablement démontré par les chiffres de l’enquête, que les femmes employées par les charcutiers ont des salaires et des gages plus élevés que les jolies et élégantes demoiselles qui présentent et habillent avec tant de grâce les bonbons chez les confiseurs ; l’on trouve aussi de plus hauts salaires pour les femmes occupées chez les vinaigriers et les moutardiers que pour celles qui offrent avec tant de distinction les gâteaux et les glaces chez les pâtissiers en renom. Enfin, l’on frémit à la pensée que la plupart de ces jeunes filles, vêtues et parlant comme de grandes dames, n’atteignent pas des salaires de plus de 2 fr. 50 par jour, sans appoint de nourriture et de logement, et que, parmi les 294 femmes recensées chez les confiseurs, l’enquête n’en signale que 12 dont la rétribution soit de 3 fr. ou plus. Cette classe d’ouvrières, d’employées et de servantes, constitue un corps important de l’armée des ouvrières parisiennes, ou plutôt, sans former un corps spécial, elle s’étend dans tous les corps différents et comprend, à n’en pas douter, plus de 10 000 ou 12 000 ouvrières.

L’immense majorité des femmes occupées par l’industrie parisienne vit du travail de l’aiguille. M. Jules Simon a signalé que, parmi les 112 000 ouvrières recensées par l’enquête publiée en 1851, plus de la moitié, soit 60 000, vivaient du travail de la couture : la proportion n’a pas changé depuis. Le groupe du vêtement, à lui seul, comptait, d’après l’enquête de 1860, plus de 47 000 femmes. Il est vrai que beaucoup d’ouvrières rangées dans le groupe du vêtement ne sont pas employées dans les travaux de couture : telles sont les blanchisseuses et repasseuses, qui sont au nombre de près de 9 000. Mais les couseuses ne s’en tiennent pas au vêtement, elles envahissent près de la moitié des industries parisiennes : on les rencontre dans l’ameublement, dans les peaux et cuirs, dans la carrosserie, dans les équipements militaires, dans les articles de Paris. Il serait difficile de fixer ce que peut gagner une femme avec son aiguille : du maximum au minimum les écarts sont considérables. Il faut d’abord signaler toute une élite d’ouvrières dont le talent consiste plutôt dans le goût et l’invention que dans le travail des doigts et qui, rendant chez les modistes et les tailleurs pour femmes des services exceptionnels, atteignent des salaires de 5, 6, 8 et 10 fr. par jour[33]. C’est là une excessive minorité, qui ne représente pas une pour cent du nombre des femmes occupées à Paris par la couture. Il faudrait donner aussi une place à part à toutes ces ouvrières mobiles qui, sans être attachées à un établissement déterminé, sans fournir même un travail constant, cherchent de l’ouvrage dans les moments de détresse et ne s’en procurent qu’avec une grande difficulté et, pour une rémunération presque dérisoire. La couture est le dernier refuge de la femme sans appui et sans ressources ; aussi toutes les infortunées s’attachent avec acharnement à cette planche de salut et parviennent à grand’peine, malgré leurs efforts, à se soutenir au-dessus de l’abîme de l’indigence. Pour réussir comme ouvrière, surtout quand on n’est pas douée d’une habileté de premier ordre, ce qu’il faut avant tout, ce sont des relations, c’est de l’expérience et de l’esprit de conduite ; ce qu’il faut aussi, c’est d’être entrée jeune dans la carrière. Il est rare que les veuves, jusqu’alors oisives, précipitées subitement dans l’industrie par la perte de leur soutien, sachent, veuillent et puissent se tirer d’affaire ; aussi, parmi les métiers qui fournissent le plus de solliciteurs à l’assistance publique, on a rangé en première ligne les travaux d’aiguille, non pas que ces travaux ne puissent soutenir les ouvrières même médiocres qui y cherchent régulièrement leur subsistance, mais parce que la couture devient le métier de toutes les infortunées qui n’en ont pas d’autre, et que c’est à elle que recourent toutes les femmes que leur abandon, leurs maladies, leur âge, leurs charges de famille, leur ignorance, leurs habitudes condamnent à la misère. Si l’on met de côté cette légion trop nombreuse d’ouvrières irrégulières, cet arrière-ban indiscipliné et décrépit, incapable de longues fatigues et d’utiles travaux, on voit que la grande masse des femmes employées dans les ouvrages d’aiguille reçoit un salaire qui, sans être élevé, suffit cependant à les faire vivre. Dans les nouveautés confectionnées, par exemple, les deux tiers des ouvrières gagnent 2 fr. 25 ou plus, un cinquième à peine gagne moins de 2 fr., et un sixième atteint des salaires de 3 fr. ou davantage : c’est une des industries les mieux rétribuées de Paris, si toutefois l’enquête de 1860 ne nous induit pas en erreur[34]. Divers renseignements postérieurs nous confirment dans cette opinion. D’après des documents communiqués, en 1867, à l’enquête du dixième groupe de l’exposition universelle, la maison de la Belle Jardinière, qui emploie 1 500 femmes, payait 3 fr. 50 ou 4 fr. par jour aux bonnes ouvrières et 2 fr. ou 2 fr. 50 aux ouvrières inférieures. La maison Dusautoy, qui fait travailler 2 000 femmes, déclarait au même moment que le salaire de ses ouvrières variait de 2 fr. 50 à 4 fr. Nous-même, plus récemment encore, avons appris de la directrice des ateliers de la maison Godillot, que les salaires des femmes qui s’y trouvent employées, au nombre de plusieurs milliers, oscillent entre 2 fr. 50 et 3 fr. 50 ; ce sont à peu près les mêmes chiffres qui nous ont été donnés par la maison Hayem. Qu’il faille un peu rabattre de ces renseignements optimistes, dus à des chefs d’industrie ou à leurs représentants, nous ne le contestons pas ; cependant l’on peut dire que, dans les industries de couture, toute femme qui, même avec une habileté ordinaire, a un peu de savoir-faire, quelques relations et de l’esprit de conduite, gagne, au minimum, 2 fr. par jour et le plus souvent davantage. Mais, malheur aux déclassées, aux abandonnées, aux ouvrières de la dernière heure, qui se précipitent en toute hâte et sans guide dans l’arène ! Elles gagneront à peine un morceau de pain.

La troisième catégorie d’ouvrières que nous distinguerons dans les industries parisiennes, c’est celle des femmes occupées aux travaux de ménage autres que la couture : les blanchisseuses, par exemple, les repasseuses, les teinturières, les dégraisseuses. Ici, les salaires ont une certaine fixité et ne supportent que de légers écarts. Les sept huitièmes des blanchisseuses gagnent 2 fr. ou 2 fr. 50 par jour ; elles ont souvent, en outre, soit la soupe, soit un verre de vin, soit un verre d’eau-de-vie. Les salaires sont à la fois plus élevés et plus variables pour les femmes occupées chez les teinturiers et les dégraisseurs. Les quatre cinquièmes d’entre elles gagnent 2 fr. par jour, ou plus, et la moitié atteint des salaires de 3 fr. ou davantage : c’est là une des industries les mieux rétribuées de Paris, surtout si l’on considère que, parmi les ouvrières occupées chez les teinturiers et les dégraisseurs et gagnant moins de 2 fr. par jour, la moitié au moins est nourrie et logée par le patron. Le nombre des femmes de ce groupe peut s’élever à 12 000.

La quatrième classe d’ouvrières se compose de celles qui sont occupées dans les articles de Paris, dans la bijouterie et les diverses industries de luxe. C’est dans cette classe que les salaires atteignent leur apogée. Cependant il est très rare, dans cette innombrable légion des ouvrières employées aux industries de luxe, d’en trouver qui aient un véritable talent et que l’on puisse considérer comme des artistes. Les femmes n’occupent que les plus bas échelons et ne font que les ouvrages les plus aisés, qui réclament seulement un peu d’habileté de main, sans qu’une longue éducation, un pénible apprentissage ou un goût exercé soient nécessaires. Aussi, dans ces industries artistiques, les salaires des femmes, quoiqu’ils soient relativement hauts, n’approchent pas des salaires des hommes. Quelle que soit la spécialisation multipliée de la production de luxe à Paris, la tâche des femmes, précisément parce qu’elle ne porte que sur la façon la plus grossière à donner aux objets, y est d’une assez grande uniformité. Un très grand nombre de femmes sont polisseuses pour métal ou pour marbre : on les trouve chez les sculpteurs en albâtre, les fondeurs de bronze, les fabricants de limes, les poteries d’étain, etc. ; beaucoup d’autres femmes sont brunisseuses ou vernisseuses : on les rencontre dans toutes les industries qui travaillent les métaux. Dans ces métiers, une ouvrière médiocre gagne aisément 2 fr. 50 par jour, une bonne ouvrière atteint 3 fr., quelquefois 3 fr. 50, rarement 4 fr. Dans la bijouterie fine, les femmes ont quelques autres attributions un peu plus délicates, sans cesser d’être élémentaires, et qui leur valent des salaires élevés. C’est ainsi que plusieurs milliers d’ouvrières sont reperceuses ou guillocheuses. Le reperçage consiste à achever le découpage des ornements en cuivre ; le guillochage a pour objet de faire sur les métaux, les boîtes de montre et les bijoux, des fonds quadrillés, vermiculaires ou autres, avec un tour. Ce sont des travaux faciles, qui n’exigent ni talent, ni goût : ils rapportent un salaire de 2 fr. 50 ou 3 fr. à l’ouvrière ordinaire et de 4 fr. à l’ouvrière de choix. D’autres femmes sont doreuses, d’autres encore émailleuses ou coloristes. Les gains sont à peu près les mêmes que dans les métiers précédents. On rencontre encore des femmes chez les fabricants d’instruments de précision et d’instruments de musique et dans toutes les branches des articles de Paris. Dans toutes les professions qui composent cette quatrième catégorie d’ouvrières, les salaires de 2 fr. 50 sont la généralité, ceux de 3 fr. sont fréquents, ceux de 3 fr. 50, 4 fr. et plus ne sont pas très rares. Ainsi, l’habileté de la main est hautement rétribuée, alors même qu’elle n’est guidée par aucune instruction et aucune aptitude intellectuelle, ce qui arrive pour l’immense majorité des ouvrières dont nous parlons. Il en est autrement des femmes occupées dans les industries de luxe spécialement féminines, comme les fleuristes, les plumassières. Celles-ci ont beaucoup de goût et font des merveilles en leur art : la dextérité de leurs doigts est guidée par un sens intérieur, qui est vivement affecté par la grâce et sait en reproduire les types variés. Près de la moitié des femmes occupées par les plumassiers gagnent 3 fr. ou plus ; dans les fleurs artificielles ce même salaire est assez fréquent, et la rétribution monte, par exception, à 4 fr., 5 fr., 6 fr., et, pour quelques-unes, à 10 fr. [35] Telle est l’aristocratie des ouvrières parisiennes. Les industries de luxe fournissent, à Paris, le nécessaire aux femmes qu’elles emploient ; elles donnent même un peu d’aisance aux ouvrières habiles, et ainsi elles remplissent leur devoir social, qui est, en satisfaisant les caprices innocents et légitimes de l’opulence, d’aider les classes laborieuses et de ne laisser manquer ni de pain, ni de gîte, ni même d’un peu de loisir et de superflu ces ouvrières modestes et habiles, qui réjouissent nos yeux par tant de jolis et gais ouvrages.

La dernière catégorie que nous distinguerons parmi les ouvrières parisiennes, c’est celle des femmes de tout âge et de toute origine, les unes encore enfants, les autres déjà vieilles, celles-ci qui ont connu des jours prospères, celles-là qui ont été dans le dénuement dès leur berceau, toutes dépourvues de ressources, de relations et de savoir-faire, vouées par leur incapacité à tous les travaux faciles, grossiers et peu rétribués ; n’ayant, beaucoup du moins, aucune profession permanente ; offrant leurs bras inhabiles et leur esprit inculte à toutes les occupations qui leur peuvent donner un morceau de pain. C’est la catégorie des incapables, des déclassées, des misérables, vivant tantôt des secours publics, tantôt de leur ingrat labeur, tantôt de la honte et du vice : légion immense qui rapproche des milliers de créatures adonnées en apparence à des métiers différents, mais condamnées à la même destinée de privations matérielles et d’épreuves morales. C’est pour ces femmes que le salaire se tient à des taux tellement bas qu’on a peine à comprendre qu’il puisse suffire à leur subsistance. C’est surtout dans les industries chimiques, dans les fils et tissus et dans les professions non classées et équivoques, toujours si nombreuses dans les grandes villes, que se rencontrent ces ouvrières indigentes. Parmi les femmes employées chez les fabricants d’allumettes chimiques, chez les artificiers, chez les fabricants de chandelles, de veilleuses et de mèches, de gélatine ou de colle, dans l’industrie du caoutchouc, chez les épurateurs d’huile et de graisse, le plus grand nombre ne gagnent que des salaires de 1 fr. 28, 1 fr. 50, 1 fr. 75. [36] Ce sont aussi là les métiers les plus rebutants. Les salaires ne sont pas plus élevés chez les fabricants de couvertures et molletons, chez les filateurs de bourre de soie, chez les filateurs et retordeurs de coton, chez les fabricants de ouate, chez les tisseurs de châles, etc. [37] Dans la plupart de ces états, la moyenne des salaires, pour les ouvrières travaillant à l’atelier, n’est que de 1 fr. 50 par jour ; quelquefois même elle est encore plus bas. Dans l’industrie des châles, à Paris, les trameuses ne gagnaient, vers 1860, que 8 fr. par semaine ; les lanceuses obtenaient encore moins[38]. Les effilocheurs de laine employaient à Paris, vers 1860, 1 135 femmes travaillant toutes à l’atelier : sur ce nombre, 110 gagnaient 1 fr. par jour, 550 gagnaient 1 fr. 25, 420 atteignaient une rémunération de 1 fr. 50, et 75 seulement gagnaient plus de 1 fr. 50 ; ainsi, dans cette industrie, la majorité des ouvrières ne touchait pas plus de 1 fr. 25 pour une journée de travail en fabrique[39]. Il semble que l’on ne puisse signaler une misère sans immédiatement en découvrir une plus grande encore. La filature des indigents, que l’enquête de 1860 recense parmi les services publics, compte 1 250 ouvrières, parmi lesquelles 1 220 fileuses ne gagnent que de 40 à 60 cent. ; l’élite de cet établissement philanthropique obtient 1 fr. 25 ou 1 fr. 50 par jour. Il est incontestable, si paradoxale que cette opinion puisse paraître, qu’il y a certaines industries où l’ouvrière est moins rétribuée à Paris qu’en province ; aussi ces industries ont-elles un personnel ouvrier qui, à tous les points de vue, semble peu recommandable. Elles sont l’asile de l’ignorance, de la paresse et de la débauche. L’enquête a signalé ce fait inouï, que toutes les filles au-dessous de seize ans employées dans la fabrication des allumettes chimiques ne savaient ni lire ni écrire sans une seule exception, et elles étaient au nombre de 181. Dans l’industrie des filateurs et retordeurs de laine, où la moitié des femmes gagne seulement 1 fr. 25 ou 1 fr. 50 par jour, les industriels se plaignent que le chômage du lundi soit d’usage parmi les ouvrières. Dans l’industrie des châles, l’on dit des ouvrières qui restent lanceuses au-delà d’un certain temps qu’elles doivent gagner de l’argent d’une autre manière. Dans les mêmes conditions d’indigence sont les laveuses et trieuses de chiffons, les femmes qui travaillent pour les fabricants de peau et les maroquiniers, celles qui font des ouvrages de sparterie, les ouvrières en bimbeloterie et beaucoup d’autres. Telles sont encore les femmes employées dans le bobinage, l’enlèvement des ordures, l’arrosement et le curage des égouts ; le salaire de ces pauvres travailleuses variait, d’après l’enquête de 1860, entre 1 fr. et 1 fr. 50. Ainsi se compose cette dernière catégorie des ouvrières parisiennes, que l’on peut nommer la catégorie des incapables et des misérables. Il y faudrait joindre beaucoup d’autres professions plus ou moins avouées ou occultes, les marchandes de gâteaux et les montreuses de jouets sur la voie publique, les femmes qui font des ménages en ville et mille autres métiers du même genre. On ne peut évaluer à moins d’une quinzaine de mille le nombre des infortunées qui, dans cette grande ville de Paris, se livrent à toutes ces tâches ingrates. L’enquête de la Chambre de commerce nous révèle que beaucoup, si ce n’est la plupart, des ouvrières si mal rétribuées dans certaines branches des fils et tissus et dans les industries chimiques sont de pauvres Allemandes ou Flamandes, qu’une destinée cruelle a jetées sans ressources, sans talent et sans relations sur le pavé de Paris ; Allemandes aussi ou Alsaciennes sont la plupart des balayeuses des rues.

Les cinq catégories que nous venons d’indiquer comprennent les mille divisions des ouvrières parisiennes. Pour connaître les ressources réelles et totales qui échoient à ces femmes laborieuses, il ne suffit pas de fixer le taux de leur rémunération quotidienne, il faut encore tenir compte des chômages forcés, que la constitution de l’industrie leur impose d’une manière périodique. C’est une des calamités de la petite industrie que ces suspensions de travail qui arrivent régulièrement à des époques fixées et que l’on nomme morte saison : le mot est impitoyable et exprime bien la chose ; il indique que la source des salaires est tarie, bien que les besoins et les exigences de la nature restent les mêmes ; la morte saison est une infirmité sociale, comme la maladie est une infirmité individuelle. Une meilleure constitution de l’industrie et, qu’on nous passe ce mot, une hygiène sociale plus rationnelle réagissent dans une forte mesure contre ce mal endémique. Ce n’est pas un des minces mérites de la grande industrie que d’avoir atténué et même supprimé dans beaucoup de branches de travail la morte saison. Mais ce fléau subsiste encore dans la production parisienne, et il importe d’en déterminer les proportions.

L’enquête de 1860 a relevé avec un soin minutieux le nombre des industriels qui subissent une morte saison et le nombre de ceux qui en sont exempts. Il faut noter que ces constatations résultent des déclarations des industriels eux-mêmes, dont quelques-uns pouvaient se croire intéressés à ce que leur maison passât pour faire des affaires toute l’année, sans interruption ni langueur. Quoi qu’il en soit, sur 101 171 industriels recensés, 36 356 ont déclaré subir chaque année une morte saison ; 64 815 ont prétendu en être exempts. Ces chiffres donneraient les proportions suivantes : industries avec morte saison, 36% ; industries sans morte saison, 64%. Le minimum de la morte saison, 5%, a été constaté dans l’alimentation ; le maximum, 67%, dans le bâtiment, groupe après lequel se place immédiatement celui des articles de Paris qui figure pour 64%. Certaines industries féminines sont spécialement atteintes par cette stagnation périodique du travail. Dans l’alimentation, les confiseurs ne sont fort occupés que pendant les mois d’octobre, de novembre et de décembre. Dans le groupe du vêtement, les trois quarts des couturières, des tailleurs et des modistes ont accusé des chômages qui varient de quatre à six mois et se divisent en deux périodes, l’une de janvier à mars, l’autre de juillet à septembre. Les blanchisseuses de fin subissent une morte saison de cinq mois, de mai à septembre, époque où leur clientèle quitte Paris : les établissements de chapeaux de paille manquent de travail pendant près de la moitié de l’année. L’industrie des châles subit des chômages qui pèsent sur près de la moitié de ses ateliers et durent quatre ou cinq mois divisés en deux périodes. Les fabrications de la dentelle et de la passementerie éprouvent une morte saison de quatre mois : il en est de même pour plus de la moitié (58%) des ateliers qui travaillent les métaux précieux. L’intensité du chômage porte spécialement sur la bijouterie fine et fausse, qu’alimentent les demandes du commerce d’exportation. La stagnation de ce commerce pendant une certaine partie de l’année, la multiplicité des ordres à l’approche de l’hiver expliquent les nombreuses variations de travail constatées par l’enquête. Dans la plupart des autres industries, une grande partie des ateliers, entre le quart et les deux tiers, sont frappés de chômage pendant trois mois. Parmi les articles de Paris, ce sont les fabricants de postiches et de fleurs artificielles, ainsi que les plumassiers, qui ont le plus à souffrir.

Les ouvrières ont beaucoup à se plaindre de ces chômages périodiques, qui pèsent spécialement sur les industries auxquelles elles se livrent. Il importe cependant de ne se pas contenter de ce coup d’œil superficiel et d’examiner plus à fond l’état des choses. C’est déjà une consolation que près des deux tiers des industriels aient déclaré être exempts de morte saison, cela prouve qu’il y a dans la constitution actuelle de l’industrie une énergique réaction contre ce mal redoutable. En effet, l’établissement de grandes maisons de confection tend à restreindre de plus en plus les chômages périodiques. Or, la confection, ce n’est pas seulement au vêtement qu’elle peut s’appliquer, c’est à tous les produits. Fabriquer d’avance, en grandes masses et sans commande, jeter sur le marché des quantités considérables d’articles communs ou d’un luxe accessible au grand nombre, c’est la tendance actuelle de notre industrie. Les maisons qui ont des capitaux, du crédit et de la solidité entrent résolument dans cette voie. L’immensité du public auquel s’adresse aujourd’hui la production de luxe à bon marché contribue à hâter ce mouvement. Ainsi la petite industrie elle-même prend des habitudes plus régulières, et il n’y a guère que les maisons ayant une clientèle complétement d’élite qui échappent à cette impulsion : mais ces maisons sont une excessive minorité et n’emploient qu’un très petit nombre d’ouvrières, d’ailleurs amplement rétribuées. Voilà comment on explique que 64% des industriels parisiens aient déclaré ne pas subir de morte saison.

Une autre cause tend à atténuer dans une proportion considérable la gravité des chômages périodiques. Beaucoup de ces chômages tiennent à l’éloignement, pendant l’été, d’une partie nombreuse de la classé opulente de la société parisienne. Mais cet éloignement se trouve compensé dans une certaine mesure par l’affluence considérable d’étrangers et de provinciaux que la belle saison attire à Paris. Quand on dit, par exemple, que les blanchisseuses de fin chôment de juin à novembre, n’y a-t-il pas là une exagération singulière ? Ce n’est d’abord qu’une très minime partie de la classe opulente, qui peut ainsi faire une absence de cinq mois ; puis l’on ne tient pas compte du flot de visiteurs qui encombrent les hôtels de Paris pendant la même période et qui, pour la plupart, donnent plus ou moins d’ouvrage aux blanchisseuses de fin.

Il y aurait sur ce sujet bien d’autres erreurs à redresser. C’en est une, et des plus graves, que de regarder la totalité des ouvrières des industries où sévit la morte saison, comme privées d’ouvrage d’une manière continue pendant tout le temps que dure la stagnation des affaires. La morte saison n’est pas la suspension complète, mais seulement le ralentissement de la production. Elle entraîne cette alternative ou de faire licencier une partie du personnel ordinaire, ou, si le personnel reste le même, de ne donner à chaque ouvrière que la moitié ou le tiers de l’ouvrage qu’elle avait auparavant. Mais jamais il n’arrive que toutes les ouvrières soient entièrement privées de travail. L’enquête de 1860 nous offre un exemple du premier effet de la morte saison : après avoir recensé 904 ouvriers dans l’industrie des chapeaux de paille, les rédacteurs de l’enquête font remarquer que, d’après les renseignements donnés par plusieurs industriels, le nombre réel des ouvriers devrait être de 2 500, et que la différence entre ce dernier nombre et le précédent provenait de l’époque où s’était fait le recensement, c’est-à-dire en pleine morte saison. Ainsi la morte saison pourrait avoir pour effet de réduire de près des deux tiers le personnel ouvrier[40]. D’un autre côté, M. Jules Simon met en lumière l’autre conséquence possible de cette stagnation des affaires, en signalant, au sujet des reperceuses de métaux, que ces ouvrières pendant trois mois de l’année ne trouvent pas à s’occuper plus de deux jours par semaine.

Ce serait encore exagérer les rigueurs de la morte saison que de regarder comme absolument dénuées de ressources les ouvrières que leur industrie laisse alors sans travail. Les femmes, sur ce point, sont plus heureuses que les hommes. Elles peuvent se rejeter, pour la plupart, sur des travaux qui offrent une rémunération moindre, il est vrai, mais dont on doit tenir compte. L’enquête de la chambre de commerce nous apprend que les ouvriers en chapeaux de paille s’occupent, pour la plupart, pendant les chômages, à d’autres industries. Elle nous dit également que les ouvriers des tailleurs sur mesure, qui subissaient autrefois de longs chômages pendant six mois, trouvent aujourd’hui de l’ouvrage chez les confectionneurs aux époques de l’année où leurs ateliers ne leur offrent plus d’occupation[41]. La couture du linge de maison, draps de lit, nappes, serviettes, est la ressource de la plupart des ouvrières en lingerie pendant les chômages. Les brodeuses habiles font pendant la morte saison des entre-deux et des cols Marie. Nous multiplierions à l’infini de pareils exemples. Il y a un certain nombre d’industries qui sont ainsi les succédanées d’industries plus importantes et plus relevées : de là viennent les salaires très bas que l’on rencontre dans quelques métiers : c’est que ces métiers ne vivent qu’à l’ombre d’autres plus importants : ils ont un personnel, non pas permanent, mais d’occasion et de passage, qui, ne cherchant qu’à utiliser les heures perdues pour l’industrie principale, accepte une rétribution réduite. On le voit, la morte saison n’est jamais complétement improductive. Il en est d’elle comme de la terre qui, sous un bon régime de culture, ne présente pas de jachères, mais seulement une alternance de récoltes, dont quelques-unes, il est vrai, sont moins rémunératrices, mais qui toutes, cependant, donnent un certain revenu.

Telles sont les considérations que l’on perd trop souvent de vue, quand on parle de la morte saison. Il n’en est pas moins vrai que c’est un fléau, qu’il est désirable de voir disparaître par les développements de la grande industrie et de la confection. Réduite aux proportions que nous avons indiquées, la morte saison laisse encore un gain à l’ouvrière : mais ce gain est généralement moitié moindre qu’en temps normal. Comme compensation à la morte saison, on a les heures supplémentaires, qui sont surtout nombreuses dans les industries où la mode prévaut et où les commandes affluent à la fois, c’est-à-dire précisément dans celles où les chômages périodiques et forcés durent le plus. Nous admettons volontiers que la compensation entre les heures supplémentaires et la morte saison est loin d’être complète ; il reste un déficit : à combien l’estimer ? Nous pensons que pour une morte saison de trois mois, si l’on tient compte de toutes les circonstances relatées plus haut, l’on fait la part large à la misère en retranchant du salaire annuel le montant de trente journées de travail. Ainsi pour l’ouvrière parisienne, qui gagne 2 francs par jour, il faudrait calculer 280 journées de travail par an et, si l’on fait entrer la maladie en ligne de compte, 270 journées productives seulement, ce qui donnerait une rémunération annuelle de 640 fr. Une somme de 540 fr. qui tombe dans un ménage déjà soutenu par le salaire du mari peut y apporter l’aisance ; mais quand avec ces maigres ressources une femme seule, fille ou veuve, doit suffire à tous ses besoins dans une ville comme Paris, que de privations, que de qualités domestiques, que d’efforts sur soi-même un budget aussi réduit n’impose-t-il pas ? Et quand une fatalité rigoureuse a assigné ces 540 fr. comme unique ressource à une femme délaissée, ayant charge d’enfants en bas âge, alors, c’est l’indigence, c’est-à-dire le bureau de secours, la prostitution ou d’horribles souffrances.


CHAPITRE V

Des causes d’inégalité entre les salaires des hommes et les salaires des femmes. — Considérations diverses sur les industries féminines.

Il a toujours existé une différence notable entre le salaire des hommes et le salaire des femmes. Cette différence, à quoi tient-elle ? A-t-elle une cause naturelle, immanente et permanente ? Est-elle due, au contraire, à certaines circonstances accidentelles et transitoires ? Si la femme est moins bien partagée que l’homme dans la distribution des produits, est-ce à la société, à la nature ou à elle-même qu’elle doit s’en prendre ? Doit-on regarder cette différence entre les salaires des deux sexes comme destinée à toujours exister ? Doit-on croire, au contraire, qu’elle finira par disparaître ? Tout au moins, ne peut-on espérer la voir s’amoindrir ? Graves questions, que les esprits timides peuvent craindre d’aborder, mais qu’il importe d’éclairer à la lueur de la réflexion et de l’expérience.

Certains économistes croient expliquer l’écart entre le salaire de l’ouvrier et celui de l’ouvrière, par ce principe que la rétribution est en raison des besoins du travailleur et que, les besoins de la femme étant inférieurs à ceux de l’homme, il est naturel que la rétribution de celui-ci soit supérieure à la rétribution de celle-là. Cette explication nous paraît fort insuffisante. Ce ne sont pas du tout les besoins du salarié qui déterminent le taux du salaire. Une preuve évidente de la fausseté de ce prétendu théorème, c’est que les besoins de l’homme et de la femme ne sont pas une quantité constante. Ici le besoin, c’est de manger de la viande deux fois par jour ; là, c’est d’en manger les jours fériés ou deux fois par semaine ; plus loin, c’est de manger des châtaignes ou de la galette de sarrasin. Ici, l’ouvrier a besoin de bons vêtements bourgeois ; ailleurs, il se contente de guenilles. Bien loin que le besoin soit la cause et la règle du salaire, c’est le salaire qui est la cause et la règle des besoins et qui leur permet de se développer et de se produire. Si la différence des besoins était la seule ou la principale cause de l’inégalité des salaires entre l’homme et la femme, cette inégalité ne serait pas aussi grande. La différence des besoins pour les deux sexes n’existe, en effet, que pour la nourriture ; car l’on admettra que le logement, l’habillement, le chauffage, coûtent à peu près aussi cher à la femme qu’à l’homme. Il est impossible de supposer que la nourriture prenne plus de la moitié du budget même le plus réduit ; on ne peut, d’un autre côté, évaluer à plus d’un tiers la différence entre la nourriture nécessaire à une femme et la nourriture nécessaire à un homme[42]. Il résulterait de ce qui précède, que les besoins de la femme seraient inférieurs d’un sixième aux besoins de l’homme. Or, l’écart entre les salaires de la femme et ceux de l’homme varient de la moitié en plus au double, suivant les industries et les pays[43], preuve évidente que l’inégalité entre les salaires des deux sexes ne vient pas de l’inégalité des besoins. D’ailleurs, en quoi les besoins d’une tisseuse au métier mécanique sont-ils plus grands que ceux d’une dentelière ? Ou les besoins d’une mécanicienne (employée à la machine à coudre) plus grands que ceux de la couseuse à la main ?

Quelle est donc la cause de cet écart entre les salaires de l’homme et les salaires de la femme ? Voici, croyons-nous, la seule explication raisonnable qu’on en puisse donner. Le travail humain est une marchandise qui se paye d’autant mieux qu’elle est plus demandée et moins offerte. Il n’est pas besoin d’être un économiste bien éminent pour savoir que les prix d’une denrée sont d’autant plus élevés et d’autant plus fermes que les débouchés sont plus nombreux et variés, que l’étendue du marché est plus grande. Il en est de même pour la main-d’œuvre : plus vaste est le champ d’emploi qui lui est ouvert, the field of employment, selon l’expression anglaise, plus la rémunération du travail a de chances d’être élevée. Or, qu’arrive-t-il ? Les bras de l’homme ont un champ d’emploi presque illimité ; tous les ouvrages qui demandent de la force leur sont accessibles ; les travaux qui réclament de l’adresse ne leur sont pas non plus fermés, car l’on voit, en Belgique, des hommes, de jeunes garçons du moins, faire de la dentelle ; l’on rencontre, en Suisse, des pâtres faisant de la broderie, et dans tout le Midi le travail de la soie a occupé presque autant d’ouvriers que d’ouvrières. Les femmes, au contraire, n’ont qu’un champ d’emploi limité. Les travaux de force leur sont presque fermés ; il ne leur reste que les travaux d’adresse : or, jusqu’à ces derniers temps, notre civilisation, encore grossière et peu aidée par les secours de la science, réclamait beaucoup plus de travaux de force que de travaux d’adresse, c’est-à-dire que le champ d’emploi des hommes a toujours été beaucoup plus étendu que le champ d’emploi des femmes. À cette cause naturelle d’infériorité s’en joignent d’autres qui proviennent de notre état social et de nos mœurs. Non seulement les débouchés de la main-d’œuvre féminine ont toujours été jusqu’ici beaucoup plus restreints et moins variés que les débouchés de la main-d’œuvre masculine, par la nature même des choses et la constitution physique des deux sexes ; mais, d’un autre côté, l’éducation des femmes a été moins développée que celle des hommes : leurs facultés ont été moins cultivées. Ainsi, le champ d’emploi du travail féminin, déjà restreint par la nature, s’est trouvé encore rétréci par le défaut d’instruction des femmes. Non seulement les ouvrières ont été exclues par une incapacité constitutive de la plupart des travaux qui réclament de la force, mais encore, dans les travaux qui ne demandent que de l’adresse, leur manque d’éducation les a rendues presque toujours inférieures aux hommes. Les seules causes véritables de l’avilissement du salaire des ouvrières, c’est donc que les carrières ouvertes à l’activité des femmes sont peu nombreuses, qu’elles s’y précipitent toutes en foule ; qu’en outre, dans plusieurs de ces industries où elles prennent place, le manque de développement intellectuel et l’ignorance professionnelle ne leur permettent d’occuper que les derniers échelons. Les industries féminines sont encombrées ; le marché de la main-d’œuvre des femmes, pour nous servir d’une expression anglaise, est toujours overstocked (surchargé), il est donc naturel que cette main-d’œuvre soit dépréciée. Prenons quelques exemples : Si le travail de la dentelle ne donne pas plus de 60 à 80 centimes à nos ouvrières de l’Auvergne ou de la Normandie, et si le travail de la broderie ne fournit guère plus de 1 franc aux ouvrières de la Lorraine, croit-on que cette médiocrité de la rémunération vienne de ce que ces ouvrières ont peu de besoins ? Supposons un moment que leurs besoins deviennent plus grands, pense-t-on que leurs salaires augmenteraient ? Mais si, dans une industrie où la main-d’œuvre entre pour 80% dans le prix du produit, le salaire venait à s’élever d’un quart, d’un cinquième, d’une quantité quelconque, n’est-il pas évident que le prix des produits devrait hausser et par suite la consommation se restreindre, ce qui provoquerait soit des chômages, soit le retour des salaires à leur taux primitif ? On attribue souvent la cause suivante à la médiocrité du salaire des femmes : une grande partie des ouvrières, étant soutenues par leurs maris ou leurs familles, se montrent, dit-on, peu exigentes, ce qui déprécie, en général, la main-d’œuvre de toutes les femmes de la même industrie. Mais supposons que toutes les dentelières et toutes les brodeuses montrent le maximum d’exigence, il n’en est pas moins vrai que leur salaire ne pourrait hausser qu’à la condition que les produits subissent une hausse, ce qui, pour des articles de luxe, aurait l’inévitable résultat de diminuer la consommation. Le taux de la main-d’œuvre, dans ces industries, ne pourrait s’élever normalement qu’à l’une de ces trois conditions : ou bien que le nombre des ouvrières diminuât, de manière à ce qu’elles pussent toutes rester occupées même après que la fabrication se serait restreinte par suite de la hausse des produits qui suivrait inévitablement la hausse des salaires ; ou que la qualité du travail fût meilleure, ce qui inviterait le consommateur à en offrir un prix plus élevé ; ou bien, enfin, que les progrès de la richesse générale et le goût plus grand des objets de luxe créassent une plus forte demande de ce genre de produits. Hors de ces trois cas, il est impossible que la main-d’œuvre des dentelières ou des brodeuses puisse s’élever d’une manière durable. Ainsi, la dépréciation du travail des femmes a pour cause, non la médiocrité de leurs besoins, non la situation d’un grand nombre d’entre elles dans la famille, mais l’exiguïté des débouchés qui sont ouverts à la main-d’œuvre féminine.

L’économiste habitué à de minutieuses analyses découvre encore d’autres causes de la dépréciation des salaires des femmes. Il est une observation qui n’a pas encore été faite, croyons-nous, et qui a son importance : c’est que les industries spécialement féminines ne comportent pas une grande division du travail, ni une fréquente intervention de la mécanique ; la dentelière, la brodeuse font à elles seules toute la dentelle et toute la broderie ; alors même que le travail subit une division matérielle, comme pour le point d’Alençon et la broderie de Nancy, il n’en est pas moins vrai que la mécanique n’intervient pas dans l’ouvrage. Or, ces faits ont des conséquences très graves par rapport au taux des salaires. En effet, une industrie qui n’admet pas dans ses opérations l’intervention des machines est nécessairement une industrie très stationnaire, peu progressive, toujours identique à elle-même. De plus, c’est une industrie où le prix de la main-d’œuvre constitue presque à lui seul le prix des produits, ainsi que nous l’avons vu plus haut pour la broderie et la dentelle. Or, ce sont là des conditions très défavorables pour les salaires. En effet, dans de pareilles industries toute hausse du taux des salaires devant se répercuter en proportion presque égale dans le prix, des produits, il en résulte qu’une hausse du taux des salaires, si elle n’est pas tout à fait impossible, est d’une immense difficulté, puisque, à moins d’un grand progrès dans la richesse générale de la société, elle aurait pour résultat un rétrécissement notable dans la demande des produits, et par conséquent dans la production. Si l’on veut bien réfléchir et comparer, l’on verra qu’il en est tout différemment dans la plupart des industries masculines. Prenons pour exemple les ouvriers qui travaillent le fer : la main-d’œuvre, dans de pareils travaux, bien loin de constituer la presque totalité du prix des produits, n’y entre que pour une part secondaire ; d’où il résulte que les salaires des ouvriers en fer peuvent hausser, sans une hausse absolument correspondante dans le prix des articles fabriqués par eux ; il peut même arriver que la main-d’œuvre des ouvriers en fer s’élève et que le prix des produits auxquels ils travaillent reste, nonobstant, stationnaire, ou même subisse une baisse ; car, l’industrie du fer admettant l’emploi de la mécanique dans la plupart de ses opérations, tout progrès dans les machines, dans les procédés, toute épargne dans le combustible, mille autres circonstances peuvent compenser et détruire, quant aux prix, l’effet de la hausse des salaires. Nous insistons sur cette observation, que nous n’avons vue nulle part mentionnée : plus une industrie est divisée, plus elle emploie les machines, plus elle est progressive, plus aussi les salaires ont chance de s’élever sans contre-coup, par la force des choses, grâce aux progrès des méthodes et des moyens de fabrication. Réciproquement, quand une industrie est peu ou point divisée, quand elle n’admet pas les machines, quand, en un mot, la main-d’œuvre y constitue la presque totalité des produits, il est extrêmement difficile que les salaires y puissent hausser. Ils sont presque voués, pour l’éternité, à l’état stationnaire ; or, malheureusement, c’est là la situation de la plupart des industries féminines et c’est la cause trop inaperçue de la permanence de ces salaires exigus, en dépit de toutes les plaintes et de tous les efforts des intéressés ou des philanthropes.

Nous avons attribué aussi pour cause à l’infériorité des salaires des femmes, relativement aux salaires des hommes, les différences d’éducation et d’instruction. En effet, même dans les industries divisées et progressives où les femmes ont accès, elles sont enchaînées aux derniers échelons du travail, elles ne peuvent se livrer qu’aux opérations les plus élémentaires, celles qui demandent le moins de culture et d’apprentissage. Prenons quelques exemples. Voici l’orfèvrerie et la bijouterie, qui, dans l’industrie de Paris, emploient également les hommes et les femmes. Quel y est le rôle des uns et des autres ? Les femmes sont reperceuses, brunisseuses, polisseuses, elles sont encore guillocheuses : métiers faciles, qui n’exigent ni beaucoup d’art ni beaucoup d’étude. Les hommes font d’abord concurrence aux femmes dans toutes ces opérations simples et aisées, mais en outre ils sont modeleurs, dessinateurs, graveurs, ciseleurs, décorateurs, monteurs, etc.[44] L’herboristerie, la droguerie sont aussi ouvertes aux hommes et aux femmes ; mais, tandis que les hommes sont ouvriers manipulateurs et garçons de laboratoire, les femmes sont trieuses, empaqueteuses, colleuses d’étiquettes[45]. Dans les fabriques de porcelaine, les femmes sont émailleuses, décalqueuses ; les hommes sont peintres, floristes, figuristes, armoristes[46]. Dans l’imprimerie, les femmes sont surtout margeuses, régleuses, plieuses et brocheuses ; les hommes sont protes, correcteurs, metteurs en page, compositeurs. Dans la photographie, les femmes sont retoucheuses et colleuses ; les hommes sont peintres et miniaturistes. Que l’on parcoure l’enquête de la Chambre de commerce de Paris, spécialement les industries qui composent le groupe VII (or, argent, platine), le groupe IX (imprimerie, gravure, papeterie), la première partie du groupe X (instruments de précision, instruments de musique et horlogerie), la cinquième partie du même groupe (articles de Paris), et l’on verra que dans toutes ces industries les femmes, qui y sont employées en grand nombre, n’ont que les travaux les plus simples, les plus rudimentaires et qu’elles sont presque exclues, au bénéfice des hommes, de toutes les professions qui, sans demander plus de force, réclament plus d’étude et d’apprentissage.

Nous avons déterminé les principales causes de l’inégalité des salaires entre les deux sexes : que doit-on penser de la durée de cette inégalité dans l’avenir ? Question grave, pour la solution de laquelle, à notre sens, les lumières ne manquent pas. Nous avons dit que le champ d’emploi de la main-d’œuvre masculine avait toujours été beaucoup plus étendu que le champ d’emploi de la main-d’œuvre féminine, et nous en avons donné deux raisons : d’abord l’état de notre civilisation qui, encore grossière et peu aidée par la science, réclamait jusqu’à ces derniers temps et réclame encore infiniment plus de travaux de force que de travaux d’adresse ; ensuite l’état de nos mœurs qui a rendu jusqu’ici l’éducation des filles beaucoup plus bornée que l’éducation des garçons, leur apprentissage plus court et leur instruction professionnelle plus restreinte. Or, ces circonstances, si défavorables à la femme, doivent-elles être regardées comme normales, permanentes, essentielles à la société humaine ? Nous ne le pensons pas. Nous croyons que la différence entre les salaires des hommes et les salaires des femmes s’affaiblira avec le temps, que les deux niveaux se rapprocheront. Ce ne sont pas là des conjectures : un simple coup d’œil sur la marche de l’industrie et de la civilisation doit nous convaincre que cette tendance existe et qu’elle se manifeste chaque jour davantage.

La civilisation se raffine de plus en plus ; de plus en plus aussi elle a recours aux lumières de la science, c’est-à-dire que les travaux de force tendent sans cesse à se transformer en travaux d’adresse : les machines faisant les gros ouvrages, le rôle de la surveillance, de l’attention, de l’habileté devient de plus en plus accentué. Or, la femme est aussi capable d’habileté, d’attention et de surveillance que l’homme lui-même. Du moment que, au lieu de soulever des fardeaux avec les bras ou de pousser de lourds instruments avec les genoux, il suffit de mouvoir légèrement les doigts pour renouer ou rajuster des fils, la femme est l’égale de l’homme, parfois sa supérieure. C’est ce que la grande industrie nous a montré. Il fut un temps où l’on disait en proverbe, dans le comté d’York, que le travail de la laine était un travail d’homme. Ce temps-là n’est plus. Les tissages mécaniques, pour la laine comme pour le lin, emploient plus de femmes que d’hommes, et généralement ceux-ci gagnent moins que celles-là. Un grand industriel nous a dit que, dans son atelier de tissage pour le lin, il y a 12 femmes qui conduisent deux métiers et pas un seul homme qui puisse ou veuille en faire autant.

Une grande cause de nivellement entre les salaires des hommes et les salaires des femmes, c’est le travail aux pièces ou à la tâche, qui de plus en plus s’introduit dans toutes les industries et parvient à régir la plupart des opérations manufacturières. Devant le travail aux pièces, il n’y a plus d’inégalité de situation entre les deux sexes. L’on ne peut plus parler de la diversité des besoins, de la différence de position dans la société civile ou dans la famille. Avec une impartialité incontestée, le travail aux pièces paye chacun, homme ou femme, selon ses œuvres : c’est la loi de justice, aveugle, incorruptible et inexorable. Il n’est pas rare, même maintenant, qu’une jeune fille gagne plus que son père dans la force de l’âge ; qu’une femme contribue aux dépenses du ménage dans une proportion plus forte que son mari : les livres des tissages mécaniques nous fourniraient beaucoup de pareils exemples.

La différence d’éducation entre les deux sexes a elle-même une tendance, si ce n’est à disparaître, du moins à s’amoindrir : telles sont les raisons qui nous font croire à un affaiblissement progressif de l’inégalité entre les salaires des hommes et les salaires des femmes ; ce mouvement a déjà commencé, et c’est la grande industrie qui en est l’agent. Tandis que, dans la petite industrie, d’après l’enquête de la Chambre de commerce de Paris, le salaire moyen de l’homme est plus du double du salaire moyen de la femme ; dans les filatures, la différence des salaires entre les deux sexes ne se trouve plus être que du tiers ; dans les tissages mécaniques, l’inégalité disparaît ou même se retourne en faveur des femmes.

Ainsi, l’avènement de la grande industrie a été pour la femme, au point de vue du salaire, un immense bienfait ; elle a relevé sa position presque au niveau de la position de l’homme, elle l’a associée à des travaux qui, se perfectionnant de jour en jour, non seulement donnent une rémunération considérable dans le présent, mais promettent même une rémunération plus ample dans l’avenir. Tandis que la brodeuse et la dentelière, se livrant à une industrie stationnaire, ne peuvent guère s’attendre à une hausse des salaires, la tisseuse, occupée à une industrie progressive où des améliorations s’accomplissent chaque jour, peut espérer que ces perfectionnements, en facilitant ou accélérant sa tâche, en diminuant les prix et créant une plus grande demande, élèveront sa rémunération. Qu’au lieu de conduire un métier, elle trouve le moyen d’en conduire deux, il n’est pas douteux qu’elle ne recueille un salaire plus considérable. Qu’au lieu de battre 120 coups à la minute, le métier arrive à battre 140 coups, ou 180, ou 240 même, ce sera encore là pour elle une source d’élévation de salaires ; car il y a une différence énorme entre l’ouvrière qui est enchaînée à une industrie immobile et toujours identique à elle-même et l’ouvrière qui participe à une industrie perfectible : le sort de cette dernière tend à s’élever sans cesse, tandis que la destinée de la première semble devoir être immuable.

Telle a été l’influence de la manufacture sur le sort des ouvrières qu’elle emploie, mais comment a-t-elle affecté la condition des ouvrières qu’elle laissait en dehors de ses murs ? La manufacture, a-t-on dit, rend de plus en plus impossible le travail de la femme à domicile et déprime, jusqu’à l’anéantir presque, le salaire des ouvrières qu’elle n’appelle pas dans son sein. Cette observation n’est pas d’une exactitude absolue. Il est vrai que le travail à la mécanique ne supporte pas la concurrence du travail à la main. On ne peut plus filer avec le rouet ou la quenouille ; on ne peut plus peigner la laine avec les grossiers instruments d’autrefois ; bientôt l’on ne pourra plus bobiner ou dévider à domicile ; les simples travaux de couture à l’aiguille vont peut-être devenir moins rémunérateurs. Mais il n’en résulte pas que toute industrie à domicile soit nécessairement dépréciée par l’établissement des manufactures. Tout au contraire : l’industrie à domicile, qui ne fait pas une concurrence directe à l’industrie manufacturière, bien loin de souffrir du voisinage des usines, ne peut que s’en trouver bien. Supposez que dans un pays de dentelières ou de brodeuses, l’on établisse des filatures ou des tissages, les brodeuses et les dentelières devront s’en féliciter. En effet, ces tissages et ces filatures conviant un certain nombre de femmes à leurs travaux, les industries de la dentelle ou de la broderie, qui étaient encombrées, se trouveront déchargées : les ouvrières, moins nombreuses, seront dans une position un peu meilleure pour obtenir des salaires plus élevés. L’on ne peut douter, par exemple, qu’en Belgique les écoles communales d’apprentissage pour le tissage n’aient eu un bon effet sur le sort des dentelières, qu’il n’en ait été de même dans le département du Nord, de même dans le Calvados, de même dans les Vosges pour les brodeuses. La manufacture ne tue que les industries à domicile qui lui font concurrence : elle ne peut qu’élever la main-d’œuvre des autres industries à domicile non similaires.


CHAPITRE VI

De l’instruction des femmes employées dans l’industrie.

S’il est vrai que l’homme ne vive pas seulement de pain, ce mot est encore plus juste appliqué spécialement à la femme. Pour atteindre son naturel développement, pour remplir dignement les tâches multiples qui lui sont confiées par le ciel, il faut à la femme autre chose qu’un salaire rémunérateur. Il lui faut une instruction, si ce n’est étendue, variée du moins. Il lui faut une foule de notions et de connaissances acquises, auxquelles l’instinct ne peut suffire, ni le sentiment suppléer. Épouse et mère, la nature l’a destinée à être ménagère et éducatrice ; mais cette vocation demande un apprentissage et une instruction. Soit par l’enseignement didactique de l’école, soit par la tradition inconsciente de la famille, la femme a beaucoup à apprendre, beaucoup à retenir, pour savoir être ce qu’elle doit être : une épouse efficace, une mère capable.

Telle est la conception que l’on se doit faire du but et de la portée de l’instruction de la femme. Ce serait une singulière étroitesse d’esprit et une bien grande vulgarité de sentiment que de ne demander à la femme qu’une instruction alphabétaire et de ne rien voir pour elle au-delà de la lecture, de l’écriture, des quatre règles, de la géographie et de l’orthographe. Nous ne saurions être suspect, assurément, d’inimitié, ni même d’indifférence pour les notions scolaires ; mais, si le choix nous était donné de meubler l’esprit de la femme de toutes les connaissances que l’on peut puiser dans nos écoles ou de la former à ces sciences pratiques, à ces arts essentiels : la tenue de ménage, la cuisine, la couture, l’esprit d’ordre, l’hygiène, l’éducation matérielle et morale de l’enfance, certainement nous n’hésiterions pas, et nous regarderions la femme, qui ignorerait toutes ces choses si simples et si difficiles à la fois, comme beaucoup plus incomplète que celle qui, les connaissant, ne saurait ni déchiffrer une ligne, ni faire le plus élémentaire calcul.

Ainsi, l’instruction des femmes, c’est-à-dire l’ensemble des données qui leur sont nécessaires pour accomplir dignement leur tâche en cette vie, a une autre mesure que l’instruction des hommes. Ce n’est pas qu’aux unes comme aux autres il ne soit infiniment utile, même indispensable, de savoir lire, écrire, compter ; mais cette utilité pour la femme est encore primée par utilité supérieure : cet enseignement scolaire, si haut que nous le placions, est pour elle moins important que l’enseignement domestique. Voilà pourquoi, dans nos recherches sur l’instruction des femmes employées dans l’industrie, nous ferons deux parts : l’une pour cet enseignement scolaire, qui a pour but des connaissances limitées et précises ; l’autre pour cet enseignement domestique, qui a pour objet l’ensemble même de la vie intérieure.

Beaucoup de statistiques sont faites dans tous les pays sur l’enseignement primaire. Aussi éprouvons-nous quelque confusion à reconnaître que, pour la question qui nous occupe, c’est-à-dire pour l’instruction des ouvrières employées dans la grande et dans la petite industrie, les renseignements précis, officiels, nous font presque complétement défaut. Cependant nous avons frappé à toutes les portes : nous nous sommes adressé au ministre, pour qu’il nous procurât ou nous indiquât des tableaux statistiques, où le degré d’instruction des populations urbaines et industrielles fût mis en regard du degré d’instruction des populations rurales et agricoles ; et, malgré une bonne volonté pour laquelle nous lui avons une vive et sincère reconnaissance, le ministre n’a pu nous communiquer que des renseignements beaucoup plus généraux et où ces distinctions essentielles font défaut. Nous avons prié les sociétés industrielles de plusieurs grandes villes manufacturières de nous indiquer la proportion du nombre des ouvrières lettrées au nombre des ouvrières illettrées dans les établissements du territoire où ces sociétés sont constituées, et les données que l’on a pu placer à notre disposition n’ont pas été à la hauteur de l’empressement qu’on a mis à nous répondre. Nous avons posé les mêmes questions à différents manufacturiers éminents ; mais quelques-uns seulement ont pu répartir pour nous la population de leurs usines en différentes catégories, suivant le degré d’instruction matérielle des ouvriers. Nous avons enfin lu attentivement tous les documents récents émanant du ministère de l’instruction publique, c’est-à-dire les deux grandes statistiques de l’enseignement primaire de 1863 et de 1866, les Rapports des inspecteurs constituant l’état de l’instruction primaire en 1864, la Statistique des cours d’adultes de 1868, l’enquête sur l’enseignement professionnel ; nous avons puisé aux documents étrangers, notamment à la grande enquête anglaise de 1861 ; nous avons interrogé beaucoup de publications privées, et nous n’avons rencontré qu’un seul document qui présentât, sous la forme des chiffres, des données précises sur la proportion des ouvrières lettrées et des ouvrières illettrées : c’est l’enquête de la chambre de commerce sur l’industrie parisienne en 1860. Opérant sur les cas les plus généraux, les plus matériels et les plus simples, la statistique peut aisément nous fournir le nombre des conscrits lettrés et des conscrits illettrés dans chaque département, des femmes qui ont pu ou n’ont pas pu signer leur acte de mariage, des prisonnières qui savent lire et écrire et de celles qui ne le savent pas ; mais, incapable de s’enfoncer plus avant dans les complications de la vie réelle, elle nous abandonne aux inductions pour la connaissance des faits moins élémentaires, et dont la recherche ou la constatation demande des efforts, du discernement et de la patience.

L’étude du degré d’instruction des ouvrières employées dans l’industrie peut se subdiviser en trois parties : l’on peut comparer d’abord l’instruction des femmes en général avec l’instruction des hommes ; puis l’instruction des ouvrières industrielles à celle des ouvrières agricoles ; enfin l’instruction des femmes employées par la grande industrie à l’instruction des femmes employées dans la petite industrie.

À mettre seulement en regard les hommes et les femmes au point de vue de l’instruction, il est incontestable que celles-ci sont dans un état de navrante infériorité. Quelque document que l’on consulte, il ressort toujours d’une manière évidente que les filles sont plus ignorantes que les garçons, et les ouvrières que les ouvriers. D’après un document ministériel de 1867, l’on constate, au moment du mariage, 25% d’hommes et 41% de femmes ne sachant pas signer leur nom. D’un autre côté, la statistique des cours d’adultes pour 1868 nous apprend qu’ils furent suivis par 684 092 hommes et seulement par 95 281 femmes. En consultant l’enquête anglaise de 1861, l’on voit que les diverses écoles primaires de l’Angleterre et du pays de Galles étaient fréquentées, à cette époque, par 827 801 garçons contre 721 511 filles. La proportion se déplace, il est vrai, pour les écoles du dimanche (sunday schools), lesquelles recevaient 1 178 100 garçons contre 1 210 297 filles ; mais, sans tenir compte de l’infériorité de l’enseignement des Sundayschools relativement aux Weekdaysckools, l’on voit que l’équilibre n’est pas rétabli et que le nombre des filles qui reçoivent de l’instruction reste, en Angleterre comme en France, inférieur au nombre des garçons.

Les raisons de cette différence dans l’instruction des deux sexes sont faciles à saisir. Beaucoup plus qu’un garçon et bien plus tôt surtout, une fille est apte à rendre des services. D’une intelligence plus précoce, d’un caractère plus serviable et plus affectueux, dès qu’elle peut se tenir debout et se conduire elle-même, une fille est, dans une certaine mesure, capable de remplacer sa mère pour les soins de la famille. Rien n’est plus touchant que le tableau de la sœur aînée, à peine adolescente, et déjà veillant sur ses petits frères et ses petites sœurs, gardant le foyer et remplissant avec zèle mille offices utiles. Ce qu’il y a de cruel, c’est que cette pauvre enfant, précisément à cause de cette bonté et de cette précocité de nature, reste trop souvent dénuée de toute instruction scolaire, tandis que la turbulence des garçons, leur caractère revêche induisent facilement les parents à s’en débarrasser en les envoyant à l’école. Un homme qui, dans une position très élevée, s’est beaucoup occupé des questions d’enseignement, le prince Albert d’Angleterre, dans son adresse au congrès de l’éducation, le 22 juin 1857, disait avec raison : « Les enfants ne sont pas seulement les rejetons de la famille ouvrière ; ils constituent encore une partie de ses facultés productives et travaillent avec elle pour les besoins de la vie. Les filles surtout sont les servantes de la maison, les assistantes de la mère, les gardiennes des jeunes enfants, des malades et des vieillards. » Aussi, plus la famille est nombreuse, plus il est à craindre que la sœur aînée n’aille pas à l’école. D’autres causes chez nous se mêlent à celle-là, qui pourtant est la dominante. Un grand nombre de communes manquent d’écoles de filles et n’ont que des écoles de garçons ou des écoles mixtes. Les parents sont ainsi moins sollicités à faire instruire leurs enfants. L’opinion tend à s’établir que les écoles sont faites surtout pour les garçons ; enfin, les parents sont, en général, moins ambitieux pour leurs filles que pour leurs fils, et plus portés à refuser à celles-là l’instruction qu’ils font donner à ceux-ci.

Il est intéressant de chercher ici la solution d’une question qui présente de l’analogie avec une autre que nous avons étudiée plus haut. Cette différence entre l’instruction des deux sexes a-t-elle une tendance à disparaître, à s’accroître ou à rester stationnaire ? Nous croyons que la distance entre l’instruction des hommes et celle des femmes est en train de décroître. Au premier abord, les chiffres statistiques ne semblent pas favorables à cette opinion. En effet, en 1853, sur 100 mariages, il y avait 33,70 époux (hommes) et 54,75 épouses ne sachant pas signer leur nom : le chiffre des épouses illettrées se trouvait ainsi de 63% supérieur au chiffre des maris illettrés. D’après le document ministériel de 1867, il y aurait eu dans les récentes années, sur 100 mariages, 25 époux (hommes) et 41 épouses ne pouvant signer leur nom ; le nombre des épouses illettrées reste encore supérieur précisément de 63% au nombre des maris illettrés. La permanence de ce rapport, à une distance de treize ans, a de quoi surprendre et semble démontrer de la manière la plus catégorique que, si l’ignorance des deux sexes décroît, elle décroît d’une façon rigoureusement proportionnelle, si bien que le rapport primitif reste fixe, soit environ 3 hommes illettrés pour 5 femmes illettrées. Nous croyons cependant que dans un avenir prochain l’instruction élémentaire sera presque aussi répandue parmi les femmes que parmi les hommes, et voici les raisons de cette opinion. D’abord, il est un fait constant, c’est que la différence dans l’instruction primaire des deux sexes est beaucoup moins grande dans les villes que dans les campagnes ; or, la population urbaine augmentant beaucoup plus que la population rurale, il en résulte que, de ce chef, l’instruction primaire tend à prendre le même niveau pour les deux sexes. En second lieu, dans les campagnes même, la loi de 1867, qui oblige toute commune au-dessus de 500 âmes à avoir une école de filles, relèvera infiniment l’instruction du sexe féminin. Déjà, avant l’existence de cette loi bienfaisante, l’inspecteur d’académie de la Seine-Inférieure rendait compte en ces termes des progrès opérés dans son département : « L’administration, disait-il, a pu jusqu’à ce jour, à force d’insistance, obtenir des écoles spéciales de filles de la plupart des communes de plus de 800 âmes qui n’avaient pas au moins des écoles libres de filles. Les populations, qui paraissent généralement indifférentes à ce sujet, parce qu’elles n’en comprennent pas assez la portée, ne tardent pas à mieux en apprécier l’importance, dès que l’ouverture d’écoles spéciales leur a permis de confier leurs filles à des femmes. Aussi voit-on presque toujours les écoles de filles mieux fréquentées que celles des garçons[47]. » En outre, la statistique des cours d’adultes pour 1868 prouve que leur nombre a, dans cette année, notablement augmenté pour les femmes, tandis qu’il a légèrement diminué pour les hommes. Tels sont les faits qui nous font croire que la distance entre l’instruction primaire des femmes et l’instruction primaire des hommes a une tendance à diminuer.

Si maintenant nous comparons le degré d’instruction des populations industrielles au degré d’instruction des populations rurales, nous voyons que la supériorité est du côté de l’industrie, principalement en ce qui concerne les femmes. Il est incontestable que les ouvrières des villes sont en général plus instruites que celles des campagnes. Dans le rapport officiel qui précède la statistique des cours d’adultes pour 1868, on dénonce : « les préjugés qui ont fait regarder jusqu’ici, dans les villages surtout, l’instruction de la femme comme un danger. » D’un autre côté, si l’on étudie attentivement, en les rapprochant, les deux tableaux officiels des départements rangés d’après le nombre des époux (hommes) qui ont pu signer leur acte de mariage, puis d’après le nombre des épouses qui ont donné la même preuve de notions scolaires, l’on voit que tous les départements industriels sans exception occupent un rang plus favorable encore sur le second de ces tableaux que sur le premier, ce qui indique d’une manière catégorique que l’instruction des femmes est plus prisée dans les départements industriels que dans les départements agricoles. Le Haut-Rhin, par exemple, qui est le huitième sur le tableau d’instruction des hommes est le sixième sur le tableau d’instruction des femmes ; les Vosges, qui tiennent le quatrième rang pour l’instruction des hommes, occupent le troisième pour l’instruction de l’autre sexe, et de même pour tous les départements industriels sans exception : ainsi la Somme, la Seine-Inférieure, le Pas-de-Calais, le Nord, c’est-à-dire précisément les départements où les femmes sont le plus employées dans l’industrie, occupent sur le tableau d’instruction des femmes les vingt-septième, vingt-huitième, trentième et quarante-deuxième rangs, tandis qu’ils n’ont respectivement que les numéros 31, 37, 42 et 53 pour l’instruction des hommes. Il ne faudrait pas regarder ce fait remarquable et constant comme une fortuite coïncidence.

À l’étranger, comme en France, l’instruction est plus grande chez les populations industrielles que chez les populations agricoles. Il nous suffirait pour le prouver de citer l’extrait suivant d’un mémoire de M. Edwin Chadwick : « En Angleterre, dit ce zélé et distingué moraliste[48], j’espère que nous aurons bientôt un million d’enfants dans nos districts manufacturiers élevés d’après le système du demi-temps (halftime). Les commissaires qui sont chargés d’examiner l’application de ce système à la population agricole sont effrayés de l’encombrement de cette population dans un très grand nombre d’habitations rurales. Ils pensent que l’entassement des deux sexes dans la même chambre l’emporte sur tous les efforts qu’on peut faire pour améliorer l’enseignement moral et intellectuel de cette classe. » Ainsi se trouve affirmée par un des hommes les plus compétents en ces matières l’infériorité, au point de vue scolaire et même dans une certaine mesure au point de vue moral et matériel, des ouvriers des campagnes relativement aux ouvriers des villes. En l’année 1867, sous les auspices du parlement, une enquête minutieuse a été faite sur un mode spécial d’organisation du travail agricole appelé « the agricultural gangs » ; cette organisation, en vigueur dans un certain nombre de comtés, a pour caractéristique le remplacement de la main-d’œuvre des hommes par la main-d’œuvre des femmes et des enfants, surtout des filles, pour la plupart des travaux des champs. Il a a été constaté que ces jeunes ouvriers des agricaltural gangs, presque tous du sexe féminin, étaient d’une complète ignorance et dans un état d’infériorité évidente relativement aux populations ouvrières des usines. Le même abandon de l’école se rencontre dans certaines campagnes de France, où les enfants des deux sexes sont occupés de très bonne heure aux travaux des champs. L’on trouve dans les Ouvriers des deux mondes une monographie du paysan du Laonnais (tome IV), écrite par un instituteur et qui mérite d’être étudiée à ce point de vue. La concentration des travailleurs des deux sexes dans de vastes établissements a, pour l’instruction populaire, trois avantages principaux: d’abord elle permet l’intervention de la loi qui peut exiger avec efficacité un certificat d’assiduité à l’école préalablement à l’entrée des enfants dans une fabrique ; ensuite elle facilite l’organisation d’un système d’enseignement beaucoup plus complet et moins coûteux pour les classes laborieuses ; enfin elle rend possible une grande amélioration dans les procédés pédagogiques, grâce à laquelle les élèves font beaucoup plus de progrès en bien moins de temps. Les centres manufacturiers d’Angleterre jouissent actuellement de ces trois avantages ; aussi l’instruction des deux sexes, et spécialement celle des femmes, y est-elle beaucoup plus grande que dans toute autre partie du royaume. Des lois récentes, qui ont notablement perfectionné la législation antérieure, ont rendu beaucoup plus rigoureuse et plus effective la contrainte légale relativement aux études scolaires des enfants employés dans les manufactures. Déjà, d’ailleurs, l’on avait remarqué que dans les districts industriels les enfants inscrits sur les registres des écoles se montraient beaucoup plus assidus que dans les districts ruraux. D’après un tableau emprunté à l’enquête de 1861, l’assiduité des enfants à l’école atteignait son maximum dans les villes manufacturières, tandis qu’elle tombait à son minimum dans les comtés de Devon, de Somerset et d’Hereford, lesquels sont exclusivement voués à l’agriculture. Ainsi tous les enfants employés dans les usines étant tenus à fréquenter l’école, et cette fréquentation, d’autre part, étant devenue réelle par l’efficacité des règlements récents, il est incontestable que la jeune population ouvrière des manufactures, laquelle se compose de filles pour la majeure partie, jouit en Angleterre d’une instruction plus complète que la population rurale. La population adulte des manufactures a aussi plus de facilités pour entretenir ou développer son instruction première, et tous nos renseignements nous autorisent à penser qu’elle use de ces avantages. À Manchester, par exemple, d’heureuses institutions ont été fondées par les patrons et sont bien vues par les ouvrières. Deux fonctionnaires de l’instruction publique français, qui avaient reçu mission de faire un rapport sur l’état de l’instruction des classes moyennes en Angleterre s’expriment ainsi à ce sujet : « L’école des filles qui forme la troisième section du Mechanics’ institute est très appréciée à Manchester et elle exerce, dit-on, une heureuse influence sur la condition morale de la classe ouvrière. Ce que cette école offre de plus intéressant, ce sont des cours spéciaux pendant l’après-midi à l’usage des personnes mariées auxquelles les soins du ménage ne laissent qu’un temps limité pour leur instruction. Beaucoup de grandes filles et de femmes viennent dans leurs moments libres de la journée y recevoir l’enseignement élémentaire, qui leur fait défaut, ainsi que des notions d’hygiène ou d’économie domestique. Ces institutions complémentaires de l’école des filles à Manchester ont eu un grand retentissement en Angleterre et commencent à être imitées[49]. » Enfin le perfectionnement des méthodes pédagogiques tient aussi une grande place dans les progrès de l’instruction des ouvriers des manufactures anglaises. Le système du demi-temps, qui consiste dans l’alternance du travail manuel et du travail intellectuel, a produit les résultats les plus heureux et est universellement prôné de l’autre côté de la Manche. Lord Brougham, dans un discours comme président à la réunion de l’association anglaise pour l’avancement de la science sociale, déclarait que le système du demi-temps d’école était dans la science pédagogique l’équivalent d’une découverte en mécanique, et les hommes les plus expérimentés en ces matières, M. Chadwick, le professeur Fawcett affirment qu’un enfant élevé dans le système du halftime apprend et retient plus en trois heures que les autres enfants en six heures. Grâce à toutes ces circonstances, la contrainte légale, le plus grand nombre d’établissements d’éducation, le perfectionnement des méthodes pédagogiques, l’on doit admettre que les ouvriers des manufactures d’Angleterre — et les femmes comptent pour les deux tiers parmi eux — sont actuellement doués de notions scolaires plus complètes que les populations rurales environnantes.

Si de l’Angleterre nous passons à la Belgique, nous voyons également que les manufactures ont un résultat heureux sur l’instruction des classes pauvres. Les deux Flandres étaient affligées d’un paupérisme traditionnel qui avait ses racines dans l’ignorance et l’oisiveté de la population. L’on eut l’heureuse idée d’y instituer des écoles d’apprentissage pour le tissage, où les filles principalement furent conviées. Les rapports officiels, publiés à Bruges en 1863, constatent qu’un progrès remarquable s’est effectué par ce moyen dans l’éducation et la moralisation des jeunes gens des deux sexes appartenant à la classe ouvrière. « Les élèves de ces ateliers, nous dit le rapport officiel, sont astreints à fréquenter l’école ordinairement pendant deux heures, et en même temps que l’apprenti y trouve un délassement du travail, il y acquiert des connaissances d’application générale. L’expérience a prouvé que l’introduction de l’enseignement littéraire et moral s’acquiert avec la plus grande facilité dans ceux des ateliers communaux où elle n’était pas en vogue, et qu’elle produit un excellent effet sur le caractère et les mœurs des jeunes travailleurs. On a même constaté que dans l’espace de temps qu’on consacre journellement à la connaissance de la lecture, de l’écriture et des premiers éléments de calcul, les apprentis qui fréquentent les ateliers apprennent presque aussi rapidement que les enfants qu’on oblige à rester toute la journée à l’école. Cette remarque est d’accord avec les observations recueillies en Angleterre sur le travail à demi-temps[50]. » Ainsi en Belgique comme en Angleterre, l’introduction de la grande industrie a eu pour effet de perfectionner et de développer l’instruction du personnel ouvrier : or, comme ce sont surtout les femmes qui recrutent les ateliers de tissage, ce sont elles qui ont le plus participé à cette grande extension de l’instruction.

Il en est de même en France malgré les mauvais jours qui ont accompagné dans notre pays l’établissement des premières manufactures. De toutes parts l’on a vu les grands industriels fonder et entretenir des écoles, des asiles, des ouvroirs ; l’on a vu les villes manufacturières faire des sacrifices pour rendre l’enseignement gratuit ; la population a répondu, en général, à ce louable empressement. Dans un rapport présenté en 1861 par M. Charles Thierry Mieg à la Société industrielle de Mulhouse, on lit les lignes suivantes : « La population ouvrière de Mulhouse se recrute en grande partie dans les départements environnants et dans les campagnes jusqu’à cinquante lieues à la ronde, et si les ouvriers nés à Mulhouse ou les enfants des manufactures ont reçu, en général, l’instruction primaire, il n’en est pas de même de ces nouveaux venus. » Si dans un grand nombre de villes industrielles on rencontre encore des traces d’ignorance, ce n’est pas, d’ordinaire, dans la jeune population indigène, c’est dans les masses étrangères et nomades, originaires de la campagne ; les rapports des inspecteurs de l’instruction primaire pour le département du Nord ne laissent aucun doute à ce sujet. Dans ses savantes études sur les populations industrielles, M. Louis Reybaud, en mille endroits, rend justice à l’instruction actuelle de nos ouvriers et de nos ouvrières des manufactures. « À Reims, dit-il, il y a peu de garçons, peu de jeunes filles de vingt ans qui ne sachent lire et écrire. La seule contrainte exercée vient des bureaux de bienfaisance et des sociétés charitables. Les secours n’y sont délivrés que sur la preuve acquise que les enfants vont aux écoles. Les écoles communales sont bien tenues et généreusement dotées. Des locaux appropriés avec soin réunissent 5 000 élèves, les salles d’asile 2 000 enfants[51]. » À Mulhouse le même auteur loue spécialement les asiles et les ouvroirs pour les filles : « Sur l’ensemble de la génération qui arrive, dit-il, l’influence des salles d’asile, des ouvroirs, des écoles de fabrique a été des plus puissantes, et on peut sans illusion compter pour l’avenir sur des éléments meilleurs que ceux qu’avait légués le passé… Dans toute l’échelle de l’instruction gratuite, Mulhouse a tenu à honneur qu’aucune faculté intellectuelle ne restât en souffrance et que toute vocation pût aboutir[52]. » Mulhouse n’est pas en France une ville complétement exceptionnelle ; si elle donne l’exemple, on le suit en mille autres lieux. Toute l’Alsace est remplie des mêmes institutions. Les villes du Nord, aussi, quoique leur situation soit moins favorable, ont suivi la même impulsion. « À Amiens, dit M. Reybaud, Villermé constatait parmi les ouvriers une proportion de 60 et 50% d’illettrés dans la période décennale de 1827 à 1836 ; cette proportion est réduite à 30%, et comprend encore un contingent de la population recensée en 1836. Dans la génération qui arrive, le nombre des illettrés est presque insignifiant[53]. » Il en est ainsi à Roubaix, d’après le même auteur. Dans le Midi, à Lodève, à Tarare, des efforts ont été faits dans le même sens et non complétement dépourvus de succès. Des documents et des renseignements plus récents nous confirment l’exactitude de ces faits. D’après des notes communiquées par M. Jean Dollfus, l’instruction, des femmes, qui a notablement progressé à Mulhouse, se trouve presque au niveau de celle des hommes. Les rapports des inspecteurs du département du Nord nous apprennent que l’instruction y est assurée aux enfants qui travaillent dans les ateliers, et dans les mines par des classes spéciales et regrettent que les exploitations agricoles et la fabrication des dentelles de Bailleul échappent à ces bienfaisantes institutions[54]. Le rapport qui précède la statistique des cours d’adultes pour 1868 constate que ces cours furent suivis à Sedan par 300 femmes, parmi lesquelles 57 seulement ne savaient ni lire ni écrire, les autres ayant à compléter leur éducation antérieure et beaucoup sachant aujourd’hui, avec l’arithmétique et l’orthographe, tenir une correspondance et une comptabilité simple de commerce[55]. Tout homme, qui étudie consciencieusement l’époque présente, ne peut contester cette assertion que par la création des écoles gratuites dans les usines ou à côté d’elles, par l’impulsion donnée à l’esprit de l’ouvrier, par l’essor imprimé à toutes les œuvres philanthropiques et charitables, la grande industrie a merveilleusement servi à la propagation de l’instruction primaire parmi la jeunesse des deux sexes et spécialement parmi les femmes.

Est-ce à dire que les progrès accomplis doivent nous faire fermer les yeux sur les lacunes encore présentes ? En aucune façon. Il n’est que trop vrai que la législation mal appliquée jusqu’à ces dernières années sur le travail des enfants, et que l’habitude parfois abusive du travail de nuit a porté dans certains cas un préjudice grave à l’instruction des jeunes ouvriers. Les rapports des inspecteurs de l’instruction publique constatent ces faits à l’état d’exception pour quelques départements dans les papeteries, par exemple, où les jeunes filles sont employées en grand nombre, l’abus du travail de nuit serait fréquent et constituerait un sérieux obstacle à l’éducation des enfants des deux sexes[56]. Mais si regrettables que ces désordres puissent paraître, il n’en est pas moins réel que l’instruction scolaire des femmes de la classe laborieuse s’est notablement développée à l’ombre des manufactures.

C’est surtout pour les enfants que ces bienfaisants résultats se sont manifestés : les moyens d’instruction pour les filles adultes et pour les femmes se sont trouvés plus bornés. La cause en est à la répugnance qu’éprouvent les familles à envoyer leurs filles aux écoles du soir. Un important industriel d’Alsace, M. Bourcart de Guebwiller, a présenté avec une grande force les raisons de cette négligence. « En établissant la bibliothèque et les cours de Guebwiller, dit-il, j’ai en même temps commencé à faire donner un enseignement aux jeunes filles. Le local que j’avais loué pour les cours servait trois fois par semaine pour des réunions de jeunes filles, et ce soir-là les jeunes gens étaient exclus de l’établissement. On donnait aux ouvrières des leçons de couture et, tandis qu’elles travaillaient, on leur faisait des lectures intéressantes, ou bien on leur donnait un enseignement élémentaire. Ces cours ont duré pendant deux ans, mais au bout de ce temps il a fallu cesser. Une jeune fille court toujours des risques à sortir de chez elle le soir sans être accompagnée, et les parents ne peuvent pas toujours conduire leurs filles et revenir les chercher. Cependant il serait bien désirable que les filles pussent aussi acquérir quelques connaissances de plus que celles qu’elles rapportent des écoles[57]. » Le grand obstacle à la fondation de cours pour les ouvrières adultes, c’est donc l’impossibilité de réunir les ouvrières pendant le jour, où elles sont occupées dans les fabriques, et les inconvénients moraux qu’il y aurait à les convoquer dans la soirée. Pour parer à ces difficultés, l’industrie de Guebwiller, dont nous venons d’invoquer le témoignage, conseille de réduire la journée de travail le samedi et de laisser ce jour-là l’après-midi tout entière aux ouvrières, ainsi que c’est la coutume dans la Grande-Bretagne. M. Bourcart réclame même une loi dans ce sens. Malgré ces difficultés qui entravent le développement de l’instruction des femmes, il n’est pas téméraire d’affirmer que, au point de vue des connaissances scolaires, les ouvrières de nos fabriques sont bien supérieures aux ouvrières agricoles et même, dans la plupart de nos villes et la grande majorité de nos métiers, aux ouvrières de la petite industrie.

Si l’on compare, en effet, l’état intellectuel des tisserands à la mécanique à celui des tisserands à la main, l’avantage des premiers est manifeste. Dans le tissage à domicile, les journées sont infiniment plus longues, ce qui prend à la fois sur les loisirs et aussi sur les moyens d’instruction. En outre, les enfants travaillent au foyer domestique bien avant d’être admis à travailler dans les fabriques. L’on peut faire et l’on fait bobiner, dévider, éplucher les matières textiles par des enfants des deux sexes, âgés de cinq à six ans. Le fait est fréquent : l’on peut même dire qu’il est général dans les pays où prévaut le tissage à la main. L’on trouve, dans les Ouvriers des deux mondes[58], une intéressante monographie sur le tisserand de Sainte-Marie-aux-Mines. L’auteur, qui ne semble pas favorable à la grande industrie, constate cependant la « fréquentation actuelle des écoles par les enfants autrefois adonnés aux travaux de bobinage, qui se font maintenant à la mécanique. » Partout les tisserands à la main et leurs familles donnent l’exemple de l’ignorance. Dans son remarquable essai sur le Paupérisme, M. Victor Modeste signale comme un fait constant que « cette pauvre classe industrielle, si misérablement rémunérée, est aussi celle qui écarte le plus ses enfants de l’instruction primaire pour les plonger dans tous les excès du travail[59]. » Il y a plus de vingt ans, la situation de ces mêmes ouvriers à la main (handloomweavers), ruinés par les progrès de la mécanique, attira l’attention du parlement anglais qui ordonna une enquête. Le rapporteur, M. Nassau Senior, économiste des plus éminents, dut mettre en lumière l’état de complète ignorance où se trouvaient ces pauvres tisserands à la main. Plus récemment, dans une des dernières sessions de l’association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, un homme de beaucoup d’expérience signalait les inconvénients trop ignorés du travail en chambre (piecework System at home), comme conduisant les parents à abuser des forces de leurs enfants en bas âge et à priver ces pauvres petits êtres (the little ones) à la fois des heures d’école et des heures de récréation. C’est un fait constant que dans les districts de la Normandie et du Nord, où prévaut le travail à domicile, l’on ne rencontre pas plus d’instruction que dans les districts des mêmes contrées où le travail à la main est établi. Flers et Laigle ne l’emportent pas sur Elbeuf ou Louviers : il est de notoriété que Saint-Quentin ou Amiens ne peuvent être préférés à Sedan ou à Roubaix.

Si nous passons aux industries exclusivement féminines, la broderie et la dentelle, nous avons des raisons de croire que dans la plupart des contrées les ouvrières de ces élégants métiers sont inférieures en instruction aux tisseuses à la mécanique. Dans sa monographie de l’ouvrière des Vosges, M. Augustin Cochin remarque que la « broderie attire, par l’appât d’un salaire presque immédiat des enfants de dix à douze ans, et que les filles sont ainsi éloignées de l’école, tenues dans l’ignorance et incapables de raccommoder ou de faire elles-mêmes leurs vêtements : elles ne savent en général ni lire ni coudre[60]. » Nous avons vu que dans un rapport officiel[61] les inspecteurs du département du Nord se plaignent que l’instruction assurée aux enfants qui travaillent dans les ateliers ou dans les mines manque aux dentelières. Les nombreuses femmes ou filles occupées dans l’industrie de la soie sont aussi employées à un travail à la fois précoce et prolongé, et si l’instruction pénètre parmi elles, c’est depuis que le régime des manufactures a modifié cette importante fabrication.

Ainsi, dans l’industrie à domicile, on peut considérer que le fait général, c’est l’ignorance des femmes : bobineuses, dévideuses, dentelières et brodeuses, toutes également sont mises au travail presque au sortir du berceau ; toutes tiennent une aiguille, un crochet, un rouet ou une navette dès que leurs mains ont un peu de souplesse, dès que leur esprit est capable d’un peu d’attention. « En hiver la neige, en été le travail empêchent d’envoyer les enfants à l’école[62]. » Que l’on compare à cette situation lamentable celle des ouvrières de fabrique. Voici, par exemple, la grande usine de M. Dollfus à Dornach : elle occupe plus de 1 300 femmes. Prenons le plus mauvais atelier de cette immense agglomération : l’atelier de filature ; il est composé en grande partie de femmes étrangères au département, d’ouvrières nomades ; néanmoins, sur 543 femmes qu’il emploie, il n’y en a que 166 qui ne sachent pas lire, soit 30%. L’atelier d’impression compte 364 femmes ou filles, parmi lesquelles 237 savent lire et écrire ; mais vienne l’atelier de tissage, l’atelier féminin par excellence, sur 422 femmes qui y trouvent de l’ouvrage, 59 seulement ne savent pas lire, soit 13% à peine ; 53 savent lire sans savoir écrire, soit 12% ; les 310 autres, c’est-à-dire 75%, savent à la fois lire et écrire[63]. Les proportions seraient beaucoup plus favorables si l’on ne tenait compte que des jeunes filles au-dessous de 18 ans. Il faut remarquer aussi que l’immense majorité des femmes qui sont occupées en Angleterre comme en France par la grande industrie sont des tisseuses à la mécanique. Eh bien ! au point de vue matériel leur salaire est élevé, au point de vue intellectuel leur instruction est généralement bonne.

Comparons maintenant le tissage à la mécanique aux mille métiers divers qui occupent à Paris plus de cent mille femmes. D’après l’enquête de 1860, la moyenne générale des ouvrières sachant lire et écrire serait de 87%. Cette proportion est plus favorable que celle des tisseuses mécaniciennes occupées par M. Dollfus, parmi lesquelles 75% seulement ont une instruction complète. Mais qui ne voit que, parmi les ouvrières parisiennes, il y a mille professions élégantes, bien rémunérées, qui ont un personnel d’élite et que l’on ne peut rapprocher sans injustice des simples et vraiment plébéiennes ouvrières de Mulhouse ? Il faut mettre hors de compte toutes ces demoiselles de boutique, ces dames de comptoir, ces habiles fleuristes, ces artistes en modes, toute cette aristocratie de nos métiers de luxe, qui est sortie d’un autre milieu que les ouvrières des manufactures. Si l’on descend dans le détail, l’on voit cent industries à Paris même où l’instruction est moins générale que dans nos ateliers de tissage mécanique. Déjà deux des grandes divisions établies par l’enquête, le bâtiment et la carrosserie, offrent une moyenne d’instruction inférieure à celle des tisseuses de Mulhouse. Mais, examinons de plus près. Parmi les femmes employées chez les fruitiers, 75% seulement savent lire et écrire ; près de la moitié de celles qu’occupent les nourrisseurs sont complétement illettrées ; sur les 1 236 femmes qui servent chez les marchands de vins, 864 seulement savent lire et écrire, ce qui laisse à l’ignorance une proportion de 30% ; chez les miroitiers, plus du tiers des ouvrières sont illettrées ; les marchands de papiers peints occupent 170 femmes, sur lesquelles 70 seulement savent lire et écrire ; 1 251 femmes ou filles travaillent pour les fabricants de casquettes, 887 seulement sont lettrées ; deux tiers à peine des ouvrières en chaussons peuvent écrire et lire ; 771 femmes sont employées par les coupeurs et les préparateurs de poils pour la chapellerie, les trois cinquièmes seulement sont lettrées. La proportion est la même pour les femmes qui travaillent chez les fabricants de ouate ; près de la moitié des femmes qui fabriquent les œillets métalliques, les amorces, les porte-plumes, sont complétement ignorantes. Chez les fabricants de bougies, de chandelles, de veilleuses, chez les épurateurs d’huile et de graisse, la proportion des ouvrières illettrées varie du tiers à la moitié. Elle est du tiers chez les fabricants de bâches et de papiers cirés, des deux cinquièmes chez les fabricants de carton en feuilles et chez les laveurs de chiffons ; elle est de plus du tiers chez les mégissiers ; dans les équipements militaires, 928 ouvrières seulement savent lire et écrire, 491 ne le savent pas ; chez les fabricants de boutons en corne, en os, en papier verni, plus de 25% des ouvrières sont complétement ignorantes ; enfin, dans trois des industries non classées, chez les horticulteurs et chez les jardiniers, chez les maraîchers et chez les scieurs de long, on ne compte que 158 femmes qui sachent lire et écrire, pendant que 163, c’est-à-dire plus de la moitié, sont dans l’ignorance[64]. Ainsi, dans tous ces métiers, l’instruction est, selon toute probabilité, moins répandue que parmi les ouvrières de nos manufactures. Dira-t-on que nous avons pris à dessein les métiers les plus bas et les moins rémunérées ? Sans doute. Mais croit-on que les ouvrières de nos usines appartiennent à un milieu social plus élevé que les pauvres femmes occupées dans les états que nous venons d’énumérer ? Tout concourt donc à prouver que l’instruction est encore plus répandue dans nos établissements manufacturiers que dans les ateliers domestiques, où bat un métier criard et disloqué, et que dans ces chambres étroites, dont les murs obscurs voient de pauvres femmes et de chétifs enfants pousser l’aiguille avant l’aube, pousser l’aiguille encore bien avant dans la nuit.

L’instruction scolaire, nous l’avons dit, ne suffit pas à la femme. Il lui faut encore des notions beaucoup plus variées et plus pratiques. Or, c’est un aveu pénible à faire, le nombre des ouvrières qui savent lire et écrire est encore plus grand, malgré les lacunes constatées plus haut, que le nombre des ouvrières qui savent tenir propre leur intérieur, faire un bouillon, raccommoder des vêtements et surtout élever leurs enfants d’une manière saine et efficace. On voit encore, le fait n’est que trop fréquent, des ouvrières user leur linge jusqu’à ce qu’il tombe en lambeaux et en pourriture, parce qu’elles ne savent ni le laver ni le rapiécer[65]. On en voit un grand nombre qui conduisent leurs enfants à une mort prématurée en les bourrant de soupe ou de viande. Tellement il est vrai que l’instinct, l’affection, l’amour, sont des sentiments stériles quand ils ne sont pas guidés dans leur manifestation extérieure par un enseignement substantiel. Si haute que soit la rémunération extérieure de la famille, le ménage est pauvre et misérable, parce que l’ordre et le savoir-faire sont absents. La nourriture est mauvaise, souvent nuisible, encore qu’elle soit coûteuse et que l’ouvrier parfois fasse concurrence aux familles opulentes pour les morceaux de choix sur le marché et dans les boutiques des marchands ; les vêtements sont malpropres et déchirés, encore qu’ils soient neufs et chers ; l’enfant, enfin, est maladif, malingre, rachitique, encore que la mère l’affectionne et qu’elle se soit efforcée de lui donner tous ses soins. En un mot, un mélange incompréhensible de misère et de luxe, une alliance contre nature de l’indigence et du superflu[66], une disproportion choquante entre les dépenses et les jouissances, tels sont les traits qui frappent l’observateur dans la plupart de nos villes ouvrières.

Le mal, heureusement, a une tendance à s’amoindrir. Des progrès réels, considérables, ont été faits. Il est profondément injuste de se reporter à trente ans en arrière et de donner le portrait d’une génération qui n’est plus, comme la figure vivante de la population ouvrière actuelle. Les asiles, les écoles, les institutions charitables, chrétiennes, philanthropiques, les efforts des municipalités, des chefs d’industrie et des différents cultes ont modifié dans un sens heureux les habitudes de nos populations. Les filles apprennent à coudre, à ravauder, quelquefois à laver et à blanchir le linge, dans les asiles et les écoles. Il est des institutions plus perfectionnées où l’on a le bon esprit de leur enseigner un peu la cuisine. Certains industriels leur font faire des cours élémentaires d’hygiène et d’économie domestique. Mais il faut du temps pour que cette semence lève. Lord Russell dit un jour qu’il fallait un quart de siècle pour faire entrer une idée simple dans la tête du peuple anglais. Plût à Dieu que la tête humaine ne fît pas une plus longue résistance à la pénétration des idées saines et utiles ! Quoi qu’il en soit, le progrès est notable et n’échappe pas à l’observateur impartial. M. Louis Reybaud dit des ménages d’ouvriers de Sedan : « Ce qui frappe quand on y entre, c’est la propreté qui y règne. Il y a peu de meubles et des meubles bien simples, mais tous en bon état et soigneusement tenus ; les rideaux sont blancs ; les cuivres reluisent. Chez les plus aisés, il y a un tapis sur le parquet, des estampes sur les murs représentant des sujets de guerre ou de religion. On reconnaît dans ces détails un peuple qui se respecte et a le sentiment de sa dignité. Dans son intérieur, il ne souffre pas de désordre ; au dehors, il ne néglige jamais sa tenue. On ne saurait dire comment la femme trouve le temps de tout faire, et pourtant rien n’est en défaut. Presque toujours attachée à une fabrique ou astreinte à un travail d’industrie, elle n’a que les heures de relâche pour ranger le logement, soigner les marmots et préparer les repas. Elle suffit à tout et ne se lasse pas, et chaque jour renouvelle ce prodige d’activité[67]. » Et ce n’est pas seulement à Sedan que ce spectacle consolant repose les yeux et l’esprit du moraliste. À Roubaix aussi, malgré la présence de ces forts si tristement célèbres, où les ouvriers nomades venant de Belgique cherchent seuls un asile, M. Louis Reybaud remarque qu’en général « les ouvriers se piquent de ne pas faire dans leurs logements disparate avec les commerçants en détail qui les entourent. Deux ou trois pièces suffisent aux plus aisés d’entre eux. Le mobilier est en raison du salaire et de la nature des habitudes. Quelques ménages y mettent une partie de leurs épargnes et font d’un intérieur orné la première de leurs jouissances. J’en ai vu qui allaient à la limite du luxe permis : des pendules, des trumeaux, quelques chaises couvertes en damas[68]. »

Les ouvrières de la grande industrie ne sont pas d’ailleurs les seules qui ignorent la tenue du ménage et l’économie domestique. Le mal est beaucoup plus général. C’est un préjugé trop répandu dans notre pays que tous les vices qui affligent nos populations ouvrières sont nés avec les manufactures. L’attention des classes élevées et, spécialement, des moralistes et des politiques n’a été attirée sur la vie et les habitudes des ouvriers que par leur concentration dans les grands centres industriels. C’est alors seulement que s’est révélé un ensemble de misères, d’ignorance et de vices, dont personne jusque-là n’avait l’idée. Cette apparition coïncidant avec l’établissement des premières usines, on en a tiré la conséquence erronée que les usines en étaient la seule ou la principale cause. C’était un raisonnement sans base suffisante et qui reposait sur le sophisme, qu’on appelle en logique sophisme de concomitance. On ne prenait même pas garde que ces populations si malheureuses, si dénuées de lumières, si dignes de pitié, n’appartenaient pas pour la plus grande partie aux ateliers mécaniques et que la plupart, comme les tisserands de la rue aux Étaques, à Lille, comme aujourd’hui encore la majorité des ouvriers de Saint-Quentin et d’Amiens, étaient des ouvriers à domicile. Cette confusion était permise dans ce premier moment de douloureux effarement que produisait la découverte de ce mal social. Aujourd’hui, l’heure de la réflexion et de la comparaison est venue ; l’on peut et l’on doit rectifier des idées qui non seulement sont erronées, mais qui sont injustes.

Les ouvrières à domicile sont affligées aussi de l’ignorance que nous avons signalée chez les ouvrières de fabrique en matière de tenue de ménage. « À Amiens, dit M. Louis Reybaud, l’on commence à prendre au sérieux la loi sur les logements insalubres ; on a construit des quartiers nouveaux où ni l’air ni l’espace ne manquent et où les loyers ne sont pas plus chers que dans les quartiers restés à l’état de délabrement. Le plus grand obstacle vient de la résistance des populations : on les dirait incrustées sur les lieux, où, de père en fils, elles ont coutume de vivre, et si bien identifiées à ce cadre de misère qu’elles n’éprouvent ni le désir ni la volonté de s’en détacher. On ne peut pas dire pourtant que ce soit là une conséquence de la désertion du domicile qu’impose l’atelier commun. Amiens n’est pas une ville de manufactures mais une ville de fabriques. À peine pour le velours d’Utrecht et les étoffes de coton est-on parvenu à fonder quelques établissements animés par des moteurs à feu. Sur la masse des tissages, c’est un nombre insignifiant : 600 ou 700 métiers tout au plus. Le reste se fait sur l’instrument domestique, sous un toit qui n’est jamais abandonné. Il m’a semblé curieux de comparer pour la propreté et la tenue ces logements constamment occupés avec ceux dont les locataires s’éloignent pendant une portion de la journée, à raison de la nature de leurs travaux. L’avantage était incontestablement à ces derniers. Les logements des ouvriers de l’atelier commun, libres de tout encombrement, m’ont paru avoir un meilleur aspect que ceux des ouvriers dont le mobilier d’industrie dispute au ménage une partie de l’espace[69]. » Les ouvrières des industries exclusivement féminines manquent aussi des connaissances nécessaires pour tenir leurs ménages et remplir leurs devoirs de mères de famille. Nous avons vu que les brodeuses des Vosges « sont incapables de raccommoder et de faire elles-mêmes leurs vêtements ; qu’elles ne savent, en général, ni lire ni coudre. » On a même remarqué à leur endroit un degré d’ignorance tout à fait spécial et qui mérite d’être mis en lumière : « Dans l’enquête de 1851, on a signalé ce singulier fait : Dans un village d’un des départements de l’est, les filles vont se faire coiffer le matin chez un perruquier, ne sachant pas se coiffer elles-mêmes[70]. » Il s’agit là de brodeuses et non d’ouvrières de filature ou de tissage. Différentes enquêtes anglaises ont constaté que les jeunes filles occupées dans la broderie ne savent ni faire un point, ni préparer un bouillon, ni tenir leur ménage[71]. L’ignorance de la couture est d’ailleurs fort commune, même chez les ouvrières des grandes villes où ne se rencontrent pas de manufactures. L’association anglaise pour l’avancement de la science sociale s’est beaucoup occupée de la question du travail des femmes. Dans une de ses dernières sessions, on lui communiqua un fort intéressant mémoire sur la condition des ouvrières à Dublin : on y disait qu’un très grand nombre de femmes en quête d’emploi ne savaient même pas tenir une aiguille. Le même fait est signalé plusieurs fois pour l’Allemagne dans le recueil périodique intitulé : « Neue Bahnen », organe de l’émancipation des femmes. Enfin, il paraît que dans nos campagnes même, l’instruction de la femme pour la tenue de maison est également défectueuse. L’auteur d’une monographie sur le vigneron de l’Aunis, dans les Ouvriers des deux mondes, constate que « l’instruction sur l’économie domestique manque dans la famille et qu’il serait utile de créer des écoles de ménagères. » S’il faut en croire une très intéressante étude du même recueil sur le paysan du Laonnais, les enfants des ouvriers agricoles dans ces campagnes seraient aussi mal élevés, aussi mal nourris, aussi absurdement soignés que dans les familles des ouvriers de manufacture.

Ce qui résulte des considérations qui précèdent c’est que, non seulement dans les villes manufacturières, mais partout en France, les ouvrières sont aussi dépourvues de notions de ménage que de notions scolaires ; il y en a encore plus qui ne savent pas coudre, ni faire la cuisine la plus simple, ni ordonner leur intérieur, ni élever leurs enfants d’une manière hygiénique qu’il n’y en a d’illettrées. Contre cette situation il est urgent de réagir avec énergie. Il y a déjà près de trente ans, M. Michel Chevalier s’étonnait qu’on ne songeât pas à donner aux populations dans les écoles un enseignement d’économie domestique, d’hygiène, de vie pratique. L’éducation, qui est l’art des bonnes habitudes, ne peut pour le peuple être séparée de l’instruction. On commence à s’en apercevoir. L’État, les municipalités, les chefs d’industrie, les sociétés privées se sont mis à rivaliser d’activité et de zèle pour lutter, non seulement contre l’ignorance scolaire, mais contre ce fléau plus grand encore, l’ignorance de la vie pratique, le défaut absolu des notions les plus simples et les plus usuelles, l’incapacité de diriger d’une manière rationnelle et efficace les choses de la maison et de la famille.

Pour clore ce chapitre sur l’état intellectuel de nos ouvrières, il nous reste à dire quelques mots de l’influence que les divers modes d’industrie exercent sur l’intelligence de la femme. Que le travail à la mécanique et l’excessive division des tâches ait pour effet de dégrader et d’abêtir l’ouvrier, c’était, il y a quelques années, une sorte d’axiome admis avec empressement par une certaine école de publicistes et accepté sans trop de contrôle par le grand public. Il y avait dans cette opinion beaucoup de légèreté ou beaucoup de parti pris. Plus de réflexions et d’études, une connaissance plus approfondie des choses de l’industrie ont commencé à dissiper chez les hommes judicieux ces préventions d’un autre âge.

En considérant attentivement les conditions véritables du travail dans les différents corps d’état, il est facile de constater que les occupations de la grande industrie n’ont en elles-mêmes rien qui dégrade ou affaiblisse l’esprit du travailleur. Il faut d’abord se débarrasser de tous les oripeaux classiques, qui nous font voir à travers un masque trompeur certaines occupations spécialement chéries des poètes. Croire que le berger qui passe des années entières dans la compagnie de ses moutons, sevré de tout commerce avec ses semblables, ou que la pastoure qui conduit et surveille éternellement des bêtes chétives paissant de maigres biens communaux, et qui n’interrompt cette tâche monotone, que pour ramasser des ordures sur les routes, charrier les fagots sur ses épaules dans les montagnes ou haler des bateaux sur les rivières ; croire que ces deux pauvres créatures humaines sont celles qui vivent le plus conformément à la loi de nature, celles dont l’intelligence est le plus élevée et l’âme le plus portée aux sereines contemplations, c’est prendre des fictions pour des réalités. Loin de nous de traiter légèrement la vie de la campagne et de parler mal du cultivateur, dont l’esprit est rempli par les mille soucis et les mille détails d’une exploitation agricole ; loin de nous de décrier la fermière aux occupations variées, qui a son bétail, sa laiterie, son jardin à soigner tour à tour ; il y a là une activité non seulement féconde, mais intelligente, qui meuble l’esprit de notions utiles, qui exerce et développe les facultés cérébrales. Mais il le faut reconnaître, il y a dans le travail des champs, pour les femmes comme pour les hommes, des rôles sacrifiés où l’esprit se resserre et s’immobilise, où tout développement intérieur cesse, où le ressort mental s’arrête et se brise. Dans l’enquête de 1861 sur l’instruction primaire en Angleterre, un déposant décrivait comme il suit l’état d’une notable partie de la jeunesse des deux sexes dans les campagnes : « Un long et stérile intervalle sépare le temps où l’enfant quitte l’école et celui où l’on peut dire que commence son éducation professionnelle. Il va dans les champs dès l’aurore pour éloigner les oiseaux des moissons qui grandissent et y reste tout le long du jour jusqu’au coucher du soleil, ou bien encore il conduit des porcs et des oies, ou il garde des vaches et des moutons. Ainsi occupé, c’est toujours le même horizon qu’il contemple, toujours la même troupe de moineaux qu’il écarte, toujours les mêmes champs qu’il traverse ; il s’appuie chaque jour contre la même barrière ou s’assoit chaque jour au pied de la même haie, et cela pendant des mois, pendant des années peut-être. La stagnation intellectuelle d’une pareille vie ronge l’âme de l’enfant. J’ai souvent appris de ceux qui ont voulu étudier ces existences, quelle effrayante torpeur finit par envahir l’esprit de l’enfant, quel nuage lugubre s’étend sur tout son moral, comment en quelques mois il perd jusqu’à la moindre trace des connaissances acquises à l’école, à l’exception peut-être de ce qu’elles ont de plus matériel et de plus mécanique. » L’enquête de 1867 sur les agricultural gangs nous fait en vingt endroits une description plus frappante encore de l’abaissement intellectuel de ces milliers de jeunes ouvrières occupées aux travaux des champs dans les comtés de l’est de la Grande-Bretagne.

Croit-on que la petite industrie ait toujours des occupations plus élevées ? En quoi le bobinage à la main est-il plus intellectuel que le bobinage à la mécanique ? N’en est-il pas de même du dévidage et du tissage aussi ? Que penser de ces pauvres jeunes filles assises tout le long du jour près du métier du tisseur en châles, occupées à lancer et relancer la navette, et cela non pas douze heures mais quelquefois quatorze ou quinze heures par journée ? Ignore-t-on que dans la petite industrie il y a des femmes qui sont occupées pendant des mois et des années entières à coller des morceaux de papier de diverses couleurs sur des commodes en miniatures ? Si l’on voulait descendre dans le secret de toutes ces existences obscures, ne trouverait-on pas presque toujours pour chacune d’elles la même tâche monotone, tâche qui ne demande que des mouvements d’habitude et une sorte d’attention mécanique ? Est-ce qu’il n’y a pas des milliers de lingères qui n’ont jamais eu d’autre occupation que de faire les plis des devants de chemises, opération toujours semblable à elle-même ? Est-ce que les ouvrières qui cousent les gants sont les mêmes que celles qui les coupent ou que celles qui les ourlent ? Est-ce que la division du travail la plus extrême ne prévaut pas dans la petite industrie ? Dans la broderie, les ouvrières qui font les trous sont-elles toujours les mêmes que celles qui font les finissions ou que celles qui tracent les dessins ? Et dans le seul travail des finissions, n’y a-t-il pas trois catégories différentes d’ouvrières, les unes ayant pour spécialité de faire ce que l’on appelle le feston, d’autres le sable, d’autres encore le jour ? Est-ce que cette merveilleuse dentelle, le point d’Alençon, ne passe pas par les mains d’un grand nombre d’ouvrières, dont chacune a sa spécialité rigoureuse ? La division du travail se trouve donc dans la petite industrie comme dans la grande. Les seules différences qu’il y ait entre la tisseuse à la mécanique et les ouvrières que nous venons de nommer, c’est d’abord que le travail de la première est moins long, c’est ensuite qu’elle a besoin d’une attention plus soutenue, d’un exercice plus grand de sa volonté pour constater à la loupe et éviter les défauts dans le tissu, pour prévenir ou réparer les fautes, pour faire bien et promptement sa tâche. L’uniformité du travail n’a rien, d’ailleurs, qui resserre et étouffe l’esprit ; quand la tâche n’est pas trop prolongée, elle le repose, au contraire, le seconde en n’exigeant qu’une attention mécanique, elle lui permet les réflexions et les méditations étrangères. C’est ainsi que, en tournant sa meule de verrier et en gagnant laborieusement sa vie par ce travail monotone, Spinoza a pu inventer un système philosophique qui, malgré ses erreurs, est une des merveilles de l’esprit humain. C’est ainsi que, d’autre part, dans le cercle de l’activité pratique, faut d’ouvriers élevés dans les filatures ou les tissages sont devenus soit des inventeurs, soit de riches industriels, soit des philanthropes éclairés.

Nous avons terminé l’examen de l’état intellectuel des ouvrières employées dans la grande et dans la petite industrie. Au point de vue des notions scolaires, à celui surtout de l’instruction domestique et ménagère, nous avons eu à signaler et à regretter bien des lacunes. Mais, d’un autre côté, nous avons fait preuve de justice en mettant en lumière les progrès effectués : œuvre d’utilité en même temps, car la critique s’émousse et perd sa force, quand elle ne sait pas à propos admettre l’éloge après le blâme et reconnaître les améliorations, tout en constatant les imperfections. Ces imperfections, par quelle voie les peut-on combler ? C’est ce qui va faire l’objet de nos recherches dans les autres parties de cet ouvrage.


DEUXIÈME PARTIE

DE L’INTERVENTION DE LA LOI POUR PROHIBER ET RÉGLEMENTER LE TRAVAIL DES FEMMES DANS L’INDUSTRIE

 

 

 


CHAPITRE I

Discussion des principes au nom desquels l’État peut intervenir dans les conventions conclues entre personnes majeures.

À la vue des misères que, malgré les progrès récents, l’on constate encore dans la situation matérielle et morale des ouvrières, le philanthrope se sent porté à chercher des remèdes qui soient à la fois efficaces et conformes à la justice.

Les esprits absolus, qui sont impatients des résultats progressifs et lents, et qui, par nature le plus souvent, quelquefois par réflexion, ont une préférence marquée pour les remèdes radicaux et les brusques changements, croient avoir entrevu pour relever le sort de l’ouvrière une mesure souveraine et irrésistible : l’intervention de l’État, la contrainte légale. Soit qu’ils aillent jusqu’à l’opinion la plus extrême et qu’ils sollicitent des pouvoirs publics de prohiber d’un trait de plume le travail des femmes dans les ateliers, soit que, gardant encore dans leur audace une sorte de retenue, ils ne réclament qu’une réglementation et non une prohibition complète, ils ont une foi infaillible dans la justice et dans l’efficacité des mesures qu’ils implorent. Assurément, il serait commode que quelques lignes inscrites sur un bout de papier, et contresignées des noms de quelques ministres, eussent le pouvoir presque surnaturel de guérir en un instant et pour toujours une plaie sociale invétérée. On ne comprendrait pas comment une société pourrait se refuser à l’application d’un remède aussi facile et aussi prompt. Et cependant, la généralité des esprits pratiques et réfléchis, ayant la connaissance des conditions inhérentes à la nature humaine et de la complexité des phénomènes sociaux, non seulement doutent de l’efficacité de ces remèdes radicaux et violents, mais sont portés aussi à protester contre leur application au nom de la justice et des principes supérieurs qui régissent les rapports de la société et des individus.

Prohiber le travail des femmes dans les ateliers en général ou dans certaines industries en particulier, c’est, évidemment, porter une atteinte à la liberté humaine, et l’on ne peut soutenir cette opinion qu’en prétendant que la femme est toujours un être incomplet, qui ne peut et ne doit pas avoir la libre disposition de lui-même, une mineure d’une espèce spéciale, puisque pour elle la minorité durerait toute la vie. C’est en même temps revendiquer pour l’État une responsabilité immense, c’est accroître ses obligations d’une manière presque infinie et lui imposer des devoirs dont nous ne croyons pas qu’on ait assez mesuré l’étendue et l’importance.

Voyons d’abord comment les partisans de l’intervention de l’État dans le travail des femmes justifient leur opinion : nous aurons ensuite à discuter leurs arguments et à montrer jusqu’où, logiquement, ils devraient conduire. « Il est du devoir de la famille et de la société, écrivait il y a trois ans dans un rapport académique le docteur Kuborn, de favoriser chez chacun et de n’entraver chez personne les saines aptitudes physiques ou morales. La femme a été créée pour être mère, son devoir l’appelle au foyer domestique. Les travaux qui l’en éloignent et qui, par leur caractère, s’opposent à son développement doivent lui être interdits. » Au nom de ces principes, le docteur Kuborn réclamait que l’État défendit aux femmes de s’employer dans les travaux souterrains des mines et houillères. Partant du même point, mais allant plus loin sur la même route, un autre médecin belge, le docteur H.-L. Lefèvre s’exprimait en ces termes : « Des mesures partielles seraient sans aucune efficacité, car si on se borne à interdire certains établissements aux femmes, l’amour du gain qui les distingue les fera refluer dans un temps donné vers les ateliers qui leur resteront ouverts. Il n’y aura point de société bien organisée aussi longtemps que les femmes et les filles, trop faibles par elles-mêmes et qui ont besoin de la protection des hommes, jouiront de la liberté pleine et entière de se livrer à toutes sortes de travaux. Elles doivent être assimilées à des mineurs. » Beaucoup plus logiques que les médecins, les ouvriers ont réclamé à diverses reprises l’application complète des mêmes principes. L’on a vu dans un manifeste public les typographes de Bruxelles, au nom de l’axiome « la femme dans son ménage », protester solennellement « devant l’Europe typographique » contre un système qui tendrait à « avilir » la femme en « l’assujettissant au métier de compositrice ». Les tisseurs en châles de Paris ont fait la même démonstration : un publiciste ouvrier, remarquable par la netteté de son talent et sa parfaite connaissance du peuple parisien, M. Corbon, dans son plus intéressant ouvrage, Le secret du peuple de Paris, a défendu la même théorie. Il y a quatre ans, lorsque les premières réunions publiques non autorisées s’ouvrirent au Vaux-Hall sur la question du travail des femmes, des orateurs nombreux développèrent ex cathedra les mêmes idées, et plusieurs d’entre eux conclurent à l’intervention de l’État pour défendre aux femmes, non plus seulement le travail souterrain des mines et des houillères, non plus seulement le travail de la grande industrie qui emploie des moteurs hydrauliques ou à feu, mais d’une manière générale toute espèce de travail en atelier. Dans l’une des dernières sessions de la Société anglaise pour l’avancement de la science sociale, quelques membres s’approchèrent de ces idées, s’ils ne s’y rangèrent pas d’une manière explicite : et plus d’un souhaita que le Parlement intervînt pour réglementer d’une manière rigoureuse le travail des couturières, des modistes, des lingères. Allant encore plus loin, quelques esprits pleins de respect et même d’idolâtrie pour la femme idéale de leurs rêves ont émis l’opinion que toute occupation mercenaire devait être interdite à la femme, s’appuyant toujours sur le même principe que « dans une société bien organisée, le travail de l’homme doit nécessairement nourrir toute la famille. »

Tel est le développement naturel et régulier de la théorie, qui veut faire intervenir l’État dans le travail des femmes. Il importe peu que les partisans de cette idée essayent de s’arrêter à tel ou tel degré sur la pente où ils se sont portés. Le point de départ est le même et une sorte de nécessité logique contraint à parcourir toute la route celui qui y a fait les premiers pas. Examinons un à un les principes sur lesquels cette théorie repose : ils sont au nombre de trois. Le premier se trouve compris tout entier dans cette formule de société bien organisée ; ces mots, si vagues et si élastiques qu’ils paraissent, ont une portée précise et un sens caché qu’il est aisé de mettre au jour. Employer une pareille expression, c’est nier que la société soit un être complet, spontané, indépendant, produit et résultante de l’action des forces individuelles, ayant en soi son propre moteur et sa loi de développement ; c’est regarder, au contraire, la société comme un corps passif, ayant en soi et en dehors d’elle un régulateur, un organisateur suprême ; c’est en faire une sorte de substance malléable, inerte, qui peut prendre toutes les formes qu’un agent externe lui veut imposer ; c’est, en un mot, remettre à une puissance et à une intelligence supérieure à la société, le soin de la faire plier, de la pétrir, de la constituer selon ses vues et ses conceptions particulières : or, dans le système que nous examinons, cette force extérieure à la société et qui se trouverait omnipotente et omnisciente, ce serait l’État.

Le second principe de la théorie que nous critiquons, c’est que l’unité primaire dans l’état social, l’élément rudimentaire, ce n’est plus l’individu, c’est la famille. La famille forme un tout, en dehors duquel les individus ne comptent pas ; dans la famille chaque être a un mode spécial d’activité, et il appartient à la puissance qui a charge de régulariser la société de veiller à ce que chaque membre de la famille remplisse fidèlement et uniquement son rôle, de faire que la femme ne puisse manquer à ses devoirs domestiques et que l’homme gagne à lui seul une rémunération suffisante pour nourrir tous les siens.

Enfin, le troisième principe, qui appartient à l’ordre économique, c’est que le travail des femmes fait une concurrence préjudiciable au travail des hommes, qu’il abaisse le taux de la rétribution masculine, que par lui les salaires sont dépréciés ; si bien que cet élément primaire du corps social, la famille, n’a pas des ressources plus abondantes quand la femme travaille au dehors qu’elle n’en aurait si l’homme seul était autorisé à pourvoir aux besoins communs.

Telle est l’analyse exacte des principes sur lesquels repose la théorie de l’intervention de l’État dans le travail des femmes. Il se peut que tous les partisans de cette opinion n’aient pas assez de courage et de logique pour défendre les idées que nous venons d’exposer, ainsi disséquées et tirées au clair. Il n’est que trop commun de voir la plupart des hommes ne se rendre pas un compte exact des véritables principes dont découlent les théories qu’ils soutiennent, non plus que des véritables conséquences auxquelles elles conduisent. L’on s’éprend d’un système par un simple mouvement instinctif ; on lui donne une adhésion purement affective ; l’on néglige d’en faire un examen rationnel et réfléchi : mais n’importe ! Il n’est pas un partisan de l’intervention de l’État, dans le travail des femmes, qui ne proclame d’une manière plus ou moins déguisée et plus ou moins consciente que l’État a charge d’âmes, et qu’il a mission d’ordonner, de régulariser, de pétrir, en quelque façon, la société humaine ; que, d’un autre côté, l’individu doit être rigoureusement subordonné à la famille et ne doit être regardé par l’État que sous le point de vue de ses relations familiales ; et que, enfin, si l’on prohibait ou si l’on restreignait le travail des femmes au dehors, l’on relèverait le salaire des hommes. Toutes ces idées, nous les croyons, quant à nous, aussi erronées que dangereuses.

C’est d’abord une notion fausse que l’État ait pour but de constituer et de régulariser la société suivant un plan idéal. L’État n’est pas un être supérieur, extra-social, qui soit naturellement omniscient et omnipotent. Bien loin d’être au-dessus de la société, l’État en est le produit, la délégation, le mandataire. Loin d’être infaillible, il est d’une faillibilité si fréquente et si dangereuse, qu’il importe de prendre les plus nombreuses précautions contre ses écarts et ses envahissements. Loin encore d’avoir une tâche infinie, l’État a des fonctions limitées, spéciales, nettement tracées par le droit naturel et qui le deviennent encore plus dans le droit positif. Ces fonctions, ce sont uniquement celles qui seraient mal remplies par les individus eux-mêmes. Sur les individus, l’État n’a que des droits bornés ; son rôle relativement à eux est presque uniquement négatif : il ne peut leur imposer les idées ou les mœurs qu’il affectionne ; il ne peut les contraindre aux pratiques qu’il juge les meilleures et les plus rationnelles ; il ne peut les forcer à mener la vie qui lui semble la plus sage, la plus juste ou la plus saine. Ses attributions s’arrêtent au sanctuaire de la volonté humaine, et il n’a le droit d’intervenir que si cette volonté déréglée, se livrant à des écarts contre-nature, empiète sur les volontés similaires et les met en péril. Ainsi, l’État n’a pas pour mission de faire régner la vertu, la sagesse ou la santé. Toute tentative en ce sens est une usurpation dangereuse, qui peut et doit logiquement conduire aux plus violents excès. L’État n’a pas charge d’âmes. C’est sur les choses spécialement, presque uniquement, que son action doit s’exercer : écarter les obstacles physiques trop puissants pour que les efforts individuels en puissent triompher, faire régner le bon ordre dans les choses d’usage commun, prévenir les perturbations matérielles, tel doit être essentiellement le rôle de l’État. Si quelquefois il en sort dans l’ordre intellectuel et moral, ce doit être avec une circonspection scrupuleuse et un profond respect de la liberté individuelle. Cette liberté individuelle inviolable emporte pour chacun le droit d’agir à sa guise, de travailler à son caprice, de faire de ses bras et de son intelligence n’importe quel usage, fût-il nuisible. L’on aurait beau prétendre que cet usage pernicieux de la liberté individuelle, s’il est fait à la fois par tous les individus ou par une certaine classe d’entre eux, porte un détriment à la société entière : n’importe ! L’État n’a jamais le droit d’intervenir, toutes les fois que l’individu est resté dans son domaine en usant de sa liberté propre et qu’il n’a pas directement et ouvertement violé la liberté d’autrui.

En dehors de cette conception du rôle de l’État il n’est aucune doctrine consistante, aucune théorie qui ne soit glissante et dangereuse : tout empiétement de l’État au-delà de ces limites amène nécessairement des empiétements ultérieurs ; il devient impossible de fixer un point d’arrêt. C’est en vain que, par des analogies fallacieuses ou de captieuses métaphores, l’on s’efforce de légitimer l’action de l’État en dehors de ce domaine réservé et nettement circonscrit. « Le travail, étant une propriété, relève de la loi, et vous ne trouverez nulle propriété que le législateur n’ait soumise à des restrictions » : ainsi parlait il y a trois ans au Parlement belge un éloquent député, M. d’Elhoungne. C’était faire une double confusion. « De ce qu’on peut réglementer la propriété des choses, répliquait avec raison le chef du ministère belge, M. Frère Orban, peut-on conclure qu’on peut réglementer la propriété de l’homme, le travail ? Autant dire que puisqu’on peut abattre des bœufs, l’on doit pouvoir abattre des hommes. La liberté de l’homme est soustraite à la réglementation. » La réponse du ministre belge était incomplète. La réglementation même de la propriété des choses n’est pas arbitraire, et l’État ne peut avoir en cette matière pleins pouvoirs ; car l’État ne crée pas, il reconnaît, il consacre seulement le droit de propriété. Il ne peut donc jamais le supprimer, il ne peut jamais lui porter atteinte ; il peut le définir, il ne peut le limiter ; et alors qu’une utilité évidente, reconnue de tous, solennellement constatée, exige que telle chose appartenant à un particulier soit affectée à un service public, le droit de propriété, même dans ce cas, n’est pas détruit ; il est transformé par l’indemnité préalable payée au propriétaire, il change d’objet sans cesser d’être, il porte sur un équivalent. Mais de croire qu’il soit permis à l’État de supprimer la propriété des choses ou de la réduire, de faire par une simple loi que telle catégorie de propriété disparaisse, c’est ce qui est impossible dans un pays civilisé, ayant la connaissance et le respect du droit naturel, seule base véritable du droit positif. Sans doute, il y a eu dans le passé des temps mauvais et obscurs, où ces principes étaient mal connus et quotidiennement violés. La propriété des choses n’a pas été plus respectée que la propriété primordiale, sacro-sainte, le travail. On a connu la conquête, comme on a connu l’esclavage ; l’on a connu les confiscations., comme le servage ; l’on a regardé longtemps le droit de posséder et le droit de travailler comme des droits régaliens. Mais ces temps d’ignorance sont passés. Aujourd’hui, s’il est un principe qui est la base de notre législation, c’est que la propriété privée est inviolable, même pour l’État, et que, d’un autre côté, la première de toutes les propriétés c’est le droit de travailler librement. Or, s’il peut arriver que, dans quelques cas rares, il soit d’une nécessité rigoureuse d’exproprier un particulier de la chose qui lui appartient, c’est-à-dire non pas de détruire son droit de propriété, mais seulement, sans l’amoindrir en lui-même, de changer l’objet sur lequel il porte ; dans aucune circonstance il ne ne peut être nécessaire, utile ou même possible d’exproprier un individu du gouvernement de sa volonté, c’est-à-dire de sa liberté individuelle, de son droit de travailler à sa guise ; car, il y a des équivalents pour la propriété des choses, mais il ne saurait y avoir d’équivalent à la liberté humaine, et une réglementation qui prohiberait ou réduirait pour tels individus ou telle catégorie d’individus le droit de travailler, ce serait une expropriation sans indemnité, ce serait une véritable confiscation. Ainsi, l’État sortirait de ses limites naturelles et légitimes, il outrepasserait son droit et violerait ses devoirs en interdisant à une classe quelconque d’individus une catégorie quelconque de travail.

« Mais, nous dit-on, ce n’est pas l’individu, c’est la famille, qui est la véritable unité sociale ; c’est elle surtout qu’il faut considérer. Or, dans la famille, c’est à l’homme, être fort, qu’il appartient de pourvoir aux besoins communs ; la place de la femme est dans son intérieur. Peu importe que l’activité mercenaire lui soit interdite, puisque ce n’est pas là sa fonction naturelle, et qu’un autre, plus capable et plus vigoureux, doit se livrer, en son lieu et place, au travail du dehors pour amasser les ressources communes. La famille, ajoute-t-on, est reconnue, consacrée par la loi ; la loi doit donc faire en sorte qu’elle existe, non seulement d’une manière nominale, mais d’une manière effective : or, quand la femme n’est pas présente à son foyer, il n’y a pas de famille réelle. La femme, d’ailleurs, n’est-elle pas un être faible et, au nom de cette faiblesse, ne mérite-t-elle pas d’être protégée contre ses propres égarements ? La femme, être débile au moral comme au physique, se trouve, par sa nature même, dans une minorité perpétuelle ; l’État doit consacrer par des règlements efficaces cette minorité naturelle. En agissant ainsi, il n’aura violé aucun droit respectable, et il aura donné à la famille toute la vitalité et toute la cohésion qu’il est désirable qu’elle possède. »

De tels principes sont erronés au point de vue du droit ; ils sont en complète opposition avec notre législation civile : appliqués, ils nous ramèneraient à la barbarie. Non, chez nous, la famille n’a pas et ne peut avoir ce caractère de diminuer tellement l’un des deux sexes, qu’il doive être regardé comme étant dans un état de perpétuelle minorité. Une telle conception ne se peut rencontrer que chez les peuples anciens ou chez les peuples d’Orient. La femme dans notre civilisation n’est pas une créature incomplète, inférieure : adulte, elle possède devant la loi des droits égaux aux droits de l’homme ; ayant comme lui la capacité d’acquérir, elle a comme lui la capacité de travailler. Plus faible physiquement que l’homme, rien ne démontre qu’elle lui soit moralement ou intellectuellement inférieure. Tant qu’il ne lui a pas plu d’aliéner librement une partie de sa volonté, elle est complétement maîtresse de son sort. Bien loin qu’on la puisse traiter comme une mineure perpétuelle, la loi, dans différentes circonstances, la fait tutrice ; si bien que, au lieu de lui contester le droit de disposer de ses propriétés, à commencer par la première de toutes, celle de sa propre personne et de son travail, la loi lui confère souvent le droit et le devoir de disposer de la propriété et de la personne d’autrui. Ainsi, dans notre législation civile, la femme adulte est une personne capable et complète. En outre, la famille, quelle que soit son importance sociale, n’est pas chez nous l’élément primaire de la société ; cet élément primaire, c’est l’individu seul qui le constitue. La famille est un cadre, mais qui n’embrasse pas tous les éléments sociaux. Il y a beaucoup d’individus en dehors de la famille, les uns qui sont devenus isolés, les autres qui l’ont toujours été. Le nombre des filles majeures et des veuves est infini. Dans nos grandes villes il égale et quelquefois surpasse celui des femmes mariées. Or, ces veuves et ces filles, il faut qu’elles vivent aussi, et le plus souvent de leur propre travail. On ne peut supprimer leurs ressources, sans avoir, au préalable, assuré la satisfaction de leurs besoins. Puis, c’est parfois la femme qui est le chef de la famille ; c’est ce qui arrive toujours en cas de veuvage et aussi en cas de maladie ou d’infirmité du père ou de l’époux. Pour que l’on pût, dans l’intérêt vrai ou supposé de la famille, limiter la liberté du travail de la femme, il faudrait que la famille fût organisée chez nous autrement qu’elle ne l’est. Il faudrait qu’il n’y eût pas d’existence féminine isolée et indépendante, il faudrait qu’il n’y eût pas une femme qui ne pût s’appuyer contre un homme ; il faudrait qu’après avoir perdu son époux et son père, ou quand son père et son époux sont malades, la femme dût légalement être soutenue par son frère, son beau-père, son fils, tous ses parents en un mot, et, à leur défaut, par l’État ; c’est-à-dire que, au lieu de la famille simple et peu nombreuse que nous avons, il faudrait organiser la tribu. Mais tant qu’il y aura des femmes qui n’auront qu’elles pour se soutenir, l’État ne peut leur fermer des branches de travail, sans se charger de leur trouver une occupation productive.

Comparer les femmes aux enfants, parce que les uns et les autres sont physiquement faibles, et réclamer que les lois qui régissent le travail de ceux-ci soient étendues au travail de celles-là, c’est méconnaître les principes réels sur lesquels repose notre législation civile et industrielle. Si la loi intervient pour réglementer le travail des enfants, ce n’est pas seulement à cause de leur faiblesse physique, c’est aussi et surtout parce que les enfants, sans exception, sont des êtres incomplets, dépendants, qui n’ont pas la disposition d’eux-mêmes. Pour les enfants, la loi ne crée aucune servitude, aucune dépendance nouvelle ; elle rend seulement l’État caution des obligations du père de famille. Ce n’est pas une restriction que la loi impose à la liberté de l’enfant, c’est une garantie qu’elle lui donne contre les abus de l’autorité du père. Ce n’est pas non plus contre ses propres excès, c’est contre les excès d’autrui qu’elle le protège. Peut-il en être de même pour la femme ? Non assurément. La femme, même mariée, n’est jamais dans le degré de dépendance où se trouve l’enfant. Si son mari la voulait violenter, elle pourrait s’adresser aux tribunaux qui, par la séparation dé corps, rendraient à la victime la plénitude de sa liberté Ainsi, la réglementation du travail, qui est une protection pour l’enfant, serait une oppression pour la femme.

Reste le troisième principe tiré de l’ordre économique. Le travail des femmes, dit-on, déprécie le travail des hommes et réduit les salaires. Une grande partie des ouvriers adhère à cette sorte d’axiome : on l’a vu invoquer bien des fois, quand les patrons ont voulu introduire la main-d’œuvre des femmes dans des métiers où jusqu’alors elle n’avait pas accès. Un certain nombre de philanthropes accueillent aussi avec une faveur marquée cette prétendue proposition scientifique. Nous ne nions pas qu’elle n’ait une apparence spécieuse, et nous n’avons pas de peine à comprendre que les esprits qui ne sont pas très familiers avec l’analyse minutieuse des phénomènes économiques se laissent prendre à cette amorce.

Nous n’avons pas besoin de démontrer que, cette proposition fût-elle scientifiquement vraie, il y aurait une injustice criante à s’en autoriser pour défendre aux femmes le travail du dehors. La concurrence des femmes et des hommes est une concurrence naturelle et nul n’a le droit d’y porter atteinte ; la supprimer pour élever la rémunération du travail des hommes ce serait avoir recours à une mesure artificielle et vexatoire : ce serait prendre aux uns pour donner aux autres. Mais nous n’admettons pas que le travail des femmes ait pour conséquence nécessaire de déprécier le travail des hommes ; tout au contraire, nous croyons que le salaire des hommes serait inévitablement moins élevé, si la loi pouvait, d’une manière efficace, interdire aux femmes, soit toute occupation mercenaire, soit tout travail en dehors du foyer domestique.

Rien n’est moins connu que la vraie théorie du salaire ; l’on répète partout le mot de Cobden : « Quand deux ouvriers courent après un maître, le salaire baisse ; quand deux maîtres courent après un ouvrier, il hausse. » Cela, sans doute, est vrai ; mais il faut creuser plus profondément pour découvrir la source du salaire. À côté de la proposition de Cobden, nous en placerons une autre, qui est d’une vérité encore plus générale : quand la production est considérable dans une nation relativement aux individus qui la composent, alors le salaire est haut ; quand la production est chétive, alors le salaire est bas. Car le fonds des salaires n’est autre que la production même, et il serait insensé de prétendre que les salaires peuvent s’élever d’une manière durable quand la production diminue. Or, quel serait l’effet de la prohibition du travail des femmes en dehors du foyer domestique ? Ce serait de diminuer la production et de la renchérir. Comprend-on qu’avec des produits en plus petit nombre et plus chers, l’on puisse avoir une rémunération qui soit, non pas nominalement, mais effectivement plus élevée ? Cela est contradictoire. Supposons que l’État, par une puissance merveilleuse que nous ne lui reconnaissons pas, arrive à chasser des manufactures et des entrepôts le million de femmes qui y est occupé en Angleterre ; immédiatement, la production industrielle va tomber à moitié. Si on veut la relever, il faudra emprunter un million d’hommes à la seule branche de travail qui soit en état de le fournir, à l’agriculture ; même alors, tout en étant aussi considérable, la production des articles manufacturés sera renchérie. La production agricole de son côté, non seulement sera plus chère, mais sera moins abondante, à moins qu’on ne remplace le million d’hommes, qui sera passé dans les manufactures et les entrepôts, par plus d’un million de femmes dans les travaux agricoles ; et alors, l’on n’aura rien gagné : l’on aura chassé les femmes des usines dans les champs ; on ne les aura pas ramenées au foyer domestique. La prétention d’élever les salaires en fermant aux femmes le travail du dehors est la plus extraordinaire des prétentions ; c’est vouloir accroître la ration individuelle, en diminuant de moitié le nombre des bras, sans diminuer le nombre des bouches. Ce qui permet que dans une filature, ou dans une usine pour l’impression des étoffes, la rémunération du mécanicien, du conducteur d’automate, du graveur sur rouleau soit élevée, c’est que les opérations accessoires, préparatoires ou complémentaires, du battage, de l’épluchage, du bobinage, du tissage, de l’apprêtage sont peu coûteuses : que ces diverses opérations renchérissent, et il sera impossible de maintenir au mécanicien, au conducteur d’automate, au graveur sur rouleau leur rémunération antérieure. Les faits, d’ailleurs, démontrent l’exactitude de ces raisonnements. Dans quel pays les salaires des hommes sont-ils plus élevés qu’en Angleterre, et dans quel pays le nombre des femmes occupées par les manufactures est-il plus considérable ?

Dans les filatures, quoique le personnel soit pour plus de la moitié composé de femmes, l’on voit des ouvriers qui gagnent 35 schellings, soit 43 fr. 25 cent. par semaine, pour 60 heures de travail, c’est-à-dire 75 centimes par heure. Dans quelle province de France les hommes ont-ils un salaire plus élevé que dans les régions du Nord et de la Normandie, où les filatures et les tissages sont remplis de femmes ? Si le salaire des hommes est élevé dans ces contrées, c’est que la production y est très considérable : bannissez les femmes des usines, la production baissera et se renchérira, les salaires même des hommes baisseront.

Ainsi, de ces trois principes qu’invoquent les partisans de l’interdiction aux femmes des travaux de la grande industrie, aucun n’est fondé. Il serait trop long d’énumérer les autres erreurs qui sont émises par les philanthropes, trop prompts à accueillir les idées qui les flattent. En fermant aux femmes les ateliers de la grande industrie, on croit leur trouver une compensation en leur ouvrant les industries de luxe ; créer aux ouvrières des débouchée nouveaux, la tentative est heureuse, nous y applaudissons pour notre part, mais l’on s’abuse sur sa portée et l’on est généralement dupe de deux illusions. Toutes ces industries nouvelles où l’on veut faire entrer les femmes, n’ont qu’un personnel très restreint ; quelques-unes exigent une éducation poussée très loin ; enfin, dans la plupart, il ne sera pas facile de déloger complétement les hommes de positions qu’ils ont prises depuis plusieurs générations et où leur présence est quelquefois justifiée. Jetons les yeux sur l’enquête de 1860. Les articles de Paris n’emploient que 10 742 hommes ; l’imprimerie, la gravure, la papeterie en occupent 13 191 ; les instruments de précision et de musique ainsi que l’horlogerie n’en comptent que 10 005 ; on en trouve 11 393 dans le travail de l’or, de l’argent, du platine : c’est, en tout, environ 45 000 places. L’on voudra bien accorder que l’emploi des hommes est justifié pour la moitié des cas : il reste donc 22 500 places à prendre. Qu’est-ce que cela pour les centaines de mille femmes qui gagnent leur pain dans nos usines ? Mais la seconde erreur, plus grande encore, c’est de s’imaginer qu’en plaçant les femmes dans les industries de luxe, on leur aura assuré la vie de famille : cela est vrai pour quelques-unes, non pas pour toutes, il s’en faut bien. Parmi les 12 419 femmes qui sont occupées dans les articles de Paris, 8 889, plus des trois quarts, travaillent à l’atelier : il en est de même pour les instruments de précision, de musique et d’horlogerie. Dans l’imprimerie, la gravure, la papeterie, les quatre cinquièmes des femmes employées s’acquittent de leur tâche à l’atelier. La proportion est encore plus défavorable à la vie de famille dans les industries qui concernent l’or, l’argent et le platine ; plus des neuf dixièmes des ouvriers de ces états travaillent à l’atelier commun ; l’on n’en rencontre que 303 sur 3 580 qui soient occupés à domicile. D’une manière générale, sur les 103 000 ouvrières parisiennes recensées, 74 000, plus de deux tiers, sont occupées à l’atelier. Sans doute, il est désirable que la femme soit admise dans les imprimeries, il l’est aussi qu’elle remplace les hommes dans les magasins où la tâche n’est pas trop fatigante ; mais s’imaginer qu’une ouvrière compositrice ou qu’une demoiselle de boutique puisse mener une vie d’intérieur, c’est une étrange puérilité, surtout en ce qui concerne les femmes employées dans les magasins, lesquelles doivent être pendant 14 ou 13 heures par jour, de 7 heures du matin à 9 ou 10 heures du soir, absentes de leur foyer.

Fermer les manufactures aux femmes, ce serait renchérir la vie, ce serait accroître le paupérisme : telles sont les deux conséquences certaines. Quant à croire que la vie de famille s’en trouverait mieux, ce ne peut être là qu’une espérance qui, nous le croyons, touche de bien près à l’illusion. Qu’est-ce d’ailleurs que la vie de famille pour la classe inférieure, quand la vie est chère et quand le paupérisme sévit ? La femme aurait plus de temps pour raccommoder les hardes des siens ; mais comme les étoffes coûteraient plus cher, ces hardes n’en seraient pas moins des haillons. La femme serait plus longtemps dans son intérieur ; mais, sous l’aiguillon de la misère, pressée de se jeter sur n’importe quel travail, elle aurait moins de loisirs ; et cet intérieur toujours habité n’en serait que plus délabré et plus repoussant. Elle serait auprès de son enfant ; mais l’aiguille à la main, elle épargnerait des caresses qui ralentiraient sa tâche, des enseignements qui empiéteraient sur l’occupation productive ; en un mot, elle serait dans son foyer comme si elle n’y était pas, poussée par la faim qui n’accorde pas de trêve, rivée à une tâche implacable et pourtant presque stérile. Ce que deviendraient alors les veuves, les filles non mariées et sans père, toutes les infortunées qui n’ont que leurs propres mains pour vivre, l’on n’y peut penser sans effroi ou plutôt sans une indignation légitime, puisque tous ces maux physiques, toutes ces souffrances morales seraient l’œuvre, non de la nature marâtre, non de la fatalité inexorable et inévitable, mais d’une législation arbitraire.

Le premier pas fait dans cette voie conduirait bien plus loin qu’on ne le peut prévoir. En interdisant aux femmes le travail des usines, l’État contracterait l’obligation morale de les pourvoir d’une occupation différente et de leur obtenir une équivalente rémunération. Un médecin belge, qui réclamait que l’État interdît aux femmes le travail dans les fabriques, écrivait il y a trois ans les lignes qui suivent : « On me demandera peut-être qui nourrira les 100 000 femmes et filles qui seront sans travail le 1er janvier 1872, et même les 12 000 femmes et filles employées aux travaux des mines ; si, par malheur, la mesure était restreinte à cette catégorie de travailleurs ; je dirai, sans hésiter, que ce n’est pas mon affaire. » Cette phrase donne le frisson ? Quoi ! vous réclamez qu’on chasse 100 000 femmes des usines où elles gagnent honnêtement leur pain, et vous ne vous inquiétez pas de ce qu’elles pourront devenir ? Une telle philanthropie serait une philanthropie meurtrière. « Il y a quelque chose de plus affreux que le travail sans pain, a dit éloquemment M. Jules Simon : c’est le besoin, la capacité, la volonté de travailler sans le travail. » Il y a quelque chose de plus affreux encore, c’est quand le manque de travail a pour cause, non la nature des choses et l’inexorable fatalité, mais l’arbitraire des hommes et l’injonction de la loi. La responsabilité qui incombe à l’État en pareil cas est si évidente, qu’on ne peut concevoir qu’il s’y dérobe. M. Kuborn, en réclamant que l’on ferme aux femmes les mines et les houillères, ne peut s’empêcher d’ajouter « qu’il est nécessaire que l’on multiplie les institutions de prévoyance, qui garantissent aussi bien l’ouvrier du besoin, que le soldat ou l’employé invalide. » Sans avoir la vue bien perçante, l’on découvre où ce système, logique d’ailleurs, devrait conduire. L’intervention de l’État dans le travail industriel a pour conséquence nécessaire la reconnaissance du droit au travail, du droit à l’assistance et du droit à la retraite. Un médecin français, le docteur Weber, qui, dans un rapport à la Société industrielle de Mulhouse, émettait l’idée que la femme mariée devrait nécessairement rester à son ménage, faisait en même temps l’observation suivante : « Pour arriver à ce résultat, disait-il, il ne faut permettre le mariage qu’à l’homme qui prouve qu’il peut entretenir femme et enfants. Il faut d’abord que sa conduite soit régulière, que son aptitude pour le mariage soit constatée par des témoignages, par des économies faites. Il faut que le mariage soit une récompense[72]. » L’on ne saurait être plus conséquent et moins pratique. Telles paraissent avoir été également les idées de Sismondi et de Morogues. Ainsi, dès qu’on met le pied dans l’arbitraire, on est forcé d’y marcher à grands pas ; quand on viole sur un point la liberté individuelle, il la faut violer sur d’autres ; une restriction artificielle entraîne à sa suite dix autres restrictions, artificielles également, destituées à tempérer les mauvais effets de la première. En dehors de l’ordre naturel des choses, on ne saurait rencontrer de terrain ferme et consistant : toute autre pente est glissante. De réglementation en réglementation l’on arrive à une situation tellement compliquée et tellement grave, que le corps social, opprimé sous tant de liens, a besoin d’un effort suprême pour recouvrer sa vitalité première, et ne trouve de salut que dans un retour complet au seul régime vraiment rationnel et vraiment sain, le cours naturel des choses.


CHAPITRE II

De l’état physique et moral des femmes employées par la grande et par la petite industrie. Des mesures législatives proposées pour améliorer et protéger la santé et la moralité de l’ouvrière.

L’organisme humain est d’une spéciale délicatesse ; en raison même de sa perfection, il est très accessible aux impressions du dehors et s’en trouve profondément affecté. Les milieux, les habitudes, les exercices et les efforts journaliers exercent sur lui une considérable influence. Plus encore que l’homme, la femme, plus débile et plus nerveuse, subit le contrecoup des agents extérieurs et porte l’empreinte de ses travaux quotidiens. Toute profession modifie l’organisme, soit qu’elle favorise l’accomplissement régulier des fonctions vitales, soit qu’elle arrête ou précipite le développement naturel, soit qu’elle le fasse dévier et détruise l’harmonie normale des divers organes et des divers membres.

Les médecins se sont arrêtés avec complaisance sur la nature constitutionnelle de la femme, sur les ménagements et les soins que cette nature exige : Mulier, propter uterum, id est, quod est, ont-ils dit ; et ils ont développé sous toutes les formes cet axiome médical. Prenant la femme à l’enfance, ils ont fait ressortir ces trois grandes périodes de sa vie : la menstruation, la conception, l’allaitement maternel ; ils n’ont pas eu de peine à démontrer comment une créature aussi fragile, aussi nerveuse, aussi exposée aux crises fréquentes, avait besoin, pour conserver une santé toujours prête à s’échapper, d’une hygiène prudente, d’une vie paisible, régulièrement ordonnée et où les alternances de repos et d’exercice fussent heureusement combinées. Le docteur Weber, dans un mémoire lu à la Société industrielle de Mulhouse, a peint en termes saisissants cette situation de la femme en présence de l’industrie : « La femme est plus faible que l’homme, dit-il, c’est un axiome : elle a, comme les enfants, plus de mobilité dans le caractère ; de sorte que la continuité des mêmes occupations la fatigue plus que l’homme ; elle digère plus vite et prend moins d’aliments à la fois, et est ainsi plus souvent obligée d’interrompre son travail pour se nourrir. Les mêmes besoins de repos et d’aliments résultent encore de ses aptitudes particulières : elle est plus agile que l’homme ; dans un même espace de temps elle peut faire plus de mouvements précis et précipités. Aussi, les moteurs mécaniques fournissant de plus en plus la force, de plus en plus la femme est appelée dans les ateliers pour y donner le concours de cette facilité et de cette fréquence de mouvements qui la caractérisent et qui s’harmonisent si bien avec le moteur mécanique, mais ne se font pas sans une grande déperdition de forces : c’est le cas de la course comparée à la marche pour une même distance. Mais ce qui surtout dans les ateliers est préjudiciable à la femme, c’est la nécessité de se tenir presque toujours debout. La station est, par elle-même, un exercice fatigant, entraînant la stagnation du sang dans les membres inférieurs et d’autres inconvénients ; elle doit donc être plus pénible à la femme qu’à l’homme en raison du moindre développement de ses forces. Mais il y a de plus chez elle des conditions particulières, qui augmentent le malaise d’une station prolongée. La menstruation, la grossesse, une peau qui a moins de ressort que chez l’homme, un système lymphatique plus développé, un plus grand écartement des os du bassin rendent chez elle la circulation dans la moitié inférieure du corps plus paresseuse que chez l’homme, d’où résultent des varices, des ulcères, l’œdème, etc., et disposent ses organes intérieurs à se déplacer, s’affaiblir ou s’irriter. Encore si la femme trouvait comme l’homme le repos en sortant de l’atelier : mais n’a-t-elle pas presque toujours un petit ménage à faire ou des enfants à soigner ? » Telles étaient les observations présentées par le docteur Weber à la Société industrielle de Mulhouse relativement au travail des femmes dans les manufactures. Il n’est guère de rapport sur les ouvrières de l’industrie qui ne contienne des descriptions analogues, moins simples parfois dans la forme et plus déclamatoires, mais identiques au fond. Un éminent historien, qui possède au plus haut degré l’art de revêtir d’expressions passionnées les idées philanthropiques, M. Michelet, a, dans un livre populaire, fait une peinture plus imagée et plus émouvante du contraste de la constitution de la femme et des labeurs que notre civilisation lui impose. La femme, d’après lui, serait une perpétuelle convalescente, qui aurait reçu du ciel un époux ou un père, comme un médecin prédestiné ou un garde-malade providentiel. Ces idées forment le fond commun de tous les mémoires, de tous les rapports, de toutes les enquêtes, qu’a suggérés depuis trente ans l’étude de la situation de la femme dans notre civilisation besogneuse et laborieuse. C’est toujours cette infirmité native et immanente, qui saisit la femme au sortir de l’enfance, pour l’accompagner jusqu’à l’entrée de la vieillesse, c’est-à-dire depuis les premières approches de la puberté jusqu’aux dernières phases de l’âge critique ; c’est toujours cette débilité sexuelle, qui défraye, sans jamais s’épuiser, les déclamations éloquentes des philanthropes ennemis de l’industrie moderne. Dieu nous préserve d’être injustes à notre tour et de fermer les yeux sur ce que ces poignantes peintures ont de profondément vrai ; mais aussi, gardons-nous des mièvreries puériles, des affectations débilitantes, des exagérations passionnées ; conservons le sens de la réalité et des conditions fatales de l’existence. Nous ne sommes pas dans l’Olympe des Grecs où une génération supérieure n’avait d’autre souci et d’autre but que de développer harmonieusement les facultés de l’esprit et du corps, et où les déesses, divinement nourries d’ambroisie et de nectar, assurées d’un immortel loisir, pouvaient écarter avec un soin minutieux tous les exercices nuisibles à la richesse des formes, à l’élégance des proportions et à la beauté des traits. Nous sommes sur une terre naturellement stérile, dans une société pressée, écrasée de travaux et de soucis, et où l’implacable nécessité de sustenter sa vie par des efforts persistants et prolongés se représente chaque matin à tout être humain, homme, femme et même enfant. Tout autour de nous subit la loi de la lutte pour l’existence. Il y a des froissements, des douleurs, des angoisses physiques ou morales que notre organisme voudrait repousser ou prévenir, mais qu’il est tenu de subir et d’affronter, par le premier de tous les besoins, le besoin de vivre. Examiner si tel travail constitue une épreuve pour la santé de telle ou telle personne humaine, c’est donc là une œuvre vaine, si l’on n’y joint la découverte pratique de travaux plus salubres, aussi rémunérateurs et non moins accessibles à tous.

Or, malheureusement, l’on se borne, d’ordinaire, à la première partie de la tâche : on constate des maux, ce qui est facile ; on les grossit même, ce qui n’est pas rare : mais l’on ne se demande pas si, dans les professions voisines, il n’y a pas une aussi grande somme de souffrances et de misères. Nous avons sous les yeux de nombreuses enquêtes sur les différentes catégories d’ouvrières : les unes portent sur les femmes employées dans le travail des mines ; d’autres sur les ouvrières de fabrique en général ; quelques autres, et ce ne sont pas les moins poignantes, sur les ouvrières de la petite industrie ; quelques-unes enfin, qui ont aussi leurs révélations lugubres, sur les ouvrières des champs. À lire séparément chacune de ces enquêtes, le cœur se serre ; on croit être parvenu à l’apogée des douleurs et des épreuves humaines : mais, à rapprocher les unes des autres toutes ces pages émues, toutes ces tristes dépositions, l’on arrive à reconnaître que ces fatigues et ces périls ne sont pas particuliers à telle catégorie d’industries, qu’ils sont inhérents au travail lui-même et qu’on ne peut presque les en séparer.

Prenons le savant rapport du docteur Kuborn sur la situation des femmes dans les houillères de Belgique, ou le rapport fait à la chambre prussienne sur le travail des femmes dans les mines de Silésie : qui ne croirait que ces pauvres ouvrières sont les plus malheureuses des créatures humaines ? Elles sont employées à transporter dans les fausses voies ou voies intermédiaires, c’est-à-dire dans les galeries les moins élevées, du charbon pendant le jour, des terres et des pierres pendant la nuit ; elles manient les freins, elles attachent les chariots sur les plans inclinés, elles font le service des pompes, elles sont chargées aussi de la ventilation des travaux préparatoires. Elles commencent leur journée à quatre, cinq ou six heures du matin ; la durée du travail est pour elles de huit à douze heures. On nous fait une effroyable peinture de ce labeur pénible et grossier à plusieurs centaines de mètres au-dessous du sol, dans une atmosphère viciée, avec une température excessivement variable et au milieu de périls de toutes sortes ; on nous signale les accouchements avant terme, les avortements par suite de la station verticale prolongée, des efforts persistants, des coups et des chutes.

Si nous passons aux enquêtes sur le sort des ouvrières des fabriques, les plaintes ne sont guère moindres. Sans parler de Villermé et de Blanqui, le docteur Weber, le docteur Lefèvre et bien d’autres, nous mettent sous les yeux les souffrances des usines. On signale la phtisie cotonnière, le retentissement du métier mécanique dans la poitrine de la tisseuse, la chaleur des salles où s’impriment et s’apprêtent les étoffes.

Puis viennent les enquêtes sur la petite industrie : l’on nous fait remarquer que les métiers poussiéreux, et parmi eux l’on cite au premier rang celui de maçon, engendrent des maladies de poitrine ; et l’on nous dit qu’en Silésie les femmes, en grand nombre, remplissent ce pénible état d’aide-maçon. L’on arrête nos regards sur la tisseuse de Lyon dans le métier à la Jacquard, suspendue au milieu de courroies, travaillant à la fois des mains et des pieds pendant treize heures par jour ; l’on nous montre la lanceuse dans le tissage des châles, jeune fille de dix ou douze ans, lançant la navette durant treize ou quatorze heures dans la journée. Dans l’industrie de la soie l’on nous dénonce le tirage des cocons et le cardage de la filoselle : l’un avec le mal de bassine, les vomissements de sang, les fièvres putrides, la phtisie qui, sur huit malades, fait six pulmonaires ; l’autre avec ses ophtalmies. Autre part l’on nous signale les tailleuses de cristal, toujours penchées sur leur roue, toujours les mains dans l’eau, toujours aspirant des débris de verre. Puis c’est le cardage des matelas, c’est le mélange des poils de lapin ou de castor pour chapeaux, opérations nuisibles et insalubres dans leur simplicité primitive. Le docteur Espagne fera une effrayante peinture des maladies physiques que cause la machine à coudre et de la funeste influence que cet instrument exerce sur la fonction menstruelle et sur le système génital. D’un autre côté, le docteur Haxo excitera notre pitié sur le sort des brodeuses des Vosges, silencieusement courbées sur leur ouvrage jusqu’à dix-neuf heures sur vingt-quatre, mangeant assises à leur travail, leur pain sur les genoux, sans quitter l’aiguille, de peur de perdre un quart d’heure. Un autre viendra nous décrire les maladies des dentelières : c’est-à-dire la faiblesse de la vue, résultat du travail assidu et minutieux à l’aiguille, l’irritation et la rougeur des paupières produite par la poussière du blanc de plomb ; il nous dénoncera l’intoxication, que cette même poussière, en s’introduisant dans les voies respiratoires et digestives, détermine chez les ouvrières occupées à l’opération du battage ou à l’application et à l’ajustement des dentelles blanches. D’autres enfin signaleront les travaux excessifs des couturières, des modistes, des lingères, les nuits passées à l’ouvrage, l’absence de toute relâche et de tout repos. Ainsi, il n’est pas une profession qui ne présente à l’observateur exclusif des dangers et des souffrances, capables d’exciter l’éloquence du narrateur et la pitié du lecteur.

L’on ne se rend pas assez compte des souffrances obscures des ateliers de la petite industrie : voici les résultats d’une enquête anglaise sur le travail des modistes et des couturières de Londres ; nous citons textuellement un long passage, ne voulant pas assumer la responsabilité de pareilles révélations en les présentant d’une manière tronquée ou résumée :

« On calcule qu’il y a à Londres 1 500 établissements de modistes et de couturières, et que le nombre des jeunes filles employées dans chacun varie de 2 ou 3 à 30 ou 35, la moyenne étant de 10, ce qui fait un total de 15 000 ouvrières environ ; ce nombre ne comprend pas les femmes qui travaillent chez elles. Dans quelques-uns des établissements réputés les mieux tenus et pendant la saison fashionable, qui comprend quatre mois de l’année, la durée régulière du travail est de quinze heures par jour ; mais, dans des circonstances qui se présentent souvent, la journée de travail a dix-huit heures. Dans beaucoup d’établissements la journée de travail pendant la saison est illimitée, les jeunes ouvrières n’ayant jamais plus de six heures, souvent pas plus de quatre, quelquefois trois et, à l’occasion même, deux heures seulement pour se reposer et dormir sur les vingt-quatre heures du jour ; et même fréquemment elles travaillent toute la nuit. (In many establishments the hours of work, during the season, are illimited ; the young women never getting more than six, often not more than four, sometimes only three, and ocasionally not more than two hours for rest and sleep, out of the twenty four, and very frequently they work all night.) Voici quelques-unes des dépositions. Mlle Baker, maîtresse modiste, dépose : Dans les maisons où la journée de travail est réglée, elle va, d’ordinaire de huit heures du matin à onze heures du soir ; mais, même dans ces maisons, s’il y a quelque commande pressée, le travail se poursuit jusqu’à deux ou trois heures du matin et, s’il est nécessaire, toute la nuit ; dans les établissements qui ne sont pas aussi bien ordonnés, le travail habituel dure jusqu’à une heure ou deux du matin. Le témoin a travaillé dans une de ces maisons, où pendant trois mois successifs elle n’a jamais eu plus de quatre heures de repos par jour, n’allant régulièrement au lit qu’entre minuit et une heure et se levant à quatre heures le matin. À l’occasion du deuil général, pour la mort de Sa Majesté Guillaume IV, le témoin a travaillé sans se mettre au lit depuis le jeudi matin jusqu’à dix heures et demie le dimanche ; pendant ce temps elle n’a pas dormi du tout, assure-t-elle. Afin de se tenir éveillée, elle passa debout ces trois nuits, ne s’asseyant qu’une demi-heure pour se reposer. Deux autres personnes fournirent la même durée de travail dans la même maison. Une autre maîtresse couturière, miss O’Neill s’exprime ainsi : Au printemps les heures de travail sont illimitées ; les heures habituelles sont de six heures du matin à minuit. Le témoin a ainsi travaillé de six heures du matin à minuit pendant deux ou trois mois de suite. Il n’est pas rare, dans l’état de couturière, de travailler la nuit entière. Au vif de la saison, le travail est généralement poursuivi pendant toute la nuit trois fois par semaine. Dans les maisons qui ont la prétention de veiller à la santé des jeunes ouvrières, la journée de travail commence alors à quatre heures du matin et finit à onze heures du soir, jamais plus tôt. Les jeunes filles restent souvent toute la journée du dimanche au lit pour se reposer. Un médecin, M. Mac-Devonald, déclare avoir eu pendant vingt ans une clientèle composée en grande partie de jeunes couturières et de jeunes modistes : il affirme que, dans le vif de la saison, le temps accordé pour le repos n’est pas en général supérieur à quatre heures, souvent même à trois ; il dit avoir connu de jeunes ouvrières qui, pendant six mois de suite, n’ont pas eu plus de deux heures de repos par jour. Il déclare que dans aucun métier et aucune manufacture, le travail ne se peut comparer à celui des jeunes couturières. Il n’y a pas de catégories d’ouvriers (hommes) qui travaillent si longtemps[73]. »

Ainsi s’exprime l’enquête anglaise et une vingtaine de dépositions concordantes suivent celles que nous venons de citer. Quelques pages plus loin la même enquête nous donne d’instructifs renseignements sur le travail des jeunes ouvrières en broderie de mousseline pour robes, cols, layettes : « En Irlande, dit-elle, l’on a introduit quelques écoles de broderie, où les enfants sont reçus pendant le jour pour apprendre le métier. Quelques-uns de ces enfants sont engagés pour un an et sont en apprentissage gratuit, moyennant l’engagement de travailler pour la maîtresse. D’autres payent six pences par semaine pour les leçons de couture et de broderie qui leur sont données. Les petites filles commencent à travailler à l’âge de six ou sept ans, ce qui est plus tôt qu’autrefois. Elles travaillent en général dix heures par jour, sans compter deux heures pour les repas. Assises pendant ces longues heures sur un banc ou sur une chaise, dans une position contrainte, elles sont employées à un ouvrage qui fatigue les yeux et qui doit être très pernicieux pour d’aussi jeunes enfants. Il ne semble pas que l’on enseigne dans ces écoles autre chose que la broderie et la couture[74]. » La petite industrie a donc aussi ses misères qui valent celles de la grande. On dira peut-être que le document auquel nous nous reportons est ancien et que les choses doivent s’être améliorées depuis. Plût au ciel ! Nos renseignements, malheureusement, ne nous permettent pas d’admettre un très sensible progrès. Un intéressant mémoire du docteur Jordan, lu à l’association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, dans la session de Birmingham en 1868, nous donne des détails sur la situation actuelle des modistes et des couturières : il y est démontré que les ateliers où ces ouvrières travaillent sont dans les plus mauvaises conditions de salubrité, et que l’appauvrissement de l’air qu’on y respire amène très fréquemment la phtisie. Un autre mémoire sur le même sujet, lu à la même association dans sa session de 1863, à Édimbourg, constate que la situation est restée la même depuis 1843. En 1855, une motion fut faite à la chambre des lords par le comte de Shaftesbury pour la limitation des heures de travail dans les ateliers, et l’enquête qui eut lieu à cette occasion démontra que la durée excessive du travail dans les métiers dont nous parlons n’avait pas changé. Au mois de juin 1863, dans une des principales maisons de mode de Regentstreet, à Londres, la mort d’une jeune ouvrière donna lieu à une action en justice, et le jury déclara que le décès avait été causé en grande partie par l’excessive durée du travail dans des pièces encombrées et mal aérées et par le défaut de sommeil. Enfin des statistiques plus récentes ont établi de la manière la plus catégorique que les heures de travail, constatées par l’enquête de 1843, se retrouvaient encore dans le plus grand nombre des établissements.

En France, la situation semble être analogue. Sans parler des modistes et des couturières, voici les brodeuses, qui, d’après l’enquête de la chambre de commerce en 1860, travaillent chez elles seize heures par jour. L’enquête sur l’instruction professionnelle signale que, du mois de septembre au mois de février, les ouvriers des articles de Paris (les trois cinquièmes sont des femmes) prolongent leur travail jusqu’à minuit[75]. Dans beaucoup de métiers, la bimbeloterie, les fabriques de jouets, la confiserie, on passe les nuits du début de l’hiver à la moitié de janvier.

Les enfants, dans la petite industrie, sont spécialement et précocement exploités : ce n’est pas à huit ans que commence leur travail, c’est à six ans, d’ordinaire. Bien avant d’aller à la fabrique comme rattacheur, l’enfant a bobiné au foyer domestique. Le docteur Kuborn signale ce fait que les petites filles, qui n’ont pas l’âge requis pour l’entrée dans les mines, sont employées par leurs parents à ramasser les débris de charbon qui se rencontrent à la surface, et il nous fait un pénible tableau de cette tâche ingrate. Il est constaté par l’enquête sur l’enseignement professionnel, que les contrats d’apprentissage sont constamment violés à Paris avec l’assentiment des parents, et que les enfants des deux sexes travaillent jusqu’à dix heures du soir en général, presque toujours la matinée du dimanche et souvent le dimanche entier. Il en est de même à Lyon pour les apprenties tisseuses qui, contraintes par la coutume des ateliers de travailler gratuitement pendant quatre ans au profit du chef d’atelier, prolongent volontairement la journée de deux ou de quatre heures pour se faire un modique salaire.

Croit-on que les travaux des champs échappent, soit à ces excès, soit à cette insalubrité ? Qu’on parcoure la volumineuse enquête de 1867 sur les agricultural gangs, et l’on verra que dans ces occupations champêtres les femmes ont aussi beaucoup à souffrir. Les petites filles en Angleterre sont employées dès l’âge de cinq à six ans à sarcler, à planter des pommes de terre, à enlever les cailloux ; et cela pendant dix heures par jour, et il leur faut en outre faire quelquefois cinq ou six milles à pied pour se rendre à l’ouvrage et pour en revenir. L’enquête anglaise affirme qu’il est ordinaire pour ces jeunes enfants, dans le vif de la saison, de quitter leur domicile à quatre heures du matin et de n’y rentrer qu’à neuf ou dix heures du soir. Il y a d’ailleurs de l’insalubrité dans beaucoup de branches du travail rural. Le rouissage du chanvre, le teillage du lin — et ce sont là, dans la plupart des contrées, des travaux de la ferme auxquels les femmes et les filles concourent — sont plus insalubres que n’importe quelle opération manufacturière.

Nous avons parcouru avec rapidité l’ensemble des travaux des femmes, et partout nous avons rencontré de rudes labeurs et souvent d’inévitables souffrances. Qu’en conclure ? Tel médecin dénoncera tel travail, parce qu’il exige la station debout ; tel autre médecin dénoncera un travail contraire, parce qu’il exige que l’on soit assis et courbé sur soi-même pendant douze ou quatorze heures. L’un attirera l’attention sur les étroits ateliers où travaillent les modistes, les couturières, les ouvrières des articles de Paris ; l’autre signalera l’insalubrité pour les femmes du travail des champs, l’inconvénient des changements de température, de l’humidité des herbes et des blés, de la station penchée. Ainsi, chaque spécialiste, uniquement occupé de son objet, qu’il aura considéré sous toutes les faces, et perdant de vue les objets environnants, invoquera l’intervention de la loi pour interdire ou réglementer un travail qu’il considérera comme exceptionnellement dangereux. Ici, c’est le docteur Kuborn qui demande que l’État défende aux femmes de s’employer dans les mines ; là, c’est le docteur Weber et le docteur Lefèvre, qui veulent la même défense pour les manufactures ; ailleurs, ce sont d’autres philanthropes qui, ne pouvant interdire, prétendent réduire législativement le travail des couturières et des modistes ; enfin, ce sont un grand nombre des déposants et plusieurs même des commissaires de l’enquête sur les agricultural gangs, qui demandent qu’il soit interdit aux femmes, employées dans ce mode de travail agricole, de sarcler dans les blés humides.

On voit combien la question s’étend et se complique quand on l’envisage de haut, quand, au lieu de se borner à examiner minutieusement et à la loupe, avec le grossissement que ces études spéciales comportent, une partie étroite du vaste champ du travail des femmes, on le considère simultanément dans sa totalité.

La question se présente presque dans les mêmes termes pour la moralité. Étudions-nous à part l’une des mille occupations féminines, nous ne manquerons pas d’y constater des désordres et des excès ; il sera facile, par une peinture vivante de ces maux trop réels, d’exciter l’intérêt, la pitié, l’indignation peut-être. Porter la lumière dans ces demeures obscures, dans ces recoins ignorés des vices populaires ; exposer au grand jour ces mœurs que les plus épaisses ténèbres, avaient jusqu’ici couvertes ; secouer cette fange des bas-fonds sociaux : sans doute c’est une œuvre méritoire et une œuvre utile, à condition que l’on ne perde pas de vue la situation morale des autres parties de la société. C’est sur la population ouvrière seulement que s’est portée depuis trente ans l’attention investigatrice des moralistes. Mais ne trouverait-on pas aussi en soulevant le voile décent qui abrite les classes plus élevées, ne trouverait-ou pas bien des impudicités et des vices ? Sans doute, la population des villes est plus exposée que la population des campagnes aux fautes grossières et irréparables. La jeune fille rencontre dans nos centres industriels plus de tentations et d’occasions de chute. Quand, malgré une éducation supérieure, malgré les apparences de décence et de tenue rigoureusement exigées par le monde, malgré la flétrissure et la déchéance que le vice constaté, inflige à la femme des hautes classes, quand il se commet, en dépit de tous ces obstacles et de toutes ces sauvegardes, un si grand nombre de désordres dans les régions de la vie élégante, peut-on s’étonner que la jeune fille du peuple, laissée dès le berceau sans défense, privée des mille douceurs qu’une intelligence plus cultivée et une société plus polie offrent aux autres classes, sollicitée vers le vice à la fois par la passion sensuelle, par le vide de l’esprit et souvent aussi par l’appas de l’or, poussée par l’ignorance et quelquefois par le besoin, peut-on s’étonner, a-t-on surtout le droit de s’indigner de ce qu’elle succombe ? Au point de vue social, les questions de moralité sont essentiellement relatives. Le problème n’est pas de savoir si telle ou telle catégorie d’ouvrières est sujette à beaucoup d’erreurs et de fautes ; mais si ces fautes et ces erreurs proviennent du genre de travail et de l’organisation de l’industrie, et si d’ailleurs elles sont telles, qu’on les puisse prévenir par des réformes praticables.

À écouter chacun des moralistes qui ont fait une étude spéciale des ouvrières de telle ou telle industrie, il semblerait que les mœurs y soient exceptionnellement scandaleuses. Si nous lisons le rapport du docteur Kuborn sur les femmes employées dans les mines et les houillères belges, nous rencontrerons les plus lugubres peintures. On nous montrera ces pauvres filles, séduites dès quatorze ou quinze ans par les maîtres ouvriers ; on fera passer sous nos yeux ces bandes nocturnes d’hommes et de femmes allant à l’ouvrage ou en revenant, et on nous signalera des groupes se détachant du reste de la troupe pour se livrer sans honte et sans pudeur, sous les yeux de leurs compagnons, aux plus grossiers excès ; on nous introduira dans des chambrées où les deux sexes reposent pôle mêle ; l’on voudra nous narrer des faits particuliers de honteuse et criminelle débauche ; et, par ces tableaux accumulés, peints avec les plus vives couleurs, l’on excitera en nous une pénible impression de tristesse et de pitié.

Mais vienne le moraliste qui a fait des filatures et des tissages le champ spécial de ces observations, les mœurs des ouvrières employées dans les mines et les houillères trouveront grâce à ses yeux, et il les jugera mille fois meilleures que celles des fileuses et des tisseuses. Il nous offrira la même suite de tableaux repoussants, choisis et présentés avec art ; il mettra en lumière les mêmes faits particuliers de dégradation morale et fera naître dans notre âme les mêmes pénibles sentiments.

Croirait-on que l’industrie qui n’emploie pas les moteurs hydrauliques ou à feu, et qui réunit seulement un petit nombre d’ouvriers dans un atelier commun, est plus privilégiée ? Ce serait une erreur. L’on nous dépeindra l’état moral des apprenties tisseuses de Lyon, et l’on nous dira que, leur réputation étant fort mauvaise, elles trouvent difficilement à se marier ; on nous fera une observation analogue pour le tissage des châles à la main. L’industrie à domicile n’est pas, elle non plus, exempte de désordres. Le premier de tous, c’est l’improbité, trop générale chez les ouvrières en chambre et qui les porte à s’approprier une partie des matières premières qui leur sont confiées. Même, sous le rapport des relations entre les deux sexes, les ouvrières à domicile ne l’emportent pas toujours sur les ouvrières des fabriques. « On s’abuserait à croire, dit M. Reybaud, en parlant de Reims, que l’atelier domestique est exempt de désordre ; il fournit au moins autant de victimes que l’atelier commun. Le degré de moralité des populations tient surtout à l’esprit qui y règne : là où les mauvais exemples abondent, où les défaillances de la volonté ne sont pas contenues par des principes rigides, les occasions, fussent-elles rares, ne manqueront jamais pour commettre une faute[76]. » Si l’atelier commun offre plus de péril par la présence du contremaître, qui a trop de facilités parfois pour séduire l’ouvrière, les industries dispersées ont le facteur qui se rend dans les chaumières pour répartir et recevoir la tâche, et jouit de pouvoirs beaucoup plus grands. Si les rencontres dans les ateliers ou bien à la sortie constituent un danger réel, d’un autre côté, les nombreuses périodes d’oisiveté et de chômage que la force des choses impose aux ouvrières de l’atelier domestique ne présentent pas moins d’inconvénients. M. Reybaud en a fait la remarque au sujet d’Amiens. On sait qu’Amiens, jusqu’à ces derniers temps, n’a compté que très peu de manufactures et que les populations industrielles y travaillent généralement à domicile : et cependant, « du côté des mœurs, il y aurait plus à dire et mieux à attendre, écrit M. Reybaud. Trop d’entre ces ouvriers arrangent mal leur vie, dissipent leur argent au préjudice de leur santé, cèdent au dérèglement sans avoir la conscience de ses suites. Les jeunes filles ne sont pas toutes bien gardées et ne se gardent pas assez elles-mêmes contre leurs faiblesses et les séductions de la vanité. Le frein est relâché et la cause en est due en partie à ces désœuvrements forcés qui accompagnent le régime de la fabrique. Une plus grande régularité dans le travail suffirait pour amender ces fâcheuses habitudes. La plus sûre garantie des mœurs est dans des occupations suivies, qui obligent et préservent[77]. » Partout, dans la petite industrie, les moralistes ont signalé les inconvénients, soit des longs chômages, soit des faibles salaires, soit des heures de travail épuisantes qui créent le désir et presque le besoin d’une violente diversion. Le goût excessif de la toilette, que l’on a voulu attribuer en propre aux ouvrières des usines, M. Jules Simon le dénonce parmi les ouvrières lyonnaises, qui appartiennent à la petite industrie. Il n’est pas un économiste ou un moraliste s’étant occupé des brodeuses des Vosges, qui n’ait signalé l’immoralité générale de ces pauvres ouvrières. Une monographie, publiée dans les Ouvriers des deux Mondes, nous représente « l’inconduite passée en habitude et l’amour du luxe et des plaisirs comme dominant[78] » parmi elles. Dans un autre passage de la même monographie, on nous dit qu’on « est surpris en entrant dans quelques maisons isolées, de les voir habitées seulement par des femmes avec des enfants, qui sont des enfants naturels[79]. » M. Victor Modeste, dans son essai sur le paupérisme, flétrit « le nom si triste et si amer, dans son audace impudique, que les ouvrières de Nancy donnent à cette soirée qu’elles abandonnent au désordre soldé de façon ou d’autre. » En pleine Chambre belge, dans la séance du 20 janvier 1869, le ministre de l’intérieur, M. Pirmez, a pu affirmer sans exciter de contradiction que « les ateliers de dentelle sont souvent les séminaires de la prostitution. » Enfin dans la session de 1868 de l’association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, plusieurs orateurs, comparant la moralité des ouvrières de Birmingham, employées en grand nombre dans les fabriques où se travaille le fer, à la moralité des ouvrières de Liverpool, qui ne sont presque jamais occupées en dehors de chez elles, établissaient dans les termes les plus énergiques la supériorité des premières.

Le travail des champs, si bienfaisant qu’il paraisse à tous les points de vue, n’est pas non plus exempt de désordres. L’enquête anglaise sur les agriculturals gangs nous fait un pénible tableau de la moralité des jeunes ouvrières agricoles dans les comtés de l’est de l’Angleterre ; elle nous montre tous les inconvénients du travail côte à côte de jeunes filles et de jeunes gens, sans surveillance efficace, avec toutes les facilités qu’offrent les buissons, les fossés, les granges, les blés. Elle nous présente aussi un contingent de faits particuliers empruntés aux greffes des tribunaux et qui prouvent que, au point de vue de la gravité, si ce n’est de la fréquence du mal, les campagnes sont encore plus mauvaises peut-être que les villes. C’est un fait souvent reconnu que les bourgs qui environnent Manchester et les prairies du Cheshire ne le cèdent point en immoralité à cette grande ville manufacturière. En 1843, l’ingénieur en chef du Hainaut prouvait, dans une enquête officielle, à l’aide du tableau suivant, composé d’après les registres de l’état-civil, que la proportion des naissances naturelles aux naissances légitimes était plus défavorable pour l’arrondissement agricole de Tournai, que pour les cantons charbonniers réunis de Boussu, Dour, Paturages, Rœulx, Charleroi, Gosselies et Séneffe, où les femmes travaillent dans les mines.

En 1866, d’après les registres de l’état-civil, l’importante ville manufacturière de Verviers, qui emploie en si grand nombre les femmes dans les usines de drap, sur 1 289 naissances n’en comptait que 102 naturelles, ce qui donne un rapport de 8% inférieur, comme on le voit, au rapport existant d’après les tableaux précédents dans l’arrondissement agricole de Tournai.

Si l’on s’en tenait aux différentes monographies qui ont été publiées sur certaines populations des campagnes, la démoralisation y serait extrême : en voici une sur le paysan du Laonnais, faite par un digne et vertueux instituteur, dont nous extrayons les lignes qui suivent : « L’entretien du ménage et le soin des enfants, qui ailleurs forment la principale occupation de la mère de famille, ne sont ici qu’une chose accessoire et entièrement subordonnée aux exigences de la culture… Dans les campagnes du Laonnais, dès qu’un enfant est né, il devient pour sa mère un embarras en ce sens surtout qu’elle ne peut plus participer aux travaux des champs. Mais ce n’est que pour peu de temps. Afin de reprendre plus tôt ses occupations ordinaires, elle sèvre son enfant ; bientôt elle le quitte avant le jour et ne revient pour lui donner la nourriture qu’à midi et le soir. Elle le laisse seul à la maison et le lie à son berceau, quand elle redoute quelque accident[80]. » Une monographie sur le manœuvre agriculteur de la Champagne nous fait de bien tristes révélations : on nous y montre une mère de famille relativement honnête, qui « laisse ses filles sans surveillance au milieu des ouvriers de terrassement logés chez elle, et qui tolère même pour ne pas perdre une occasion de gain que ces ouvriers amènent dans la maison et sous les yeux de ses filles des prostituées avec lesquelles ils vivent dans un état de véritable promiscuité[81]. » L’on nous dira que l’on a vu dans les Landes « des jeunes filles et des femmes travaillant comme les hommes aux terrassements de chemin de fer, passant la nuit avec les ouvriers sous des baraques provisoires et vivant avec eux dans un état voisin de la promiscuité » ; l’on ajoutera que « ces habitudes ont eu de déplorables conséquences morales et, au point de vue hygiénique, ont créé un véritable danger pour l’avenir de ces populations, en répandant parmi elles les maladies syphilitiques sous leurs formes les plus graves[82]. » Il s’agit là de populations rurales et de contrées complétement étrangères à l’industrie. Une autre monographie sur les lingères de Lille n’est pas plus favorable aux populations des campagnes. « Il serait injuste, nous dit-elle, d’attribuer exclusivement à l’industrie le relâchement des mœurs qu’on remarque dans le département du Nord ; les filles de la campagne sont tout aussi faibles que celles des villes, et ce qu’il y a de plus triste à dire, c’est que la plupart d’entre elles cherchent à entrer en relation avec les jeunes paysans riches pour s’en faire épouser. De là un grand nombre de naissances illégitimes, que des intérêts sordides empêchent le plus souvent de régulariser par le mariage. En 1856, la commune de R…, située dans la banlieue de Lille, dont la population est d’environ 800 habitants, comptait 16 filles enceintes[83]. » Il ne dépendrait que de nous de grossir à l’infini le nombre de pareilles citations ; mais à quoi bon ? Notre but n’est pas de faire le procès aux populations des campagnes, ni d’innocenter les populations industrielles : c’est de montrer que le mal moral se trouve malheureusement partout, quoique à différents degrés d’intensité ; c’est de prouver qu’il faut avoir quelque défiance pour ces études et ces enquêtes exclusives sur telle ou telle population ouvrière, sur telle ou telle branche d’industrie ; c’est d’établir qu’il n’est que trop facile de mettre en lumière des scandales réels, de grouper des faits d’immoralité notoire, et que la conclusion que l’on tire de ces tableaux et de ces faits particuliers est quelquefois trop absolue, et par conséquent en dehors et au-delà de la vérité.

Nous ne ferons d’ailleurs aucune difficulté pour le reconnaître : la moralité est plus faible dans les centres industriels que dans les campagnes ou les petites villes ; les fautes y sont incontestablement plus nombreuses. Il y a plusieurs raisons qui en rendent compte : d’abord la vie est plus cachée dans les villes et par conséquent la responsabilité y est moins grande ; les hommes y supportent beaucoup moins le fardeau et les conséquences des fautes auxquelles ils entraînent les femmes. Puis la classe des riches oisifs et débauchés y est également représentée par un effectif plus considérable ; les villes d’ailleurs, en proportion de leur grandeur, sont des exutoires où aboutissent tous les éléments viciés d’alentour, pour y chercher le secret et une existence plus facile. La manufacture attire le vice plus qu’elle ne le crée. La grande industrie, il ne faut pas l’oublier, n’a pas encore trouvé en France son assiette définitive : presque tous nos tissages mécaniques sont de très récente origine ; beaucoup de nos grands ateliers d’apprêt des étoffes et de peignage des laines ne sont nés que d’hier. Il en résulte que, pour s’introduire dans des contrées où elles étaient inconnues, ces industries manufacturières ont dû appeler à elles tout un personnel nomade de femmes et d’hommes étrangers à la localité ; c’est parmi ces ouvriers surtout que l’immoralité est intense : mais la présence de ces ouvriers nomades, ce n’est que la période d’enfantement de la grande industrie, ce n’est pas son état normal. Peu à peu, cet effectif vagabond se fixe, prend racine dans le pays et s’améliore. Ce qui est incontestable, c’est que la moralité de nos centres industriels s’est relevée depuis un certain nombre d’années.

Que n’a-t-on pas dit et écrit sur l’immoralité dans la ville de Reims ? M. Villermé représentait ce centre industriel comme le pourvoyeur des maisons de prostitution parisiennes. Et cependant, qu’on y réfléchisse : à cette époque, c’est-à-dire il y a plus de trente ans, le nombre des manufactures à Reims était très restreint et la quantité des ouvrières de fabrique très bornée. Le peignage à la main occupait alors près de dix mille ouvriers au foyer domestique ; le tissage mécanique n’avait pas encore pris racine dans cette région ; il n’y avait donc que les ouvrières de filature à travailler dans l’atelier commun. Depuis lors, le nombre des femmes employées dans les manufactures s’est multiplié ; les peigneuses Heillmann et Hubner ont développé dans de vastes proportions l’industrie mécanique ; le tissage a quitté la chaumière pour s’installer dans l’usine. L’immoralité s’est-elle accrue ? Tous nos renseignements nous attestent le contraire. M. Jules Simon, dans une séance du Corps législatif reconnaissait en 1869 qu’une amélioration s’était manifestée. On a cité aussi les désordres de Saint-Quentin, mais jusqu’à ces derniers temps Saint-Quentin a été exclusivement adonnée au travail à domicile. Dans la plupart des villes manufacturières, les observateurs impartiaux constatent une situation, si ce n’est bonne en elle-même, du moins supérieure à celle d’autrefois. « Les mœurs sont bonnes à Roubaix, dit M. Louis Reybaud ; les mariages y sont précoces : sur une population de 55 000 âmes, l’on n’y comptait, en 1864, que 69 ménages irréguliers et 55 enfants naturels[84]. » La situation morale de Sedan est connue comme satisfaisante. Un grand industriel de Wesserling, M. Aimé Gros, dont les établissements occupent plus de 6 000 ouvriers, affirmait, dans l’enquête sur l’enseignement professionnel, qu’il n’y avait pas, dans son canton, un seul mariage fictif[85]. Un autre important industriel d’Alsace, M. Rourcart, de Guebviller, qui ne ménageait d’ailleurs pas le blâme aux ouvrières, déclarait cependant que « la vie en commun d’hommes et de femmes non mariés était à peu près inconnue dans cette ville et que, si un cas se présentait, les ouvriers eux-mêmes faisaient en sorte que les coupables ne pussent continuer leur mauvaise vie sans être mis au ban de toute société[86]. » Nous croyons volontiers qu’il y a quelque exagération dans ces éloges, de même qu’il y en a dans les critiques. Dans beaucoup de villes, la situation est encore mauvaise, et dans presque toutes elle laisse à désirer. L’amélioration nous est démontrée par un tableau statistique sur les naissances naturelles, que nous empruntons au travail de M. Legoyt, le directeur de la statistique générale de France :

Enfants naturels pour 100 naissances :

                                   1851-1856                           1856-1866

Seine.                        26.92                         26.32

Villes.                       12.21                         11.49

Campagnes.            4.03                                       4.39

« Ainsi, ajoute M. Legoyt, l’augmentation des enfants naturels ne s’est produite que dans les campagnes[87]. » Il y a eu dans les villes une diminution importante et qui mérite d’autant plus d’être remarquée que, dans la période décennale de 1856 à 1866, la grande industrie a pris un énorme essor et a de plus en plus appelé les femmes dans son sein. Avant 1856, il n’existait que peu d’établissements de tissage mécanique en France : dans la seule Alsace, le nombre des métiers mécaniques de tissage, pendant la période de 1856 à 1862, a augmenté de deux tiers, soit de 14 000 à 25 000 ; l’augmentation a été encore plus grande dans le Nord, et l’on sait que c’est principalement le tissage mécanique, qui attire les femmes dans l’atelier commun. Le nombre et l’importance des ateliers d’apprêts s’est également accru dans de vastes proportions ; il n’est pas téméraire de dire que le nombre des femmes employées dans les usines en 1866 doit avoir été deux fois plus grand qu’en 1851 : et cependant la proportion des naissances naturelles aux naissances légitimes n’a pas augmenté dans les villes ; elle a même décru, phénomène considérable et qui mérite d’être signalé.

En Angleterre aussi, l’on a remarqué une amélioration des mœurs des ouvrières industrielles. Dans une des dernières réunions de l’association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, le président de la section d’économie politique, le professeur Fawcett, membre du parlement, confirmant les assertions de différents orateurs, déclarait qu’il « connaissait très bien la population de la Cornouaille, parmi laquelle c’était une pratique universelle d’envoyer travailler les jeunes filles dans les ouvrages extérieurs des mines. Et c’était un fait notoire que, dans aucune classe de femmes, il n’y avait une moralité plus élevée que parmi ces jeunes filles. Le vice et le concubinage étaient choses complétement inconnues dans ces populations ; tous ces progrès avaient été accomplis sans aucune intervention législative, et il en fallait rapporter le mérite au grand mouvement religieux et intellectuel qui s’était produit naguère sur la Cornouaille, quand Wesley y apparut et y accomplit sa merveilleuse carrière de missionnaire[88]. »

Ainsi il ne faut pas prendre à la lettre toutes les descriptions lugubres et vieilles des mœurs des ouvrières industrielles. Il y a généralement de l’exagération dans ces tableaux ; il y a surtout beaucoup de traits, vrais autrefois, qui ont cessé de l’être. Le progrès est presque partout perceptible ; dans beaucoup de localités il est énorme. Les raisons en sont variées : d’abord, l’industrie mieux assise est mieux ordonnée ; elle a chassé de son sein ce personnel de rebut, qu’elle employait d’une manière exclusive à l’époque de son premier établissement. Les ouvriers nomades sont devenus moins nombreux, ils se sont fixés. Les écoles, autrefois inconnues, se sont multipliées ; l’attention du public, des industriels, des sociétés philanthropiques, charitables ou religieuses, s’est portée sur les ouvriers de la grande industrie. Il y a eu depuis vingt ans un vaste et fécond mouvement d’éducation. Les mesures légales ont-elles contribué aussi à diminuer le mal ? Quelle a été dans le passé leur influence ? Quelle peut-elle être dans l’avenir ? C’est ce que nous allons étudier.

 


CHAPITRE III

Des lois et des coutumes régissant le travail des femmes à l’étranger et en France.

L’intervention de l’État dans le travail des femmes peut se manifester par différentes mesures. La législation peut défendre aux femmes d’une manière absolue de s’employer dans la grande industrie ou dans telle industrie particulière. Elle peut aussi limiter la prohibition à certaines catégories de femmes : par exemple, aux femmes mariées, aux jeunes mères de famille, ou bien, au contraire, aux filles mineures. S’il recule devant ces prohibitions, le législateur peut réglementer soit les heures, soit les conditions du travail ; il peut ordonner certaines précautions, jugées nécessaires pour la santé ou la moralité des ouvrières : par exemple, de renfermer les machines et les courroies dans des boîtes, de séparer les sexes, soit dans les ateliers, soit à la sortie ; de faire contrôler le travail des femmes par des contremaîtresses au lieu de contremaîtres. Tels sont les différents modes d’intervention de l’État qui ont été réclamés par les moralistes.

Il est un fait qui domine toute cette matière : c’est que, dans aucun pays du monde, il n’a été sérieusement question d’exclure de la grande industrie les femmes en général, ou même certaines catégories de femmes comme les jeunes mères. La proposition n’a jamais été faite dans aucun parlement ; il ne s’est point rencontré de député assez audacieux pour présenter une motion, dans ce sens, quoique plusieurs publicistes, dont quelques-uns ont joui d’une assez grande célébrité, aient réclamé une pareille mesure ; mais là où le publiciste s’aventure sans crainte, l’homme d’État recule épouvanté : c’est que la responsabilité pèse sur celui qui fait et écrit les lois, non sur celui qui les réclame.

En dehors de cette prohibition absolue, tous les autres modes d’intervention de l’État dans le travail des femmes ont été essayés et pratiqués.

La législation qui s’est montrée le plus envahissante sous ce rapport, ou plutôt la seule qui ait inventé un système de réglementation spéciale pour le travail des femmes dans l’industrie, c’est la législation anglaise. Cela peut surprendre au premier abord ; mais celui qui descend au fond des choses et examine toutes les différentes faces des questions se rend parfaitement compte des raisons qui ont porté le parlement à intervenir d’une manière aussi minutieuse dans le travail des femmes. L’une de ces raisons, la principale même, c’est précisément le profond respect qu’ont les Anglais pour la liberté des citoyens. Jamais le législateur en Angleterre n’a cru avoir le droit de limiter ou de restreindre le travail de l’homme adulte ; il n’a donc été fait aucune loi, comme en France où en Allemagne, en vue de limiter le travail des ouvrières des fabriques. Mais, avec cet esprit de subtilité pratique, qui, dans le domaine de la législation civile, a porté les Anglais à placer les cours d’équité à côté et en face des cours de droit strict, les hommes d’État d’Angleterre ont été bien aises d’arriver à restreindre le travail des fabriques sans attenter d’une manière ouverte à la liberté du citoyen. En réglementant le travail des femmes, ils réglementaient en fait et par là même le travail des ouvriers des manufactures ; car, dans la plupart des industries, les hommes et les femmes étant employés côte à côte et dans les mêmes ateliers, on ne pouvait faire cesser le travail pour les unes et le continuer avec avantage pour les autres. Même les industries qui n’occupent que les hommes supportaient le contrecoup de la réglementation imposée aux femmes ; car, les ouvriers des manufactures de coton, de laine, de lin et de soie, ne travaillant qu’un certain nombre d’heures par jour, il était naturel et même nécessaire que les ouvriers des industries métallurgiques s’autorisassent de cet exemple et de ce précédent pour se refuser à une journée plus longue. Ainsi, en fait, le parlement en réglementant le travail des ouvrières des manufactures, réglementait par là même le travail des hommes ; et nous voyons là, non pas une conséquence fortuite et imprévue, mais le but même des factory acts.

D’un autre côté, si le parlement ne croyait pas sortir de sa sphère en réglementant le travail des ouvrières, c’est que la femme en Angleterre est, à certains égards, dans la position d’un enfant. Elle n’a pas, au point de vue de la loi civile, la plénitude des droits que la loi française lui reconnaît. Elle est traitée, en beaucoup de circonstances, comme un être faible, ayant essentiellement besoin de protection. Fille, la loi la défend contre la séduction, reconnaissant par là même sa faiblesse morale ; mariée, elle est dépouillée de tous les droits que notre Code reconnaît : l’autorité maritale pèse d’un poids véritablement écrasant sur elle, et plus encore sur sa fortune[89]. Il y a actuellement, en Angleterre, un mouvement accentué contre cet état de choses. Jusqu’à présent considérée comme mineure, non seulement pour ses biens, mais aussi pour ses fautes, il n’est pas étonnant que, au point de vue du travail, on ait cru pouvoir la soumettre à une certaine tutelle, tutelle mitigée d’ailleurs et circonspecte, qui limite seulement la personne industrielle et ne la supprime pas.

L’on connaît les procédés habituels du législateur anglais : il n’a pas la prétention de légiférer en vue de l’éternité et pour l’universalité des rapports sociaux ; il suit une marche plus prudente, plus modeste et plus sage. Il ne réglemente qu’un certain nombre de cas bien définis ; puis, l’expérience une fois faite pendant quelques années, il amende les lois existantes et en étend l’application. Ainsi, les lois se succèdent fréquemment, non pour s’abroger, mais pour se développer ; on les trouve superposées comme les différentes couches géologiques, produites, non pas d’un seul jet, mais par un long et continu travail d’élaboration. Cette méthode, si heureuse en pratique, a ses difficultés pour l’observateur. Rien n’est variable et compliqué comme cette législation ; il faut prendre l’embryon à sa naissance et le suivre dans ses différentes et logiques métamorphoses, dans les phases naturelles et successives de sa croissance. La législation anglaise, en effet, n’est jamais fixée, elle est dans un perpétuel devenir ; c’est un corps vivant dont le développement ne subit pas d’arrêt.

La première intervention de la loi dans le travail de la grande industrie remonte au début de ce siècle. Un grand manufacturier, le premier sir Robert Peel, fit passer l’acte 42 George III, chap. LXXIII, pour la conservation de la santé et de la moralité des jeunes ouvriers employés dans les manufactures de coton et de laine. Le travail au-delà de 12heures était prohibé pour eux. Un certain nombre d’années plus tard, en 1819, un nouveau bill, amendant le précédent, défendait l’emploi d’enfants au-dessous de 9 ans dans les mêmes manufactures. Telles sont les premiers essais de la législation industrielle anglaise : timides tentatives qui devaient conduire graduellement à des mesures plus radicales et plus compréhensives. Il est à remarquer que ces premiers actes concernaient uniquement les enfants et nullement les hommes et les femmes adultes ; et que, d’un autre côté, ils régissaient les seules manufactures de coton et de laine, à l’exclusion de toutes les autres. Leur effet fut à peu près nul. On n’avait pas organisé une inspection salariée pour veiller à leur exécution ; on s’était contenté de laisser aux juges de paix (justices of the peace) de chaque comté, le soin de designer deux personnes pour visiter les établissements soumis à la loi et en revendiquer l’application : pour atteindre le but du législateur ces moyens étaient insuffisants. Après une longue expérience et de sérieuses études le parlement se décida à faire en avant un pas décisif. L’acte de 1833, pour réglementer le travail des enfants et des jeunes gens employés dans les fabriques et les manufactures du Royaume Uni (to regulate the labour of children and young persons in the mills and factories of the United Kingdom), fut beaucoup plus audacieux que les précédents. Il défendait pour toute personne au-dessous de 18 ans le travail de nuit, c’est-à-dire le travail de 8 heures du soir à 5 heures et demie du matin. Il limitait à 12 heures par jour et à 69 heures par semaine le travail des personnes au-dessous de 18 ans, la journée du samedi devant être pour eux de 9 heures seulement. Il prévoyait le cas d’accidents dans les machines, qui feraient perdre 3 heures de travail de suite, auquel cas il serait loisible d’ajouter une heure aux journées suivantes pour regagner le temps perdu. Il fixait à une heure et demie le temps qui devait être accordé pour les repas aux personnes astreintes à un travail de 12 heures par jour. Confirmant la disposition de l’acte de 1819, par laquelle aucun enfant ne pouvait être reçu dans une manufacture avant d’avoir accompli sa neuvième année, il ajoutait qu’aucun enfant ayant moins de 11 ans accomplis ne pourrait être employé plus de 48 heures par semaine et plus de 9 heures par jour ; enfin l’acte créait une inspection efficace des manufactures.

Cet acte de 1833 est la vraie base de la législation actuelle. C’est le premier des documents appelés factory acts, auxquels toutes les lois postérieures se réfèrent. Il n’y est pas fait mention des femmes qui, comme les hommes adultes, n’étaient encore soumises à aucune réglementation : mais cet acte de 1833 faisait une distinction remarquable entre deux classes de personnes également soumises à la loi : les unes appelées enfants (children), ayant de 9 à 11 ans et pour lesquels la journée de travail ne devait jamais excéder 9 heures par jour ni 48 heures par semaine ; et, d’un autre côté, les jeunes gens (young persons) âgés de 11 à 18 ans, ne devant jamais travailler plus de 12 heures par jour, ni plus de 69 heures par semaine, à cause de la journée écourtée du samedi. C’est grâce à cette distinction ingénieuse entre ces deux classes de personnes protégées, que les femmes finirent par être soumises, pour la durée de leur travail, à la tutelle légale.

En effet, l’acte 7 et 8 Victoria, chap. XV, intitulé : An act to amend the laws relating to labour in factories, après avoir amendé et corrigé divers points des précédents bills, ajoutait au paragraphe 32 : « Il est ordonné qu’aucune femme au-dessus de 18 ans ne doit être employée dans les manufactures, si ce n’est pour le même temps et de la même manière que les jeunes gens (young persons) peuvent y être employées, et que toute personne qui sera convaincue d’employer une femme au-dessus de 18 ans, pour un temps plus long ou d’une autre manière, soit condamnée pour chaque semblable délit à supporter la pénalité qui est édictée pour l’emploi des jeunes gens contrairement à la loi. » Ainsi cette mesure si importante de soumettre les femmes adultes et majeures à la réglementation légale, alors qu’on en exemptait les hommes, s’introduisait presque subrepticement dans la législation anglaise, par un simple et court article sans préambule et perdu dans le corps d’un bill volumineux. Il suffisait pour cela, au milieu d’innombrables prescriptions de détail, de déclarer tout à coup, que les femmes au-dessus de 18 ans devaient être assimilées aux jeunes gens au-dessous de 18 ans (young persons). Telle était la grave innovation de principes que consacrait presque à la dérobée l’acte de 1844 ; il contenait aussi en pratique un autre important amendement aux lois précédentes. D’après le paragraphe 35, les enfants, les jeunes gens (young persons), et, par conséquent aussi les femmes de tout âge, désormais assimilées aux jeunes gens, ne pouvaient être employées l’après-midi du samedi plus tard que 4 heures et demie, sous aucun prétexte. Il est remarquable que l’acte de 1844, permettant, conformément à l’acte de 1833, de regagner le temps perdu par un accident dans les machines ou par une interruption de la force hydraulique en ajoutant une heure à la journée de travail des jours suivants, fît une exception expresse pour le samedi, dont la journée devait, en tous cas, finir à 4 heures et demie.

D’après cet acte, les femmes adultes pouvaient être occupées 12 heures les 5 premiers jours de la semaine, et 9 heures le samedi ; le travail de nuit était en outre défendu pour elles : cette protection fut bientôt jugée insuffisante.

Un acte de 1850 intitulé : An act to amend the acts relating to labour in factories, défendit d’employer dans les manufactures les jeunes gens et les femmes avant 6 heures du matin et après 6 heures du soir pour les 3 premiers jours de la semaine ou 2 heures de l’après midi pour le samedi. Les heures de repas continuaient à être d’une heure et demie, ce qui réduisait à 10 heures et demie les jours habituels et à 7 heures le samedi la durée du travail effectif, soit 60 heures par semaine. Les jeunes gens ou les femmes ne pouvaient être employées pour réparer le temps perdu par des accidents dans les machines ou par des interruptions de la force hydraulique au-delà de 7 heures du soir. Les jeunes gens et les femmes occupés dans l’établissement pendant les heures des repas devaient être considérés comme employés contrairement à la loi. Cet acte consacrait, on le voit, une limitation considérable des heures de travail pour les femmes.

Beaucoup d’autres bills viennent encore se rattacher aux précédents et méritent une courte notice. Il faut remarquer que les actes que nous venons d’énumérer, et dont nous avons expliqué les clauses, n’étaient pas d’une application générale pour toutes les manufactures du Royaume-Uni. Les seules filatures ou tissages de coton, de laine, d’étoffes mélangées, de chanvre, de lin, d’étoupes et de soie (cotton, woollen, worsted, hemp, flax, tow, linen or silk mills or factories) y étaient soumis. Encore doit-on faire observer que, dans les manufactures précitées, les seuls ateliers de fabrication proprement dite étaient régis par la loi. Les opérations préparatoires ou complémentaires de déballage, d’empaquetage, de finissage et beaucoup d’autres échappaient à toute limitation de la journée de travail. Poussé par une irrésistible logique, le parlement sentit le besoin de compléter l’œuvre commencée.

L’acte de 184S (8 et 9 Victoria, chap. XXIX) ouvrit la série de ces bills accessoires et parallèles aux précédents, destinés à soumettre peu à peu tous les ateliers du Royaume-Uni à la législation faite d’abord en vue des seules manufactures de coton, de laine, etc. Cet acte de 1845 s’appliquait aux ateliers d’impression sur étoffes (print works) et prenait, en faveur des femmes qui y étaient occupées, des mesures de protection analogues, mais non pas identiques à celles que nous avons indiquées plus haut. Un bill postérieur, en date de 1859, réglementa les ateliers de blanchissage, finissage et teinture d’étoffes (An act to regulate the employment of females and young persons under eighteen in bleaching, finishing and dyeing works). Cet acte commençait par une énumération des plus précises et des plus longues de tous les ateliers ou lieux de travail qu’il entendait régir. Ce n’était pas seulement les endroits clos et couverts, mais encore les hangars, les cours, champs ou pièces de terre affectés à une occupation relative au blanchissage, au finissage et à la teinture des étoffes, qui devaient être soumis aux prescriptions légales. L’atelier strictement domestique, c’est-à-dire celui où l’enfant travaille chez ses parents, échappait seul à cette réglementation. Le travail des femmes dans les industries régies par le bleachers act 1855 était soumis exactement aux mêmes limites qui avaient été imposées aux manufactures de coton, de laine, etc. ; c’est-à-dire qu’il devait s’accomplir entre 6 heures du matin et 6 heures du soir avec une heure et demie d’intervalle pour les repas, ce qui ne laissait que 10 heures et demie de travail effectif. La journée devait cesser pour les femmes le samedi à deux heures de l’après-midi ; leur maximum de travail était donc de 60 heures par semaine. Si précise et compréhensive qu’ait été l’énumération des lieux et emplacements régis par cet acte, il paraît qu’elle n’était pas encore complète ou qu’elle permettait sur quelques points des équivoques. Il fallut deux actes postérieurs, l’un en 1860, l’autre en 1863, pour soumettre au régime des factory acts tous les ateliers s’occupant du blanchissage, du finissage et de la teinture des étoffes.

On aura remarqué que les établissements auxquels s’appliquaient les actes que nous venons d’analyser avaient tous une étroite relation avec la fabrication des matières textiles, et qu’ils n’étaient en définitive que les appendices des filatures et des tissages de coton, laine, lin, etc. Mais la grande industrie s’étant infiniment développée en Angleterre, beaucoup d’autres fabrications que celle des étoffes proprement dites finirent par s’effectuer dans de vastes manufactures. Le parlement sentit donc le besoin d’étendre encore l’application des factory acts et de soumettre à leur réglementation toute espèce de travail aggloméré. Il éprouva cependant des difficultés pour imposer aux productions les plus variées des règles aussi strictes que celles que nous avons exposées ; et il crut, en prenant les mêmes mesures au fond, devoir apporter d’importantes modifications dans la forme. La première industrie qui fut atteinte par cette réglementation nouvelle fut celle du tulle et des imitations mécaniques de la dentelle. Nous avons déjà vu l’essor presque inouï pris par cette fabrication dans la première moitié de ce siècle. Nottingham, qui en est le principal siège, lui doit une rapide et solide prospérité. En 1860, l’on comptait 4 000 machines pour la confection mécanique de la dentelle, représentant un capital de cent millions de francs. Le travail était excessif dans les usines ; il ne paraissait pas susceptible de la même régularité que le travail des étoffes de coton, lin, laine, etc. Les imitations de dentelles étant des produits de luxe, soumis aux caprices de la mode, les commandes affluaient toutes en même temps. Néanmoins, le parlement ne recula pas. Un bill de 1861 intitulé : An act to place the employment of women, young persons, youths and children in lace factories under the regulation of the factory acts, défendait de faire travailler les femmes dans les manufactures de dentelles pendant un temps plus long que celui qui avait été déterminé pour les filatures et les tissages de coton, laine, etc. Les jeunes gens de 16 à 18 ans (youths) ne pouvaient même être occupés plus de 9 heures par jour. D’un autre côté, les manufactures de dentelles, contrairement aux règles régissant les autres usines, pouvaient commencer la journée à 4 heures et demie du matin et la poursuivre jusqu’à 10 heures du soir, à la seule condition de ne pas exiger des femmes et des jeunes gens plus d’heures de travail que celles fixées par la loi. Il y avait ainsi pour cette industrie une latitude qui n’existait pas pour les autres. D’autres bills vinrent encore compléter cette législation successive, et, en subordonnant à la réglementation des factory acts plusieurs industries nouvelles, s’occupèrent, en outre, de commander certaines précautions de salubrité ; non seulement les heures de travail pour les femmes furent limitées, mais il fut encore exigé certaines mesures spéciales, et leur emploi dans quelques travaux fut même interdit. Le factory acts extension act 1864 (acte de 1864 pour étendre les actes sur les manufactures) contenait ainsi diverses clauses relatives à la ventilation des usines et à d’autres mesures sanitaires ; puis il défendait que, dans les manufactures d’allumettes chimiques, les enfants, les jeunes personnes et les femmes pussent prendre leurs repas dans les parties de l’établissement où aurait lieu quelque opération manufacturière, si ce n’est celle de couper le bois : aucune précaution semblable n’était prise pour les hommes. Le factory acts extension act 1867 (acte de 1867 pour étendre les actes des manufactures) visait spécialement les manufactures de papier, de verre, de cristal, de tabac, de caoutchouc, y appliquant les règles déjà connues pour la durée du travail des femmes et ordonnant aussi en leur faveur spéciale quelques mesures sanitaires. Pour veiller à l’exécution de tous ces règlements légaux, un autre bill, the sanitary act de 1866, instituait une commission spéciale, dite Nuisance authority, ayant le pouvoir de pénétrer à toute heure du jour et de la nuit dans les établissements soumis aux factory acts, et de s’assurer qu’on ne commettrait aucune infraction aux mesures qui y étaient ordonnées.

Le factory acts extension act 1867 s’appliquait uniquement aux établissements employant cinquante personnes ou plus. Le législateur anglais trouva illogique de ne pas pousser plus loin une réglementation qui lui paraissait utile. Poursuivant jusqu’à ses dernières conséquences le principe qu’il n’avait cessé de développer depuis plus de soixante ans, il en vint à édicter the workshops regulation act 1867 (l’acte de 1867 pour la réglementation des ateliers). Fidèle à ses traditionnelles habitudes de précision et de clarté, le législateur de Londres commençait par définir les termes qu’il allait employer. « Le mot handicraft (métier) s’appliquera, disait-il dans le préambule, à toute espèce de travail manuel, fait en vue du gain ou donnant lieu à un trafic, et consistant à faire un article quelconque ou une partie d’article, à le modifier, le préparer, l’ornementer, en un mot, à préparer un article pour la vente. Le mot workshop (atelier) s’appliquera à toute chambre ou place quelconque, soit couverte, soit en plein air, où un métier (handicraft) est exercé par un enfant, une jeune personne ou une femme, et dans laquelle chambre ou place le patron a droit d’accès ou de contrôle. » Ces termes comprenaient tout, sauf le seul foyer domestique où le patron n’a pas le droit d’entrer ni de contrôler le travail. Ces définitions faites, l’acte défend dans tous les métiers (handicrafts) l’emploi d’enfants au-dessous de huit ans ; il limite à six heures et demie par jour l’emploi des enfants de huit à treize ans, encore leur travail ne peut-il avoir lieu que de six heures du matin à huit heures du soir. Les jeunes gens et les femmes ne peuvent être occupés chaque jour que douze heures, dont il faut déduire une heure et demie pour les repas, ce qui réduit à dix heures et demie leur travail effectif ; les personnes ci-dessus désignées ne peuvent être employées qu’entre cinq heures du matin et neuf heures du soir ; enfin les enfants, jeunes gens ou femmes, ne peuvent être occupés dans aucun métier la journée du dimanche ou le samedi après deux heures de l’après-midi, si ce n’est dans les établissements qui n’occupent pas plus de cinq personnes, et où le travail consiste uniquement à faire des articles destinés à être vendus en détail sur le lieu même ou à réparer des articles de même nature.

Telles sont les dispositions du workshops regulation act 1867 : elles sont au plus haut degré remarquables. Ce n’est plus seulement la grande industrie, ce ne sont plus les établissements à moteur hydraulique ou à feu, c’est l’innombrable variété des petits métiers divers, sans une seule exception et sans que l’on prenne en considération leur importance, qui se trouve réglementée par la loi. Les ateliers les plus obscurs, ceux qui n’emploient que deux ou trois ouvriers, sont soumis à cette limitation des heures de travail pour les femmes, les enfants et les jeunes gens : tentative hardie et dont l’expérience seule pourra démontrer l’efficacité. Ainsi, dans toute l’étendue de l’industrie anglaise, depuis la filature de coton jusqu’au plus humble atelier de travail à l’aiguille, l’ouvrière majeure ne doit pas et ne peut pas travailler plus de dix heures et demie par jour et de soixante heures par semaine.

Avec cet acte qui paraît si exorbitant et si audacieux à la fois, la législation anglaise n’avait pas dit son dernier mot. Une autre tentative plus surprenante encore est venue récemment compléter le système. De l’industrie l’on a songé à faire passer la réglementation dans l’agriculture. Dans les comtés de l’est de l’Angleterre, il existe une organisation tout à fait spéciale et infiniment curieuse du travail agricole. Des entrepreneurs de travaux ruraux appelés gangmasters (chefs de bande) engagent pour plusieurs semaines, plusieurs mois ou même pour toute l’année, des enfants et des femmes qu’ils réunissent en troupes permanentes et organisées. Ils traitent ensuite à forfait avec les fermiers ou les propriétaires d’alentour pour l’exécution de travaux agricoles, le sarclage d’un champ par exemple, ou la moisson, et ils se transportent avec leur personnel, gagé directement par eux, sur les lieux où la tâche doit s’accomplir. Le parlement est intervenu dans cette singulière et toute nouvelle organisation du travail rural. Le agricultural gangs act, entre autres prescriptions, défend l’emploi simultané d’hommes et de femmes dans la même bande agricole : il interdit également l’emploi des femmes dans une bande commandée par un homme, à moins qu’une femme recommandable, ayant reçu des magistrats du comté une licence, ne soit également présente dans la même bande. L’agricultural gangs act contient aussi d’autres restrictions sur la distance à laquelle les femmes occupées dans les bandes agricoles pourront être transportées, et le temps pendant lequel elles pourront être occupées.

Enfin, pour achever le tableau de la législation anglaise relativement aux ouvrières, il nous reste à citer un acte très antérieur aux précédents, mais que nous avons distrait de son ordre chronologique parce qu’il concerne une industrie tout à fait spéciale et qu’il est, d’autre part, empreint d’un esprit de radicalisme que nous ne trouvons nulle part ailleurs. Nous voulons parler de l’acte du 10 août 1842 (5 et 6 Victoria, ch. 99) intitulé : An act to prohibit the employment of women and girls in mines and colleries (acte pour défendre l’emploi des femmes et des filles dans les mines et houillères). En vertu de ce bill, l’entrée des mines et houillères fut interdite aux femmes à partir du 1er mars 1843 ; le travail de la surface, sauf certains ouvrages rudes ou périlleux, continua à être licite pour elles.

Tel est le développement de la législation anglaise sur le travail des femmes adultes. L’on a vu comment, à la faveur de cette distinction entre deux catégories de personnes protégées, les enfants et les jeunes gens au-dessous de 18 ans, l’on était arrivé dès 1844 à réglementer le travail des femmes majeures en les assimilant simplement aux jeunes gens (young persons). Cette assimilation une fois introduite, l’on ne s’en départit pas. La législation dès lors se développa en deux sens différents, en étendue et en profondeur : d’un côté, elle s’appliquait par chaque nouveau bill à un plus grand nombre d’établissements ; d’un autre côté, elle restreignait de plus en plus la durée du travail pendant les cinq premiers jours de la semaine et surtout pendant l’après-midi du samedi. Et le résultat de ce double mouvement simultané, ce fut la réglementation suivante pour toutes les ouvrières du Royaume-Uni, occupées par les ateliers de la grande ou de la petite industrie : interdiction du travail de nuit ; restriction de la journée à dix heures et demie de travail effectif pour les cinq premiers jours de la semaine ; clôture des ateliers pendant l’après-midi du samedi et toute la journée du dimanche.

L’esprit et la portée de cette législation ont été résumés dans les termes qui suivent par un inspecteur des manufactures d’Angleterre, M. Robert Baker. « Les factory acts, dit-il, empêchent la déperdition de la force physique en limitant la journée de travail, et ils permettent d’améliorer la condition mentale des ouvriers en leur fournissant des loisirs pour l’éducation générale et domestique ; mais ils ne prennent aucune mesure pour la surveillance physique ou morale des travailleurs ; ils ne reconnaissent aucun danger pour les mœurs dans le mélange des sexes ; ils ne prennent pas garde à préserver les oreilles enfantines des obscénités qui peuvent courir dans les ateliers. Les précautions sanitaires qu’ils ordonnent sont insuffisantes, alors même que l’ouvrage est le plus évidemment insalubre. Ils n’offrent aucun encouragement à l’économie industrielle ; ils ne fournissent aucun appui à la vertu contre les habitudes vicieuses qui prévalent dans la majeure partie des cas. Toutes ces matières, si essentielles à une saine discipline, la loi positive les ignore et la plupart des fabricants n’en tiennent pas compte, quelque importance qu’elles puissent avoir pour la productivité du travail. En fait, ce sont là des obligations morales et sociales que l’on abandonne à tout homme qui veut les assumer spontanément par sentiment religieux ou par esprit de devoir[90]. » La critique est acerbe. Quelques efforts qu’ait faits la législation anglaise, elle n’a pas répondu à l’attente d’une école assez nombreuse. Elle ne s’est occupée presque exclusivement que de restreindre la durée du travail : elle n’a pas pris à tâche de sauvegarder les mœurs. Mais le législateur pouvait-il, devait-il aller plus loin qu’il ne l’a fait ? Les meilleurs esprits d’Angleterre ne l’ont pas cru et nous sommes de leur avis. L’on ne défend point la vertu par des lois : ce sont les influences morales qui ont seules la force de repousser et d’atténuer le vice.

En nous plaçant au seul point de vue où se plaçait le législateur anglais, nous avons à nous demander si son œuvre a été efficace. Les prescriptions légales ont-elles été bien exécutées ? Étaient-elles en elles-mêmes bien ordonnées et cohérentes ? Ont-elles atteint le but qu’elles se proposaient ? À ces trois questions, nous répondrons par autant de citations, extraites des rapports des inspecteurs des manufactures d’Angleterre.

Sur l’application des règlements des factory acts, l’un des inspecteurs, M. Horner, s’exprimait comme il suit dans un rapport en date de 1860 : « Le délit qui n’admet aucune excuse parce qu’il est toujours commis en connaissance de cause, et qu’il a pour but le gain personnel, c’est de faire travailler des enfants, des jeunes gens ou des femmes, au-delà du temps déterminé par la loi. J’ai déjà constaté la fréquence de ce délit dans mes rapports au secrétaire d’État. Cette pratique abusive, les sous-inspecteurs se sont efforcés de la déraciner, en usant de toute leur vigilance et de tout le pouvoir beaucoup trop limité que la loi leur accorde en pareil cas ; mais, excepté quand des circonstances particulières ont permis de découvrir et de constater le délit, tous les efforts de l’inspection ont été inutiles et ils continueront à l’être aussi longtemps que les factory acts laisseront autant de facilités à l’inapplication des règlements : c’est ce que j’ai déjà signalé bien des fois. » Depuis que M. Horner écrivait ces lignes, le parlement a renforcé, par des dispositions nouvelles, spécialement dans le sanitary act de 1866, les règlements en vigueur. Les droits de l’inspection ont été encore agrandis, et il ne paraît pas contestable que l’application des factory acts n’ait dû s’en ressentir dans une notable mesure. Quant à la question de savoir si l’exécution des règlements est devenue le fait général, nous n’hésitons pas à penser l’affirmative pour les grandes manufactures que les premiers factory acts avaient pour but de réglementer. Nous croyons, au contraire, qu’il en doit être différemment pour les industries diverses régies par les actes promulgués depuis 1860. Dans les fabriques de dentelles, par exemple, où le travail peut commencer à quatre heures du matin et finir à dix heures du soir sans que les femmes puissent être occupées plus de dix heures et demie dans la même journée, il nous paraît très vraisemblable que cette dernière clause doit être souvent violée. Mais c’est le workshops regulation act qui doit donner lieu au plus grand nombre d’infractions. C’est assurément une facile entreprise que de régler par un acte du parlement le travail des femmes dans l’innombrable multitude des ateliers de la petite industrie : mais c’est une entreprise autrement ardue de faire exécuter, dans ces milliers d’ateliers obscurs et ignorés, les prescriptions légales. Il faudrait toute une armée d’argus et une multitude infinie de tribunaux de police pour constater les infractions et pour les punir. Encore un grand nombre échapperaient-elles à la vigilance des agents d’inspection et de répression. Les établissements de la grande industrie, mus par la force hydraulique ou par la vapeur, ont une régularité mécanique qui les fait ressembler à une horloge. Les petits ateliers échappent, par leur nombre et par les conditions beaucoup plus variables du travail dans chacun d’eux, à cette surveillance extérieure qu’on voudrait leur imposer. Tous ceux qui se sont occupés de l’apprentissage savent qu’il est d’une extrême difficulté de faire exécuter les lois et les règlements qui y sont relatifs. L’enquête sur l’enseignement proportionnel est, à cet égard, pleine de dépositions concordantes. La connivence des parents et quelquefois des enfants avec le patron déjoue toute surveillance. Combien les difficultés ne sont-elles pas encore accrues, quand il s’agit non pas d’enfants, mais de femmes adultes ! C’est volontairement qu’elles subissent des heures de travail qui les excèdent : elles seront les premières à se révolter contre l’agent qui viendra leur arracher des mains la broderie, le châle, la robe auxquels elles travaillent. Dans un autre cas, le workshops regulation act est exposé à être inefficace. Alors qu’on parviendrait par des moyens que nous n’entrevoyons pas à le faire appliquer à la lettre dans les milliers d’ateliers de la petite industrie, que compte tout pays industriel, on n’aurait pas allégé d’une manière sensible la destinée des ouvrières. Les articles auxquels elles ne pourraient travailler plus d’un certain temps dans l’atelier commun, elles les emporteraient chez elles, c’est-à-dire dans des lieux souvent plus malsains, où la lumière et le feu leur manquent, et elles continueraient ainsi dans de plus mauvaises conditions l’ouvrage que la loi voudrait leur interdire.

Nous arrivons à la seconde question que nous nous sommes posée, celle de la cohérence des divers règlements contenus dans la longue série des factory acts. À cet égard, un inspecteur des manufactures anglaises, dont nous avons déjà invoqué le témoignage, M. Robert Baker, dans son rapport de 1867, s’exprime comme il suit : « J’ai déjà bien des fois réclamé des remaniements dans les actes suivants : le print works act (acte concernant les établissements d’impression sur étoffes) ; le bleaching and dyeing works act (acte sur les établissements de blanchissage et de teinture), le calendering and finishing act (acte sur les ateliers de finissage) ; le lace works act (acte sur les fabriques de dentelles), et enfin l’act for extending the provisions of the bleaching and dyeing works acts (acte pour étendre les règlements des actes sur les ateliers de blanchissage et de teinture). Tous ces actes devraient être rapportés, et les ateliers qui leur sont actuellement soumis ou les ateliers du même genre, qu’on serait tenté de leur soumettre, devraient être simplement régis par le factory acts extension act, en renouvelant toutefois les clauses particulières qui pourraient être exigées par telle ou telle industrie. Dans l’état actuel, les factory acts proprement dits et les actes postérieurs que nous avons énumérés, et que nous voudrions voir rapporter, ont la prétention de limiter d’une manière uniforme les heures de travail des catégories d’ouvriers analogues entre elles ; mais cette uniformité n’est qu’une prétention qui, dans la pratique, se transforme en une grande variété de règlements. Tous ces actes varient plus ou moins dans leurs clauses, ce qui rend leur exécution très confuse et très difficile, sans aucun avantage qui puisse faire compensation. Chacun d’eux exige un règlement particulier, chacun est interprété d’une manière qui lui est propre. L’établissement d’un particulier peut comprendre quatre ou cinq opérations industrielles diverses, qui toutes ont des règlements différents et sont soumises à des prescriptions légales différentes. Il en résulte les plus grands inconvénients. » Tel est le faible d’une législation trop minutieuse : la simplification est désirable, mais elle est souvent impossible ; car la diversité, c’est la vie, et l’uniformité n’est que la mort. Le mérite de la législation anglaise, c’est d’avoir été graduelle, compréhensive et variée. Elle s’est faite peu à peu ; elle a voulu s’étendre à toutes les industries, et, pour n’en blesser gravement aucune, elle a tenu compte de leurs exigences particulières. Mais cela même, à un autre point de vue, conduit à un défaut : cette législation est compliquée, pleine de subtilités et de distinctions. Quand on veut réglementer une chose aussi variable dans l’espace et dans le temps que l’industrie, on peut malaisément échapper à cet écueil. La voie la plus sûre et la plus pratique, c’est d’être réservé dans l’action pour pouvoir être efficace dans l’exécution. À notre avis, la législation anglaise est parfois sortie de ces limites : le workshops regulation act est menacé d’être éternellement une lettre morte.

Mais dans les branches où la législation anglaise est exécutée, quels en sont effets ? Ont-ils répondu à l’attente du législateur, ou l’ont-ils trompée ? Le même inspecteur des manufactures anglaises, M. Baker, nous fournit la réponse : « En 1830, avant l’acte 3 et 4 Guillaume IV, la jambe de fabrique (factory leg) et l’épine dorsale déviée (curved spine) étaient des locutions passées à l’état de proverbe et de protestation dans les districts industriels du Lancashire et du Yorkshire. Il y avait, il est vrai, quelques comtés manufacturiers d’Angleterre où l’on ne rencontrait guère d’estropiés, parce que dans ces comtés la pratique des longues heures de travail était rare pour les enfants et même pour les adultes. Combien la contemplation de l’état actuel des choses n’est-elle pas plus consolante ! Le proverbe est mort de sa mort naturelle et la protestation n’a plus de raison d’être. C’est à peine si l’on peut découvrir dans tous nos districts manufacturiers une jambe estropiée ou une épine déviée par suite du travail des fabriques, à moins qu’il ne s’agisse de quelque vieillard, spécimen des anciens jours. Les visages, autrefois pâles et hagards, sont aujourd’hui sains et joyeux ; les formes, qui étaient anguleuses, sont pleines et rondes ; il y a de la gaieté dans la démarche et du bonheur dans la contenance. La condition physique des femmes des manufactures peut être comparée sans désavantage à celle des mères de n’importe quelle campagne, et peut-être n’y a-t-il pas de fait plus important et plus intéressant pour l’avenir commercial de l’Angleterre. Il y avait, en 1833, au moins 200 000 femmes employées dans les manufactures du Royaume-Uni. C’était une pauvre rare amaigrie et à l’aspect découragé. Au dire du docteur Smith, l’éminent chirurgien de Leeds, leurs épaules étaient anguleuses, leurs têtes affaissées, toutes leurs formes étaient privées de cette rondeur qui indique la santé. Maintenant il y en a 400 000, et, selon le même chirurgien, elles sont belles et florissantes, fortes et pleines de muscles, gaies et heureuses et leurs formes sont admirables (fair and florid, stout and muscular, cheerful and happy, and the outlines are admirable). Tels sont les témoignages concordants extraits des certificats de chirurgiens ayant fait une enquête dans des manufactures qui emploient à la préparation des matières textiles 70 000 personnes, dont 40 000 femmes. » Ce serait s’abuser que d’attribuer ce progrès dans sa totalité à l’intervention de la loi. Les conditions du travail des manufactures se sont sensiblement améliorées par la seule force des choses et par les découvertes mécaniques ou chimiques ; les ateliers se sont construits plus grands, mieux aérés : c’est ce qu’il ne faut pas oublier ; mais cette constatation ne nous empêche pas de rendre à la loi la justice qui lui est due et de reconnaître que l’abréviation de la journée de travail est pour beaucoup dans ce changement heureux.

Avant de quitter l’Angleterre, nous voudrions exposer en quelques mots l’état de l’opinion publique en ce pays, relativement à la question qui nous occupe. Sauf quelques exceptions en petit nombre, nous avons vu que la loi était intervenue en Angleterre, non pour exclure les femmes de tel ou tel travail, mais pour fixer seulement et réduire le nombre d’heures pendant lesquelles il serait licite de les employer. Convenait-il d’aller plus loin ? La question est venue à diverses reprises pendant ces dernières années devant l’association anglaise pour l’avancement des sciences sociales. L’on sait ce que sont ces congrès et ces sociétés philanthropiques : ce n’est pas, d’ordinaire, la circonspection et la réserve qui les domine ; ils sont presque toujours enclins aux partis radicaux. Il est si commode de supprimer un mal social, quand on n’a pour cela qu’à dire quelques paroles, sans avoir aucune mesure d’application à prendre, ni aucune responsabilité à supporter. Il ne manqua donc pas d’orateurs pour demander soit l’expulsion des femmes en général de la grande industrie, soit, tout au moins, celle des jeunes mères. L’association, cependant, ne se laissa pas séduire par ces projets. Sur la question : quels sont les résultats sociaux de l’emploi des filles et des femmes dans les manufactures et les ateliers ? la section de l’économie politique et du commerce a été presque unanime à reconnaître que, « malgré les quelques maux qui peuvent résulter de l’emploi des femmes dans les manufactures, spécialement dans le cas de jeunes mariées, cependant les résultats sociaux de cet emploi des femmes et des filles sont bons à tout considérer, si le travail est judicieusement ordonné et réglé[91]. » C’est là, croyons-nous, l’expression de l’opinion publique en Angleterre, et tous les moralistes et philanthropes vraiment pratiques doivent adhérer à ces vues judicieuses et modérées. Quant à la durée du travail, les ouvriers en demandent la limitation à neuf heures par jour. Un membre important du ministère actuel, M. Forster, dans un discours à ses électeurs au mois de septembre 1872, s’est prononcé en faveur de cette mesure, tout en doutant qu’il fallût recourir, pour l’établir, à l’action de la loi.

De l’Angleterre nous passons aux États du continent européen. Avant d’en venir à l’étude spéciale de la question qui nous occupe, nous devons d’abord constater les différences générales qui existent entre les pratiques séculaires du gouvernement de la Grande-Bretagne et celles des gouvernements du continent dans leurs rapports avec les intérêts particuliers. En Angleterre, tout se fait et se règle par des lois : la législation entre dans les détails les plus minutieux, prévoit tout, définit tout, ne laisse rien à l’arbitraire des agents d’exécution. Sur le continent européen, au contraire, sans presque aucune exception, la loi se restreint dans des prescriptions générales et peu précises : c’est aux fonctionnaires chargés de l’appliquer qu’il incombe de prendre les règlements administratifs nécessaires pour que la loi devienne efficace ; la législation presque toujours ne fait qu’indiquer le but, l’administration découvre les moyens. C’est là une essentielle différence, qu’il est indispensable de signaler.

De tous les États européens, celui où cette prédominance de l’administration se fait le plus sentir, c’est la Prusse. Nous avons sous les yeux un fort intéressant recueil de lois et de circulaires ministérielles sur l’emploi des ouvriers dans les fabriques, les chemins de fer, les mines, les salines, etc. (Gesetze über die Verhœltnisse der Arbeiter in Fabriken, bei Eisenbahnen, in den Bergwerken, Hütten und Salinen und bei der Landwirthschaft[92]). Si l’on parcourt les lois proprement dites, on voit qu’il n’y est nullement question des femmes : on a légiféré plusieurs fois en Prusse sur le travail des enfants[93], mais jamais sur l’emploi des ouvrières adultes. Si on lit les circulaires ministérielles qui interprètent le texte des lois et indiquent aux agents de l’autorité les règles qu’ils doivent suivre dans leur application, l’on trouve alors plusieurs prescriptions, dont quelques-unes ne manquent pas d’importance sur le travail et l’emploi des femmes. La circulaire du ministre du commerce et des travaux publics, en date du 18 août 1853, recommande aux inspecteurs des fabriques de veiller à ce que les filles au-dessous de seize ans ne soient jamais employées avec des garçons ou des hommes, sauf dans le cas d’extrême nécessité, et elle attire spécialement l’attention à ce point de vue sur les manufactures de tabac et les imprimeries. La même circulaire charge les inspecteurs de veiller à la bonne tenue des ouvriers pendant le trajet qu’ils ont à faire pour se rendre à l’usine pu en revenir. Ces prescriptions n’ont pas beaucoup de gravité : en voici une plus digne d’attention. Le règlement royal du 21 décembre 1846 sur les ouvriers manœuvres occupés à la construction des chemins de fer contient la clause qui suit : « Les femmes ne doivent être employées qu’exceptionnellement et avec l’autorisation des autorités locales de police, et même alors doit-on leur assigner une tâche qui les sépare des ouvriers du sexe masculin. » Ce paragraphe est plus remarquable par la tendance qu’il indique que par la portée qu’il dut avoir. Mais c’est surtout dans les règlements qui concernent les mines et les houillères que l’administration prussienne s’est occupée du travail des femmes. Le conseil des mines du district de Bonn, par un règlement administratif du 9 février 1827, interdit aux femmes le travail dans l’intérieur des houillères et des mines. Les raisons de cette interdiction méritent d’être mises en lumière : ce n’est pas par intérêt pour les femmes ou pour la famille que cette décision fut prise, c’est par un motif tout différent. Le travail des femmes dans l’intérieur des mines mettait en péril, alléguait-on, non seulement leur propre vie et leur propre santé, mais encore la santé et la vie des autres travailleurs. Leur présence accroissait les dangers et les catastrophes : c’est à la suite d’un accident arrivé par l’imprudence d’une ouvrière que l’interdiction fut prononcée. Avec le temps elle se généralisa dans toute la monarchie prussienne. Le conseil des mines de Breslau, par une décision en date du 20 octobre 1868, étendait aux mines de Silésie cette prohibition de l’emploi des femmes dans les travaux de l’intérieur. Un propriétaire de mines protesta et, après s’être adressé en vain au ministre compétent pour faire annuler le règlement de la direction royale des mines à Breslau, posa la question devant la chambre des représentants au moyen d’une pétition. La commission de la chambre approuva la décision prise par la direction royale des mines à Breslau et conclut, en outre, à l’unanimité moins une voix, à ce que le gouvernement fît une enquête pour savoir si l’on devait réglementer par une loi le travail des filles et des femmes dans les mines, les hauts-fourneaux et les fabriques. Déjà, lors de la loi de 1853 sur le travail des enfants, il avait été question de faire aussi quelques prescriptions relativement à l’emploi des femmes, mais l’on avait fini par décider que la nécessité d’étendre aux femmes la protection de la loi n’était pas suffisamment démontrée. L’est-elle plus à l’heure qu’il est ? La commission de la chambre prussienne a semblé le croire[94]. Ce que l’on peut assurer, c’est que, en aucun cas, il ne sera question de fermer les usines aux ouvrières ; il ne pourra s’agir que de la réduction de la journée et de la prohibition du travail de nuit.

L’Autriche est encore moins riche que la Prusse en documents sur le travail des femmes. La loi du 23 mars 1854 sur les mines ne contient sur l’emploi des femmes aucune prescription particulière : le paragraphe 200 semble seulement indiquer, en s’en remettant d’ailleurs à la conscience des propriétaires et des administrateurs de mines, qu’il est souhaitable que les femmes et les hommes soient séparés les uns des autres. Quant aux manufactures, elles sont encore en petit nombre en Autriche : bien loin de voir les usines avec défiance, l’Allemagne du Sud et la Hongrie se plaignent de n’en point avoir davantage. Phénomène curieux ! pendant qu’un certain nombre de moralistes français ou anglais prétendent relever le sort des femmes en leur fermant les manufactures, les moralistes et les philanthropes autrichiens n’entrevoient pas de moyen plus sûr, pour relever la condition de l’ouvrière, que la construction de grandes usines qui emploient les femmes en grandes masses. Un fort intéressant opuscule du docteur Thomas Richter[95] est, à ce sujet, plein d’enseignements : il nous décrit les misérables et avilissantes occupations des femmes dans les contrées où la grande industrie n’existe pas, et il implore, comme une bénédiction du ciel, l’introduction de ces manufactures qui excitent parmi nous l’horreur d’une certaine école philanthropique. Un autre ouvrage également récent, qui provient de l’extrême nord de l’Allemagne et qui a eu un certain retentissement[96], est plein de la même admiration pour le travail des femmes dans les usines. Enfin l’organe périodique allemand pour l’amélioration du sort de la femme, Nene Bahnen, ne refuse pas non plus les éloges aux manufactures dont le développement a tant contribué à tirer les femmes de l’état précaire où elles semblaient condamnées à végéter. C’est, un effet, dans les contrées où la grande industrie n’est pas encore fort répandue, que la misère et l’avilissement de l’ouvrière sont le plus intenses. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous nous trouvons en Toscane ; il existe dans cette belle province un assez grand nombre de papeteries mues par des moteurs hydrauliques et qui emploient beaucoup d’ouvrières. Les heures de travail sont longues, n’étant réglementées par aucune loi : le travail de nuit est en usage ; les jeunes filles à tour de rôle sont occupées la nuit une semaine sur deux. Croit-on qu’une organisation aussi sévère va rebuter les habitants, et que les moralistes locaux se trouveront offensés d’un pareil spectacle ? Tout au contraire : il n’y a qu’une voix pour bénir cette grande industrie qui assure à tous une occupation permanente et un emploi rémunérateur. Les localités où ces papeteries existent sont renommées au loin, et l’on nous dit ailleurs avec une admiration pleine d’envie : « Il n’y a pas de pauvres dans ces pays, toutes les femmes travaillent d’une manière régulière et sont bien payées. » Tel est le jugement que l’on porte sur la grande industrie dans les seuls pays où l’on puisse comparer sur les mêmes lieux l’ancien et le nouvel état de choses.

En Belgique, la question du travail des femmes dans les fabriques et dans les mines vient d’être posée devant l’opinion et devant le parlement ; elle attend encore sa solution. Pays manufacturier par excellence, la Belgique fut une des premières contrées de l’Europe à faire la lumière sur le sort des classes laborieuses employées dans les usines, mais elle n’alla pas jusqu’à des lois spéciales pour réglementer ou restreindre le travail. Un décret du 7 septembre 1843 institua une commission pour rassembler tous les renseignements utiles relativement au travail des enfants et à la condition des ouvriers des manufactures. Il se fit alors dans tout le pays une enquête sérieuse, loyale, approfondie. L’on consulta les industriels, les chambres de commerce, les académies et les sociétés médicales. Mais de ces recherches minutieuses et impartiales, il ne résulta en pratique qu’une publication volumineuse, pleine de faits intéressants et d’instructives dépositions[97]. Ni le travail des enfants, ni celui des adultes ne furent l’objet d’une réglementation quelconque. La question n’était pas éteinte, elle n’était qu’assoupie et, après vingt-trois ans, elle vient de reparaître sur la scène avec plus de retentissement que la première fois. Le travail des femmes dans les usines et les inconvénients qui en résultent pour leur santé furent l’occasion, au début de l’année 1869, d’une sorte d’agitation dans le public et d’un vif débat dans les chambres. L’Académie de médecine de Bruxelles se mit à la tête de ce mouvement, et, par le rapport du Dr Kuborn, par les discours du Dr Vleminx à la chambre, elle souleva dans le pays une sérieuse émotion. D’autres philanthropes, publicistes ou députés, le Dr Lefèvre, M. d’Elhoungne agrandirent le débat. On alla jusqu’à demander qu’il fut défendu aux femmes de travailler dans les ateliers de la grande industrie. Le ministre de l’intérieur, M. Pirmez, et le président du conseil, M. Frère-Orban, n’eurent pas de peine à repousser ces exorbitantes propositions. Mais les deux ministres furent aussi extrêmes dans la résistance que leurs adversaires dans l’attaque. En se refusant à toute législation pour réglementer le travail des enfants ou la durée de la journée, ils méconnurent les inévitables nécessités de l’industrie dans notre vieux monde. Aussi la chambre leur donna-t-elle tort, et, après une discussion qui dura du 15 au 21 janvier 1869, adoptant la motion de M. d’Elhoungne, elle renvoya les pétitions au ministre de l’intérieur « avec demande d’explications. » La question n’est donc pas tranchée en Belgique. Aujourd’hui, le travail ordinaire et effectif des manufactures belges est de treize heures : c’est une heure de plus qu’en France et deux heures et demie de plus qu’en Angleterre. Les enfants peuvent être employés pendant ces treize heures de travail journalier ; le travail de nuit n’est prohibé en aucun cas et pour aucune catégorie de travailleurs. Ce sont là, on ne peut en douter, des conditions bien sévères et bien dures. Il nous paraît probable qu’une loi restreindra d’une manière notable le travail des enfants et déterminera même pour les adultes une limite à la journée. Le travail de nuit pourra aussi être interdit, sauf pour les industries où il est indispensable. Dans ces limites l’intervention de la loi est justifiée ; elle l’est moins, selon nous, pour prohiber l’emploi des femmes dans les mines et les houillères. Il est, sans doute, désirable que les femmes abandonnent des occupations si peu compatibles avec la délicatesse de leur nature ; mais il faudrait agir par une propagande purement morale, ou bien attendre que les administrations prissent la résolution de leur fermer ces sortes de travaux, comme il est déjà arrivé dans la province de Liège. En tous cas, l’application d’une loi d’interdiction devrait être graduelle et pleine de ménagements.

Les conditions du travail manufacturier sont, en Suisse, à peu près les mêmes qu’en Belgique. La durée de la journée y est également de treize heures effectives pour les femmes comme pour les hommes. Dans ce pays démocratique et républicain, cet état de choses n’excite cependant aucune plainte. Des rapports plus affectueux entre les patrons et les ouvriers, une organisation tout à fait spéciale pour le travail des jeunes filles, et qui consiste à les renfermer dans des manufactures-internats, préviennent beaucoup d’abus criants et de maux qui, autre part, sautent aux yeux. Dans ce pays pratique, où toutes les femmes, presque sans exception, se livrent à un travail mercenaire, celui qui, sous prétexte de protection, voudrait exclure des manufactures le sexe faible, exciterait dans toutes les classes plus d’étonnement que d’approbation.

L’Amérique, qui emploie actuellement les femmes par centaines de mille dans des manufactures de toute sorte, passe aussi pour être entièrement sevrée de toute réglementation légale. « Les propriétaires des manufactures, écrit l’éditeur du Northern Whig, peuvent, dans cette partie du monde, faire marcher leurs machines pendant vingt heures consécutives, si cela leur plaît et s’ils trouvent le moyen de garder pendant tout ce temps auprès des bobines et des métiers les bras qu’ils occupent ; aucune autorité n’interviendra dans ces arrangements. Mais telles sont les relations cordiales entre patrons et ouvriers, que des règles fixes sont tacitement reconnues de part et d’autre, et que le système des courtes heures de travail est aussi efficacement appliqué que si le congrès avait édicté des milliers de règlements et de pénalités, et avait confié à une armée d’inspecteurs et de fonctionnaires le soin de protéger les ouvriers. Dans les districts manufacturiers, le travail commence d’ordinaire à 7 heures du matin ; les ouvriers ont de midi à une heure pour dîner ; ils retournent ensuite à l’ouvrage jusqu’à six heures : la durée du travail, avec cette complète absence de réglementation, se trouve ainsi presque exactement semblable à celle qui existe en Angleterre avec le code de restrictions légales. » C’est ainsi, du moins, que les choses se passent dans les manufactures les mieux organisées, à Lowell, par exemple, et dans la filature de Lisburn, à Paterson (New Jersey). Mais il ne faut pas croire qu’il en soit partout de même, et que ce bon ordre n’admette aucune exception. C’est une trop commune erreur, quand on parle des États-Unis, de ne considérer que la législation s’appliquant à l’ensemble des États, sans tenir compte des lois et des règlements en vigueur dans les États particuliers. S’il est vrai que, en général, le travail des fabriques ne soit pas réglementé aux États-Unis, cela est inexact pour certaines parties de cette immense confédération. Des journées de travail fort longues se rencontrent aussi dans un certain nombre de districts. Dans le Massachusetts, les manufactures ont douze ou douze heures et demie de travail effectif ; le samedi, le travail finit à quatre heures. Dans les États plus à l’ouest, ce sont les mêmes usages. Dans le New Jersey, il existe une loi qui défend un travail prolongé au-delà de douze heures ; mais cette loi est, nous dit-on, souvent violée. Le travail des enfants est aussi, dans plusieurs États, soumis à des prescriptions légales. Dans le New Jersey, il est défendu de les occuper avant dix ans au travail des usines. On se fait, d’après les manufactures de Lowell une idée trop favorable des manufactures américaines. L’emploi des femmes dans l’industrie s’est excessivement accru en Amérique depuis quelques années. Le recensement de 1860 comptait 73 605 femmes occupées dans les seules manufactures de coton. D’après le recensement de 1870, le nombre total des établissements manufacturiers était à cette époque de 252 148 employant 2 053 088 ouvriers, dont 1 615 504 hommes et 323 768 femmes au dessus de 15 ans : le surplus se compose d’enfants.

Or ces femmes, pour la plupart, n’appartiennent pas, comme les jeunes filles de Lowell, à des familles de petits propriétaires ou de fermiers, qui les envoient se chercher une dot par un travail de quelques années dans une filature. Presque toutes ces ouvrières sont des Allemandes, des Irlandaises ou des Canadiennes. Il se fait même une sorte de raccolement au loin, et des manufacturiers ont des agents qui vont spécialement au Canada recruter des jeunes filles qu’ils conduisent ensuite dans les fabriques de la Nouvelle-Angleterre ou de la Pennsylvanie. Telle est la situation en Amérique. La législation n’est pas restée dans une abstention aussi complète qu’on le suppose d’ordinaire, les mœurs n’ont pas autant agi, en général, qu’on est porté à le croire ; enfin la différence entre la condition des ouvrières de l’Amérique et celle des ouvrières du vieux continent, à quelques exceptions près, est moins grande que nos préjugés et d’anciens récits ne nous le font penser[98].

Dans les dernières années de la monarchie de juillet, il fut souvent question en France du travail des femmes. Quelques publicistes, contemporains de l’établissement de la grande industrie, Sismondi entre autres, auraient voulu que l’on fermât aux femmes les manufactures. Telle était aussi plus tard l’opinion de Blanqui. Des propositions aussi exagérées, aussi peu fondées en droit, aussi irréalisables en pratique, ne rencontrèrent d’appui ni dans les pouvoirs publics, ni dans la nation. Mais des réclamations plus modérées trouvèrent faveur à la fois près des chambres et du gouvernement. La Société industrielle de Mulhouse, qui déploya tant de persévérance pour obtenir la loi sur le travail des enfants, fit également des vœux pour que le travail des femmes fût réglementé. En 1847, une commission de la Chambre des pairs, s’occupant de réviser et de développer la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, proposait d’appliquer aux filles et aux femmes, quel que fut leur âge, toutes les dispositions en faveur des adolescents de douze à seize ans : c’est-à-dire qu’on ne pourrait les faire travailler au-delà de douze heures par jour, et que pour elles tout travail de nuit serait interdit. L’organe de la commission, M. le baron Dupin, développa ces idées dans un remarquable rapport, qui eut du retentissement en France et à l’étranger. Assimiler ainsi les femmes aux adolescents, c’était procéder comme les Anglais. La révolution de février étouffa ces projets. Ils furent repris par M. Wolowski devant l’assemblée constituante, dans la séance du 14 août 1848. Il n’y fut alors donné aucune suite ; mais trois semaines plus tard, par la loi du 9 septembre 1848, l’assemblée républicaine, dépassant toutes les demandes qui avaient été faites au dehors, et malgré les efforts de M. Léon Faucher, limitait à douze heures le travail effectif dans les usines et les manufactures. C’est ce que M. Léon Faucher appelait du socialisme bâtard. C’était la première fois, si nous exceptons le décret du gouvernement provisoire en date du 3 mars, qu’un État quelconque se croyait le droit de restreindre la journée des hommes adultes et d’intervenir dans les rapports d’intérêt privé : cet exemple demeure encore unique. Ainsi l’assemblée constituante avait étendu à tous les travailleurs des fabriques, sans exception, les mesures tutélaires que la commission de la Chambre des pairs, en 1847, proposait d’établir pour les femmes. Une partie de ces mesures cependant avait fait naufrage : c’était celle qui tendait à interdire le travail de nuit. À partir de cette époque, et jusqu’à ces derniers temps, il ne s’éleva aucune voix en France pour réclamer des mesures législatives en vue de réduire la journée du travail des femmes dans les manufactures. La question du travail de nuit, au contraire, fut souvent agitée. En 1849, la Société industrielle de Mulhouse attirait sur ce point l’attention du ministère. En septembre 1851, M. Mimerel (de Roubaix) présentait au conseil général du Nord un rapport remarquable où il insistait sur la nécessité de réglementer le travail de nuit. Ainsi engagée, la question est toujours pendante. Dans ces dernières années, quelques voix plus hardies ont réclamé une réglementation plus minutieuse et une intervention plus radicale de la législation. Dans l’enquête sur l’enseignement professionnel, M. Bourcart, de Guebwiller, déclarait que les seuls hommes employés dans les ateliers de construction peuvent supporter impunément un travail journalier de douze heures, et il faisait des vœux pour qu’une loi défendit, aux femmes surtout, de travailler plus de dix ou onze heures par jour ; il demandait aussi la suppression du travail pendant l’après-midi du samedi : en un mot, l’introduction en France des lois et des règlements d’Angleterre. Nous applaudirions à la défense du travail de nuit pour les femmes, et nous souhaitons la réduction de la journée à dix heures, quoiqu’il nous paraisse imprudent de faire de cette dernière réforme l’objet d’une loi. Il faut remarquer que la plupart des hommes qui se sont prononcés en France ou en Angleterre pour la restriction de la journée, ou pour la suppression du travail de nuit, sont de grands manufacturiers. Tels sont les membres de la Société industrielle de Mulhouse ; tels sont aussi M. Bourcart, M. Mimerel ; tels encore, en Angleterre, Owen, le premier sir Robert Peel, et d’autres encore que nous aurons l’occasion de citer.

En résumé, un seul État d’Europe a pris des mesures spéciales de protection pour les femmes employées dans les manufactures : cet État, c’est l’Angleterre. Un autre a cru devoir restreindre législativement la journée de travail, non seulement des femmes, mais des hommes : c’est la France. Quelques petits États d’Amérique ont aussi pris des mesures pour réglementer dans certains cas le travail des adultes. Tous les autres pays, la Prusse, la Belgique, la Suisse, se sont abstenus et n’ont pas cru devoir intervenir en général dans le travail des adultes, femmes ou hommes. Telle est la situation : en Angleterre, la femme travaille soixante heures par semaine ; en France soixante-douze, et presque partout ailleurs soixante-dix-huit.


TROISIÈME PARTIE

DES MOYENS DE RELEVER LA CONDITION DES FEMMES ET DE RECONSTITUER LA FAMILLE OUVRIÈRE

 


CHAPITRE I

Du perfectionnement de l’éducation des femmes et des nouvelles carrières qu’on leur pourrait ouvrir

Nous avons étudié les faits dans leur exacte réalité : nous nous étions interdit soit de les grossir artificiellement par des procédés oratoires, soit de les atténuer par une connivence coupable. Nous avions renoncé pour les peindre à toute prétention d’art n’ayant pour poursuite que la ressemblance. Nous tenions moins à faire un tableau frappant, c’est-à-dire où tous les détails fussent groupés en vue d’exciter chez le lecteur une impression voulue, qu’à faire un tableau vrai. Et cependant, le simple récit de tant de misères excite une commisération profonde et une ardente sympathie. L’on a pu voir, en effet, combien précaire, destituée de tout secours, est la condition d’un grand nombre de femmes dans notre société si riche et si laborieuse : on a pu mesurer l’étendue de l’œuvre de rédemption que tant de nobles esprits se sont proposée comme objet exclusif de leur activité et de leur vie. Il importe d’examiner quels sont les moyens qui s’offrent aux particuliers et à la société dans son ensemble, pour secourir d’une manière efficace et durable tant d’infortunes.

C’est toujours une pente glissante, et où les chutes sont aisées, que l’étude des améliorations dont les institutions ou les mœurs sont susceptibles : le cœur généreux et passionné, vivement pénétré de l’amour de l’humanité, se laisse séduire par l’illusion qui lui ouvre des perspectives décevantes : l’esprit critique, au contraire, épris de l’analyse des faits plus que de la poursuite des idées, se laisse prendre par le découragement, qui, le rivant à la condition présente, lui ôte jusqu’à l’aspect des horizons les plus prochains et les plus réels. Cette double faiblesse, tenant à des causes opposées, paralyse également les efforts de l’homme et l’empêche d’atteindre le but qu’il se propose. L’esprit vraiment pratique, qui n’ignore pas que la vie des sociétés comme celle des individus est une perpétuelle, mais presque insensible transformation, est à l’abri de ces deux erreurs, dont l’une consiste à ne rien concevoir en dehors des conditions du temps présent, et dont l’autre est de s’imaginer que les choses actuelles se puissent subitement et radicalement métamorphoser.

L’exposition de Paris, en 1867, avait eu l’heureuse prétention, quoique difficilement réalisable, de réunir et de rendre sensible aux yeux les progrès moraux, comme les progrès matériels, accomplis en ce siècle par les nations civilisées. On avait institué un nouvel ordre de récompenses pour l’harmonie sociale ; comme éléments qui devaient être pris en considération par les juges de ce nouveau concours, l’on avait spécialement signalé les systèmes de travail qui permettraient aux mères de famille de rester chez elles et, d’un autre côté, les mesures efficaces pour protéger les jeunes filles, auxquelles les nécessités de l’industrie imposeraient un travail au dehors. Nous n’avons pas à examiner si les médailles et les prix décernés par le jury eurent une influence considérable sur le développement des institutions destinées à améliorer le sort des femmes ; ce serait aller trop loin que de leur attribuer ce mérite. Mais ils eurent, du moins, ce résultat bienfaisant d’attirer l’attention de tous sur une des questions les plus importantes de notre temps et de seconder dans l’opinion un mouvement fécond en faveur de l’émancipation industrielle de la femme. Beaucoup d’autres documents ou actes officiels contemporains sont empreints du même esprit, dont les organisateurs de l’Exposition de 1867 étaient pénétrés. L’on peut dire que depuis cinq ou six ans un progrès immense s’est accompli sur le point qui nous occupe, si ce n’est dans les faits, du moins dans les idées. Nous ne sommes encore qu’à la période de conception : ce ne sont que des germes qui existent, à l’heure qu’il est ; mais ces germes sont vivants, ils tombent dans le sein d’une société préparée et échauffée pour les recevoir. Il ne peut y avoir aucun doute qu’un grand nombre ne soit destiné à une heureuse croissance, lente au début, selon les conditions naturelles de toute existence, mais continue. Le concours d’harmonie sociale en 1867 a été, non pas la cause, mais le symptôme et l’effet de ces aspirations d’abord indéfinies et qui, aujourd’hui, se précisent et se préparent à devenir des actes.

Ce sont ces premières impulsions de la philanthropie, ces premiers et indistincts efforts que nous allons avoir à retracer, en appelant à notre aide l’expérience de toutes les nations, et en déterminant avec rigueur les conditions pratiques auxquelles est subordonnée l’efficacité et la durée de la réforme, que l’opinion publique appelle et qu’elle est prête à opérer.

Cherchant les raisons de l’abaissement du salaire des femmes, nous en avons découvert deux : c’est que les carrières qui leur sont ouvertes par la force des traditions, des mœurs et des convenances sociales, sont peu nombreuses ; c’est, en outre que, dans les branches d’industrie où elles ont accès, le défaut de connaissances et d’habileté professionnelle les contraint à se restreindre aux ouvrages les plus grossiers et les plus rudimentaires. Leur champ d’emploi est très limité, et elles sont, d’ailleurs, incapables de l’exploiter avec fruit. Leur situation précaire a donc deux origines : d’un côté, certaines préventions, qui commencent à s’affaiblir, d’un autre côté, les lacunes même de l’éducation des femmes. À cet état de choses il n’y a qu’un remède, d’une efficacité sûre, mais d’une application lente, c’est l’instruction.

L’on a tout dit et tout écrit sur l’instruction des femmes, nous venons trop tard pour en démontrer théoriquement les imperfections, toute plainte à ce sujet tombe dans la banalité. L’ignorance, cette maladie héréditaire et tenace, continue à peser sur près de la moitié de notre population féminine. Non seulement les connaissances scolaires, mais les notions les plus usuelles sont le plus souvent absentes de l’esprit de l’ouvrière, l’éducation manque à la femme du peuple comme l’instruction même. Et cependant, au point de vue économique, la femme qui est une force matérielle presque nulle et dont les bras sont avantageusement remplacés par la moindre machine, ne peut avoir d’utilité notable et par conséquent obtenir une forte rémunération que par le développement des précieuses qualités de son intelligence. C’est l’inexorable loi de notre civilisation, c’est le principe et la formule même du progrès social, que l’accomplissement par des engins mécaniques de toutes les opérations du travail humain, qui ne relèvent pas directement de l’esprit. La main de l’homme est chaque jour dessaisie d’une partie de sa tâche primitive ; mais ce bienfait général se tourne en préjudice pour les particuliers ou les classes, qui n’ont pas d’autre instrument de travail et d’autre gagne-pain que leurs bras débiles. Or, pendant que tout se perfectionne, pendant que la production se raffine, se subtilise, se spiritualise même, il est une chose qui est demeurée presque stationnaire, c’est l’instruction des femmes. Tout a grandi, tout s’est élevé, tout s’est amélioré : seul, l’esprit de l’ouvrière est resté grossier, routinier et obscur, aussi la main-d’œuvre des femmes a été dépréciée. Soit qu’elle lutte encore avec le rouet et la quenouille contre le banc à broches, soit qu’avec ses aiguilles à tricoter elle fasse concurrence au métier circulaire à douze têtes, soit qu’elle veuille rivaliser avec la machine à coudre, l’ouvrière est vouée à une tâche ingrate, à moins qu’elle ne consente à s’engager comme surveillante dans cet engrenage de machines qui l’ont dépossédée. Mais les cadres agrandis de l’industrie manufacturière, si vastes qu’ils soient devenus, laissent encore en dehors d’eux des masses énormes de femmes et de filles, qui ont leur vie et quelquefois celle des leurs à soutenir ; et, en outre, avec leur implacable discipline, les machines ne conviennent pas à toutes les situations et à toutes les époques de la vie des femmes.

Dans la récente enquête sur l’enseignement technique, document qui jette un si grand jour sur l’état réel de nos populations ouvrières, le ministre du commerce demandait à Mlle Marchef-Gérard, l’habile directrice de l’établissement professionnel pour les jeunes filles établi à Paris, rue de la Perle, ce qu’il y aurait à faire en France pour préparer aux ouvrières des occupations plus fructueuses, et cette femme de tête et d’expérience répondait : « C’est de rendre les femmes à la fois plus intelligentes et plus spéciales. » Cette brève réponse est l’expression la plus juste des nécessités industrielles de notre temps. Ce qu’il faut, en effet, à une production aussi raffinée et aussi progressive que la nôtre, ce sont des agents dont l’esprit soit ouvert à tous les progrès par une solide éducation générale et qui aient en même temps une connaissance approfondie des mille détails d’un métier déterminé. Autrefois, les femmes étaient affranchies de la nécessité d’apprendre un état : sans quitter le foyer paternel, elles recevaient en quelques leçons l’héritage des connaissances pratiques qui étaient nécessaires à leur existence et au bien-être de leur famille : le jeu du rouet, le maniement de la quenouille ou du fuseau, des aiguilles à coudre ou à tricoter : c’était là un enseignement sommaire et complet que la mère transmettait en quelques mots ou en quelques gestes à sa fille ; mais de ces instruments domestiques, beaucoup ont perdu toute leur utilité, et les autres ont vu la leur gravement affaiblie ; et cependant l’enseignement dans son ensemble n’a pas varié, de là cette inaptitude des femmes à rendre des services efficaces : tout a changé autour d’elles : elles seules sont restées les mêmes : elles sont comme désorientées au milieu de cette civilisation automatique et de cet outillage si merveilleusement spécialisé, aux exigences desquels elles ont été mal préparées par leur éducation.

Cependant, quand on examine de près notre état social, on est surpris de la place immense que les femmes y pourraient prendre et de la place infime qu’elles y occupent actuellement. Il est un ordre de fonctions auquel leur nature semble les avoir prédestinées. Le commerce a dans notre société une importance égale à l’industrie ; il occupe probablement autant de mains et de têtes que l’industrie emploie de bras. Or, il est incontestable que la femme, autant et plus que l’homme, est apte aux professions commerciales. Elle a beaucoup de précision dans l’intelligence, du moins pour les choses et les idées courantes ; son esprit est vif, son coup d’œil sûr ; elle calcule avec rapidité et exactitude, son attention est vivement attirée et retenue par les menus objets ; l’ordre matériel est une des exigences de son esprit et la condition naturelle de son activité : elle a plus de droiture que l’homme et de dévouement, plus de soumission aussi. Les femmes doivent être d’excellents commis, des secrétaires corrects, des caissiers sûrs. Pour tenir des livres, faire des écritures, rédiger des bordereaux, des quittances, distribuer des bulletins, des billets, des prospectus, pour toutes ces occupations faciles, dépourvues d’initiative, les femmes sont, au moins, les égales des hommes. Ce qui leur manque, c’est la force du corps et l’invention de l’esprit ; pour tout le reste, elles nous sont supérieures. Quel usage a-t-on fait dans la pratique de toutes ces qualités de l’intelligence et du cœur de la femme ? Presque aucun. L’on voit bien les femmes des commerçants faire quotidiennement leurs preuves d’exactitude et de capacité au comptoir de leurs boutiques, dans leurs achats et dans leurs ventes. On voit les veuves des grands industriels montrer de la tête, de l’énergie, de l’entente des affaires. Ces faits sont fréquents. Mais l’on ne s’est pas avisé jusqu’ici que ces mêmes qualités, qui font des femmes d’excellents auxiliaires ou suppléants de leurs maris, puissent en faire, d’une manière générale, des subalternes capables. À quel chiffre s’élève le nombre des commis et des employés dans la multitude des administrations publiques ou privées de la France ? À plusieurs centaines de mille : et, parmi eux, il n’y en a peut-être pas le quart, dont la tâche ne pût être accomplie avec autant de soin et d’exactitude, ou plutôt avec plus d’exactitude et plus de soin, par des femmes. Mais ces qualités que les femmes possèdent, ce sont, pour la plupart d’entre elles, des qualités latentes, des germes qui réclament une culture pour se développer : cette culture ne venant pas, ils s’étiolent et se dissolvent.

Dans les professions industrielles même, combien n’y en a-t-il pas qui semblent devoir être, au point de vue rationnel, le domaine réservé des femmes ? Quelle part ne tient pas dans la production française l’habileté et la légèreté de la main, la vivacité et la facilité de l’esprit, la finesse et l’élégance du goût. Or, l’intelligence et la nature de la femme ne renferment-elles pas tous ces dons précieux ? Il suffit d’un peu de travail pour les mettre au jour ; mais, faute de ce travail préliminaire, ces rares facultés restent grossières et obscures, comme le diamant brut, qui demeure sans éclat tant qu’il n’a pas été dégrossi et taillé par une main patiente et expérimentée. La femme manque d’invention, il est vrai, elle n’a pas cette force d’imagination qui crée ou combine ; elle reste impuissante devant le grand art ; son organisation psychologique, la délicatesse de sa sensibilité, la vivacité et la mobilité de ses sensations, l’absence d’une raison solide et calme qui réunisse, coordonne et concentre toutes ces fugitives et variables impressions, ce sont là des obstacles au développement d’un véritable artiste. Mais combien, au contraire, ce mélange de qualités et de défauts n’est-il pas précieux pour le subalterne qui exécute la pensée d’autrui, qui n’a que de menus objets à travailler et à parfaire, dont toute la tâche est dans l’imitation et la reproduction d’un modèle et d’un type ? La distinction des nuances, l’esprit de minutie, la fidélité dans l’exécution, la femme possède ces qualités plus que l’homme même. Mais elles restent enfouies profondément sous cette couche épaisse d’ignorance et de grossièreté que l’habitude d’une vie rude et inculte accroît sans cesse. Ces femmes, dont les doigts sont sans finesse ni vivacité, qui souvent, c’est un fait constaté, ne savent pas même tenir une aiguille à coudre, comment pourraient-elles mettre en œuvre ces facultés délicates qu’elles ont reçues du Créateur et qui ont été chaque jour s’émoussant pour finir par disparaître ?

Nous avons vu qu’il y a plus de femmes que d’hommes occupées aux articles de Paris ; mais les femmes se tiennent sur les derniers échelons de cette production artistique ; elles ne sont employées qu’aux ouvrages les plus simples et les plus routiniers : elles sont reperceuses, brunisseuses, guillocheuses, coloristes, émailleuses, retoucheuses ; dans ces occupations aisées, elles gagnent 1 fr. 50, 2 fr., 3 fr., au plus ; les hommes sont, dans les mêmes industries, modeleurs, graveurs, ciseleurs, dessinateurs, décorateurs, peintres, floristes, figuristes, armoristes, miniaturistes, et, à ces titres, obtiennent une rémunération rarement inférieure à 4 francs et qui monte souvent à 6, 8, 10, 12 et 15 fr. par jour. Dira-t-on que ces dernières occupations sont réservées aux hommes par privilège de naissance et de nature ? Ou bien qu’il y a des convenances sociales qui rendent légitime cette inégale répartition du travail entre les deux sexes ? Assurément non. Mais les moyens d’instruction ont toujours été plus nombreux jusqu’ici pour les hommes que pour les femmes. Ainsi s’est formée cette division des tâches entre les deux sexes, tout artificielle, mais qui, par sa permanence, a acquis aux yeux d’un grand nombre l’apparence d’une institution naturelle et normale.

Notre siècle, avec sa logique impétueuse, ne pouvait éternellement respecter de pareils préjugés : il était visible qu’une moitié de l’humanité était restée, en développement intellectuel, trop en arrière de l’autre, qu’elle ne rendait pas, par conséquent, au point de vue de l’utilité générale, les services qu’elle pouvait rendre et qu’elle était vouée, quant à ses intérêts particuliers, à une vie de labeurs ingrats et de fatales privations. C’est de l’Angleterre que partit le mouvement de rédemption. Ce qu’a été, au commencement de ce siècle, dans la Grande-Bretagne, l’agitation en faveur de l’instruction populaire, nous ne pouvons ici l’exposer. Dès 1800, le docteur Birbeck avait posé à Glasgow les premières bases des célèbres Mechanics’ Institutes, sortes d’universités ouvrières qui étaient réservées à un si grand avenir. En 1825, sous la parole ardente de lord Brougham, cette noble croisade pour l’instruction des classes pauvres faisait de nouvelles recrues et emportait d’importantes positions. Alors se fondait la Société pour la propagation des connaissances utiles, dont faisaient partie, dès l’origine, l’historien Hallam, lord John Russell, lord Aukland et l’évêque de Durham. Dans ces premiers essais, l’attention n’avait pas été spécialement attirée sur le sort des femmes, mais elles recueillaient leur part dans l’enseignement qui était destiné aux classes ouvrières en général. Le mouvement de 1825 eut une nouvelle reprise un quart de siècle plus tard, et, cette fois, les femmes furent l’objet d’une attention particulière. C’est l’État qui, en opposition avec ses vieilles traditions, se décida à prendre en main la cause de l’instruction professionnelle. L’exposition universelle de 1851 avait mis au grand jour l’infériorité de l’Angleterre dans toutes les industries où les arts trouvent une application. Un grand peuple est toujours le premier à reconnaître et à signaler ses propres défauts : et la clairvoyance, dont il fait preuve en les découvrant, n’est que le prélude de l’énergie qu’il met à les corriger. Ainsi fit l’Angleterre. Le gouvernement et le parlement résolurent, dès lors, de n’épargner aucun sacrifice pour répandre dans le public les notions artistiques et pour former des élèves et des maîtres en vue de développer les arts industriels. Une section spéciale fut créée au sein du Comité du Conseil prive chargé de l’instruction. Cette section, connue sous le nom d’Art départment, eut pour mission d’organiser, dans des proportions vastes, un enseignement public du dessin par tout le royaume, et elle imposa à l’État des charges considérables pour rendre cet enseignement accessible à toutes les classes. Nous n’entrerons pas dans le détail de l’Art department et de ses nombreuses fondations ; elle est compliquée, mais efficace : elle a été décrite dans un savant rapport, qui est en même temps un fort beau livre et qui a pour auteurs MM. Marguerin et Mothéré, chargés par le préfet de la Seine d’étudier de près l’enseignement des classes moyennes et des classes ouvrières en Angleterre. Les institutions qui relèvent de l’Art department se divisent en deux catégories, selon qu’il s’agit de l’enseignement public destiné à réformer le goût général de la nation ou de l’enseignement spécial, qui doit former des maîtres d’art. L’enseignement public comprend : 1° des écoles centrales d’art, qui étaient, en 1861, au nombre de 87 et autour desquelles se groupent des associations locales d’écoles primaires pour l’enseignement du dessin ; toutes ces institutions comptaient, en 1861, 91 836 élèves, recevant un enseignement artistique ; 2° des inspections annuelles des écoles centrales d’art et des écoles primaires réunies en association : des concours locaux annuels donnant lieu à des primes ; 3° un concours national annuel entre les lauréats des concours locaux ; 4° le musée central de South-Kensington, qui prête aux diverses écoles des modèles, des moulages, des photographies, des écrits sur l’art et qui tient tous les ans, dans un certain nombre de localités, une exposition ambulante d’objets d’art originaux ; 5° un fonds de subvention alloué aux écoles d’art pour acquérir des modèles et d’autres objets utiles à l’enseignement. La seconde catégorie des institutions fondées par l’Art department et ayant pour but de former des maîtres d’art, se compose de l’école normale d’art établie à South-Kentsington ; on n’y est admis qu’en faisant preuve de connaissances générales ; l’enseignement y est gratuit, et même les bons sujets bénéficient de primes hebdomadaires importantes. Les élèves de cette école normale y reçoivent une éducation trop spéciale pour que leur carrière ne soit pas nettement indiquée ; ils deviennent, en général, des artistes industriels.

Telle est, en ses principaux traits, l’organisation compliquée de l’Art department ; elle constitue un vaste réseau s’étendant sur tout le territoire : au moyen de subventions, de primes, d’examens, de brevets de capacité, d’expositions artistiques, elle influe d’une manière notable sur le goût de la nation ; elle développe en particulier ou suscite les talents obscurs. En aucun pays il n’existe de système aussi ingénieux d’encouragement à l’instruction populaire ; et c’est un objet digne de réflexion que cet exemple nous ait été donné par le gouvernement d’Angleterre, qui avait jusqu’ici pour règle de conduite en ces matières l’abstention la plus absolue.

Quelle place tiennent les femmes dans ces institutions nouvelles ? La même que les hommes, et c’est tout dire : l’éducation des femmes a été jusqu’à ce jour si négligée dans tous les pays du monde qu’on regarde presque comme une faveur étonnante de les admettre à titre égal aux établissements publics d’enseignement. Obtenir l’égalité avec l’autre sexe, c’est pour elles comme un privilège. Les femmes participent donc en droit à tous les moyens d’instruction et à tous les encouragements qui sont offerts par l’État aux classes populaires ; en fait, elles profitent avec ardeur de cet enseignement qui leur est libéralement ouvert. Dans les écoles primaires associées pour l’enseignement du dessin et dans les écoles centrales, elles montrent parfois, nous assure-t-on, plus de dispositions que les hommes. Elles savent souvent être correctes et elles sont toujours ingénieuses. Dans l’ornement, le modelage et l’aquarelle, elles réussissent ; mais il est des exercices où surtout elles se distinguent : en voici un, par exemple, qui donnera une juste idée des méthodes suivies dans les écoles centrales d’art en Angleterre : on prend une fleur, on la copie d’après nature au trait, avec ombre, à l’aquarelle ; puis l’élève s’applique à trouver dans les éléments décomposés de cette fleur, pétale, calice, feuille, un motif d’ornementation. Ce n’est pas là de la routine : il faut du tact, du goût, une certaine imagination de détails, de la vivacité et de la facilité d’esprit pour faire ces reconstructions et ces combinaisons élégantes. Les femmes, nous dit-on, y excellent. Admises à titre d’élèves dans les écoles, les femmes peuvent aussi y devenir maîtresses. L’école normale d’art leur est ouverte et des subventions leur sont accordées, de 5 à 15 shillings par semaine (6 fr. 25 à 18 fr. 75).

L’art joue un grand rôle dans la petite industrie, mais la science y tient aussi sa place. Faire de l’ouvrier, non un agent inerte d’exécution, mais un facteur intelligent, savant dans une certaine mesure, dominant son métier par l’étendue de ses connaissances, c’est une idée qui s’est mise à germer et à croître au commencement de ce siècle, et qui nulle part n’a trouvé pour la recevoir un sol mieux préparé et plus fécond que l’Angleterre. Les Mechanic’s Institutes, fondations privées, avaient posé les premières bases d’un enseignement scientifique à l’usage des classes ouvrières. Une intervention plus puissante fut jugée nécessaire, et l’État se mit résolument en campagne. C’est en 1859 qu’il commença ses opérations. L’Art department, agrandi dans ses attributions, reçut de l’État la mission d’organiser un enseignement populaire des sciences appliquées : et, à dater de cette époque, cette section du conseil privé porte le nom de Science and Art department. Le plan, déjà suivi pour l’enseignement artistique, le fut avec peu de modifications pour les sciences. L’on eut des maîtres et des maîtresses brevetées après examen. Des médailles, des prix furent décernés : enfin chaque candidat ouvrier qui a obtenu une médaille ou un prix vaut au maître ou à la maîtresse brevetée, dont il a suivi le cours, une prime déterminée. Les primes croissent en proportion du succès obtenu par le candidat. Cet ingénieux système de subventions profite à l’ouvrier studieux et intelligent que le maître instruit à des conditions peu onéreuses, dans l’espérance d’être rémunéré au jour de l’examen : on a ainsi les avantages sans les inconvénients de la gratuité. « Les deux sexes sont admis aux examens et dans le fait y prennent part[99]. »

« Les tendances qui se manifestent chez nos voisins à l’égard de l’éducation des femmes, écrivent MM. Marguerin et Mothéré dans leur rapport au préfet de la Seine, sont bien propres à faire réfléchir : et les voies larges où ils entrent n’appellent pas seulement la curiosité, mais un attentif examen. Si ce qui se fait en Angleterre et plus librement encore en Amérique ne peut pas s’importer simplement en France, il est, au moins, possible de tendre au même but par des moyens différents, conformes aux mœurs et aux habitudes de notre pays. L’on est frappé de cette circonstance, singulière pour nous, que toutes les nouvelles institutions sont communes aux femmes et aux hommes. Celles-ci sont admises dans les écoles centrales d’art comme dans les cours de sciences appliquées ; elles ont le droit de se présenter aux mêmes examens et de recevoir les mêmes certificats. Le mélange des deux sexes dans des cours communs n’étonne pas en Angleterre, où les écoles mixtes sont nombreuses, même au-delà de l’instruction primaire. C’est ainsi que nous avons vu les jeunes filles réunies aux garçons pour le cours d’économie politique à l’école séculière de Peckham. Mais, par quelles raisons appelle-t-on les femmes à participer à ce grand enseignement public des arts et des sciences appliquées, qui semble, au premier abord, convenir aussi peu à leur rôle dans la vie et dans la société qu’il convient aux hommes ? Nous avons fait bien des questions à cet égard. Voici ce que les Anglais répondent : L’éducation que reçoivent les femmes est le plus souvent nulle ou insignifiante. À tous les points de vue il importe qu’elle devienne plus élevée, plus forte et plus solide[100]. » Les deux consciencieux et estimables auteurs développent ensuite avec grand sens tous les arguments que nous avons déjà présentés : ensemble de vérités banales et de principes évidents, qu’on rougirait presque d’écrire, tellement ils paraissent des axiomes, mais qui, sans cesse méconnus dans la pratique, doivent être sans relâche répétés. C’est cependant un signe des temps que de voir ces vérités proclamées dans des publications officielles.

C’est une des gloires de l’Angleterre et une des raisons de sa force et de ses progrès que l’action des particuliers et des sociétés libres y soit toujours excitée par les grandes tâches humanitaires et ne se laisse effrayer par aucun obstacle. Dans ces dernières années l’on a vu une émulation féconde entre le gouvernement et les associations privées pour l’accomplissement d’une sorte de régénération populaire au moyen de l’instruction. L’on connaît l’Association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, institution puissante et vivace qui a eu longtemps lord Brougham à sa tête et qui tient tous les ans ses savantes et philanthropiques assises dans les premières villes du royaume : Birmingham, Édimbourg, Dublin, Liverpool. Au contraire de certains congrès de nos jours, qui donnent, au milieu d’un grand fracas de paroles vides et de déclamations sonores, le spectacle de la confusion des langues, les sessions de l’association anglaise, auxquelles participent des membres du Parlement, des ecclésiastiques, de grands industriels, des professeurs renommés, se signalent par la précision des recherches et l’esprit pratique des résolutions. La question de l’éducation et de l’emploi industriel des femmes y a été bien souvent traitée avec réflexion et prudence. Mais l’association des sciences sociales a influé, d’une manière plus active et plus directe, sur le sort des femmes en Angleterre, en suscitant auprès d’elle et sous sa protection des sociétés privées, ayant pour but exclusif d’ouvrir aux femmes des carrières nouvelles. On distingue deux sortes de sociétés de ce genre : les unes ont généralement pour objet d’ouvrir des débouchés aux femmes de la classe moyenne (Societies for promoting the employment of educated women) ; les autres s’occupent des ouvrières proprement dites (Societies for promoting the industrial employment of women). C’est au premier congrès de l’association des sciences sociales tenu à Liverpool que la première de ces sociétés fut fondée : depuis lors, sur les différents points du Royaume-Uni, un grand nombre sont spontanément écloses. Ce ne sont pas de simples sociétés de patronage, elles visent plus haut et plus loin : elles n’aspirent à rien moins qu’à relever la condition des femmes dans tout le Royaume-Uni et à multiplier leurs débouchés industriels. Cette œuvre immense ne peut s’accomplir qu’avec la collaboration du temps ; mais de nombreux jalons sont déjà posés. Il est permis de croire que dans un pays qui a offert au monde cette merveille sociale, le développement inouï des associations de tempérance, les sociétés pour l’emploi industriel des femmes n’éprouveront pas un échec. Leur mode d’action est de trois sortes : elles font faire aux jeunes filles l’apprentissage de métiers lucratifs ; elles se mettent pour elles à la recherche de places ou d’ouvrage ; enfin elles s’efforcent d’influer sur l’esprit public et de combattre, par tous les moyens possibles, et spécialement par la presse et les conférences, les préjugés populaires dont les ouvrières souffrent et se plaignent. Elles ont déjà ouvert aux femmes certains états qui leur étaient fermés. La peinture à l’huile et à l’aquarelle, sur verre ou sur porcelaine, toutes les autres menues occupations où l’art tient une place notable, la gravure sur bois principalement et la lithographie ont été, grâce à ces sociétés, abordées avec succès par les jeunes ouvrières. On a vu dans ces tâches aisées des jeunes filles gagner 5 et 6 fr. par jour, quelquefois davantage. Les occupations plus grossières, mais d’un champ plus étendu, ont aussi été l’objet de l’attention de ces associations initiatrices. Elles se sont efforcées de répandre dans les hôtels et les restaurants l’emploi des femmes de service (waitresses), au lieu de garçons. Lord Brougham, dans un discours de 1862, se prononçait vivement en faveur de cette dernière propagande. « Il est inutile de démontrer, disait-il, qu’une femme bien dressée à servir à table (to wait) est souvent préférable à un homme. Un de nos collègues, qui est un distingué, populaire et opulent membre du Parlement, était si frappé de cette supériorité de la femme pour cet emploi, qu’on ne vit jamais de laquais autour de sa table hospitalière et élégamment fréquentée : et il n’est personne qui ait jamais contesté l’excellence du service que l’on trouvait dans sa maison. » Les mêmes sociétés sont parvenues à établir des boutiques de coiffure pour les femmes et tenues par des femmes. Il était naturel que la typographie attirât leurs efforts. Elles ont fondé, entre autres établissements, une imprimerie exclusivement féminine (Victoria press), ou paraissent, entre autres journaux, le Lady Magazine et le English woman journal ; il en est sorti aussi un volume appelé Victoria regia, dont la reine a accepté la dédicace et qui contenait en faveur de l’œuvre des articles de quelques-uns des écrivains les plus renommés du jour. Mais c’est à ouvrir aux femmes la carrière commerciale que ces associations déploient le plus d’ardeur. Faire de leurs protégées des secrétaires, des comptables, des teneuses de livres, c’est là un de leurs buts le plus énergiquement poursuivis. Elles voudraient même faire invasion dans les études d’hommes de loi et confier à des femmes le soin de rédiger les écritures d’avoué, de notaire, d’huissier. Lord Brougham n’a-t-il pas déclaré qu’il n’y a aucune raison pour que les femmes soient exclues des études et des offices des gens d’affaires (there is no reason why women would not be admitted in the offices of clerkship) ? Cette affirmation a de l’importance de la part d’un hommes qui a siégé pendant de longues années, et l’on sait avec quel éclat, à la tête de la magistrature anglaise. Il y a une autre branche d’occupation que l’on voudrait voir se développer et qui ouvrirait un débouché heureux aux femmes de tête et d’expérience : c’est celle de contremaîtresse et de directrice dans les manufactures : il y a, en effet, en Angleterre des femmes qui remplissent de pareils emplois, il y en a aussi quelques-unes en France. Les sociétés anglaises pour l’avancement industriel des femmes voudraient rendre plus fréquents des faits qui ne sont encore qu’exceptionnels. Une loi récente du Parlement sur les agricultural gangs semble leur donner raison. D’après cette loi, nous l’avons vu, une bande agricole ne peut comprendre dans son sein des travailleurs du sexe féminin, à moins qu’il n’y ait à leur tête pour les surveiller une femme inspirant des garanties (a woman of staid character) et ayant obtenu une licence personnelle du magistrat local. Les sociétés anglaises, dont nous parlons, ne bornent, d’ailleurs, pas leurs efforts à assurer le sort des femmes de la classe ouvrière ; avec un esprit de logique incontestable, elles donnent leur appui à toutes les motions et tentatives qui peuvent relever le sexe féminin. La question de savoir jusqu’à quel point les femmes pourraient avoir accès dans les professions savantes a été portée, en 1862, devant le public anglais. Le débat s’est élevé au sujet de la nouvelle charte de l’université de Londres : l’on se demandait s’il y fallait insérer une clause pour autoriser les femmes à se faire immatriculer et à prendre leurs degrés tout comme les hommes ; l’affirmation fut soutenue par un des membres les plus distingués du conseil universitaire et, quand on procéda au vote, on trouva égalité de voix dans un sens et dans l’autre : « Mais je regrette d’être obligé de déclarer, dit lord Brougham, auquel nous empruntons encore ce fait, que la question fut tranchée contre les femmes par la voix prépondérante du président. Je pense que mon noble ami, lord Granville, eût pu, sans un grand effort de courage social, laisser tenter l’expérience. » Dix ans se sont passés, et l’homme illustre que nous avons mis tant de fois en scène est depuis plusieurs années dans le tombeau ; or, voici que les universités d’Oxford, de Dublin, d’Édimbourg, de Saint-Pétersbourg et de Zurich ont résolu d’admettre les femmes aux degrés académiques ; l’université de Dublin a même décidé que, par une faveur spéciale pour elles, des commissions se rendraient dans les lieux où se rencontreraient quarante femmes candidats.

Nous nous sommes arrêté longuement sur ces premiers efforts tentés avec ensemble, ardeur et persévérance par les sociétés anglaises pour relever le sort des femmes. Ce qu’il peut y avoir d’exorbitant, d’excentrique peut-être ou d’intempestif dans cette consciencieuse propagande, nous ne nous le dissimulons pas. Il y a pour les institutions et pour les sociétés, comme pour les individus, une période d’enfance et de jeunesse, où l’on rencontre un excès de sève, une exubérance d’action, une intempérance de mouvements : tout alors est exagéré, disproportionné, déréglé même : mais ce qui peut être ridicule aux yeux de l’observateur superficiel présente un caractère tout autre à l’homme de sens et de réflexion. Ce qu’il faut surtout au début des associations philanthropiques, c’est de l’élan. La circonspection et la prudence auront assez tôt leur jour. Cicéron disait qu’il aimait que le style d’un jeune homme présentât quelque chose à élaguer : il en doit être de même des plans d’une société quelconque à sa naissance : elle n’atteindra jamais son but si elle ne vise au-delà ; elle n’aura jamais beaucoup de persévérance si elle n’a d’abord un peu d’effervescence.

De la pratique Angleterre si l’on passe à la spéculative Allemagne, le spectacle est autre sans être contraire :

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen ; qualis decet esse sororum.

Les Allemands qui, dans toutes les conditions et toutes les classes, sont pénétrés du sens historique et de l’esprit de tradition, ne manquent jamais de rappeler que le respect de la femme a pris naissance dans les forêts de la Germanie, pour se répandre de là chez toutes les nations de l’Europe. Dans un langage d’une belle et fière éloquence, Herder s’écrie : « Le vieux Germain, même dans ses incultes forêts, reconnut la noblesse de la femme et sut honorer en elle les plus belles qualités de son sexe : la prudence, la fidélité, la grandeur d’âme, la chasteté ; son climat, il est vrai, son tempérament et tout son genre de vie l’y aidaient. Lui et sa femme grandissaient dans les forêts avec lenteur et force, à l’abri de toute pourriture, comme les chênes : les séductions corruptrices manquaient à sa contrée : tout était pour les deux sexes un aiguillon aux vertus : et la constitution de la société et les nécessités de la vie. Fille de la Germanie, vénère la gloire de tes aïeules et qu’elle te remplisse d’émulation. Chez peu de nations, l’histoire redit ce qu’elle redit de tes aïeules : chez peu de nations l’homme a autant honoré la vertu de la femme que chez les vieux Germains : esclaves étaient les femmes chez la plupart des peuples ; des amies et des conseils étaient tes mères dans leurs familles, et toute noble femme l’est encore aujourd’hui parmi nous. » Cet orgueil n’est pas ici déplacé : si les doctrines du christianisme relevèrent spéculativement la femme chez les peuples d’Occident, c’est l’infusion du sang et de l’esprit germain qui compléta dans les mœurs cette heureuse réforme. Un peuple qui avait toujours eu ce respect de la femme devait plus que tout autre être accessible, non pas au mouvement désordonné d’émancipation du sexe féminin, mais aux doctrines et à la propagande qui ont pour but d’améliorer la position industrielle de la femme. Aussi, de bonne heure commencèrent en Allemagne des tentatives heureuses pour ouvrir aux femmes de nouvelles carrières. Mais, tandis que, en Angleterre, le gouvernement avait pris les devants et avait presque joué le rôle d’un initiateur : en Allemagne, il est resté jusqu’ici spectateur immobile. Les efforts particuliers ont tout l’honneur de cette campagne pour la rédemption industrielle des femmes. Dans un rapport au ministre de l’instruction publique, M. Beaudoin, chargé d’étudier en Belgique, en Allemagne et en Suisse, l’état de l’instruction spéciale, écrivait, il y a quelques années, les lignes qui suivent. « L’intelligence des filles est aussi développée que celle des garçons : elles pourraient aussi bien qu’eux calculer, rédiger des bordereaux, tenir des livres, faire la correspondance, et, si le commerce les employait dans l’intérieur, les négociants auraient à leur disposition un grand nombre de jeunes gens qui sont occupés aujourd’hui au service des bureaux : enfin les riches commerçants pourraient appeler ces jeunes filles dans leurs familles pour les charger de donner à leurs enfants des connaissances générales sur le commerce, de leur faire une sorte d’éducation commerciale qui les disposerait à comprendre et à seconder un jour le commerçant qu’elles devraient épouser. Donc, il faut ouvrir pour les jeunes filles un enseignement analogue à l’enseignement commercial que la chambre de commerce fait donner aux garçons. Telles sont les pensées qui se sont présentées à l’esprit de quelques personnes et, sur le champ, il s’est trouvé dans Leipzig, comme toujours, un professeur particulier pour les mettre à exécution[101]. » Le mouvement avait été beaucoup plus général que M. l’inspecteur Beaudouin ne paraît le croire. En 1862, une semblable école avait été fondée dans le Wurtemberg, et, depuis lors, il n’est guère de ville importante d’Allemagne où n’ait surgi quelque institut pour préparer les jeunes filles aux carrières commerciales.

Il y a trois ans, naquit la première association pour le développement industriel des femmes (Frauenbildungsverein zur Forderwig der Erwerbsfähigkeit). Depuis ce temps-là, se sont fondées de semblables sociétés à Breslau, à Leipzig, à Hambourg, à Prague (Frauen Erwerbverein), à Vienne, à Berlin (société d’instruction et de récréation pour les femmes, Verein zur Belehrung und Unterhaltung der Frauen), à Brème et dans beaucoup d’autres lieux. En général, ces associations fondent des écoles professionnelles et industrielles pour les femmes (Handels und Gewerbeschule) : ces écoles comprennent presque toujours un enseignement commercial complet et quelquefois des ateliers pour la couture mécanique ou pour quelques autres fabrications comme celles des gants et des enveloppes à lettre. Il est rare qu’elles préparent les jeunes filles aux arts industriels. Leur activité est tournée d’un autre côté. Voici la distribution des études et des travaux dans une de ces institutions : celle de Brieg, qui fut ouverte le 7 avril 1869, a deux leçons par semaine pour la composition allemande et les comptes rendus d’affaires (deutsche Aufsätze und Geschäftsberichte) ; deux leçons de tenue des livres ; deux de calcul, y compris l’étude des poids et mesures, du système décimal et de la comptabilité ; deux leçons pour l’histoire et l’organisation commerciale ; deux leçons pour les sciences naturelles, deux également de technologie, deux de géométrie, quatre leçons de dessin, deux leçons par semaine pour les ouvrages de femme de tout genre (prendre mesure, couper un vêtement, coudre à l’aiguille ou à la machine, tricoter, etc.). On le voit, c’est l’enseignement commercial qui domine. Il ne faut pas oublier que les Allemands sont un des peuples du monde les plus habiles au commerce et qu’ils nous surpassent autant sur ce point que nous leur sommes supérieurs en industrie. Dans quelques villes, où il n’existe pas d’écoles professionnelles pour les femmes, elles trouvent à certaines heures dans des établissements, d’ailleurs spéciaux aux hommes, des cours qui leurs sont destinés. L’association polytechnique de Wurzbourg, par exemple (Polytechnische Centralvereinzu Wurzbourg), a ouvert des cours pour les femmes : c’est toujours la tenue des livres, la correspondance d’affaires, la rédaction des bordereaux, quittances, etc., l’économie domestique qui forment le fond de l’enseignement. Tous ces cours trouvent faveur et ont un auditoire féminin nombreux et assidu. La plupart des écoles professionnelles pour les femmes ont un personnel qui varie de 50 à 100 : celle de Tienne a donné de l’instruction à plus de 700 jeunes filles. À quelques-unes de ces institutions sont joints des bureaux pour placer les ouvrières et leur chercher de l’ouvrage (Arbeits und Stellen Vermittelungs Bureau). D’autres ont pour annexes des bazars, où sont mis en vente les produits du travail des femmes (Bazar von Frauenarbeiten), ou bien encore organisent des expositions périodiques pour les articles travaillés par les ouvrières (Ausstellungen der Frauenarbeit). Enfin un grand nombre de sociétés se proposent de relever la destinée des femmes, non seulement en leur ouvrant de nouvelles branches d’industrie, mais encore en leur procurant des plaisirs élevés et des distractions instructives : elles instituent à ce sujet des récréations du soir (Abeudunterhaltungen) qui réunissent les ouvrières toutes les semaines ou tous les quinze jours pour des lectures, des conférences, des spectacles et des chants. La musique joue un rôle dans ces distractions. Nous avons sous les yeux le compte rendu d’une de ces séances, tenue récemment à Hambourg : elle s’ouvrit par une conférence populaire sur l’électricité avec des expériences ; puis, vint l’exécution d’une sonate de Mozart et de Lieder de Mendelssohn et de Schubert : d’autres fois ce furent des leçons sur la poésie locale et le patois du pays. On voit avec quelle largeur d’esprit ces sociétés poursuivent leur tâche. Avec ce sens philosophique si commun en Allemagne, elles mêlent toujours un élément idéal jusque dans les institutions les plus positives. Portant leur attention sur les besoins du corps, elles ne peuvent néanmoins oublier et délaisser ceux de l’intelligence. Dans des œuvres économiques elles savent trouver une place pour le culte de l’art. C’est là le cachet qui les distingue et qui les recommande ; c’est l’empreinte de cette race poétique et active, qui, plus que toute autre au monde, sait allier les puissances de l’esprit à l’énergie et à l’assiduité dans le travail matériel.

Ce qu’ont produit ces œuvres jusqu’ici, il serait difficile de le dire : bien peu de chose peut-être : ce sont des semences et non pas des récoltes. Mais qui eût étudié, il y a quinze ans, les associations de crédit fondées par M. Schulze-Delitsch, n’eût pas vu un développement plus avancé et une certitude plus grande de succès. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que sur tous les points ces idées se répandent et passent peu à peu dans les faits. Le passé n’est rien, le présent est presque insignifiant en lui-même, mais il est gros de l’avenir : et l’on peut, sans témérité, conjecturer, d’après des analogies nombreuses, que le succès n’est séparé de nous que par un nombre plus ou moins grand d’années.

Quoique les carrières commerciales soient le but principal de ces associations pour relever le sort des femmes, il en est qui font une part exclusive aux études artistiques ; telle est la Kunstschule fur Frauen (école d’arts pour les femmes) à Munich. Elle est de fondation récente, et c’est la première institution de ce genre qui se soit élevée en Allemagne. Elle semble réussir et l’on nous dit qu’il y vient des élèves d’Angleterre et même d’Amérique.

Ce n’est pas seulement par des établissements d’instruction, c’est plus encore par la propagande morale que les sociétés allemandes pour l’avancement industriel des femmes servent la cause à laquelle elles se sont vouées. Une idée souvent répétée dans les journaux, les conférences, les livres, les conversations, s’infiltre peu à peu dans toutes les couches sociales et y laisse sa trace. Une des preuves de cette action morale des sociétés, que nous étudions, c’est que dernièrement dans le congrès international des libraires et des relieurs à Leipzig, il fut question d’admettre aussi les femmes à l’exercice de ce métier (Gewerkschaft). On sait que l’Allemagne a beaucoup de chemin à faire sous le rapport de la liberté du travail. Ce pays, qui a conservé en partie les institutions du Moyen-âge, a encore des corporations privilégiées, des règlements et des lois restrictives sur l’exercice des métiers, et souvent les femmes sont éloignées des carrières lucratives, non seulement par les mœurs, mais par les institutions. La réforme tentée en faveur des femmes est soutenue en Allemagne par plusieurs journaux spéciaux, entre autres les Neue Bahnen (les voies nouvelles). Un très grand nombre de publications, qui datent des deux ou trois dernières années, prouvent combien la question est actuelle et attache les esprits. Un livre de beaucoup d’étendue et de science, et de quelque intérêt, qui paraît avoir excité l’attention en Allemagne, énumère, sous forme de dictionnaire et par ordre alphabétique, jusqu’à 600 métiers où les femmes peuvent trouver accès[102]. Il y a, il faut l’avouer, de la naïveté et de la frivolité dans quelques-unes de ces indications ; mais l’ivraie qui est parfois plus apparent ne doit pas empêcher de cueillir le bon grain.

Nous avons réservé la France pour en parler en dernier lieu, afin de pouvoir y mettre plus d’insistance et nous autoriser des exemples rencontrés en pays étrangers. Ce serait pour une nation un bien chétif amour-propre et le signe d’une singulière débilité morale, que la prétention de tirer exclusivement de son propre fonds les germes du progrès et les inspirations de sa conduite. Grâce au ciel, notre pays n’est pas tombé à ce degré d’affaissement qu’il repousse ou dédaigne les enseignements du dehors et qu’il se refuse à cette émulation féconde qui est actuellement le ressort et la condition de toute amélioration sociale. De tous les pays la France est celui où, depuis le Moyen-âge, la femme a tenu la plus grande place dans la littérature, dans la politique et surtout dans la société. C’est celui où les lois civiles ont été le plus favorables à son indépendance et où les mœurs et les lois commerciales lui ont ouvert la plus grande sphère d’action. C’est aussi la terre où les productions délicates et les industries artistiques ayant pris le plus de développement, les ouvrières ont trouvé le plus de débouchés. Quelles que soient les misères, trop réelles et trop frappantes de la condition des femmes au temps où nous vivons, on peut dire, en se plaçant seulement à un point vue relatif, que la France a été pour elles une terre promise. La dentelle, la broderie, la fabrication des gants, mille autres industries de luxe, le commerce, les administrations ont employé de tout temps chez nous des centaines de mille femmes, qui ont eu presque toujours à la fois des salaires plus élevés, une vie plus digne et plus d’indépendance que les ouvrières des autres contrées européennes. Mais cette justice rendue à notre sociabilité ne doit pas nous empêcher d’ouvrir les yeux sur des institutions récentes que d’autres nations ont développées et dont nous ne possédons jusqu’ici que le germe. L’un des plus grands éloges que l’on puisse adresser à la génération contemporaine, c’est que les hommes vraiment distingués, dépouillant tout faux orgueil et toute fatuité nationale, sont les premiers à interroger les contrées étrangères pour mieux découvrir nos côtés faibles et pour nous perfectionner sans cesse. En 1851, à la suite de l’exposition de Londres, l’Angleterre avait jeté un cri d’alarme à la vue de son infériorité constatée dans les arts industriels ; en 1862, après une nouvelle exposition de Londres, ce fut la France, à son tour, qui manifesta ses craintes en voyant sa vieille supériorité dans les industries artistiques, non pas encore détruite, mais un peu ébranlée. En 1851, l’Angleterre s’était mise immédiatement et résolument à l’œuvre pour regagner du terrain et atteindre ses rivales heureuses ; elle avait institué cette vaste organisation de l’enseignement du dessin, et de l’enseignement des sciences appliquées, que nous avons essayé de décrire. En 1862, après beaucoup de bruit dans la presse française, dans nos cercles commerciaux et dans notre monde officiel, on mit à l’étude, suivant nos procédés traditionnels, la question d’une réforme radicale ou plutôt de la création de l’enseignement industriel et commercial en France, et après une période d’incubation qui dura cinq ans, après une enquête administrative, on aboutit à des vœux formulés qui attendent encore leur réalisation. « Les résultats de la dernière exposition universelle de 1862, à Londres, lit-on dans un rapport à l’empereur, ont pu faire craindre que si la France n’est pas restée stationnaire dans la production des œuvres d’art et de goût où la première place lui a appartenu jusqu’ici, ses rivaux ne se fussent de plus en plus rapprochés d’elle, et que, si elle ne faisait de nouveaux et rapides progrès, elle ne fût dépassée dans un avenir prochain. Cette situation qu’ont mise en lumière les rapports faits à la section française du jury international, a vivement préoccupé Votre Majesté, et dans l’exposé de la situation de l’empire, le gouvernement a annoncé qu’il rechercherait tous les moyens propres à développer dans le pays l’éducation artistique et professionnelle[103]. » Une commission, formée parmi les membres de la section française du jury international de 1862, avait fait une étude particulière de l’enseignement industriel, et son rapporteur, M. Mérimée, avait appelé, avec l’assentiment unanime des membres de cette commission, l’attention la plus sérieuse du gouvernement sur la nécessité de mesures propres à garantir les intérêts du pays. L’instinct des intéressés avait, dès longtemps, prévenu ces constatations officielles. En 1852, presque immédiatement après l’exposition de Londres, les artistes industriels de Paris adressaient au prince président plusieurs mémoires, dans lesquels, après avoir signalé les efforts que faisaient déjà et ceux que projetaient encore les Anglais, ils concluaient en demandant avec instance : 1° L’organisation d’une exposition spéciale des œuvres des artistes industriels ; 2° la création d’un musée des beaux-arts industriels ; 3° la création d’une école centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie.

La commission de l’enseignement technique, en 1865, examinant les moyens pratiques de satisfaire ces besoins universellement constatés, émettait, entre autres, les vœux qui suivent : « L’instruction industrielle et agricole des femmes ne mérite pas moins que celle des hommes la sollicitude et l’appui du gouvernement. Les encouragements de l’État peuvent donc être utilement donnés aux établissements fondés pour le perfectionnement de l’instruction primaire et le développement de l’instruction technique des jeunes filles et des femmes[104]. — Malheureusement, il n’est que trop avéré qu’en France, continuait la même commission officielle, de toutes les branches d’études nécessaires à l’industrie, la plus généralement négligée est celle qui traite des questions relatives au commerce, soit qu’on le considère au point de vue général, soit qu’on ne s’occupe que des détails. Les membres de la commission les plus autorisés en pareille matière ont signalé l’absence presque complète de cet enseignement dans notre pays et l’ignorance trop générale où l’on y est de tout ce qui se rapporte aux échanges, à la géographie commerciale, etc. … Les femmes sont éminemment aptes à remplir les fonctions qui exigent de l’exactitude et de la régularité… l’organisation de l’enseignement commercial en faveur des jeunes filles et des femmes, convenablement approprié à leur sexe, mérite tout particulièrement les encouragements de l’État[105]. » Ainsi, notre administration avait fait preuve de clairvoyance, fit-elle preuve également de résolution et d’activité ? Entrevoir les lacunes dans l’enseignement national, c’est discerner et reconnaître la route du progrès ; mais cela même demeure inutile, si l’on ne s’engage ensuite avec énergie dans cette route. Malheureusement, nous allons avoir à exposer moins des faits que des projets, et plutôt des plans d’établissements à constituer dans l’avenir que des fondations déjà effectuées dans le présent.

Nous avons vu que, en Angleterre, le mouvement que l’exposition de 1851 avait provoqué dans les esprits s’était manifesté dans la pratique par l’organisation, sur une grande échelle, de l’enseignement du dessin pour les femmes comme pour les hommes des classes ouvrières. C’est aussi par un plus grand essor imprimé à l’enseignement populaire du dessin que la réforme débuta en France : malheureusement, Paris fut presque le seul lieu où ces améliorations se produisirent, et l’on ne peut guère citer en province que Mulhouse, Lyon, Lille et deux ou trois autres villes peut-être, qui aient pris à cet égard des mesures efficaces et donné un utile exemple. L’État, d’ailleurs, s’est jusqu’ici presque tenu à l’écart d’une propagande si nécessaire à la prospérité de notre industrie nationale, et ce sont les municipalités, les chambres de commerce, les sociétés industrielles ou les particuliers qui ont pris part à cette organisation nouvelle de l’enseignement populaire du dessin. D’après la déposition faite dans l’enquête sur l’enseignement professionnel par M. Noyon, conseiller de préfecture et directeur des affaires municipales de la ville de Paris, il existait alors dans cette capitale 7 écoles spéciales de dessin pour les hommes et 8 pour les femmes : toutes ces écoles avaient été fondées à diverses époques par des professeurs privés et étaient subventionnées par la ville. Les écoles subventionnées de dessin pour les adultes (hommes) dataient les unes de 1825, les autres de 1832, 1840, etc. Au contraire les écoles de femmes adultes se trouvaient toutes de récente fondation, la première ayant été inaugurée en 1860. Il était question d’en augmenter le nombre, de façon qu’il y en eût une pour chaque sexe dans chacun des arrondissements. Quant aux écoles primaires de la ville de Paris, les enfants y apprenaient dans la première classe le dessin linéaire et y commençaient le dessin d’ornement : cette partie de l’enseignement devait être développée. Mais, dans les écoles primaires pour les filles, le dessin était moins enseigné que dans les écoles primaires pour les garçons, et l’on pourrait même dire qu’il ne l’y était pas du tout. En somme, ce n’était que dans les écoles spéciales de dessin que les femmes pouvaient être initiées à une instruction artistique élémentaire. Or, ces écoles spéciales pour les femmes ne comptaient que 427 élèves inscrites, tandis que les mêmes écoles pour les hommes comptaient 1 607 élèves inscrits. Le chiffre de la fréquentation était encore plus défavorable aux femmes. Lors d’une inspection faite à un jour déterminé, l’on avait trouvé pour les hommes 907 élèves présents, et pour les femmes seulement 202[106].

Ainsi toutes nos écoles subventionnées de dessin pour les femmes se bornaient à donner de l’instruction à 202 élèves. Et cependant il y a à Paris 105 000 femmes occupées par l’industrie, et dont plus de 10 000 sont employées à des travaux en partie artistiques ! La qualité de l’instruction était aussi faible que la quantité. La directrice de la principale de ces écoles de dessin, Mlle Hautier, déclarait avoir « été obligée de constater, au bout de quelque temps, que les élèves des écoles de dessin n’arrivaient presque jamais à rien. Tantôt par leur faute, tantôt à cause de la mauvaise organisation des écoles de dessin et de l’inexpérience des personnes qui les dirigeaient, les résultats étaient presque nuls[107]. » L’unanimité des déposants reconnaissait que tout était défectueux dans cet enseignement : les locaux, les méthodes, le recrutement, surtout les modèles à la fois rares et mauvais. M. Marguerin, directeur de l’École Turgot, affirmait, ce que chacun a été à même de vérifier, que le résultat actuel de l’instruction des femmes, « c’est dans les arts graphiques une manière mesquine, qui est passée en proverbe, une mollesse flasque, une sécheresse extrême, un pointillé menu, tout le contraire de la véritable méthode qui donne l’intelligence et le sentiment du beau » ; et il ajoutait dans un rapport au préfet de la Seine : « Ce n’est pas au dessin seul qu’il conviendrait d’appliquer la réforme. Tout le système de l’enseignement demanderait à être renouvelé dans sa distribution, dans ses programmes et dans son esprit[108]. » Pour compléter ce tableau, une école professionnelle pour les femmes, fondée au passage Saint-Pierre et largement subventionnée par la ville, n’avait donné que d’insignifiants résultats. Ainsi, non seulement il fallait élargir l’œuvre commencée, mais il était nécessaire de la reprendre par les fondements. On avait fait une expérience qui avait échoué, on devait en profiter pour corriger les fautes sans découragement ni irrésolution.

Pendant que les efforts officiels se perdaient en pure perte, sans aboutir à rien de durable, une œuvre privée naissait dans l’ombre par l’initiative de quelques femmes qui possédaient la vraie science de la charité. Au mois de mai 1862, il se formait à Paris une société pour l’instruction professionnelle des femmes. Elle ne comptait que 50 souscripteurs pour une cotisation annuelle de 25 fr. Avec ces ressources dérisoires et l’aide d’une femme de tête et de cœur, elle ouvrit, le 15 octobre 1862, rue de la Perle, une école qui ne reçut d’abord que 6 élèves : au bout de six mois, elle avait 40 élèves et 105 souscripteurs. Elle avait reçu en don une somme de 4 055 fr. Les recettes, y compris la rétribution scolaire de 8 fr. par mois, s’élevaient à 9 000 fr. À la fin de 1864, c’est-à-dire après deux ans d’existence, l’école, transportée rue du Val-Sainte-Catherine, comptait 146 élèves ; une succursale qui venait d’être ouverte rue Rochechouart en avait 16, en tout 152. Les demandes d’admission affluaient de Paris et de la province. Les progrès, depuis lors, ne se sont pas ralentis. Aussi efficace s’est montrée l’instruction de l’école, que son développement matériel avait été rapide. Outre l’enseignement général, que l’on y trouvait solide et substantiel, cet institut avait à sa naissance trois cours, ou plutôt deux cours et un atelier : un cours de commerce, qui avait pour but de former des jeunes filles comme comptables ; un cours de dessin, dans lequel on faisait du dessin général jusqu’à ce que les élèves fussent assez fortes pour être dirigées vers une spécialité ; un atelier de couture, subdivisé en atelier de confection pour dames et atelier de lingerie. La progression des recettes et du nombre des élèves permit d’élargir les bases de l’enseignement, de le rendre plus spécial et plus varié. Dans l’impossibilité d’ouvrir autant d’ateliers que le dessin appliqué à l’industrie contient de genres différents, l’on enseigna d’abord la gravure sur bois et l’on eut presque immédiatement dix élèves pour ce métier productif. Puis l’on adopta la peinture sur porcelaine et les industries de goût, dites industries parisiennes, comme la peinture sur ivoire, sur écran, sur store ; considérant en outre que la localisation des industries et les dispositions des élèves apportent à l’art industriel une variété pour ainsi dire infinie, l’on décida que si quelques élèves de l’école professionnelle voulaient embrasser un genre non enseigné dans l’établissement, on les placerait dans des ateliers spéciaux, sans rompre pour cela avec elles le lien de protection et de confiance qui aurait été formé pendant le cours des études générales. Ainsi organisée, l’école de la rue de la Perle donna les plus importants résultats ; il en sortit des jeunes filles, admirablement disposées pour les luttes de la vie et qui, placées dans des maisons de commerce, ou travaillant pour des fabricants, valurent une solide réputation à l’établissement qui les avait formées.

Quelles sont les causes du succès de cette école privée et de l’échec des tentatives officielles antérieures ou contemporaines ? Il y en a quatre, à notre avis. L’enseignement du dessin dans l’école professionnelle de la rue de la Perle était précédé et accompagné de larges et fortes études générales. Ce même enseignement du dessin était suivi d’un apprentissage méthodique de l’art industriel auquel se destinait particulièrement l’élève. En outre, la maison avait formé et formait perpétuellement des relations avec des patrons ou des personnes du monde, ce qui facilitait le placement et l’emploi des jeunes filles sortant de l’établissement. Enfin, une rétribution, légère il est vrai, était exigée des élèves. De cet ensemble de conditions dont il eût suffi de supprimer une seule pour détruire l’œuvre entière, vient ce succès si rapide à la fois et si durable.

Quelque engouement que l’on puisse avoir pour les études strictement professionnelles, il y a unanimité parmi les hommes compétents — la dernière enquête le constate à chaque page — pour admettre qu’un enseignement général établi sur de larges bases doit leur servir de préliminaire. Avant de prétendre utiliser les aptitudes spéciales, il faut développer les diverses facultés de l’esprit par des exercices et des vues d’ensemble. Il faut former l’homme avant l’artiste ou l’artisan. L’enseignement primaire, tel qu’il est donné dans nos écoles, ne suffit pas à des personnes qui se veulent vouer à la pratique des arts industriels. Il leur faut une base plus large, plus profonde et plus solide. Voilà ce que l’on a compris pour les hommes en fondant l’École Turgot ; ce sont les mêmes principes qu’il faut appliquer pour les femmes ; l’école de la rue de la Perle a eu le mérite de se les approprier, ce fut une des causes de son succès.

Tous ceux qui ont recherché les raisons de l’échec qu’avaient éprouvé universellement les écoles subventionnées de dessin pour les femmes ont signalé en outre les lacunes suivantes, que l’école professionnelle de la rue de la Perle a su combler. Il y a dans la pratique des arts industriels deux parties : la première est le dessin, la seconde est l’art industriel spécial que l’on veut exercer. Or, les élèves qui suivaient les cours des écoles de dessin de la ville de Paris n’avaient guère la possibilité d’apprendre, postérieurement ou simultanément, sous un bon maître, la profession industrielle à laquelle elles se destinaient. Aussi, n’ayant aucune direction suivie, aucun apprentissage spécial, ne sachant si elles étaient suffisamment préparées, elles n’arrivaient, pour la plupart, alors même que leurs études de dessin étaient bonnes, à aucune position favorable.

Il existe encore pour la jeune fille une difficulté plus grande, c’est de trouver de l’ouvrage. On ne sait pas assez combien de relations et quels persistants appuis il faut à une jeune ouvrière habile pour se faire jour et se faire connaître. À ce point de vue les femmes ont moins de ressources que les hommes ; elles sont plus retenues au foyer et dans la famille, les démarches de leur part sont moins aisées ; il n’existe pas pour elles cette camaraderie, qui est aux hommes d’un si grand secours ; enfin elles sont en contact avec beaucoup moins de gens et beaucoup moins de choses. Les conditions naturelles de leur destinée rendent les débuts de leur carrière industrielle pénibles et lents, à moins qu’elles ne rencontrent un puissant appui extérieur. L’école professionnelle de la rue de la Perle avait eu le mérite de suivre les élèves après la terminaison de leurs études, non pour leur imposer un gênant patronage et les soumettre à un trop minutieux contrôle, mais pour les mettre en relation avec des fabricants ou des personnes du monde, et leur procurer ainsi des places ou de l’ouvrage ; elle faisait pour les femmes ce que l’École Turgot fait pour les hommes ; c’était rendre également service aux ouvrières et aux patrons, mettant toujours en face l’une de l’autre l’offre et la demande, qui dans la petite industrie souvent s’ignorent et se cherchent réciproquement sans se jamais rencontrer, et qui souffrent gravement l’une et l’autre de leur mutuelle absence.

Enfin nous avons compté, comme l’une des causes du succès de l’école de la rue de la Perle, la rétribution qui était exigée des élèves. Il y a de quoi surprendre, au premier abord, et cependant rien n’est plus certain. Il n’y a qu’une voix parmi les déposants de l’enquête professionnelle pour accuser les défauts considérables et presque irrémédiables de l’enseignement spécial gratuit[109]. Que l’on admette le principe de la gratuité pour l’enseignement primaire, rien de mieux ; il peut y avoir à cela une utilité sociale et politique. On donne ainsi satisfaction à un vœu populaire très accentué et qu’il peut être opportun de satisfaire ; en outre, il est bon de ne laisser aucune excuse au père insouciant ou égoïste, qui aimerait mieux exploiter son enfant que de le faire instruire ; il importe aussi de faire cesser la distinction cruelle que la demi-gratuité a introduite dans la plupart de nos écoles entre les élèves payants et les élèves admis comme indigents. Enfin, en ce qui concerne l’instruction élémentaire, l’on peut dire jusqu’à un certain point que la quantité vaut mieux que la qualité, c’est-à-dire qu’il est plus important de la voir s’étendre à un très grand nombre de personnes, dût-elle être un peu plus faible, que de la rencontrer, fût-elle plus approfondie, chez un moindre nombre. Ainsi, ce sont des raisons politiques et sociales qui plaident en faveur de l’enseignement primaire gratuit. Mais vouloir faire de la gratuité un principe général et avoir la prétention de l’appliquer aux écoles d’un enseignement un peu élevé, c’est commettre les plus graves erreurs psychologiques et pédagogiques ; c’est porter un coup des plus funestes à l’enseignement que l’on croit développer. Au point de vue psychologique, il est parfaitement certain que l’ouvrier, comme tout homme, n’estime bien que ce qu’il paye ; il fera infiniment mieux ce qui lui coûtera quelque sacrifice : un amateur n’arrive jamais à rien, c’est une vérité d’expérience ; or, un élève qui ne paye pas est toujours en grande partie un amateur, il est moins intéressé à l’étude et en prend plus à son aise ; l’expérience sur ce point est incontestable et l’on ne trouvera pas un seul homme compétent qui soit d’un autre avis. Au point de vue pédagogique, il est certain que la gratuité encombre les écoles spéciales d’élèves peu sérieux, peu assidus, qui sont autant d’éléments perturbateurs, et qui non seulement n’apprennent rien eux-mêmes, mais distraient l’attention de leurs condisciples et des maîtres et entravent ainsi les progrès de tous. Ce sont des cadres trop chargés et alourdis. C’est comme une armée dont une grande partie serait composée de rôdeurs, ce qui ralentirait la marche générale. L’on arrive, avec la gratuité de l’enseignement spécial, à avoir sur le papier un effectif considérable et en réalité un effectif nul ou insignifiant. De telles mesures sont de celles qui flattent les instincts du peuple et nuisent à ses intérêts. Dans les pays et les lieux les plus démocratiques, mais où l’enseignement est bien organisé, l’on s’est gardé d’adopter pour les études professionnelles le principe de la gratuité. « À Mulhouse rien n’est gratuit ; il en est de même dans presque tous les cantons suisses ; à Paris les cours de dessin les plus suivis sont ceux des écoles municipales subventionnées, dans lesquels deux ou trois francs sont exigés mensuellement des élèves[110]. » S’il faut établir une rétribution, il faut du moins qu’elle soit légère. Le principe économique, que toute dépense doit se rémunérer par elle-même, ne peut ici trouver son application. La rétribution doit avoir pour objet, non de couvrir tous les frais, ce qui est impossible, mais d’exciter les élèves et d’écarter les simples curieux. Un droit un peu fort serait un droit prohibitif ; le gros de la recette doit venir de subventions, ou mieux encore de fondations.

Comme cause accessoire du succès de l’école de la rue de la Perle, on doit signaler encore, qu’elle était préparatoire, non pas à une seule industrie, mais à un certain nombre. Elle formait des élèves pour le commerce, elle en formait pour la couture, elle en formait pour la gravure et aussi pour la peinture. Cette diversité est une des conditions naturelles de l’enseignement professionnel qui se divise à l’infini ; c’est aussi un élément de vie. Notre révolution a brisé pour les hautes études le lien qui unissait les différentes branches d’enseignement et, sacrifiant les universités, elle n’a plus eu que des facultés isolées. Ce fut un grand tort, l’expérience l’a démontré. La vitalité des études diminua, faute de cette émulation, de cet entrain, de cette instruction toute pratique, qui ressort du seul contact et des continuelles relations des étudiants des différentes branches sous un toit commun et dans des salles voisines. Du petit au grand, il en est de même pour l’enseignement professionnel. Que les divers métiers se touchent et parfois se mêlent, il n’en peut résulter que du bien : un développement plus complet de l’esprit, une plus grande variété de connaissances, tout cela sans plus d’efforts et à moins de frais. Les vocations, en outre, sont de cette manière mieux éveillées et ont plus conscience d’elles-mêmes.

Tels sont les vrais principes pour l’enseignement professionnel des femmes. Une expérience a été tentée dans les circonstances les plus ingrates, elle a eu le plus éclatant succès, et cela presque immédiatement, par la force des choses, par la vertu de l’institution même. Quelle conclusion en tirer ? C’est que cet heureux exemple doit être imité partout et sur une large échelle. Que l’État, les sociétés et les particuliers contribuent côte à côte à cette œuvre féconde. Nous avons eu le mérite de fournir le type le plus parfait pour cette œuvre de régénération de la femme du peuple ; il n’est dans toute l’Europe aucun établissement qui soit aussi propre à atteindre ce but difficile : relever la condition et les salaires des femmes en augmentant les services qu’elles rendent. Nous voudrions que chacun des arrondissements de Paris possédât une école de ce genre. Que l’on fasse pour les femmes ce que l’on a déjà fait pour les hommes. M. Marguerin, l’habile directeur de l’École Turgot, réclamait que l’on fondât pour les jeunes filles des écoles analogues. Que la charité privée se mette à l’œuvre. Nous aurons l’occasion, dans les chapitres qui suivent, d’indiquer quelques-uns des inconvénients, parfois très graves, des établissements charitables ; il y a des réformes à opérer dans la manière de faire le bien ; il y faut apporter plus de science. Les écoles professionnelles pour les femmes sont un des moyens les plus efficaces de servir les intérêts matériels et moraux de l’humanité. La meilleure sauvegarde de la vertu, c’est la connaissance d’un métier honnête et lucratif. Préparer les jeunes filles à un travail qui les nourrisse et les relève, c’est établir entre elles et la débauche une solide barrière ; c’est préparer l’union des ménages et la bonne éducation des générations à venir.

Il y a, à l’heure où nous écrivons, une tendance prononcée vers la décentralisation : chaque ville de province cherche à être, non plus un satellite, mais un centre ; les institutions locales demandent à se raffermir et à se fortifier. Il faut que ce ne soient pas là de vagues et stériles aspirations ; un des meilleurs moyens de produire la décentralisation féconde et durable, c’est la création spontanée d’établissements d’enseignement sur tous les points du territoire. Déjà un grand nombre de chambres de commerce et de municipalités ont fondé des écoles pour les arts appliqués ; qu’elles n’oublient pas les femmes, qu’elles leur ouvrent aussi des maisons d’étude et d’apprentissage. La ville de Lyon, qui possède un des plus utiles établissements de France, l’école La Martinière, a voulu aussi penser aux jeunes filles, elle en a préparé un certain nombre au commerce et avec grand succès. Mais ce mouvement ne doit pas s’arrêter à la seconde ville de France. L’enseignement, au surplus, pourrait être varié selon les industries : ici ce serait telle catégorie de métiers, et là telle autre.

L’industrie profiterait singulièrement de cette propagande. S’il est une conviction que produisent l’enquête professionnelle et les statistiques récentes, c’est qu’on ne forme presque plus d’apprentis dans les ateliers de la petite industrie et qu’on les forme mal. Notre siècle est trop pressé : il y a trop d’activité dans l’atelier commun pour qu’on y puisse bien apprendre un état. Puis la division du travail est tellement grande, le morcellement de la main-d’œuvre si excessif, qu’un enfant peut rester des années dans nos ruches laborieuses, sans parvenir à rien savoir. Qu’on y prenne garde, nous sommes menacés de ce côté d’une véritable décadence : en même temps que les procédés scientifiques se perfectionnent chaque jour, les procédés artistiques semblent menacer de se perdre. « L’industrie étant partagée en une infinité de spécialités, disait M. Lequien, directeur d’une école municipale de dessin à Paris, il faudrait une encyclopédie de modèles : les uns voudraient ne dessiner que tel genre ; celui-ci le paysage, celui-là les fleurs, cet autre les animaux ; on demanderait, comme cela m’est arrivé souvent, à ne dessiner que du gothique, ou de la renaissance, du grec ou de l’égyptien ; il y a peu de temps, on m’a amené un élève pour dessiner du chinois. « On ne fait que cela chez mon patron », me dit l’élève. Les élèves, les parents et les patrons eux-mêmes ne comprennent pas que c’est, non le genre à la mode qu’il faut apprendre, mais bien ce qui mène à tous les genres[111]. » Il en va de même pour presque tous les métiers. « Pour terminer les mouvements de pendules qui viennent de fabrique, un ouvrier fait l’emboîtage, un autre l’échappement, un troisième le remonté ; et la plupart du temps aucun de ces ouvriers n’est capable d’exécuter les trois opérations. Chacun d’eux s’intitule horloger et fait des apprentis. On juge de la valeur de l’instruction professionnelle que ceux-ci reçoivent[112]. » Un autre déposant de l’enquête professionnelle s’exprime en ces termes : « La perfection des procédés de fabrication, des moyens mécaniques, fait que les états disparaissent. Ainsi il n’y a presque plus d’états individuels. Il n’y a plus que des limeurs, des perceurs, des tourneurs, des poseurs. L’apprenti n’est entouré que d’ouvriers qui ne savent presque pas leur état. En un mot l’ouvrier s’en va, l’ouvrier pour le travail manuel n’existe plus ; il est remplacé par ces états qui font tout. Par exemple, le repousseur repoussera pour le fabricant d’ornements de cuivre aussi bien que pour le bijoutier ; et celui-ci n’aura plus dans ses ateliers que des soudeurs pour réunir les pièces fabriquées. Dès lors qu’est-ce qu’un enfant peut apprendre dans de pareils ateliers[113] ? » Il y a dans ces faits une nécessité contre laquelle on ne peut lutter ; mais ils contiennent un péril, et il leur faut opposer un contrepoids. C’est là en effet ce que l’on peut appeler le régime de la spécialité dispersive, pour nous servir de l’expression d’un esprit sagace de notre temps. Il importe de prévenir ce que ces tendances et ces habitudes ont de fâcheux, on ne le peut que par des écoles professionnelles. Ainsi le service rendu aux élèves profite à l’industrie elle-même, aux fabricants et au public. Par les écoles professionnelles on pourrait aussi doter la France d’industries qui sembleraient devoir lui appartenir et où elle ne joue cependant qu’un rôle secondaire. Nous ne venons qu’au second rang pour l’horlogerie. Plusieurs déposants, des hommes doués de l’expérience pédagogique comme M. Marguerin, ou des hommes pratiques comme M. Ernest Gouin, réclamaient dans l’enquête qu’on fondât une école pour l’horlogerie et les instruments de précision ; c’était aussi le vœu de beaucoup de fabricants : ainsi l’on pourrait arriver à lutter avec la Suisse, qui nous est encore bien supérieure. Or l’horlogerie peut, avec grand avantage, devenir une industrie féminine.

En dehors du commerce proprement dit et des industriels, il est d’autres débouchés que l’on peut ouvrir aux femmes. Les grandes administrations publiques, par exemple, les pourraient employer en grand nombre. Nos Compagnies de chemins de fer ont déjà donné l’exemple à toute l’Europe en les prenant comme distributrices. Il n’est personne qui ne reconnaisse qu’elles sont parfaitement aptes à ce rôle : elles ont la vivacité de l’esprit et des doigts qui sont nécessaires à une pareille tâche. Les Postes aussi, et de longue date, leur ont donné dans notre pays de nombreuses et bonnes positions. L’expérience ayant ainsi réussi, on aurait pu l’étendre plus qu’on ne l’a fait encore. Les femmes seraient d’aussi bons comptables que de bonnes distributrices. Les grandes banques les pourraient employer, comme on les rencontre déjà dans un certain nombre de bureaux de change. Il est enfin une administration nouvelle où on les admet à l’étranger et où nous ne sachions pas que la France les reçoive : ce sont les télégraphes. Notre pays, en excluant les femmes de cette profession aisée, manque à l’exemple qu’il avait donné lui-même, et avec tant de succès, en matières analogues. La Suisse a été l’une des premières à recruter dans le sexe féminin une partie de son personnel télégraphique ; il y a trois ans, nous lisions dans les journaux helvétiques un avis de l’administration centrale de Saint-Gall, engageant les jeunes filles qui se destinaient à la carrière télégraphique à se faire inscrire dans un délai déterminé. L’Union américaine, l’Angleterre, la Prusse, la Saxe, le Wurtemberg et Bade ont également fait une place aux femmes dans le service des télégraphes. Il n’est pas jusqu’à la Hongrie qui n’ait récemment suivi cet exemple[114].

Mais un débouché bien autrement large et fécond pour les femmes, c’est l’instruction publique. Plus aptes que les hommes sont les femmes à l’enseignement. Leur esprit, qui embrasse moins que le nôtre, saisit et retient mieux ; elles ont quelque chose d’absolu dans l’intelligence qui conduit à la précision et à la clarté ; elles ont, d’ailleurs, d’instinct la connaissance de l’enfance. Nos mains et nos cœurs sont trop rudes pour la culture de ces jeunes et frêles âmes qui, si délicates elles-mêmes, réclament tant de délicatesse dans tout ce qui les approche : les femmes ont à la fois la patience, la ténacité et la souplesse ; elles sont insinuantes et fermes ; elles savent mieux se faire aimer et conduire doucement l’enfant à leurs fins. Elles n’instruisent pas seulement, elles élèvent ; elles pétrissent à la fois le cœur et l’esprit : au point de vue pédagogique lui-même, elles sont admirables et d’une grande hauteur au-dessus de nous. L’expérience a été faite sur la plus large échelle. En Amérique, presque toute l’instruction primaire est aux mains des femmes : dans l’état de New York l’on compte 19 400 institutrices contre 8 000 instituteurs ; mais plus on s’éloigne de la côte pour s’enfoncer dans l’ouest, plus les femmes prédominent dans l’enseignement. Il n’est pas jusqu’aux hautes études qui ne les prennent pour interprètes. Un professeur de faculté, chargé d’une mission en Amérique, M. Hippeau, racontait dernièrement dans la Revue des Deux-Mondes qu’il avait entendu des femmes traduire en chaire Xénophon ou donner une leçon de géométrie descriptive, et avec quelle aisance, quelle clarté, quelle supériorité ! Que ces mœurs s’introduisent en France, nous ne le demandons pas ; nous sommes plus modestes dans nos espérances et surtout dans nos prétentions. Mais n’y a-t-il pas lieu d’employer les femmes à l’enseignement plus que nous ne l’avons fait jusqu’ici ? Beaucoup de bons esprits le croient. Les difficultés, il est vrai, sont grandes ; elles ne sont pas seulement pédagogiques : elles ne proviennent pas seulement des préjugés et des préventions populaires. Non, elles ont aussi leur cause, qui le croirait ? dans notre organisation politique et administrative. L’expérience a été tentée, nous regrettons qu’elle n’ait pas réussi. Dans plusieurs départements on a essayé de remplacer pour quelques communes les instituteurs par des institutrices ; mais il y a eu généralement des plaintes. Voici quelques faits que nous glanons dans les rapports des inspecteurs d’académie composant l’intéressant recueil intitulé : État de l’enseignement primaire. Dans la Seine-Inférieure, la substitution d’institutrices à des instituteurs avait été tentée dans trois communes ; elle n’avait réussi que dans une seule. Dans les deux autres, après un essai de quelques années, les autorités locales avaient été aussi ardentes pour la suppression qu’elles s’étaient montrées ardentes auparavant pour l’application de cette mesure. Les familles regardaient l’enseignement des institutrices comme insuffisant pour les garçons. Puis la plupart des maires ne peuvent se passer de secrétaires, ni les curés de chantres[115]. Or nos communes sont si petites — dans le Calvados par exemple il y a 12 communes n’ayant pas 100 habitants, 101 en ayant moins de 200, et 277 communes n’ayant pas 300 habitants ; on conçoit qu’avec une population si chétive le secrétaire de la mairie et le chantre soient difficiles à trouver quand l’école est tenue par une femme. Dans le département du Nord, le remplacement des instituteurs par des institutrices pour les petites communes s’était heurté aux mêmes obstacles. On ajoutait encore une objection : l’avantage que trouvent les jeunes filles dans l’enseignement des travaux d’aiguille et de couture est loin de compenser, disait-on, l’inconvénient pour les garçons d’être privés de leçons d’agriculture ou d’horticulture[116]. Il nous est impossible d’être de cet avis. Toutes ces difficultés, d’ailleurs, sont-elles insurmontables ? Qui empêcherait, par exemple, les institutrices de tenir les registres de la mairie ? Elles ont la capacité intellectuelle suffisante. Au surplus, il y a un certain revirement en faveur de l’emploi des femmes dans l’éducation. Un des symptômes en est le prix décerné par l’Académie des sciences morales et politiques, il y a quelques ans, à Mlle Pape-Carpentier, l’intelligente directrice des salles d’asile. « La commission a pensé, disait à cette occasion M. Drouyn de Lhuys dans son rapport, que, de nos jours, il y a pour la société française un intérêt de premier ordre à susciter parmi les femmes, par tous les encouragements possibles, des vocations pour l’enseignement. » Nous ne pouvons que donner à cette opinion notre adhésion chaleureuse. Oui, il y a là un intérêt social de premier ordre : pour les femmes, pour les enfants, pour toute la famille enfin, il est utile qu’une part plus large soit faite aux femmes dans l’éducation. Tout au moins, il y a une part qui ne leur peut être contestée et qui ne fait que gagner chaque jour, ce sont les salles d’asile. Nous sommes encore loin, qu’on ne l’oublie pas, des célèbres jardins d’enfants d’Allemagne (Kindergarten). Il y a, de ce côté aussi, des progrès à accomplir.

Nous avons étudié, avec la rapidité imposée par le cadre de notre ouvrage, les diverses carrières que l’on pourrait ouvrir aux femmes : arts industriels, professions commerciales, grandes administrations, enseignement. À supposer que l’on fit un pas décisif en ce sens, quelle en serait l’influence sur la situation morale de la femme, sur la constitution et la vie intime de la famille ? Elle serait fort grande, mais il faut cependant se garder de toute illusion.

Toutes les carrières que nous venons de passer en revue n’auraient pas pour effet immédiat de ramener la femme au foyer domestique. Le public, c’est sa coutume en toute matière, fait sur ce point les plus étranges confusions. Qu’on emploie davantage les femmes dans le commerce, qu’on remplace par elles une grande partie du personnel des commis de nouveautés, que l’on requière leurs services sur une échelle plus large dans les imprimeries, nous nous en féliciterons ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un très grand nombre des inconvénients signalés, au sujet de l’ouvrière en général, persisteront, que quelques-uns même seront aggravés. Les femmes seront retenues pendant un temps très long, treize ou quatorze heures quelquefois, loin de leurs foyers et de leurs familles ; elles vivront dans des ateliers ou dans des études où se trouveront à côté d’elles des jeunes gens de l’autre sexe, avec tous les défauts et toutes les convoitises qui leur sont naturels. Elles seront même moins surveillées ; et les intervalles de répit que laissent de pareilles occupations, le laisser-aller plus grand, l’absence d’une discipline rigoureuse feront plus de place aux entreprises regrettables et aux chutes irréparables. Le contremaître sera remplacé par le chef de rayon, le comptable en chef ou le petit patron ; cela n’en vaudra guère mieux : la clientèle aussi aura ses dangers. D’un autre côté, certaines de ces occupations sont fatigantes et peuvent avoir sur les constitutions faibles une influence pernicieuse. Enfin, dans l’imprimerie, par exemple, la jeune fille et la jeune femme sont exposées à rencontrer souvent des pages immorales, quelquefois immondes, et à prêter leurs doigts à la composition d’obscénités, ou, ce qui ne vaut guère mieux, de révélations scientifiques et grossières. Tous ces inconvénients, il ne les faut pas perdre de vue, et le public en général n’en tient aucun compte. Néanmoins, il y aurait un grand avantage à ce que ces carrières nouvelles fussent ouvertes aux femmes : elles y gagneraient une rétribution plus élevée ; elles auraient des emplois plus variés et plus dignes, imposant ou permettant une tenue et des habitudes moins communes et moins abandonnées. Ce sont là des sauvegardes contre le vice : elles ne sont pas toujours efficaces, mais elles sont puissantes ; elles ne garantissent que celles qui veulent être garanties, c’est déjà beaucoup. Enfin, le marché de la couture et des professions à l’aiguille se trouverait dégagé et la main-d’œuvre y pourrait hausser.

On se fait aussi des illusions relativement à l’importance des arts industriels : on ne nous accusera pas d’avoir passé trop légèrement sur l’éducation professionnelle et d’en avoir méconnu les avantages, mais il importe d’être précis et de tenir compte des chiffres. Les industries des articles de Paris n’occupent ensemble dans notre capitale que 25 698 ouvriers, parmi lesquels 10 742 hommes seulement : que l’on y joigne la boissellerie où l’on trouve 4 390 ouvriers, dont 3 176 hommes ; les instruments de précision et l’horlogerie, qui comprennent 11 828 travailleurs ; l’or, l’argent et le platine, ainsi que l’imprimerie, la gravure et la papeterie, qui occupent ensemble 38 000 positions, dont 24 000 hommes, l’on aura en tout un effectif de 80 000 positions, dont 49 000 seulement appartiennent à des hommes, 22 000 sont en possession des femmes, et le reste entre les mains des enfants. En admettant que l’on puisse doubler le nombre des femmes dans toutes ces industries, et nous croyons aller ainsi à la limite du possible, cela ne ferait que 22 000 places à prendre. Triplons encore ce nombre pour toute la France, nous arrivons au chiffre de 66 000 places. Assurément, il en résulterait une notable amélioration. Mais il ne faut pas mettre ce résultat, qui n’est d’ailleurs que conjectural, en face des occupations si nombreuses et si multipliées que la grande industrie offre aux femmes ; et il serait insensé de prétendre trouver dans ces menus travaux une compensation à la fermeture des usines. Que l’on enseigne aux femmes la gravure sur bois, la peinture sur porcelaine, sur émail, etc., rien de mieux ; mais ce serait une folie de croire que ces débouchés nouveaux pourraient tenir lieu des tissages mécaniques, des indiennages et des ateliers d’apprêts. Il importe d’être pratique dans le bien et de ne pas se bercer d’illusions, qui mèneraient fatalement à des mesures précipitées ou à de regrettables découragements. Il faut, avant tout, calculer avec exactitude et partir de données précises.

Une autre remarque importante, c’est que les ouvrières, qui s’adonnent aux arts industriels, sont pour la plupart occupées à l’atelier, et que c’est l’exception seulement qui travaille au foyer domestique ; cet état de choses se pourrait modifier, mais dans une mesure limitée. Même dans ces industries artistiques la présence à l’atelier est parfois indispensable, et le plus souvent elle est utile : l’atelier, c’est la vie, c’est le progrès. Le travail solitaire doit nécessairement pencher à la routine ou à la manière.

Telles sont les difficultés de la tâche ; ayant pour but, non de soutenir une thèse, mais d’exposer une situation, nous n’avons pas cru les devoir dissimuler. Quoi qu’il en soit, le bien à faire, pour ne pas être infini, est cependant réel. Quand de nombreuses écoles professionnelles pour les femmes auront été fondées, ce sera une amélioration sensible, quoiqu’il n’en faille pas attendre une transformation radicale. Dans les grandes villes surtout, l’effet sera des plus heureux. La misère reculera et la prostitution aussi : la famille aura des ressources plus grandes. Les travaux de couture seront dégagés et prospéreront mieux. Nous avons sous les yeux une statistique, dont nous ne pouvons garantir l’exactitude, n’en connaissant pas l’origine. On y donne la proportion des filles non mariées au-dessus de 40 ans et des femmes mariées dans les plus grandes villes d’Europe. Sur 1 000 femmes de plus de 40 ans l’on trouverait[117] :

À Vienne                 459 non mariées ;              408 mariées.

À Paris                      264 —                                             592 —

À Londres                303 —                                             551 —

À Berlin                   373 —                                             503 —

Paris serait plus favorisé que toutes les autres grandes villes ; et cependant il y aurait encore dans notre capitale plus du quart, et, si l’on y comprend les veuves, les deux cinquièmes des femmes au-dessus de quarante ans qui devraient pourvoir seules à leur existence. Il est incontestable que l’emploi plus fréquent des femmes dans les industries artistiques et dans le commerce, avec l’amélioration des travaux de couture qui en serait la conséquence, relèverait notablement dans les grandes villes la situation de ces femmes isolées. Dans les provinces, l’effet produit serait beaucoup moins grand, parce que les arts industriels y emploient un personnel fort restreint et que les importantes maisons de commerce y sont rares. Nous avons recherché, en nous gardant de toute utopie et de tout enthousiasme décevant, l’influence possible et probable de l’enseignement, professionnel sur la condition des femmes. Nous allons examiner, dans les chapitres suivants, les autres réformes qui devraient servir d’auxiliaires à la précédente en la rendant plus complète et d’une plus générale application.


CHAPITRE II

De la concurrence faite aux ouvrières par le travail des prisons, des ouvroirs et des femmes du monde. Des moyens d’atténuer et de supprimer même les mauvais effets de cette concurrence.

L’instruction professionnelle, avons-nous vu, en ouvrant aux femmes d’une manière plus large les occupations commerciales et les arts industriels, sera d’un puissant secours à un grand nombre d’entre elles : mais l’immense majorité de nos ouvrières, si répandu que l’on veuille supposer l’enseignement technique et spécial, devra rester attachée à ces professions plus humbles, où l’apprentissage est court, le perfectionnement limité, et qui n’exigent que peu d’études. Peut-on aussi venir au secours de ces nombreuses légions d’ouvrières plébéiennes, condamnées à vivre d’un travail obscur et auquel l’art et la science n’ont aucune part ? Nous avons déjà fait pressentir que le seul fait de l’entrée d’un certain nombre de femmes dans les carrières du commerce ou des industries artistiques dégagerait le marché des travaux de couture et des autres ouvrages féminins et en relèverait dans une certaine mesure la valeur. Une telle assertion porte avec soi sa preuve. Mais n’y aurait-il pas d’autres moyens plus positifs de relever la main-d’œuvre des femmes dans les occupations les plus usuelles de l’industrie ? Nous croyons qu’il en existe, et nous entreprenons de le démontrer.

On a beaucoup parlé de la concurrence faite aux ouvrières par les prisons, les ouvroirs et les femmes du monde. C’est une de ces questions où l’on fait, d’ordinaire, plus d’étalage de paroles que de déploiement de raisons. Le public, qui juge avec son instinct plus qu’avec ses connaissances, a depuis longtemps rendu son arrêt sur ce point. Il a condamné, sans hésiter, les établissements pénitentiaires et charitables, comme coupables d’une concurrence ruineuse pour le travail libre.

Il est de toute nécessité que les prisonniers travaillent. Leur vie, sans le travail, serait matériellement difficile, moralement insoutenable. Mais à quel genre d’ouvrages doivent-ils se livrer, et que doit-on faire du produit de leurs journées ? Ce sont là les seules questions qu’il soit raisonnable de discuter. La connaissance de la nature réelle des droits de l’État dans la répression et du but que celle-ci a le devoir de se proposer indique le genre d’ouvrage auquel les condamnés doivent être conviés, et au besoin contraints. La société a, en effet, envers les prisonniers d’impérieux devoirs, qui consistent à les relever moralement dans la mesure du possible, et à faire en sorte que, rendus libres après l’achèvement de leur peine, ils puissent mener une vie honnête et ne soient plus tentés de retomber dans le crime. Or, pour que les criminels soient en situation de gagner leur vie à leur sortie du lieu d’expiation, il faut que l’État les entretienne dans la pratique du métier qu’ils connaissent ou, s’ils n’en connaissent aucun, qu’il leur apprenne un métier lucratif, conforme à leurs dispositions et au milieu dans lequel ils ont jusque là vécu et où il est probable qu’ils retourneront. Ainsi la société n’a pas le choix du travail qu’elle imposera aux condamnés à temps : elle ne peut que leur faire exercer leur ancien état, de façon qu’ils ne l’aient pas oublié quand ils rentreront en liberté ou leur en apprendre un nouveau assorti à leurs habitudes et, dans une certaine mesure, à leurs goûts. Voilà ce que dicte à l’État son devoir en même temps que son intérêt. Ce serait de sa part une grande faute de ne considérer en pareille matière que ses propres convenances ou les facilités du service.

Comme les professions humaines sont infinies en nombre et qu’il n’en est guère où le vice et le crime ne lèvent un contingent, il en résulte que le travail dans les prisons doit être excessivement varié. L’on a compté jusqu’à cinquante-quatre industries différentes qui sont exercées dans les maisons centrales, c’est-à-dire dans les établissements qui contiennent les condamnés à l’emprisonnement pour plus d’un an, à la réclusion et à la détention, ainsi que les femmes condamnées aux travaux forcés. Ce chiffre de cinquante-quatre industries ne peut avoir rien de fixe, et, dans la pratique, il n’est pas absolu, car sous le nom d’industries diverses on range tous les métiers qui n’occupent qu’un petit nombre de détenus. Ainsi les prisons ne sont pas et ne doivent pas être des ateliers homogènes livrés à la production en gros de quelques articles en petit nombre. Tels sont les vrais principes et, à tous égards, il serait dangereux de ne les pas observer.

L’on a proposé de convertir tous les prisonniers en ouvriers agricoles, et de les employer à défricher les terres incultes ou à des travaux d’utilité publique. Ce serait une réforme analogue à celle qui a été accomplie pour les bagnes : nous croyons qu’elle est impraticable pour les condamnés à temps. Car, ce que l’on ne doit jamais perdre de vue, quand il s’agit de ces derniers, c’est qu’ils retourneront dans la société et qu’ils auront besoin d’y vivre de leur travail. Or, si l’on ne les a pas entretenus dans la pratique du métier qu’ils avaient jusqu’alors exercé, si l’on n’a tenu aucun compte de leurs aptitudes, de leurs habitudes et de leurs goûts, si d’un tailleur ou d’un bijoutier l’on a voulu faire un laboureur ou un manœuvre, il n’y a aucun doute que l’on n’ait augmenté les chances de récidive contre lesquelles les institutions pénitentiaires ont précisément pour but de lutter.

Ici se présente la seconde question : que doit-on faire des produits du travail des prisonniers et quelles mesures doit-on prendre pour que ces produits ne se vendent pas au rabais, faisant ainsi concurrence à l’industrie libre ? Il y a d’abord une proposition que l’on doit écarter et qui ne peut être considérée comme sérieuse. C’est celle de détruire ou de laisser perdre les articles travaillés par les détenus. Le travail humain est une chose trop noble, les produits une chose trop rare, pour qu’il soit permis de les gaspiller. Les journées des prisonniers doivent être des journées vraiment productives, c’est-à-dire ayant une utilité économique et contribuant à accroître la somme de services et de produits dont jouit l’humanité. Le meilleur plan, selon nous, serait d’employer à des travaux d’intérieur et à l’approvisionnement même des prisons et des autres administrations publiques tous les détenus exerçant un métier qui pourrait avoir cette destination ; ainsi, les tailleurs, les couturières, devraient être occupés de préférence à faire les vêtements et le linge dont les maisons de détention ou les administrations publiques peuvent avoir besoin. Quant aux métiers qui ne seraient pas susceptibles d’être exploités de cette manière, il faudrait les faire travailler pour le compte des fabricants du dehors.

Si l’on observait ces règles, nous croyons que la concurrence faite par les prisons aux ouvrières libres serait à peu près nulle et tout à fait négligeable. Aujourd’hui, au contraire, elle est assez grave en certains cas, et voici de quelle manière. Les pénitenciers agricoles, quoiqu’ils aient été dernièrement développés, sont trop peu nombreux, eu égard à l’importance de l’élément rural dans le recrutement des prisons. D’après une des dernières statistiques, celle de 1860, publiée en 1868, la proportion des ouvriers agricoles, journaliers, domestiques des campagnes et des villes[118], au nombre total des détenus dans les maisons centrales, était de 42,71% pour les hommes et de 55,58 pour les femmes ; or, sur 18 maisons centrales pour les hommes, l’on n’en comptait que 5, dont les trois pénitenciers de la Corse et en outre Fontevrault et Clairvaux, où les prisonniers fussent appliqués à des travaux extérieurs. Ainsi, un très grand nombre des détenus appartenant à la population rurale sont employés à des occupations industrielles. On leur fait faire l’apprentissage d’un métier ; l’on augmente ainsi le nombre des personnes vouées aux professions urbaines. Ce n’est là qu’une petite partie du mal. Mais quel métier va-t-on choisir pour l’apprendre à ces détenus qui n’en ont pas ? On ne se préoccupe pas assez dans ce cas de l’avenir du prisonnier, non plus que des droits des ouvrières libres. On ne s’inquiète, croyons-nous en général, que des facilités de l’apprentissage et des convenances du service. En parcourant la liste des métiers exercés dans les prisons et des produits de chacune d’elles, on est effrayé de la place qu’y tiennent la chaussonnerie, la sparterie, le rempaillage des chaises, la vannerie. Dans la vie libre, ces métiers n’occupent qu’un petit nombre de bras. Or, ils tiennent le premier rang dans le travail des prisons. Dans les maisons centrales pour les hommes, qui comptaient, au 31 décembre 1866, 12 850 prisonniers, l’on en trouve 1 001 occupés à la chaussonnerie et ayant fourni 258 024 journées de travail ; seule l’industrie des tailleurs a un chiffre plus élevé ; les travaux de paille et de sparterie ont occupé en outre 166 hommes fournissant 34 217 journées de travail ; la vannerie en employait 286 et 93 678 journées ; si l’on veut y joindre la brosserie, pour laquelle on compte 130 310 journées et 424 travailleurs, l’on a pour ces professions infimes, dans les seules maisons d’hommes, un total de 1 877 ouvriers et de 486 229 journées de travail : c’est plus du cinquième du nombre des travailleurs et des journées dans toutes les maisons centrales d’hommes si l’on néglige les pénitenciers de Corse où les détenus sont employés à des travaux agricoles, et si l’on déduit le nombre des prisonniers qui, dans nos maisons de terre ferme, sont occupés aux services d’intérieur. Si, des maisons centrales, l’on passe aux maisons d’arrêt, de justice et de correction des départements, l’on voit que la chaussonnerie figure encore pour 8% dans le produit total en argent des industries exercées, et, si l’on y joint la sparterie, le rempaillage des chaises et la fabrication de paillassons, tous ces métiers pris ensemble donnent 12% environ de la production estimée en valeur, c’est-à-dire, à cause du bas prix des ouvrages de sparterie et de chaussonnerie, environ 25 ou 30% des journées de travail. Nous ne craignons pas de dire qu’il y a là un abus grave, et que, dans ce cas, la concurrence est fatale aux ouvrières libres. Reportons-nous, en effet, à la statistique de 1860 sur l’industrie de Paris. Arrêtons-nous à l’industrie de la chaussonnerie, cataloguée sous le numéro 73 et comprise dans le groupe du vêtement ; voici ce que nous y lisons : « Les chaussons en lacet et les chaussons de lisière se fabriquent, en grande partie, dans les prisons où la main-d’œuvre est de 20% meilleur marché qu’en ville », et si nous examinons le salaire des ouvrières chaussonnières de Paris, nous voyons qu’il est extrêmement minime, 1 fr., 1 fr. 25, ne s’élevant que par exception au-dessus de 1 fr. 50. La même réflexion s’applique à la sparterie, à la vannerie et au rempaillage des chaises. Il est aisé de comprendre, en effet, que la concurrence de plusieurs milliers de prisonniers et de plus d’un million de journées de travail soit désastreuse pour les ouvrières libres de ces petites industries, qui n’ont qu’un champ d’emploi fort limité et ne comptent qu’un effectif peu considérable. On dira peut-être que c’est aux ouvrières à se garer et à ne pas confier leur existence à un travail si peu rémunérateur. Cela n’est vrai que dans une certaine mesure. Il n’est pas si aisé à une vieille femme de changer de métier, et l’on ne peut raisonnablement exiger qu’elle le fasse. Quoique sa rémunération devienne plus chétive d’année en année, elle reste attachée à son travail que le salaire abandonne, comme le mollusque au rocher d’où la mer se retire. L’on a donc le droit de reprocher à l’administration des prisons d’encourager sur une si grande échelle la pratique, et surtout l’apprentissage d’un métier qui rend si peu. C’est, en outre, pousser presque les condamnés à la récidive, quand-ils seront en liberté et n’auront plus que le revenu de ces misérables industries pour les faire vivre. L’observation que nous avons faite sur la chaussonnerie pourrait aussi bien s’appliquer à la boutonnerie, qui occupe dans les maisons centrales d’hommes 653 détenus fournissant 180 000 journées de travail, et qui est en outre une des industries les plus exercées dans les maisons d’arrêt, de justice et de correction. C’est faire une concurrence fâcheuse aux malheureuses ouvrières libres, que le défaut d’éducation ou que leurs antécédents ont engagées dans cette profession peu rétribuée. On trouve plusieurs centaines de détenus (hommes), occupés au bobinage, à la filature du lin à la main, au dévidage, au coupage de chiffons. C’est une pitié ; non pas que la concurrence dans ces derniers métiers soit bien dangereuse aux ouvrières libres, le champ d’emploi de ces industries étant considérable, mais parce qu’il est impossible qu’un prisonnier libéré puisse vivre d’un pareil labeur et qu’il est ainsi poussé à de nouveaux forfaits. Il importe donc d’abandonner ces vieux errements. Le but de la répression, qui doit être de relever le condamné au moral, est aussi de le mettre, au point de vue matériel, dans une voie meilleure : la première condition pour y réussir, c’est de ne le pas engager dans des métiers infimes déjà encombrés et qui rapportent à peine un morceau de pain.

Dans les travaux de couture nous ne croyons pas que les ouvrières aient beaucoup à craindre la concurrence des prisons. L’on rencontre, il est vrai, dans nos maisons centrales, 3 000 femmes et un millier d’hommes peut-être occupés aux différents travaux d’aiguille. Mais comme il n’y a pas moins de plusieurs centaines de mille femmes en France employées dans cette industrie, ce que l’on a appelé la concurrence de quantité n’existe pour elles que dans une proportion négligeable, d’autant plus que la très grande partie de ces prisonnières se serait livrée à la même tâche en liberté. Mais existe-t-il une concurrence de prix ? En d’autres termes, le seul fait que les travaux de couture sont moins chers dans les prisons qu’à la ville a-t-il pour résultat de déprécier tous les ouvrages d’aiguille, et de réduire le salaire de toutes les couturières ? C’est un phénomène économique fréquent, que la présence sur le marché de quelques objets à bas prix ou même la simple menace de leur introduction suffise pour faire baisser immédiatement tous les objets similaires ayant des prix de revient plus élevés, et se trouvant en nombre beaucoup plus considérable que les premiers. Dans le cas qui nous occupe, y a-t-il lieu à ce phénomène ? Nous ne le pensons pas ; en voici la raison. Pour que la dépréciation s’effectue par la présence d’une quantité réduite d’articles ayant des prix de revient inférieurs à ceux de la généralité des articles similaires, il faut qu’il y ait au moins possibilité de faire arriver sur le marché, dans un prochain avenir, une quantité considérable de ces produits à bas prix ; mais si c’est une quantité fixe, non susceptible d’extension et de multiplication qui se trouve ainsi sur un marché très important, elle n’aura sur la généralité des prix aucune espèce d’influence. Prenons un exemple : sur une place où il se vend cent hectolitres de blé, s’il s’en rencontre seulement dix ou vingt qui aient un prix de revient moitié moindre que le prix de revient des autres, qu’en résultera-t-il pour la généralité des prix de vente ? Il faut distinguer. S’il est facile ou même possible de faire arriver sur la place, dans un délai qui ne soit pas trop éloigné, une quantité considérable d’hectolitres de blé ayant des prix de revient inférieurs, tout le blé sera déprécié et se vendra moins cher qu’auparavant. Mais si cette petite quantité de blé à prix de revient peu élevé est une quantité fixe, qui ne se puisse multiplier, ni même augmenter, le prix de la généralité du blé ne sera pas altéré ; il restera identique à ce qu’il était auparavant. Or, il y a plusieurs centaines de mille femmes qui vivent en France des travaux d’aiguille ; trois ou quatre mille environ travaillent à bas prix dans les prisons, le salaire des premières en sera-t-il affecté ? Non, parce que le nombre de ces prisonnières travaillant pour une rémunération chétive est restreint par la nature même des choses et qu’il ne peut s’accroître : c’est une quantité fixe, et jamais une quantité restreinte de produits à bas prix n’influera sur les prix généraux, si cette quantité n’est susceptible de prochaine et considérable multiplication.

L’on voit pourquoi la concurrence des prisons est beaucoup moins redoutable aux ouvrières en couture qu’aux ouvrières en sparterie, chaussonnerie, vannerie, boutonnerie.

Ce sont les femmes et les filles ignorantes, qui ont eu l’infortune ou l’imprudence de confier leur destinée à ces derniers métiers, ce sont celles-là qui succombent sous le poids de la concurrence des établissements pénitentiaires. Il est un cas, cependant, où les travaux d’aiguille dans les prisons pourraient nuire notablement aux ouvrières libres : c’est le cas où les prisonnières, au lieu de s’adonner aux travaux de couture dans leur infinie variété, seraient toutes ou presque toutes dirigées vers une branche spéciale. Supposez que les 3 000 femmes de nos maisons centrales soient toutes ou presque toutes employées, soit à la fabrication des chemises fines pour hommes, soit à la fabrication des corsets : il est incontestable que les ouvrières du dehors, occupées dans ces deux branches de l’industrie de la couture, seraient exposées à une dépréciation des salaires. Les statistiques, publiées par l’administration des prisons ne nous permettent pas de savoir si cette regrettable supposition se réalise. Ce qu’il faut craindre, avant tout, c’est de pousser les détenus dans des professions qui n’ont qu’un champ d’emploi limité et par conséquent un effectif réduit, ou bien encore dans celles qui sont déjà encombrées. Or, c’est une tendance à laquelle les administrations cèdent souvent, parce que l’apprentissage de ces professions est plus facile. Une autre tendance, non moins fâcheuse, c’est celle qui porte à simplifier la surveillance, en réduisant le nombre des branches de travail cultivées dans les établissements pénitentiaires. Il serait, sans doute, bien plus commode de n’avoir que deux ou trois industries dans nos prisons, la chaussonnerie, je suppose, la lingerie fine et la cordonnerie ; mais cela serait désastreux pour les ouvrières du dehors, des deux premiers métiers surtout. Il ne faut pas oublier qu’il est excessivement difficile aux ouvrières libres, impossible même à quelques-unes, de changer de métier.

Nous ne nions pas que l’application de ces principes ne présente au point de vue administratif quelques difficultés. Ils demandent une surveillance plus grande, une sorte de tutelle exercée individuellement et non d’une manière collective, du discernement, de la prévoyance, des études et des connaissances industrielles. Il importe d’autant mieux de prendre des mesures, qu’on a fait depuis quelques années des efforts nombreux et efficaces pour développer le travail des prisons. L’on est parvenu à augmenter la production, quoique le nombre des prisonniers ait diminué, du moins dans les maisons centrales. En 1858, dans ces derniers établissements, 19 736 détenus avaient fourni 5 946 400 journées de travail, qui n’avaient été évaluées, d’après les prix du tarif, qu’à 2 883 346 fr. 40 cent. En 1866, d’après la statistique officielle récente, le nombre des prisonniers et des journées de travail dans les maisons centrales était inférieur d’un quart ; cependant la production était notablement supérieure : il y avait, en effet, au 31 décembre, 14 795 détenus, lesquels auraient donné 4 847 086 journées de travail ; mais ces journées étaient évaluées, d’après les tarifs, à 3 511 937 fr. La journée de travail, qui était en moyenne, en 1858, de 47 cent. 83 pour les hommes et de 39 cent. 12 pour les femmes, soit ensemble 45 cent. 67, se trouvait s’élever, en 1866, à 67 cent. 99 pour les hommes et 67 cent. pour les femmes, soit pour les deux sexes 67 cent. 80. Il y a là une amélioration considérable. D’un autre côté, en 1858, les prisons de la Seine n’avaient fourni que 724 067 journées de travail, dont le produit était de 387 711 fr. 90 cent. : les maisons de correction et d’arrêt des autres départements n’avaient donné que 1 731 817 journées et produit que 535 450 fr. 19 cent. en tout, pour les maisons d’arrêt tant de la Seine que des autres départements, 2 455 874 journées et 923,162 fr. 9 cent. En 1866, les mêmes établissements ont fourni une valeur de 1 743 971 fr. 43 cent., d’après les tarifs, soit près du double. L’on voit combien la production des prisons s’est accrue en huit ans : elle a augmenté de moitié, si l’on considère à la fois les maisons centrales et les maisons d’arrêt et de correction ; elle a doublé, si l’on ne tient compte que des dernières. C’est une raison de plus pour prendre des précautions en faveur des ouvriers libres des industries similaires : l’administration a, sur ce point, une grande responsabilité dont il est bon qu’elle se préoccupe sérieusement.

Bien plus nombreux que les prisons sont les ouvroirs, et leur production est sans comparaison plus active. Quelle peut-être l’influence du travail de ces établissements charitables sur le salaire des ouvrières libres ? C’est une question grave et qui mérite d’être étudiée de près.

L’Église a eu le mérite, au Moyen-âge, de conserver le dépôt des connaissances acquises et de former les jeunes générations soit à la pratique des sciences, soit à la culture des lettres. Il s’était constitué alors un nombre presque infini de corporations, qui revendiquaient la noble et sainte mission d’instruire les intelligences en élevant les âmes et de développer la civilisation sur cette terre tout en dirigeant l’humanité vers le ciel. Aujourd’hui, les sciences sont devenues le domaine de tous ; il n’est pas à craindre qu’elles périssent ou qu’elles demeurent stationnaires : l’État et les communes ont pris à leur charge les établissements d’instruction publique. Dans leur louable désir d’activité, les corporations religieuses ont entrevu une tâche nouvelle, immense, que les communes et l’État négligeaient : et elles se sont emparées avec une généreuse ardeur de ce nouveau domaine où elles ne rencontraient pas de concurrence. Elles ont entrepris sur la plus vaste échelle, et bien avant l’invention du mot, l’enseignement professionnel des jeunes filles. Elles ont eu le mérite de découvrir que, si le travail est un devoir, c’est aussi une sauvegarde, et que c’est par conséquent une œuvre sainte d’apprendre dès l’enfance un métier au sexe le plus abandonné par la nature et le plus entouré de périls dans la vie sociale. Alors que personne n’y songeait, les corporations religieuses ont réuni les jeunes filles dans des salles communes pour leur enseigner la couture, le tricot et d’autres connaissances, plus essentielles encore à la sécurité et à la dignité de la vie de la femme que la lecture ou le calcul. Le travail manuel a toujours été en honneur auprès de l’Église. Il y a près de trois siècles que l’un des esprits les plus élevés et les plus sympathiques à la fois qu’ait produits le catholicisme, saint François de Sales, prononçait ces admirables et touchantes paroles : « Que je serais consolé si, avant de mourir, je pouvais voir en l’Église de Dieu une société de filles et de femmes où l’on ne portât d’autre dot qu’une bonne volonté et l’industrie de gagner sa vie du travail de ses mains, et qui pour cela n’eût point d’autre chœur que la salle de travail ; où toutes ensemble participassent à la félicité dont parle le Prophète : Vous serez bienheureux, si vous mangez le fruit des travaux de vos mains. Mon Dieu ! la grande consolation de manger son pain à la sueur de son visage et de pouvoir dire avec le grand Apôtre : Voilà des mains, qui non seulement m’ont fourni les choses nécessaires, mais aussi à ceux qui souffrent la nécessité. » Il semble que dans notre siècle l’immense majorité des corporations religieuses aient été animées de cet esprit. L’on a vu s’étendre sur le sol de la France comme un vaste réseau d’établissements charitables ayant pour but d’apprendre aux jeunes filles à gagner dignement leur vie par le travail : tantôt modestement abrités sous le toit le plus humble, tantôt fixés dans de superbes hôtels avec le caractère de grandeur et de faste que les fondations d’enseignement offrent dans des pays voisins du nôtre ; réunissant ici jusqu’à 300 ou 400 jeunes filles internes, avec toutes les ressources d’outillage que présente l’industrie moderne ; là, au contraire, distribuant à une douzaine de pauvres filles, qui apportent elles-mêmes leur nourriture, un enseignement exclusif et routinier ; ici, abandonnées à elles-mêmes et forcées de pourvoir à la plus grande partie de leur entretien par le seul produit de leur travail ; là, dotées avec magnificence et même prodigalité. Malgré toutes ces différences dans les conditions extérieures, ces écoles d’apprentissage et de prière offrent les mêmes traits essentiels, la même organisation fondamentale.

Quel est le fruit de ces généreux efforts ? Est-il vrai qu’ils se retournent contre ces mêmes ouvrières qu’ils ont pour but de secourir ? Est-il vrai que toutes ces institutions charitables aient pour effet de déprimer les salaires ? Quoi qu’il nous en coûte de jeter le blâme le plus léger sur des institutions aussi saintes par leur esprit, aussi philanthropiques par leur but, que ces ouvroirs, ces providences, ces préservations, nous sommes contraint de reconnaître que, dans leur organisation actuelle, ces établissements ont trop souvent pour effet de porter un coup funeste au travail des ouvrières du dehors, et de réduire dans une proportion notable leur rémunération ; mais cette influence funeste, contraire aux prévisions des fondateurs de ces mille œuvres pieuses, n’est pas une conséquence nécessaire et à laquelle il soit impossible d’échapper. Il suffirait de quelques modifications dans l’enseignement, le recrutement et les relations extérieures de ces instituts charitables pour en faire des pépinières fécondes qui, sous une direction habile, pourraient améliorer en peu d’années la condition des ouvrières en France, et relever, en même temps que l’habileté du travail des femmes, le taux de leurs salaires.

Il importe, tout d’abord, de préciser l’étendue de la concurrence que ces institutions font aux ouvrières ordinaires. Nous n’avons pour cela qu’à dresser la carte géographique des ouvroirs en France : c’est une œuvre facile et pleine d’enseignements. D’après le recensement de 1861, il y avait dans notre pays 283 communautés de femmes, comprenant 361 maisons mères, 595 maisons indépendantes, 11 050 succursales et 90 343 membres. L’on comptait 58 883 religieuses vouées à l’enseignement, 20 294 aux soins hospitaliers, 8 095 à la vie contemplative, 3 073 à la direction d’asiles ou de maisons de refuge. Un très grand nombre de ces maisons religieuses avaient ouvert, dans plus de mille localités, des ouvroirs, dont les uns sont internes et les autres externes. De ces communautés, les unes exercent leur action sur toute l’étendue de la France et ont des ouvroirs aux points les plus opposés de notre territoire. D’autres, au contraire, nées en province, restreignent leur activité à un cercle de plusieurs départements autour de leur maison mère. À la première catégorie appartient la grande et glorieuse communauté des sœurs de Saint-Vincent de Paul ; ces saintes filles ne sont pas uniquement consacrées aux soins hospitaliers ; elles s’occupent aussi de l’éducation des filles pauvres ou délaissées. Un document très récent et de bonne source[119] nous apprend que, sur 800 maisons qui relèvent en France de la communauté de Saint-Vincent de Paul, il y en a plus de 400 qui comptent des internats où les travaux à l’aiguille sont presque toujours pratiqués. Un très grand nombre de ces écoles sont, dans toute la rigueur du mot, des ateliers d’apprentissage et de fabrication. Telle est la célèbre maison Eugène-Napoléon (254, rue du Faubourg-Saint-Antoine) ; telle aussi la Maison-Blanche (40, rue Vendrezane), et de très nombreux ouvroirs, entre autres ceux de Beauvais, Saint-Malo, Langres, Saint-Brieuc, Lamballe, Verdun, etc. Plusieurs milliers de jeunes filles, au bas mot, sont occupées dans ces établissements, aux travaux d’aiguille pour la plupart. En partant de Paris pour nous diriger vers l’est, puis vers le sud, remonter ensuite vers le centre et de là retourner vers le sud-ouest pour suivre enfin la côte de la mer, depuis le golfe de Gascogne jusqu’au nord de la Bretagne, voici quelles sont les principales communautés religieuses que nous rencontrons et qui se livrent à l’œuvre de l’enseignement industriel des jeunes filles. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qui ont 57 succursales et 919 membres, ont quelques ouvroirs, entre autres ceux de Meaux, Maisons-Alfort, Ménil-Saint-Firmin (Oise), Alençon. Plus importantes au point de vue qui nous occupe sont les religieuses du Saint-Cœur-de-Marie, à Nancy. Cette communauté fut fondée, en 1842, par Mgr Menjaud, qui en formula le but en ces termes: « On ouvre assez de maisons pour ramener au bien les jeunes filles qui se sont égarées, je préfère en fonder une pour les conserver pures. On y réunira les divers apprentissages des ouvrages par lesquels elles peuvent gagner leur vie. » Cette congrégation a dix succursales, auxquelles sont annexés autant d’ouvroirs. Les sœurs de Saint-Charles se partagent la Lorraine avec la corporation que nous venons de nommer, et ont de grands établissements de travail dans les grandes villes, entre autres à Nancy et à Metz. En nous écartant un peu vers le centre, nous rencontrons les sœurs de la Charité et de l’Instruction chrétienne à Nevers : c’est une communauté considérable et qui dirige, sans compter les asiles, 60 ouvroirs, dont la moitié sont internes et comprennent 1 223 jeunes filles ; l’autre moitié est externe et se trouve visitée par 800 élèves ou apprenties. À Nevers, à Varennes (Nièvre), à Mâcon, Chalon-sur-Saône, Tulle, Périgueux, Villefranche, Montpellier, sont les plus florissants de ces établissements. Une communauté voisine et qui marche sur les traces de la précédente, c’est celle de Saint-Paul de Chartres. À Chartres même, à Châteaudun, à Meulan, à Angerville, Arpajon, Tourville, Dourdan, Chatenay, cette corporation a des ouvroirs internes ; mais le principal de ses établissements est l’institution de Ménars (Loir-et-Cher), fondée en 1840 par le prince de Chimay, gérée à ses frais et comptant 123 élèves. Retournons à l’est et parcourons l’Alsace : le zèle des communautés catholiques y rivalise avec celui des diaconesses protestantes : pour ne parler ici que des premières, voici les filles du Divin-Rédempteur, à Niederbronn (Bas-Rhin). Elles ont des ouvroirs dans différentes villes industrielles, entre autres à Mulhouse et à Guebwiller. Une autre congrégation, celle des sœurs de la Croix, a des ouvroirs considérables à Strasbourg et à Colmar. Si nous descendons vers le sud, l’importante communauté des sœurs de Saint-Joseph aux Chartreux, à Lyon, attire et retient tout d’abord notre attention. Sans parler des salles d’asile, refuges, hospices et de nombreux pensionnats et externats, les sœurs de Saint-Joseph aux Chartreux ont 21 ouvroirs internes. Elles embrassent toute cette région industrielle du Lyonnais, du Forez, du Beaujolais : elles tiennent six ouvroirs à Lyon, deux à Saint-Étienne ; elles en ont à Tarare, Bédarieux, Saint-Chamond, Villefranche, Bességes, et en d’autres lieux encore. Le nombre des élèves de chacun varie de 30 à 150. Si nous poursuivions vers le sud-est, nous aurions à mentionner, dans le Dauphiné, les religieuses des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, à Becoubeau (Drôme) : mais cette congrégation se distingue par des caractères très marqués de celles qui précèdent ou qui vont suivre : elle ne tient d’ailleurs pas, à proprement parler, d’ouvroirs ; elle surveille seulement les jeunes filles occupées dans les ateliers de la soie. En nous dirigeant de nouveau vers le centre, nous découvrons la communauté des sœurs de la Présentation de Marie, à Bourg-Saint-Andéol : c’est une des plus vieilles institutions de ce genre ; elle date de 1796, et fut établie à Thueyts (Ardèche) par les soins d’une femme du monde. Son principal établissement est maintenant à Bourg-Saint-Andéol : elle a beaucoup d’autres ouvroirs internes, entre autres ceux d’Alais, Orange, Moulins, Aix, Milhau, Saint-Julin, Vallon et du Puy. Le sud-ouest est moins fécond en communautés se consacrant à l’instruction professionnelle des jeunes filles : les sœurs de l’Immaculée Conception, à Bordeaux, ont peu d’ouvroirs internes, quoiqu’elles aient un certain nombre d’externats où les travaux de couture sont pratiqués. Mais, en remontant vers le nord, le long de la côte, l’on rencontre les filles de la Croix, dites sœurs de Saint-André, à Poitiers : elles ont des maisons de providence pourvues d’ouvroirs internes à Angoulême, Pamiers, Toulouse, Ivry, Poitiers, Niort, Bayonne, etc. Le nombre des élèves varie dans chacun de 30 à 80. La même congrégation a un très grand nombre d’ouvroirs externes : un à Poitiers, deux à Bayonne, un à Pau, deux à Tarbes ; puis, dans la région des Landes, à Salies-de-Béarn, à Bidache, Dax, Saint-Paul-lès-Dax, Maubourguet, Oléron, etc. Un peu plus au nord sont les filles de la Sagesse, à Saint-Laurent-sur-Sèvre (Vendée). Elles tiennent quatre ouvroirs internes à Nantes, dont l’un a 100 élèves, trois à Orléans, d’autres à Saint-Nazaire, Châtellerault, Dinan et autres lieux. En nous dirigeant vers le centre, nous trouvons la congrégation des sœurs de la Présentation de la Sainte-Vierge, à Tours ; elle dessert avec succès beaucoup d’autres œuvres d’apprentissage, entre autres à Auxerre, Saint-Yrieix, Meudon, et, dans le Midi, l’importante maison de Montbéton (Tarn-et-Garonne), ainsi que d’autres à Montauban, Bordeaux, etc. C’eût été chose étonnante que la Bretagne n’eût pas une corporation en propre pour l’enseignement industriel des femmes. Les filles du Saint-Esprit, à Saint-Brieuc, desservent une vingtaine d’ouvroirs, dont les uns sont internes, les autres externes : ceux de Ploërmel, Landivisiau, Tréguier, Lannion, Quimper, Saint-Pol-de-Léon, sont les principaux.

Telles sont les plus importantes des corporations qui tiennent des ouvroirs dans nos provinces et dans nos campagnes : autour de ces grandes maisons fonctionnent une multitude de fondations moins considérables ou isolées. Il y a aussi des œuvres d’un autre caractère et d’un autre but moral, qui présentent les mêmes traits industriels. Telles sont les institutions des sœurs de Marie-Joseph, au Dorat (Haute-Vienne), et des religieuses du Bon-Pasteur, à Angers. Ces pieuses femmes se sont vouées à une œuvre de rédemption : elles ont des maisons de refuge ou de pénitence, soit pour les prisonnières libérées, soit pour les filles repenties. Ces établissements comptent en général un très nombreux personnel : le travail manuel y est la loi. Nous ne faisons que mentionner, en passant, les diaconesses protestantes ; elles ont aussi, dans l’Est et le Midi surtout, un certain nombre d’ouvroirs internes et externes. Enfin, les établissements du même genre, mais d’origine et de direction complétement séculières, ne manquent pas non plus dans notre pays. Pour qui voudrait voir résumer par quelques chiffres la situation que nous venons d’exposer, voici ce que l’on pourrait dire en se tenant dans les limites les plus rigoureuses de la vraisemblance : il doit y avoir en France au moins 2 000 ouvroirs, ayant près de 80 000 élèves ; si l’on veut admettre que la moitié de nos religieuses, qui sont au nombre de près de 100 000, travaillent de leurs mains ; si l’on tient compte en outre de la multitude d’asiles et de pensionnats où le travail des doigts occupe plusieurs heures dans la journée et où les articles sont vendus, on pourra conclure, sans exagération, que la production industrielle qui sort de toutes ces institutions représente le travail d’environ 150 000 personnes. Ajoutons que le nombre des ouvroirs augmente tous les jours : ceux qui existent ne meurent pas, et les âmes charitables s’empressent d’en fonder de nouveaux.

À l’aspect de ce déploiement de la charité privée, les premiers sentiments qui saisissent l’âme sont ceux d’une profonde admiration et d’une ardente sympathie. Mais, si l’on passe à l’examen scrupuleux des détails, il n’est que trop aisé de découvrir les défauts d’un grand nombre de ces institutions. La plupart d’entre elles ne sont pas seulement des écoles, ce sont des ateliers : on ne s’y contente pas d’enseigner aux jeunes filles l’exercice d’un métier et de les aider, lorsqu’elles sont instruites, à trouver des places ou du travail ; mais l’on vend en masse les produits à de grandes maisons de commerce. Quelques ouvroirs même prennent à l’entreprise et soumissionnent, en quelque sorte, des travaux de confection pour des industriels parisiens. En outre, ce ne sont pas seulement des enfants qui travaillent dans ces établissements charitables : sans parler des religieuses qui dirigent l’ouvrage, les élèves sont retenues, d’ordinaire, jusqu’à vingt et un ans, c’est-à-dire bien après avoir franchi le temps de l’apprentissage. Ainsi les ouvroirs, ou du moins un grand nombre d’entre eux, sont des ateliers de fabrication permanents, ayant un personnel, dont une bonne partie possède toutes les ressources du métier. D’un autre côté, ces établissements, en leur qualité de fondations pieuses, relèvent de la charité : ils sont amplement soutenus par des subventions ; quoique le travail soit leur loi, le gain n’est pas leur but. Il en résulte qu’ils cherchent à s’approvisionner d’ouvrage, alors même que cet ouvrage ne leur produirait aucun profit ; ils sont faciles pour les prix et ne refusent pas des rabais aux commerçants éloignés qui leur font des commandes. Les personnes honorables, qui sont à leur tête, sont beaucoup moins imbues d’idées industrielles que d’idées charitables ; elles perdent volontiers de vue la question mercantile et ne s’y arrêtent qu’à contrecœur : elles ont peine à comprendre que tout travail doit être rémunérateur, et qu’il y a une loi impérieuse, imposée par la nature des choses et par l’humanité même à tout atelier de travail, c’est de chercher et d’obtenir le profit. Ce sont déjà là des conditions fort graves pour les ouvrières du dehors ; mais voici qui est beaucoup plus sérieux.

La grande majorité des ouvroirs n’enseigne qu’un seul métier ; ce sont des ateliers de fabrication homogène : or, il arrive que presque tous ont adopté le même état, la couture. Les trois quarts au moins de ces institutions se bornent à l’apprentissage des travaux d’aiguille, et non pas de tous les travaux d’aiguille, mais seulement d’un très petit nombre. « Presque tous les ouvroirs de province, dit un auteur qui a étudié de près cette question, s’adonnent en général à des travaux de confection assez simples pour le compte d’entrepreneurs parisiens. La chemiserie y occupe la place principale[120] ». M. Jules Simon a pu affirmer que, sur cent douzaines de chemises qui entrent dans le commerce de Paris, les ouvroirs en ont cousu quatre-vingt-cinq douzaines. Cette assertion, quand on étudie les faits, paraît fondée. Ce qui mérite d’être signalé, c’est que la dépréciation des salaires dans cette industrie est reconnue et proclamée par les institutions mêmes qui se livrent à ce travail sur la plus grande échelle. En parlant des établissements des religieuses du Bon Pasteur, à Angers, M. Monnier écrit les lignes suivantes : « Les ouvrages consistent principalement en coutures de chemises pour le compte des magasins de Paris : les chemises sont envoyées coupées et piquées ; une ouvrière en termine en général deux par jour. Le produit de ce travail, par suite de l’abaissement du prix de façon, est tout à fait insuffisant à couvrir les dépenses d’entretien : il y est suppléé aux moyens de quêtes, de sommes que payent les parents, de pensions faites par les personnes charitables, etc.[121] » Quelquefois la lingerie fine supplante la lingerie grosse : ainsi une très grande partie des devants de chemises sont faits dans les ouvroirs des petites villes du Loir-et-Cher, pour le compte de marchands chemisiers de Paris. La rétribution n’est guère plus élevée que pour la couture même de la chemise. Tels sont les faits incontestables, hautement avoués par les voix les plus sympathiques à ces pieuses institutions. Que l’on songe aux conséquences. Voici des industries qui ne peuvent nourrir les ouvrières qui y sont engagées ; or, un nombre infini d’ouvroirs élèvent des milliers de jeunes filles dans la pratique de ces industries : ces ouvroirs ne souffrent pas eux-mêmes de cette mauvaise organisation, parce qu’ils ont ailleurs leur point d’appui. Mais les apprenties, quand elles seront obligées de se sustenter elles-mêmes, comment feront-elles ? On leur apprend un état qui n’est pas rémunérateur, elles auront donc toujours besoin des secours publics pour soutenir leur vie. Un homme profondément chrétien, M. Naville, dans un fort beau et savant livre sur la charité légale, s’élevait avec force contre les aumônes aveugles, et il montrait comment elles ont quelquefois pour effet d’abaisser les salaires de l’ouvrier, et de conduire à cet état de choses, qu’il appelait d’un mot ingénieux : le payement des salaires par la taxe des pauvres. N’est-il pas à craindre que l’organisation défectueuse de nos ouvroirs ne produise, pour les pauvres femmes livrées à certains travaux d’aiguille, ce déplorable résultat ?

Dieu nous garde de condamner en elle-même l’institution des ouvroirs : la semence est bonne, elle peut devenir féconde, il ne s’agit que de prendre les soins nécessaires pour qu’elle porte des fruits. Depuis quelques années, il y a déjà progrès. Un certain nombre d’ouvroirs se livrent à d’autres fabrications que celle de la couture des chemises. Dans le grand établissement de Bourg-Saint-Andéol, on forme des trousseaux complets ; les jeunes filles sont habituées, non seulement à la couture, mais à la coupe ; c’est déjà une amélioration. Plusieurs ouvroirs fabriquent des objets de brosserie pour le compte d’industriels parisiens ; on en voit qui exploitent avec succès la ganterie : tels sont ceux de Bidache (Hautes-Pyrénées) et du Dorat (Haute-Vienne). Ici l’on fait des ornements d’église ; là, au contraire, sur le bord de la mer, à Dieppe, on enseigne le raccommodage des filets de pêche. Il y a un établissement à Lyon, où de jeunes incurables sont occupées à mettre en livraison les Annales de la Propagation de la Foi ; il n’y aurait qu’un pas à faire pour former des ouvrières en reliure. L’enseignement artistique se glisse à la dérobée dans quelques-uns de ces ouvroirs : ainsi l’enluminure d’estampes, la peinture de vignettes, miniatures, manuscrits, l’ornementation des missels, sont enseignées dans deux maisons, dont l’une appartient aux sœurs de Saint-Vincent de Paul, l’autre aux religieuses du Saint-Cœur de Marie de Nancy. D’autres ouvroirs sont éminemment progressifs et semblent s’être donné la mission de propager les bons procédés et les machines utiles : tel est celui de la rue aux Ours, à Paris, fondé par le prince Demidof, et où des machines à coudre marchent à l’électricité par la méthode Casal. L’on doit mentionner aussi un grand nombre d’établissements destinés à former des filles de ferme et des servantes ; ils sont en grande faveur depuis quelque temps. Enfin l’on a vu naître récemment dans l’enceinte de maisons religieuses un ensemble de cours qui ressemble de près à une école professionnelle dans toute l’ampleur du mot. Tel est le magnifique orphelinat Eugène-Napoléon (254, rue du Faubourg-Saint-Antoine). Trois cents orphelines y reçoivent l’instruction d’habiles contremaîtresses. La fabrication de fleurs artificielles, la broderie en tous genres, la passementerie, la confection en robes et les travaux de couture les plus variés occupent les pupilles. À la Maison-Blanche (40, rue Vandrezane), qui dépend, comme l’établissement précédent, des sœurs de Saint-Vincent de Paul, on enseigne aussi la broderie de soie et de passementerie, la fabrication des fleurs et des verroteries, et, en même temps, le piquage des bottines à la mécanique. Ce sont là des institutions qui, bien dirigées, peuvent être fort utiles ; leur création est un symptôme de tendances plus éclairées que celles qui avaient jusque-là prévalu dans les ouvroirs. Il nous paraît utile, néanmoins, de résumer, en quelques traits, les principales conditions de l’efficacité de ces fondations.

Il faut d’abord s’attacher à former l’esprit de la jeune fille par un enseignement substantiel et à développer énergiquement sa personnalité. Toute femme, et surtout la femme du peuple qui est exposée à plus de luttes et de périls, doit avoir de la force de volonté et de la fermeté de caractère. Une éducation qui n’éveille pas ces facultés manque son but. Jusqu’ici l’instruction générale, même primaire, a été excessivement faible dans beaucoup d’ouvroirs internes. Dans un établissement de ce genre, l’on ne rencontre que 90 élèves sur 120 sachant couramment lire et écrire. Dans un autre, 60 élèves sur 100 lisent couramment, 58 écrivent assez bien et 80 savent faire une dictée et calculer. L’on est réduit à signaler comme un mérite rare « les ouvroirs internes où l’instruction est satisfaisante[122] ». L’on doit ensuite se proposer d’apprendre à la jeune fille un état vraiment productif et se garder de l’engager dans des industries déjà encombrées. D’un autre côté il faut éviter de retenir les enfants jusqu’à un âge trop avancé. Il vaut mieux leur apprendre de bonne heure, dès 16 ou 18 ans au plus tard, à se conduire elles-mêmes sous un patronage bienveillant. Un homme qui ne peut être suspect d’inimitié pour les couvents, puisque c’est un ecclésiastique, M. Meignen, frère de la congrégation de Saint Vincent de Paul et directeur de l’œuvre du patronage de Saint-Vincent de Paul à Paris, s’élevant dans l’enquête sur l’enseignement professionnel « contre l’éducation en serre chaude », constatait qu’il arrive trop souvent aux jeunes filles, que l’on a fait élever dans des ouvroirs, de se perdre quand elles en sortent[123]. Les internats aussi ne devraient être, à notre avis, qu’une exception et les externats toujours préférés. La jeune fille, le plus souvent, pour son avenir durable, et la famille même n’ont qu’à gagner en ne se séparant pas complétement l’une de l’autre. Une femme qui se connaît en éducation, Mlle Marchef-Girard, déclarait, dans l’enquête sur l’enseignement professionnel, qu’elle avait vu souvent des parents grossiers subir peu à peu l’influence de leur fille bien élevée, au point de se métamorphoser en quelques mois. La même observation était faite par d’autres déposants dans la même enquête. Telles sont quelques-unes des règles applicables à l’enfant. Quant à l’ouvroir lui-même, il devrait être, selon nous, une maison d’école plutôt qu’un atelier de fabrication ; un intermédiaire entre les anciennes élèves et le fabricant, mais non pas un contractant en son propre nom. Quand il ne pourrait pas se soumettre à ces conditions, il devrait s’imposer sérieusement le devoir, car c’en est un, de chercher la rémunération la plus élevée qu’il lui serait possible d’acquérir, d’être exigeant et tenace pour la bonne vente de ses produits et de ne jamais négliger comme secondaire le côté mercantile.

Dans les villes importantes, les ouvroirs devraient avoir un enseignement varié : ils pourraient devenir de véritables écoles professionnelles de différents degrés. Ils examineraient et éveilleraient les vocations, ils susciteraient l’ardeur des élèves en les mettant aussitôt que possible à leurs pièces ; ils ne devraient jamais prolonger l’apprentissage au-delà du temps strictement nécessaire. Dès qu’une apprentie serait devenue ouvrière par son talent, il importerait de la traiter comme telle, de la placer au dehors ou de lui chercher de l’ouvrage en ne conservant plus avec elle que des relations de patronage et de direction morale. S’ils étaient administrés dans cet esprit, les ouvroirs auraient une efficacité pour le bien, qu’ils n’ont pas de nos jours. Ils pourraient aisément relever la condition matérielle de l’ouvrière en même temps que sa condition morale : ils lui faciliteraient une conduite régulière et une bonne vie de famille en lui procurant, par une meilleure instruction, des ressources plus grandes ; ils ne feraient pas enfin à l’industrie du dehors une concurrence souvent insoutenable. Nous allons peut-être étonner plus d’un lecteur ; mais nous ne voyons pas pourquoi dans les grandes villes les établissements religieux n’apprendraient point aux jeunes filles la tenue des livres, la comptabilité et les autres connaissances nécessaires pour entrer dans les professions commerciales. Par l’étendue et la qualité de leurs relations, les communautés religieuses seraient plus propres que toute autre puissance à ouvrir aux femmes des carrières nouvelles. Enfin, nous aimerions à voir les ouvroirs se faire les propagateurs des bonnes méthodes, des bons procédés, des bons instruments. Pourquoi ne prêteraient-ils pas, par exemple, des machines à coudre aux ouvrières qui en manquent ? Si un certain nombre d’ouvroirs ont des ressources restreintes, d’autres, en grand nombre, en ont d’illimitées. La charité a toujours passé chez tous les peuples pour être ingénieuse, elle peut aussi devenir savante, condition nécessaire de nos jours pour être vraiment habile et efficace. L’éducation professionnelle des jeunes filles est très facile à fonder en France ; nous avons plus d’un millier d’institutions charitables, qui sont déjà des écoles d’apprentissage et qui n’ont besoin que d’améliorer leur enseignement. C’est une force immense, si nous savons nous en servir. Aucune nation d’Europe n’est dans une position aussi heureuse. Nous espérons que la fondation par le gouvernement, les municipalités, les chambres de commerce, d’écoles professionnelles, dans le genre de celles que nous avons décrites au chapitre précédent, inspirera de l’émulation aux nombreuses communautés religieuses. Pour elles, il n’y a rien à créer ; il suffit de réformer et de développer.

Reste ce que l’on a nommé la concurrence des femmes du monde. Beaucoup de personnes n’y croient pas, c’est que cette question est mal posée. Le monde, pour quelques esprits, se compose uniquement de ces régions élevées, qui forment la bonne compagnie et où se rencontrent la richesse, l’élégance, l’éducation et la distinction. Assurément les grandes dames opulentes, qui entrent dans cette élite de la société française, n’ont pas pour habitude de vendre le produit du travail de leurs mains. Tous ces gracieux ouvrages ne sortent pas du cercle où ils sont nés ; ils restent comme ornement de la demeure qui leur a donné le jour ; ou, s’ils la quittent, c’est pour se placer, comme cadeaux, dans d’autres maisons heureuses, ou pour enrichir les autels de nos églises et les humbles chapelles de nos missions, ou bien encore pour aller trouver l’enfant du pauvre sur son grabat et réchauffer ses membres nus. C’est un des côtés les plus heureux de nos mœurs que cette activité laborieuse des femmes que leur naissance et leur fortune entourent de toutes les jouissances du luxe. Ce travail manuel des plus élégants boudoirs a quelque chose de saint et de profondément respectable ; c’est, dans sa simplicité, comme un trait d’union, par la communauté des occupations et des distractions journalières, entre les femmes de tout rang ; et rien n’offre un spectacle plus consolant que de voir ces doigts patriciens tricoter modestement des bas ou bien ourler des chemises pour l’enfant de la misère.

Mais au-dessous de ces hautes régions, il en existe d’autres moins fortunées, que l’aisance et le besoin semblent se diviser en parts égales, où la vie est à couvert de la nécessité pressante, mais où les caprices, les désirs de toilette, le goût de plaire et de briller trouvent difficilement leur pâture : ce sont ces couches de la petite bourgeoisie, où l’on a un pied dans la richesse et l’autre encore dans la gêne, où l’on doit se réduire et se restreindre sur les futilités inutiles ou s’ingénier par tous les moyens pour être en état de se les permettre ; c’est dans cette classe que se rencontrent tant de femmes qui ne dédaignent pas de tirer profit de leurs travaux d’aiguille. Femmes ou filles d’employés, de petits commerçants, d’humbles fonctionnaires, elles brodent, elles cousent trois ou quatre heures par jour et elles vendent, au bout du mois, le produit de leurs distractions. Soit pour jeter cet argent dans le ménage et en relever la tenue modeste, soit pour se procurer une fête, un voyage, un spectacle, un dîner d’amis, soit surtout pour réparer l’insuffisance de leur toilette et s’acheter un châle, une robe ou un bijou, ces milliers de doigts n’épargnent aucune peine et luttent avec patience contre l’ennui ou la fatigue. Et ce sont toujours les mêmes travaux qu’entreprennent ces petites bourgeoises ; elles n’ont pas assez de simplicité de goûts pour se livrer à des ouvrages grossiers ; il faut être une grande dame ou une ouvrière pour oser tricoter ouvertement un bas ou bâtir et ourler une chemise d’enfant. À leur comptoir ou dans leur étroit salon, ces femmes de marchands et d’employés ont plus de prétention ; il leur faut de la broderie fine ou de la tapisserie ; presque toutes se précipitent sur ces deux états, qui ont une apparence de dignité que compense bien amèrement l’avilissement des produits. Elles retirent ainsi 100, 150 ou 200 francs de leur travail annuel, rarement plus. Beaucoup sont en relations constantes avec des fabricants de la rue Saint-Denis ; souvent c’est sur commande qu’elles travaillent ; elles sont douces pour les prix, elles acceptent ce qu’on leur offre et n’insistent pas, car elles se cachent pour vendre et rougiraient qu’on les vît ou qu’on le sût. Ce sont, en un mot, des ouvrières honteuses. Il s’y joint toute cette catégorie, plus nombreuse qu’on ne le croit, de femmes déchues ou déclassées, qui veulent faire bonne contenance, rester convenables et dissimuler leur misère. Elles aussi sont timides à l’excès, susceptibles surtout, elles cèdent pour un morceau de pain ce qui leur a coûté des journées de travail. C’est là une concurrence funeste pour les ouvrières de profession. Et que l’on ne dise pas que ces faits sont faux ou exagérés. Il existe à Paris plusieurs milliers de femmes adonnées à ce genre de vie. Il n’est pas un homme au courant de l’industrie parisienne qui ne le sache, et nous en trouvons, d’ailleurs, la preuve dans l’enquête de la chambre de commerce. Qu’on s’arrête à l’article concernant la broderie-tapisserie, voici ce qu’on y lit : « On n’a pu recenser toutes les femmes qui s’occupent de la broderie-tapisserie : ce sont, pour la plupart, des personnes de la petite bourgeoisie, dont le travail forme un supplément de ressource pour leur ménage. Celles qui n’ont que ce moyen d’existence ne sont pas heureuses. » On devrait espérer, tout au moins, qu’avec le temps les ouvrières professionnelles déserteraient cette industrie peu lucrative pour s’engager dans d’autres plus rémunératrices ; mais voici ce que nous lisons encore dans l’enquête de 1860, immédiatement au-dessous des lignes que nous venons de citer : « 80 jeunes filles, engagées pour huit ans, sont dans des conditions particulières ; elles font partie d’un établissement philanthropique où elles sont nourries, logées et habillées[124]. » Ainsi, voilà un état qui, de l’avis de tous les hommes d’expérience, ne peut nourrir les ouvrières qui s’y livrent, et il se trouve une institution philanthropique pour préparer un grand nombre de jeunes filles à la pratique de cet état même ; en vérité, c’est là une preuve qu’il faut du discernement pour faire le bien, sinon, avec les intentions les meilleures, on court grand risque de ne faire que du mal. Des personnes charitables auront dépensé peut-être des sommes importantes pour apprendre à quelques centaines de jeunes filles une industrie où, suivant l’euphémisme de l’enquête, elles « ne seront pas heureuses ». Quoique la broderie soit le principal débouché de ces ouvrières qui se cachent pour travailler et pour vendre leurs produits, il y a aussi d’autres métiers où l’on en compte un certain nombre. L’enquête de 1860 nous apprend, dans l’article sur la bonneterie (industrie 67) que « des personnes mariées à des employés et même des dames vivant dans une certaine aisance travaillent accidentellement pour les fabricants de bonneterie et ne figurent pas au tableau de recensement. D’après les déclarations des fabricants, le nombre de ces personnes peut être porté à 800. » Quelques autres industries sont dans le même cas.

Ayant constaté le mal, on exigera peut-être que nous indiquions le remède, c’est de toute justice. On ne peut d’abord condamner, même moralement, ces femmes à moitié aisées qui cherchent dans les occupations de leurs doigts, un supplément de ressource. Travailler, c’est leur droit : nous dirions volontiers, c’est leur devoir, car c’est le devoir de tout être humain sur la terre. Vendre le produit de leur travail, c’est aussi une faculté qui ne leur peut être interdite ; c’est même un acte qu’il est impossible de blâmer. Mais voici ce que nous voudrions voir : nous voudrions qu’elles eussent le courage de leurs actions ; ce qu’elles font en cachette, nous voudrions qu’elles le fissent ouvertement ; qu’elles ne craignissent pas de débattre les prix, de se refuser à tout salaire trop minime, d’agir, en un mot, en ce qui concerne le produit de leur travail, comme si elles étaient de véritables ouvrières ; au lieu d’être des ouvrières honteuses, qu’elles deviennent à la face de tous ce qu’elles sont en effet, des ouvrières intermittentes ; nous ne découvrons rien là qui doive paraître humiliant. On nous dira que nous formulons un vœu plutôt que nous n’indiquons un moyen pratique : non pas. Le remède pratique, le voici : c’est de constituer l’enseignement professionnel pour les femmes, et, en même temps, de développer dans nos filles la force du caractère et la rectitude de l’esprit. Ces deux dernières qualités mettent au-dessus de la fausse honte. Quant à l’instruction professionnelle dans ses branches les plus élevées, n’est-ce pas à ces femmes de la petite bourgeoisie qu’elle devrait surtout s’adresser ? Qu’au lieu de faire toutes de la broderie et de la tapisserie, il y en ait quelques-unes qui pratiquent un art industriel. L’établissement sur une vaste échelle de l’enseignement professionnel pour les femmes aura aussi cet autre avantage : il relèvera aux yeux de tous la pratique d’une profession ; il rendra honorable ce qui pour beaucoup trop de gens semble entaché de quelque honte. Les femmes ne rougiront pas plus de travailler de leurs mains, que les hommes ne rougissent de travailler de leur tête ; et les uns et les autres oseront, à ciel ouvert, vendre à leur juste prix le produit de leur temps et de leurs efforts. Alors, ces travaux des femmes de la bourgeoisie ne feront plus concurrence aux travaux des ouvrières.

Nous avons examiné l’influence de la production des prisons, des ouvroirs et des salons sur le prix de la main-d’œuvre ; cette production, nous avons montré qu’il ne faut pas essayer de l’interdire ; ce serait une œuvre impossible, ce serait même une œuvre coupable. Il n’y aura jamais trop de produits : loin d’en réduire la quantité, il faut la multiplier. Nous avons prouvé aussi, croyons-nous, qu’on peut trouver une direction plus habile de toutes ces forces, utiles en elles-mêmes et qui ne compromettent des intérêts graves que faute d’une organisation plus intelligente. Les prisons doivent être, sans aucun doute, des ateliers de perfectionnement et d’apprentissage. On y doit donner aux détenus une instruction technique, qui les mette à même de gagner leur vie aux jours de liberté. Les ouvroirs doivent, dans la mesure du possible, devenir des écoles professionnelles, conduites avec discernement, où les occupations soient variées, où l’on n’enseigne que les états lucratifs, où l’on ne pousse pas des milliers de jeunes filles dans des carrières ingrates, où l’on s’efforce, au contraire, de leur ouvrir des voies nouvelles, par un enseignement substantiel d’abord, et ensuite par un patronage efficace. Quant à ces ouvrières de rencontre ou d’accident, qui n’ont que des occupations intermittentes et ne demandent à leur métier que le superflu, non le nécessaire, elles ont aussi leur utilité et méritent d’être admises dans la grande armée industrielle. Qu’elles emploient leur temps à cultiver ces métiers supérieurs auxquels leurs loisirs et leur instruction générale les préparent. Ainsi, les choses seront remises dans leur ordre naturel et économique ; le marché des travaux d’aiguille, et surtout de certaines branches sera dégagé ; le salaire des femmes haussera, et cela, sans nuire au consommateur, car la main-d’œuvre sera plus habile. Il deviendra possible à la femme de vivre dans son ménage et de gagner cependant sa vie, tous ces ouvrages avilis de nos jours se relevant. Sans doute, ce serait se bercer d’illusions que de croire qu’un pareil mouvement se puisse opérer en un clin d’œil. La science n’a pas de ces formules qui, comme la baguette des fées, opèrent dans le monde un changement à vue. Il faut de la patience et de la persévérance. Tout progrès est l’œuvre du temps autant que l’œuvre de l’homme. Mais, notre pays a un grand avantage sur tous les autres : d’un côté, il possède plus d’un millier d’ouvroirs qui, si on les veut bien diriger, sont autant d’embryons d’écoles professionnelles ; d’un autre côté, les femmes de France ont reçu par privilège la vivacité de l’esprit et des doigts, la souplesse, la facilité, tous ces dons qui assurent le succès, quand ils sont soutenus par un peu de volonté.


CHAPITRE III

Les machines à coudre, broder, piquer et tricoter.

Il est impossible aujourd’hui d’écrire un ouvrage sur le travail des femmes, sans consacrer un article spécial à la machine à coudre. Quelle sera l’influence de cette invention sur le taux des salaires, sur la condition matérielle et morale de nos ouvrières et sur la vie de famille ? Question grave, controversée, qui, à tous les points de vue, mérite le plus sérieux examen.

Quel est l’inventeur de la machine à coudre ? Cela a donné lieu à des affirmations contradictoires. Tout amour-propre national à part, nous devons reconnaître que la première idée est venue, non d’Amérique ou de France, selon les deux versions les plus accréditées, mais d’Angleterre au début même de ce siècle. C’est en 1804, paraîtrait-il, que deux Anglais, Thomas Stove et James Henderson, prirent un brevet à Paris pour une machine à coudre. Bien entendu, le brevet resta lettre morte : le nouvel instrument fit aussi peu de bruit dans le monde savant que dans l’industrie. Un quart de siècle environ s’écoula, quand un tailleur de Saint-Étienne, Thimonnier, né en 1793, n’ayant pas eu connaissance de l’invention anglaise, fut amené de son côté à organiser un mécanisme du même genre. On connaît la réputation de Tarare pour la fabrication de la mousseline, Thimonnier vit ce travail au métier et en fut frappé ; sa machine en fut une imitation. C’est, en effet, le mécanisme du tissage, qui se retrouve dans cet instrument nouveau : le fil vertical du porte-aiguille et celui de la navette sont la reproduction des fils de la chaîne et de la trame. Comme presque tous les inventeurs, Thimonnier fut malheureux et méconnu ; sans capitaux, il ne put soutenir un établissement de couture automatique qu’il était parvenu à fonder. C’est en 1828 qu’il avait produit sa machine, il ne réussit pas à attirer sur elle l’attention publique et mourut dans la misère en 1857. Mais déjà les Américains s’étaient emparés à leur tour de la découverte et, quoique venant en troisième ligne par ordre de date, c’est bien à eux et à eux seuls qu’appartient l’honneur d’avoir répandu l’usage de la machine à coudre. En 1834, Walter Hunt perfectionnait cet instrument. Un autre Américain du nom de Linger y apportait aussi quelques améliorations ; enfin, en 1844, Elias Howe produisait la première machine d’un usage pratique. Présentée d’abord à l’exposition de Londres de 1851, elle excitait vivement l’attention publique : à Paris, en 1855, elle avait un succès général de curiosité. Des perfectionnements survinrent, une foule de brevets furent pris. Une bonne ouvrière faisait 25 à 30 points à la minute, la machine en fit 800. Bientôt elle se répandit par toute la France : en 1860, l’on comptait dans l’industrie de Paris 2097 machines à coudre ; déjà les prisons en avaient un grand nombre ; les régiments en possédaient 481. En 1859, une vaste usine[125] de Paris introduisait la couture à la vapeur ; en 1866, l’on adaptait l’électricité à cet instrument ingénieux, et bientôt il se formait à Paris un ouvroir[126] pourvu de machines à coudre à moteur électromagnétique. On eut recours aussi dans quelques établissement au moteur Lenoir, c’est-à-dire au moteur à gaz. Tel est l’enchaînement des améliorations que reçut la machine à coudre dans l’espace de plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui son succès est assuré et à l’abri de toutes les critiques. Elle n’est encore cependant qu’à la période d’enfance. Il est probable que l’avenir verra des perfectionnements nouveaux. Il est certain que cet instrument utile deviendra d’un usage plus général qu’il ne l’est actuellement. L’on a vu combien il avait fallu de temps au tissage mécanique pour prendre racine et supplanter définitivement le tissage à bras. Il doit en être de même de la machine à coudre : la victoire est gagnée, mais la conquête est à peine commencée. Dans les choses de l’industrie, les défaites sont irréparables, mais les résistances sont acharnées. À une machine reconnue d’une utilité sans pareille il faut encore bien des années pour régner absolument sans rivale.

Faire une description de la machine à coudre et de son ingénieux mécanisme, ce serait, en l’année 1872, une œuvre bien superflue. Qui n’en a vu en effet dans de grandes usines, dans des boutiques ou dans des salons ? Elle est encore mieux connue que le métier à tisser mécanique, qui se cache derrière les murs élevés de nos manufactures. Ce qu’il nous importe de rechercher, c’est son influence sociale. Quelle action exerce-t-elle sur les salaires des ouvrières mécaniciennes ? Quelle action sur ceux des ouvrières à la main ? Quels sont ses avantages et ses inconvénients au point de vue de la santé générale ? Quelle doit être, en présence de ce nouvel engin, la conduite des âmes charitables, des sociétés philanthropiques et de tous ceux qui se préoccupent du sort des classes ouvrières et, en particulier, de la destinée des femmes pauvres ?

Une bonne couseuse fait de 25 à 30 points à la minute, vitesse extrême ; une bonne machine en fait 800 avec aisance et atteindrait même 1000, si la mécanicienne la pouvait suivre. La vitesse de l’instrument serait donc trente fois plus grande que celle de la main la plus exercée. En pratique, il faut beaucoup rabattre de ces données théoriques. La machine ne peut toujours marcher de ce train uniforme : l’ouvrière doit l’arrêter de temps à autre pour retirer l’étoffe ou la diriger. Les fabricants les plus affirmatifs attribuent à une bonne mécanicienne, munie d’un bon instrument, une capacité de travail égale à celle de douze couseuses ordinaires : il y a encore là de l’exagération. On ne peut guère évaluer, dans l’état actuel, le produit d’une machine au-delà du produit de six ouvrières : c’est déjà énorme. Il paraîtrait que les machines à piquer les gros ouvrages de la cordonnerie et de la sellerie auraient une capacité de travail supérieure à celle de la machine à coudre pour les menus ouvrages : les premières, d’après les documents les plus exacts, feraient facilement le travail de douze hommes[127]. Dans l’état actuel une machine à coudre ne peut s’employer avec profit pour toutes les parties du vêtement ou de la lingerie ; il faut souvent plusieurs personnes pour préparer le travail et le finir : le concours de quatre personnes est nécessaire dans la généralité des cas, par chaque machine. Ce rapport, du reste, est très variable. La directrice des ateliers de la maison Godillot, Mlle Callerand, nous assurait dernièrement que l’apprêtage et le finissage occupaient dix ou douze personnes par mécanique : il est vrai que dans cette maison l’on coud à la vapeur. Ce n’est pas là la proportion ordinaire. Tout dépend de la nature de l’étoffe et de la dextérité de la mécanicienne.

Si nous nous enquérons de l’influence de la machine à coudre sur les salaires, voici les faits qui ont quelque certitude. Il est incontestable que la rémunération de la mécanicienne est beaucoup plus élevée que n’a jamais été celle de la couseuse à la main. Dans la maison Godillot la moyenne des salaires quotidiens des ouvrières conduisant une machine est de 3 fr. 50 après un mois d’apprentissage. Dans la maison Hayem on nous a indiqué une moyenne de 3 fr., mais les ouvrières d’élite atteignent 5 et 6 fr. Les bâtisseuses et les finisseuses ont en moyenne 2 fr. ou 2 fr. 50 et, par exception seulement, 3 fr. ou 3 fr. 25 ; la journée de travail à l’atelier est de onze heures. D’après M. Edwin Chadwick, les mécaniciennes gagneraient en Angleterre 16 à 25 shellings (20 à 31 fr. 25) par semaine, quelquefois plus. La moyenne serait de 20 sh. (25 fr.), ce qui est un peu plus de 4 fr. par jour ; les bonnes ouvrières à la main obtiendraient dans le même pays 15 shellings seulement par semaine (18 fr. 75). Il aurait été reconnu que les ouvrières qui touchent les plus hauts salaires dans ce travail à la pièce sont celles qui procurent le plus de profit au patron : aussi celui-ci se montre-t-il, d’ordinaire, sévère pour les ouvrières qui gagnent le moins et leur demande-t-il avec reproche pourquoi elles gagnent si peu[128]. C’est là une observation, qui n’est pas particulière à cette industrie, elle est d’une vérité générale. En Allemagne, les mécaniciennes gagnent, en moyenne, de 3 à 4 thalers et demi (11 fr. 25 à 17 fr.) par semaine, ce qui est considérable eu égard au prix des vivres et au taux habituel des salaires dans ce pays[129]. L’on peut admettre comme règle générale que la rémunération des mécaniciennes est supérieure d’au moins un tiers, souvent de moitié et quelquefois du double, à celle des simples couseuses. C’est là un fait indiscutable. Or, l’on sait que l’apprentissage est très court : en un mois, une jeune fille habile et attentive peut connaître ce métier, et il n’y a pas de femme qui ne doive en être complétement maîtresse après deux ou trois mois au plus.

La grande question, c’est de savoir si l’introduction de la machine n’a pas ou ne doit pas avoir pour effet de réduire la demande des ouvrières dans l’industrie de la couture. S’il en était ainsi, ce serait chose terrible ; mais nous croyons pouvoir affirmer que rien de pareil n’a eu lieu jusqu’ici et que de semblables appréhensions pour l’avenir sont peu fondées. Il faut d’abord remarquer que des craintes analogues se sont produites à l’occasion de toute invention mécanique remplaçant avantageusement la main-d’œuvre, ou plutôt rendant cette main-d’œuvre infiniment plus productive. Assurément, quand Heargraves et Arkwright constituaient par leurs ingénieuses mécaniques la grande industrie, l’on n’eût obtenu aucune créance si l’on avait prédit que les fileuses et les tisseurs de l’époque du petit rouet pourraient tous trouver place dans les manufactures de coton ; et cependant il n’est que trop certain que leur nombre s’est depuis lors multiplié en Angleterre. Quand l’on songea à établir dans toute l’Europe un réseau de chemins de fer, il y eut bien peu d’hommes à ne pas croire que l’industrie chevaline courait un grand danger. Il est inutile de remonter plus loin dans le passé et de parler des vaines alarmes des copistes à la découverte de l’imprimerie. Tant d’expériences devraient avoir mûri nos esprits et les préserver des futiles terreurs. Nous devrions savoir, une fois pour toute, que l’effet ordinaire d’un perfectionnement mécanique est d’augmenter et non pas de diminuer la demande de la main-d’œuvre. Mais, puisque la question est controversée pour la machine à coudre, entrons dans les détails et examinons les choses de plus près et à loisir : aussi bien en valent-elles la peine.

Il n’est pas besoin d’être très au courant du développement et des perfectionnements de l’industrie dans les temps modernes pour savoir que ce sont surtout le vêtement et l’ameublement qui ont été modifiés par eux. Assurément, chaque homme, aujourd’hui, à quelque condition qu’il appartienne, se nourrit un peu mieux que ne le faisaient nos ancêtres il y a quelques générations et surtout il y a plusieurs siècles ; mais c’est principalement le vêtement qui s’est amélioré : le linge, la flanelle, les bas, les souliers, ce sont là toutes choses, autrefois luxueuses, aujourd’hui communes ; et de même pour l’ameublement, les sièges rembourrés, capitonnés, les tapis, les rideaux : ce sont des objets que l’on voyait autrefois dans les seuls palais, et que l’on rencontre aujourd’hui dans la maison de l’ouvrier. C’est par les progrès mécaniques et par le bas prix, qui en était la conséquence naturelle, que ces produits sont devenus d’un usage aussi général. Or, remarquons qu’il y avait quelque chose de contradictoire et presque d’illogique dans le développement des inventions mécaniques relativement au vêtement et à l’ameublement. Jusqu’à ces dernières années, c’est seulement à la production des étoffes que l’on avait pu appliquer les procédés automatiques : quant à la dernière façon, à la coupe, à la couture, il fallait recourir à la main humaine presque désarmée. C’était là un grand obstacle au développement ultérieur de la production des tissus. Il y avait beaucoup de matières textiles qui ne se trouvaient pas employées, parce que, à cause de leur qualité inférieure, les étoffes qu’on aurait pu faire avec elles n’auraient pas valu les frais de coupe et de couture. Cette observation n’est pas de nous ; elle provient d’hommes fort compétents et expérimentés : elle a été faite par le Dr Arnstein, dans un rapport officiel sur la participation de l’Autriche à l’exposition de Londres en 1862 : « Les machines à coudre, dit-il, augmenteront la consommation des matières premières ; tous les articles en coton à bon marché que l’on ne produisait qu’en petite quantité, parce que la seule couture eût dépassé le prix de l’étoffe entière, pourront désormais être produits sur une bien plus grande échelle. » Que l’on veuille réfléchir, jeter les yeux autour de soi et considérer les besoins existants, est-il une industrie dont le champ soit aussi illimité que celui de la couture ? Le haut prix des produits est le seul obstacle à sa plus grande extension. Tout le monde est-il assez vêtu et a-t-il des meubles assez confortables ? Non certes ; c’est que les produits sont encore trop chers. Leur demande augmentera dans une proportion énorme si leur prix baisse ; on aura plus de chemises, plus de draps, plus de mouchoirs, plus de rideaux, une plus grande variété de vêlements, plus de chaussures, etc., si on peut se procurer ces objets à meilleur compte. Or, la machine à coudre a cet effet, tout en élevant la rémunération de l’ouvrière qu’elle emploie, de faire baisser le prix des articles. Voyez les souliers : on les fabrique à la mécanique, ils tombent de prix et tout le monde en porte ; l’artisan lui-même abandonne le vieux soulier napolitain pour des bottines qui couvrent mieux ses pieds et lui tiennent plus chaud. Il en sera de même pour tous les objets où la couture a sa part. Il y a plusieurs centaines de mille femmes occupées en France par les travaux d’aiguille, il n’y en a pas une qui ne puisse trouver place dans cette industrie transformée par la mécanique.

La transition est difficile, nous l’accordons. Si la mécanicienne gagne plus que n’a jamais gagné la couseuse à la main, celle-ci, quand elle n’a aucune habileté spéciale, quand elle ne sait qu’ourler et faire les ouvrages les plus simples, est exposée avoir sa rémunération décroître. C’est une conséquence nécessaire. Lorsque la mulljenny fut découverte, les fileuses au rouet ou à la quenouille arrivèrent bientôt à ne plus gagner qu’un morceau de pain. Pour éviter ce malheur aux couseuses à la main, quel expédient ou quel remède employer ? Il est facile. Lorsqu’il y a plus de trente ans la situation des tisserands à la main (handloom weavers) attira l’attention de l’Angleterre, M. Senior, rapporteur d’une enquête parlementaire, indiquait comme seul et unique remède, l’éducation. Pour que les couseuses à la main ne souffrent pas de la découverte de la machine à coudre, il y a un moyen bien simple : les transformer en mécaniciennes ; leur apprendre à se servir de la machine et mettre une machine à leur disposition. En Amérique, en Angleterre, en Allemagne même, une foule de sociétés philanthropiques, charitables, religieuses, s’emploient uniquement à donner aux pauvres filles des leçons de couture à la mécanique, à leur vendre des machines à coudre à bas prix ou à les louer moyennant une redevance modique. C’est là une œuvre sainte et judicieuse. Il serait trop long de citer beaucoup d’exemples : il en est un, cependant, que l’on ne peut passer sous silence : c’est le Queens Institute à Dublin fondé en 1861. On y enseigne sur une grande échelle la couture automatique ainsi que la coupe du vêtement. En Allemagne, un nombre infini de sociétés, s’il faut en croire le journal Neue Bahnen, organe de l’émancipation industrielle des femmes, se proposent le même but. Nous lisions dernièrement qu’un habitant de Königsberg léguait 10 000 thalers pour acheter des machines à coudre afin de les prêter aux filles et aux femmes de la classe pauvre. Nous voudrions voir nos sociétés de charité entrer dans cette voie. Nous avons écrit un long chapitre sur les ouvroirs, c’est à eux qu’incomberait principalement le devoir de répandre ces connaissances et ces instruments. Il faut désormais que toute ouvrière couse à la machine ou qu’elle soit d’une grande habileté pour faire à la main les ouvrages difficiles. Sinon, c’est la misère qui l’attend. Que les âmes pieuses et philanthropiques se mettent donc à l’œuvre. Ou l’expérience de l’humanité n’est bonne à rien, ou il faut faire la charité au dix-neuvième siècle autrement qu’on ne la faisait au dix-huitième. On doit profiter des enseignements de la science et se convaincre que désormais le meilleur mode de soulager et de prévenir les misères, c’est de propager les bonnes méthodes de travail et de répandre les bons instruments.

Contre la machine à coudre l’on a fait des objections au point de vue sanitaire. Notons cependant que les médecins sont loin d’être d’accord. Voici le docteur Gardner, professeur d’accouchement à New York, qui, en 1860, expose les idées les plus optimistes. Dans un travail analysé par le docteur Beaugrand, « il proclame la découverte des machines à coudre le plus grand bienfait pour les femmes de la chrétienté et du monde pendant le dix-neuvième siècle : c’est l’abolition de l’esclavage des blanches. » La fatigue des premiers jours éprouvée par l’ouvrière se change bientôt en une vigueur exceptionnelle. « La station debout », existe-t-il en Amérique un appareil qui permette ce mode de station à la mécanicienne ? « les allées et venues autour des machines sont des conditions favorables pour la santé : aussi, rien de plus rare qu’une interruption de travail pour maladie parmi ces ouvrières[130]. » Voici, au contraire, le docteur Guibout qui signale, dans un Mémoire lu à la Société médicale des hôpitaux, des faits d’une grande gravité, et attribue à la machine à coudre une influence des plus pernicieuses sur la santé et la moralité des ouvrières. Entre ces deux extrêmes, se place le docteur Espagne qui, dans une fort intéressante monographie[131], absout la machine à coudre des accusations radicales portées contre elle, et ne retient que le grief d’affaiblir les constitutions très délicates, et d’exciter les sens des femmes exceptionnellement nerveuses. Les inconvénients de la machine à coudre sont dus à l’action, très fâcheuse, dans quelques cas, des mouvements des pieds agissant alternativement sur les pédales ; ou bien encore aux effets de la trépidation de l’instrument, laquelle se propage par les membres supérieurs à la cavité thoracique et même à toute l’économie. Or, il est à remarquer que ces effets de la trépidation sont atténués et presque supprimés par les perfectionnements progressifs apportés à la machine à coudre. Quant aux inconvénients provenant du mouvement des pédales par l’action des pieds de l’ouvrière, il est encore plus facile d’y remédier. D’abord l’on peut faire et l’on fait des machines à une seule pédale, lesquelles donnent beaucoup moins d’excitations sensuelles et nerveuses. Ensuite dans tous les grands établissements l’on fait mouvoir la machine à la vapeur, et l’ouvrière peut avoir les pieds immobiles, ne perdant pas, d’ailleurs, la faculté d’arrêter la machine à son gré. Enfin, pour les machines isolées, destinées à être utilisées à domicile, l’on est parvenu à employer à peu de frais l’électricité. M. Casal, ingénieur civil, a inventé un mécanisme ingénieux, qui fonctionne depuis plusieurs années dans l’ouvroir de la rue aux Ours. On sait que les machines électriques consomment énormément : elles mangent par l’intermédiaire de la pile autant de zinc que la machine à vapeur absorbe de houille. Le travail qu’elles produisent coûte trente fois plus cher environ que le travail à la vapeur. Mais, lorsqu’il s’agit de forces insignifiantes, la dépense n’en est pas moins minime, et n’empêche pas l’application industrielle de l’électricité. M. Casal, en attelant directement à l’outil un petit moteur, supprime les transmissions ordinaires, qui absorbent la force en pure perte et abaisse encore l’effet à produire. Quatre éléments Bunsen suffisent pour mettre en mouvement ce moteur ; chacun d’eux consomme environ dix centimes de zinc par heure. Avec ces quatre éléments Bunsen, l’on peut aisément faire marcher deux machines à coudre[132]. Or, si l’on pense que la machine à coudre exige des intervalles de répit pour préparer ou achever l’ouvrage, la dépense n’est plus que de quelques sous par jour, et elle est amplement compensée par l’épargne des forces de l’ouvrière, ainsi que par le besoin d’une alimentation moins substantielle. À tout considérer, la couseuse à la machine électromagnétique gagne, tous frais déduits, un salaire qui est de moitié supérieur à celui de la couseuse à la main ; et elle n’éprouve absolument aucune fatigue. D’ailleurs les machines Casal ne coûtent pas plus cher que les machines ordinaires. Depuis que ces lignes ont été écrites, de nouveaux perfectionnements ont eu lieu dans la construction des machines à coudre. Dans sa séance publique annuelle de 1872, l’Académie des sciences a décerné un prix Monthion de 2 000 fr. pour les arts insalubres à Mlle Garcin et à M. Adam, inventeurs d’une couseuse automatique.

Quelle peut être l’influence des machines à coudre sur la vie de famille ? Elle doit être excellente. Par elles l’atelier domestique, qui était perdu, pourra se reconstituer, au grand profit non seulement de la morale, mais encore de la situation matérielle et pécuniaire de la famille. Comme l’on voyait autrefois, dans nos chaumières ou dans nos mansardes, le père, la mère, les enfants groupés autour d’un métier à tisserand et se partageant les tâches : ainsi l’on pourra voir la mère, les filles, l’aïeule aussi, car la machine ne fatigue pas la vue, travailler ensemble, qui à bâtir l’ouvrage, qui à le finir, qui à coudre à la mécanique. Le plus grand développement des machines amènera le rétablissement de l’industrie domestique. Que l’on ne craigne pas, d’ailleurs, l’excès de production, en matière d’ouvrages de couture. L’abaissement des prix, nous l’avons dit, ouvrira un marché chaque jour plus considérable. À la machine à coudre se joint la machine à piquer les cuirs ; c’est là aussi une industrie extensible et qui n’attend que le bon marché pour se développer. Beaucoup d’autres machines encore, celles à tricoter par exemple, ne sont-elles pas susceptibles du même emploi domestique, surtout si on les fait marcher à l’électricité ? Que les sociétés et les âmes charitables comprennent donc leur temps, au lieu de le décrier, comme c’est souvent l’habitude, et qu’elles propagent ces mécanismes ingénieux, outils de régénération morale et matérielle. Que l’on en soit bien convaincu, le progrès moral doit être attendu, non pas d’un retour en arrière, mais d’un pas en avant : l’industrie, à la longue, est comme la lance d’Achille, elle guérit d’elle-même les blessures qu’elle a faites. Il s’agit seulement de s’en servir avec discernement.


CHAPITRE IV

Les internats industriels.

En cherchant les moyens de rendre les femmes à la vie de famille, il peut paraître extraordinaire que l’on s’arrête avec insistance sur ces internats manufacturiers, où des jeunes filles passent dans le travail plusieurs années, soumises à un régime qui tient de la pension et du couvent. C’est, au premier abord, une étrange manière de reconstituer le foyer domestique que de lui arracher l’enfance et l’adolescence, pour les séquestrer dans l’enceinte d’établissements qui sont à la fois des fabriques et des pensionnats. Et cependant, l’institution que nous allons étudier, si l’on sait bien la diriger, est une des plus propres à atteindre le but que toute société se doit proposer, la consolidation de la famille.

Il y a trente-cinq ans, M. Michel Chevalier attirait l’attention de l’Europe industrielle sur la ville de Lowell en Amérique. Cité de 40 000 âmes, comptant une population ouvrière de 15 000 personnes, dont 10 000 femmes, Lowell offrait l’un des types les plus parfaits d’organisation du travail. L’immense majorité des ouvrières étaient des jeunes filles des campagnes voisines qui venaient consacrer quatre, cinq, six ou dix ans au plus au travail des manufactures pour s’amasser une dot. Elles vivaient groupées par dix ou quinze dans de petites maisons tenues par des femmes respectables, elles y apprenaient à tour de rôle les soins du ménage ; elles y étaient en liberté, mais sous un patronage bienveillant ; et elles n’en sortaient que pour rapporter chez elles avec leurs vertus et leurs qualités primitives une somme plus grande d’expérience, d’énergie morale et d’épargne pécuniaire. Ainsi la jeune fille travaillait dans l’usine, pour que la femme et la mère pût rester dans son ménage. Le nom de Lowell devint bientôt célèbre et son exemple porta des fruits.

L’Amérique présentait, d’ailleurs, plusieurs échantillons de ce modèle. Dernièrement encore, à l’exposition universelle de 1867, le jury spécial pour le nouvel ordre de récompenses signalait avec admiration les établissements de M. William Chapin à Laurence (Massachusetts). L’usine du Pacific Mills est un immense tissage de laine et de coton, qui occupe 3600 personnes, sur lesquelles on compte 1700 femmes, dont 825 sont sous le régime de l’internat. Les jeunes filles pensionnaires sont réparties en dix-sept habitations placées sous la direction matérielle et morale d’autant de surintendantes, femmes âgées, choisies avec soin par le chef de l’établissement. Ces habitations sont distribuées en chambres bien meublées, ventilées et éclairées, et dont chacune est occupée par deux ouvrières. Le salaire de l’ouvrière interne est le même que celui de l’ouvrière externe, mais il est divisé en trois parts, dont l’une, retenue par la maison, couvre les dépenses de logement et de nourriture ; la seconde est réservée pour constituer le pécule de l’ouvrière à sa sortie de l’établissement ou sa dot en cas de mariage ; la dernière est remise chaque mois à la jeune fille pour subvenir à ses dépenses de vêtement, blanchissage et menus frais. La liberté de ces jeunes filles reste entière ; mais les abus entraîneraient d’abord une réprimande, puis pour récidive un impitoyable renvoi. Comme annexe à ces pensions d’internes est un vaste établissement de lecture, avec des salles réservées aux femmes et aux jeunes filles ; on y trouve une bibliothèque de 4000 volumes. Ces pièces sont ouvertes de 6 heures du matin à 10 heures du soir tous les jours, parfaitement éclairées et chauffées et pourvues de journaux et de revues. On y donne fréquemment des conférences. Sous ce régime, les jeunes filles cessent de bonne heure d’être à charge à leurs familles ; elles sont à même de s’amasser une dot, qui au bout de quelques années est importante, et elles continuent en même temps leur éducation. On cite une ouvrière qui a employé ses épargnes à défrayer les études en médecine de son fiancé.

Nul doute qu’il n’y ait dans ce tableau des traits complétement exotiques et qu’il serait puéril de vouloir transporter dans notre vieille Europe. Ce patronage si efficace et cependant si peu tyrannique ; cette liberté, qui ne conduit presque à aucun abus ; ce décorum, cette tenue, cette dignité, cette prévoyance, cette sagesse chez des jeunes filles maîtresses d’elles-mêmes ; tout cet ensemble si rare de vertus, de qualités et de circonstances heureuses ne peut se rencontrer que dans un pays où l’éducation est de vieille date merveilleusement répandue ; où les principes religieux ont une influence plus forte que la contrainte matérielle ; où le respect profond de la femme est le trait le plus accentué des mœurs nationales ; où, d’un autre côté, les bras étant rares, les salaires sont très élevés. Mais est-il possible dans notre Europe, où les classes populaires sont si ignorantes, si sceptiques parfois, si dénuées du sentiment de la dignité vraie ; où la jeune femme, loin d’inspirer aucun respect sincère, excite chez tous les hommes les plus grossières convoitises ; où, dans certaines localités, par la force des choses et les nécessités de la concurrence, les salaires sont misérables ; est-il possible, dans un pareil pays, en s’ingéniant, en faisant provision de persévérance, en s’y reprenant à plusieurs reprises, de faire de cette image idéale une faible copie, si imparfaite qu’elle soit ?

À l’honneur de notre nation, plusieurs fabricants l’ont cru et ont osé le tenter ; et ce ne sont pas des essais isolés, œuvres disséminées, sans précédents, sans analogies et sans avenir : c’est tout un ensemble de fondations nombreuses, répandues sur une grande partie du territoire ; c’est comme un système nouveau d’organisation du travail, qui a grandi, s’est fortifié, s’est propagé chaque jour et a presque accaparé l’une de nos plus importantes et certainement la plus nationale de nos industries. C’est par centaines que l’on compte aujourd’hui dans le midi de la France les manufactures internats ; l’on a pu affirmer que quarante mille jeunes filles étaient soumises à ce régime et que la plus grande partie des filatures, des moulinages et des tissages mécaniques de la soie étaient compris dans ce système. Dans la Drôme, l’Ardèche, le Vaucluse, la Haute-Loire, la manufacture internat est la forme la plus usuelle de la grande industrie.

Le type le plus étudié de ce genre d’établissements, c’est la manufacture fondée il y a plus de trente ans à Jujurieux, petite commune du département de l’Ain, par M. Bonnet, dont le nom et les magnifiques taffetas noirs sont bien connus de toutes les femmes élégantes. Ce fut d’abord une filature de soie, puis un moulinage ; l’on y joignit ensuite des ateliers de tissage mécanique. À force de se perfectionner et de s’étendre, cette grande usine finit par comprendre toute la série des opérations de la soie depuis le dévidage jusqu’aux apprêts. Les hommes sont exclus de tous ces travaux ; des jeunes filles seulement y participent : toutes sont internes. Elles sont astreintes à un genre de vie qui les sépare du monde et les préserve, bon gré mal gré, de toute tentation et de tout péril. C’est la discipline conventuelle dans toute sa rigueur qui règne dans cet établissement. Quatre cents ouvrières environ y sont renfermées, elles y entrent à l’âge de treize ou quinze ans. Le travail commence à cinq heures un quart du matin et finit à huit heures un quart du soir. Deux heures à peine sont accordées pour les repas et les récréations. Le travail effectif est donc de treize heures. Le dimanche est rempli par des exercices religieux, par quelques cours élémentaires et par une promenade, qui est trop souvent supprimée en hiver. Ce sont des religieuses qui ont, dans toutes les circonstances, la surveillance de la maison ; les ateliers, comme les repas, sont sous leur direction. Les ouvrières ne peuvent sortir que toutes les six semaines pour voir leurs familles ; elles sont traitées en véritables pensionnaires, nourries, logées et entretenues dans l’établissement ; elles reçoivent en outre un gain annuel de 80 à 150 francs suivant la nature du travail et les degrés de l’apprentissage. Des primes mensuelles peuvent l’augmenter dans une proportion légère. La plus grande partie de ces gages et de ces primes constitue une épargne, qui sert à l’ouvrière de dot, quand elle se marie. Le mariage lui est relativement facile. Les jeunes filles de Jujurieux sont recherchées par les artisans et les campagnards ; elles font d’excellentes femmes de ménage et mères de famille. Tel est le type le plus connu de ces internats manufacturiers. Il se distingue par la rigueur de sa règle. C’est, à tout considérer, un véritable cloître industriel. D’autres institutions du même genre font un peu plus de place à la liberté et aux relations de l’ouvrière avec sa famille ; d’autres aussi ont des combinaisons plus ingénieuses, plus propres à développer le caractère et l’intelligence des jeunes filles, à stimuler leur travail et à les former aux luttes de la vie. Depuis quelques années de grandes améliorations se sont produites dans certains de ces établissements, à la rubanerie de la Séauve, par exemple, et dans les filatures de soie du Dauphiné. En nous arrêtant aux plus remarquables de ces institutions, nous allons examiner les règles qui nous semblent le plus propres à leur faire atteindre le but moral qu’ils se sont proposé.

La rubanerie de la Séauve, appartenant à M. Colcombet, nous paraît supérieure au point de vue de l’organisation philanthropique, à l’établissement de Jujurieux : c’est surtout depuis une réforme, qui date de quelques années à peine, que la Séauve mérite ces éloges. C’est aussi un internat de jeunes filles, surveillées par des religieuses ; ce sont les sœurs de Saint-Joseph qui président à l’atelier de dévidage, à l’atelier de canetage comme à l’école. Voici les innovations heureuses : M. Colcombet a supprimé les salaires à la journée et le système des primes arbitraires, pour mettre les jeunes filles à leurs pièces. La production des ateliers et le gain des ouvrières se sont immédiatement accrus. Les salaires, dans ce régime à la tâche, flottent entre 15 et 18 francs par semaine et cependant ce sont presque des enfants, tout au moins des adolescentes, qui travaillent dans l’usine, et elles sont en outre logées et chauffées. La plus grande partie du salaire va donc à la caisse d’épargne pour constituer une dot : l’on a vu trois sœurs gagner ainsi entre elles, en trois ans, une somme de 4 767 francs 85 centimes. La maison fournissait autrefois aux ouvrières la nourriture. M. Colcombet, avec grand sens, selon nous, a abandonné ce soin ; il se borne à mettre à la disposition des jeunes filles, sous la surveillance des sœurs, des fourneaux économiques où elles préparent elles-mêmes les aliments placés dans leurs besaces chaque dimanche par leurs familles. À cette méthode il y a bien des avantages. Les jeunes filles sont mieux initiées à l’économie domestique et plus préparées à tenir dans la suite leur ménage. Les relations des ouvrières avec leurs familles sont fréquentes ; elles se rendent chaque dimanche dans la chaumière de leurs parents. La durée du travail est moins grande à la Séauve qu’à Jujurieux, et l’on en profite pour l’instruction scolaire ainsi que pour l’enseignement des travaux d’aiguille.

La manufacture de rubans de velours de M. Sarda, aux Mazeaux, se rapproche beaucoup de la Séauve. Le travail y est partout à la tâche, sauf au moulinage, où l’on éprouve des difficultés pour mettre l’ouvrier aux pièces. La durée de la journée est de dix heures ; les salaires sont élevés, étant, en moyenne, de 12 fr. par semaine pendant les premiers six mois, et de 14 fr. pendant les mois qui suivent. Des fourneaux alimentaires sont mis à la disposition des jeunes filles pour cuire elles-mêmes leurs aliments, avec l’assistance d’une cuisinière : elles sont d’ailleurs logées et chauffées. Ce ne sont pas des religieuses qui dirigent les ateliers, ce sont des contremaîtresses ourdisseuses et dévideuses.

Les filatures et les moulinages du Dauphiné ont une organisation plus libre. Les établissements de MM. Durand frères, de Lyon, fabricants d’étoffes de soie, foulards et crêpes, à Vizille (Isère), et au Cheylard (Ardèche), sont principalement dignes d’attention. La fondation de l’usine du Péage, près Vizille, remonte à 1839. Les ouvrières se logeaient alors dans des baraquements affreux. Aujourd’hui, tout est transformé. Autour de spacieux ateliers de décreusage, de carderie, de filature de déchets de soie, de moulinage et de tissage, l’on trouve des dortoirs et des réfectoires destinés à 300 jeunes filles internes ; puis, à l’extérieur, de nombreuses habitations aménagées sur le modèle de Mulhouse, pour contenir 400 ouvrières et 200 ouvriers : le tout forme une véritable petite ville, ayant son éclairage au gaz et sa télégraphie. Au Cheylard, 700 ouvriers, dont un tiers de femmes et de jeunes filles, sont spécialement employés à l’impression et à la teinture. Ce qui distingue ces internats, c’est l’esprit spécialement pratique qui s’y fait jour. Des religieuses de la Sainte-Famille sont préposées aux soins des dortoirs et des réfectoires, à la surveillance des jeunes filles pendant les heures de récréation, et à la tenue de l’école ; mais elles ne jouent aucun rôle dans les ateliers. L’établissement a une chapelle, où un aumônier fait un service quotidien, mais les internes sont libres de s’y rendre ; on y célèbre l’office chaque dimanche, mais le public des environs y est admis. Ainsi l’esprit religieux tient dignement sa place dans ces établissements, mais l’esprit claustral en est banni. Seules les instructions préparatoires à la première communion sont obligatoires. Le travail est suspendu le samedi dans l’après-midi, pour que les élèves puissent rentrer de bonne heure dans leurs familles, et y passer le dimanche. Les jeunes ouvrières profitent des cours d’instruction complémentaire qui leur sont ouverts tous les jours pendant une heure.

Tels sont, en France, les principaux modèles de manufactures-internats. Elles se répartissent, comme on le voit, en deux systèmes : dans l’un, la discipline est excessivement sévère, les jeunes filles sont traitées en recluses, on leur interdit, autant que possible, toute relation avec le dehors, même avec leurs familles, elles sont nourries à l’établissement, gagées à l’année, leur existence est surtout passive. Jujurieux est le type le plus accompli de ce genre. Dans l’autre, la vie est plus libre : l’ouvrière passe tous les dimanches chez ses parents ; elle travaille aux pièces ; elle prépare elle-même sa nourriture ; une part plus large est faite à l’enseignement : les religieuses y ont seulement la direction morale et non l’administration des ateliers ; ce sont des contremaîtresses, choisies parmi les anciennes ouvrières, qui distribuent les tâches et surveillent le travail : les manufactures du Dauphiné sont les principaux modèles de ce système. L’établissement de la Séauve s’en rapproche. Si nous avions à choisir entre ces deux régimes, nous nous prononcerions pour le dernier, sans la moindre hésitation : l’ouvrière y est plus active ; elle est soumise à une vie moins artificielle, elle s’y développe davantage. Mais il ne faut pas l’oublier : de telles institutions, même quand elles appartiennent au premier type, sont toujours un progrès relativement à l’état de choses antérieur. Elles doivent être acceptées avec reconnaissance, comme des bienfaits. La critique serait ici déplacée. D’ailleurs, il faut faire la part des milieux et des industries : suivant la moralité des populations avoisinantes, tel régime doit être adopté de préférence. C’est une pensée consolante que celle des services rendus par ces institutions à près de 40 000 jeunes filles, qui y grandissent modestement et efficacement, en force le caractère, en habileté professionnelle, et qui se préparent des ressources pécuniaires et un fond de résistance morale pour subvenir aux devoirs ultérieurs de la vie.

C’est surtout dans l’industrie de la soie que ces manufactures-internats se sont acclimatées ; on en trouve pourtant dans d’autres branches de production. Les papeteries leur ont été spécialement favorables. Ainsi la papeterie de Vidalon-lès-Annonay (Ardèche), appartenant à M. de Canson Montgolfier, est un excellent modèle de cette organisation du travail. L’on trouve dans l’établissement deux internats, l’un de filles, l’autre de garçons. Le premier comprend 150 jeunes filles, admises après leur première communion, et employées aux travaux de satinage, glaçage, collage, pliage et réglure. Il est admirablement disposé : les jeunes filles sont réparties en chambrées de trois à six lits, sous l’autorité de contremaîtresses ; des religieuses de Saint-Joseph tiennent l’infirmerie et les écoles ; l’alimentation est laissée au compte des ouvrières, qui ont à préparer elles-mêmes leurs repas. On peut encore citer dans ce genre la papeterie de MM. Breton frères, à Pont-de-Glais (Isère), celle de Blacons (Drôme), et de Fontenay (Côte-d’Or).

L’Allemagne, l’Angleterre et la Suisse présentent aussi quelques spécimens, mais en moins grand nombre, de cette organisation industrielle. Ce qui les distingue, c’est qu’ils se rapprochent plus des logements de Lowell, et présentent moins le caractère claustral. La filature de lin de MM. Schœller, Mœvissen et Bucklers, à Duren (Prusse rhénane), en est un exemple. L’on y trouve deux internats, l’un pour les garçons, l’autre pour les filles. Le dernier comprenait, en 1867, 315 jeunes filles. Pour faciliter la discipline des dortoirs, sans s’écarter trop de la vie de famille, les chefs de l’établissement ont organisé un système de petites salles, placées au premier et au second étage de diverses habitations, dont le rez-de-chaussée a été donné en logement à la famille d’un contremaître, qui a la responsabilité des dortoirs de la maison. Une salle d’études réunit le soir librement 150 jeunes filles, qui reçoivent de l’instituteur un enseignement complémentaire. La fabrique de soies à coudre de M. Metz, à Fribourg, en Brisgau, et le dévidage de soie de M. Richter-Linden, à Schoren, près de Bâle, se signalent par l’heureuse alliance d’un patronage bienveillant et d’une liberté très grande accordée aux jeunes filles qui trouvent abri dans ces internats manufacturiers. En Angleterre, à la filature de lin de Gildford-Mills (Irlande), les chefs d’établissement ont choisi dans leur personnel un certain nombre de familles particulièrement recommandables, et ils placent chez elles les jeunes filles sans parents dans la localité. Le même système se rencontre dans la fabrique de toiles de Carnoustic (Forfarshire, Écosse).

Ces dernières institutions commencent à s’éloigner des types que nous avons décrits, Jujurieux, la Séauve et autres. Quel est l’avenir réservé aux manufactures-internats ? Ce système s’est propagé dans le Midi, en peu d’années, avec une rapidité et un succès, qui démontrent combien il était approprié aux circonstances locales, aux exigences de l’industrie de la soie et aux mœurs des populations. Pourra-t-il émigrer vers le Nord et s’y implanter avec succès ? Les populations de Normandie, de Picardie, de Flandre, d’Alsace n’ont-elles pas un instinct de personnalité trop développé pour se plier à ce régime conventuel ? Chaque pays a sa manière de faire le bien : une imitation servile, qui ne tiendrait pas compte des différences matérielles et morales, indiquerait un zèle maladif et une ardeur inexpérimentée. D’ailleurs la laine, le coton, le lin ne sont pas des industries qui puissent, comme la soie, se passer de bras masculins. Il faut des hommes dans nos grandes filatures du Nord et de l’Ouest, il en faut dans nos ateliers d’apprêts. En outre, le régime des manufactures pour la soie est né d’hier : on créait, on pouvait donc innover sans crainte ; on taillait en plein drap et l’on pouvait donner à l’étoffe la forme préférée. La grande industrie dans le Nord est depuis longtemps adulte ; elle a pris une forme qu’elle peut améliorer, perfectionner progressivement, mais non pas brusquement changer. C’est au moyen d’écoles, par une propagande morale, d’un effet qui se fait attendre, mais qui est sûr, que l’on doit poursuivre le but si heureusement atteint dans le Midi par ces internats industriels.

Ce qui importerait avant tout, ce serait de développer dans l’enfant et l’adolescente le goût de l’épargne. Combien cela est difficile, nous ne l’ignorons pas. Dans nos tissages mécaniques, une jeune fille de seize ans peut faire un gain considérable, 3 francs, 4 francs même par jour ne sont pas des salaires sans exemple pour de jeunes ouvrières. La moitié, à cet âge, se peut mettre de côté ; c’est au bout de quelques années une dot et même une dot importante. Il est quelques établissements qui ne veulent avoir qu’un personnel de jeunes filles et qui renvoient toute ouvrière qui contracte mariage : c’est une mesure un peu sévère ; sans doute, il est à désirer que les jeunes mères restent dans leur ménage, mais c’est par la persuasion, par l’amélioration des mœurs et des ressources de la famille que l’on doit tendre à ce but ; on ne saurait l’atteindre par des règlements prohibitifs.

Pour rendre les mères à la famille, l’un des meilleurs moyens, c’est donc de faire travailler les jeunes filles à l’usine de 14 à 22 ou 25 ans ; cela peut paraître rude, mais cela est souvent nécessaire ; à cet âge, la jeune ouvrière peut amasser un petit pécule : dans cet espace de temps, qui comprend de cinq à dix aimées, il lui est facile, si elle est un peu énergique, d’épargner sur son salaire 1500, 2000 fr. ou même le double. C’est assez pour lui rendre l’indépendance et assurer la prospérité de la famille à venir. Que si l’on a pris soin, comme dans quelques-uns des établissements que nous avons étudiés, de lui apprendre, dans les heures de repos, quelque travail sédentaire, celui de la machine à coudre ou à piquer, par exemple, elle aura dans son intérieur une source de profits, qui, se joignant à ceux de son mari, donneront l’aisance à la famille.

Déjà la filature, le moulinage et le tissage automatique de la soie sont presque uniquement desservis par des jeunes filles de treize à vingt-cinq ans ; nous avons vu, d’autre part, qu’en Angleterre les manufactures d’épingles et les papeteries contenaient fort peu de femmes mariées et presque uniquement des adolescentes. Il peut en être un jour ainsi de la plupart de nos industries. La jeune fille s’amassant une dot dans la fabrique pour rester chez elle étant mariée, et élever sa famille dans de bonnes conditions : c’est là le vrai progrès et le seul pratique.


CHAPITRE V

D’une meilleure économie industrielle des manufactures. — De ce que l’on peut attendre de perfectionnements nouveaux dans la mécanique. — Des moyens propres à développer la bonne tenue des ménages d’ouvriers.

 

Dans les chapitres qui précèdent, nous nous sommes efforcé de mettre en lumière les principaux remèdes à la triste situation des femmes travaillant à domicile : nous avons indiqué aussi dans les manufactures internats une institution qui, en occupant utilement et moralement les jeunes filles, en leur permettant d’épargner une dot, les met en état de rester plus tard dans leurs familles et de soigner leur ménage quand elles sont devenues épouses et mères. Il n’en est pas moins vrai, quelle que soit l’efficacité de ces efforts pour rendre la femme tout entière à son foyer, qu’un grand nombre d’ouvriers de tout âge devront encore s’adonner aux travaux manufacturiers. Croire qu’on arrachera à l’usine toutes les mères qui y sont actuellement occupées, c’est là une évidente utopie, quelles que soient d’ailleurs les compensations qu’on se croie à même de leur offrir. Puisque plusieurs centaines de mille femmes sont destinées jusqu’à un très lointain avenir à travailler dans les manufactures, ne peut-on pas, du moins, sans trouble ni désordre, inaugurer un régime industriel qui, sans être préjudiciable à la production, soit plus favorable à la femme et à la famille ? Nous pensons que de ce côté des améliorations considérables sont possibles et même qu’elles sont probables.

La grande industrie, c’est une observation capitale, ne fait que de sortir de la période de l’enfance. Après bien des tâtonnements et bien des désordres, elle s’organise sur un plan meilleur. Il y a eu, au début, beaucoup d’inexpériences, d’erreurs et d’abus, que la pratique et la leçon du temps ont une tendance à corriger. L’un de ces abus les plus criants, c’était l’excessive longueur de la journée de travail. Il y a trente ans, presque toutes les manufactures d’Europe exigeaient de leur personnel la présence dans les ateliers pendant quatorze heures au moins et souvent pendant quinze, seize heures, quelquefois même dix-sept : on ne laissait ainsi aux ouvriers que le temps strictement nécessaire à la satisfaction des besoins les plus immédiats et les plus impérieux, l’alimentation, le sommeil. Il arrivait même que l’éloignement des logements d’ouvriers, qui se trouvaient parfois à six ou sept kilomètres de l’usine, ne laissaient plus aux travailleurs qu’un temps évidemment insuffisant pour la réparation de leurs forces. C’était là une détestable économie industrielle ; l’on n’avait ainsi qu’un personnel épuisé, à bout de force, qui ne pouvait faire qu’un détestable ouvrage. On croyait obtenir plus en retenant les ouvriers plus longtemps, et, à tout considérer, l’on obtenait moins. Quelques hommes de sens et d’initiative s’en aperçurent et donnèrent la démonstration qu’une journée de travail réduite vaut mieux pour la production qu’une journée excessive.

Il y a plus de cinquante ans, alors que ces mauvaises méthodes étaient dans toute leur force, un manufacturier des bords de la Clyde, en Écosse, Robert Owen, réduisit tout à coup à dix heures et demie le travail de ses ateliers : c’était un tiers de moins que ses concurrents ; ce coup d’audace réussit ; la fortune d’Owen s’accrut malgré cet essai qui semblait la devoir détruire. Dès lors, l’opinion publique en Angleterre se prononça en faveur des courtes journées. Les ouvriers de la manufacture d’Owen adressèrent une pétition touchante au parlement anglais pour demander, en montrant les avantages qui en résultaient pour le fabricant, que l’on voulût bien étendre le bienfait de la journée de dix heures et demie à tous les ouvriers des filatures d’Angleterre. Le parlement resta d’abord sourd à ces prières ; mais bon nombre d’industriels se risquèrent successivement à faire le même essai, en dépit des arithméticiens qui avaient calculé qu’une heure de réduction devait faire perdre 13% aux fabricants.

La démonstration fut bientôt complète, comme le prouve l’extrait suivant d’un rapport de M. Léonard Borner, inspecteur général des manufactures anglaises : M. Robert Gardner possédait à Preston une grande manufacture, qui réunissait la filature et le tissage de coton par des métiers à la vapeur. La force à vapeur était de 80 chevaux, servie par 668 ouvriers. La réduction du travail de douze heures à onze avait commencé le 20 avril 1844, et l’expérience durait depuis douze mois lorsque M. Horner vint en faire une étude complète. « J’entrepris cette enquête, dit M. Horner, avec le désir d’en faire connaître le succès, mais en même temps avec la peur et presque la certitude d’y découvrir quelque erreur inaperçue. Pour que l’épreuve comparative eût quelque valeur, il fallait prouver qu’on n’avait modifié ni la vitesse du système des mécaniques, ni la puissance des moteurs, ni la qualité des matières premières, ni celle des produits définitifs. Je me disais qu’un manufacturier intelligent devant nécessairement donner à ses machines, comme allure normale, la vitesse qui fournissait le maximum d’avantages dans chaque cas particulier, il était impossible qu’on changeât ce maximum de vitesse, puisqu’il était reconnu le plus avantageux et que la même vitesse pût donner autant de produits avec onze heures qu’avec douze heures de travail. Je pensais aussi qu’un ouvrier à ses pièces devait faire tous les efforts qui lui étaient possibles pour travailler avec ce maximum de vitesse et que, par conséquent, il ne pourrait pas non plus, au moins d’une manière permanente, produire en onze heures autant qu’en douze. De là je concluais que toute réduction sur les heures de travail devait nécessairement avoir pour conséquence une réduction parallèle dans la quantité ou dans la qualité des produits, pour toute manufacture bien ordonnée. » On communiqua à M. Horner les registres de la fabrique afin de lui démontrer que les produits annuels, loin d’avoir diminué, avaient augmenté, ainsi que les salaires des ouvriers payés à la tâche. Voici la moyenne annuelle des salaires dans les deux systèmes.

Pour la filature :

Avec douze heures de travail      38 2/24

Avec onze heures                          38 3/24

Pour le tissage :

Avec douze heures                                    10 1/24

Avec onze heures                          10 3/24

Quant à la vitesse, on avait seulement accru de 2% celle de la filature ; celle du tissage était restée la même. « Les faits, poursuit M. Horner, se trouvaient ainsi contraires à ma théorie préconçue, théorie dont les chefs d’établissement ne niaient pas la vraisemblance. Je leur demandai comment ils expliquaient leurs résultats. Leur explication me révéla que j’avais négligé une cause importante : c’est l’effet que la vigilance et l’attention des ouvriers même peut exercer sur la somme des produits. Les chefs interrogés expliquèrent ce fait par une assiduité plus grande des ouvriers, travaillant à courte journée, par leur arrivée à la minute précise et par le soin de ne perdre aucun des moments que, dans la journée ordinaire de douze heures, ils dépensent souvent sans raison[133]. » Les faits dans le même sens abondent : on nous saura gré d’en citer quelques-uns. Dans certaines industries en Angleterre, où jadis on travaillait quatorze heures par jour, dit M. Lehardy de Beaulieu, on ne fait plus que cinquante et une heures par semaine, soit huit heures et demie par jour en comptant le chômage du samedi. S’en trouve-t-on plus mal ? On s’en trouve mieux, au contraire ; et, sans fixer d’une manière positive le point auquel se rencontre le maximum d’effet utile, point évidemment variable selon la nature du travail, on a, dit le même auteur, lieu de penser qu’il est aux environs de cette limite. Il y a vingt et quelques années, un manufacturier de Wesserling écrivait à M. Michel Chevalier qu’il avait diminué d’une demi-heure le travail de ses ateliers et que les produits avaient augmenté d’un vingt-quatrième. Beaucoup plus récemment, dans l’enquête sur l’enseignement professionnel, M. Bourcart, de Guebwiller, l’un des grands manufacturiers d’Alsace et de France, faisait une déclaration analogue. Il déposait d’abord que la journée de douze heures était excessive et devrait être ramenée à onze : « Il serait utile, disait-il, que l’on réduisit les heures de travail, et surtout que l’on ne travaillât pas le samedi après midi. Je puis conseiller l’adoption de cette mesure, quoiqu’elle paraisse onéreuse à première vue : nous l’avons expérimentée dans nos établissements industriels où, depuis quatre ans, l’ouvrier ne travaille plus toute l’après-midi du samedi, et nous nous en trouvons bien. Nos ouvriers gagnent aujourd’hui autant qu’il y a quatre ans, et la production moyenne des établissements, loin d’avoir diminué, a, au contraire, augmenté. » Pour montrer l’accord sur ce point des industriels importants des différents pays, voici une déclaration analogue d’un grand industriel belge, M. Ottevaere de Gand ; elle est tirée d’une lettre adressée, en 1861, par ce manufacturier à M. Alexis Joffroy, de la chambre de commerce d’Anvers : « Nos machines, quoiqu’à peu près les mêmes que celles des filateurs anglais, ne produisent pas ce qu’elles devraient produire et ce que produisent les mêmes machines en Angleterre, quoique les filateurs anglais travaillent deux heures de moins par jour. Cette différence, je l’attribue à la longueur de la journée de travail qui est de treize heures. Nous travaillons tous deux grandes heures de trop ; et j’ai la conviction que si l’on ne travaillait que onze heures, au lieu de treize, nous aillions la même production, et par conséquent nous produirions plus économiquement[134]. J’en appelle ici au témoignage de tous les fabricants. Lorsqu’un jour de fête tombe dans la semaine, la production reste à peu près la même, si parfois elle n’est pas plus forte ; ce qui prouve que l’ouvrier sait faire plus lorsque la semaine n’est pas aussi longue. C’est un point important à mon avis et qui mérite d’être mûrement examiné : d’un côté pour produire dans toute la perfection possible et économiquement ; et d’un autre côté pour avoir des ouvriers plus intelligents et moins épuisés[135]. »

Nous avons voulu appuyer sur toutes ces autorités une affirmation qui, de notre part, eût pu paraître sans valeur suffisante. Mais quand tous ces témoignages n’auraient pas été à notre disposition, quand nous n’aurions pu invoquer l’expérience, le simple examen rationnel et réfléchi du rôle de l’ouvrier dans l’industrie nous eût conduit à la même conclusion.

Ce qu’il faut à l’ouvrier, c’est d’abord une certaine force physique plus ou moins grande selon les opérations manufacturières ; c’est, en outre, de la présence d’esprit, de l’attention, et, pour la femme, de la légèreté dans les doigts. Il faut que le coup d’œil soit net et sûr pour prévenir les fautes et les réparer ; que la main soit habile et vive pour rattacher les fils qui se cassent et suivre le métier dans ses mouvements. Or croit-on que toutes ces qualités ne soient pas susceptibles de s’affaiblir ou de s’accroître ? Pense-t-on que la fatigue et l’ennui d’une longue journée n’aient pas pour effet d’engourdir l’esprit et les membres ? L’énergie de l’attention et la promptitude des mouvements sont en raison inverse du temps que doit durer la tâche. Il faudrait bien mal connaître le mécanisme humain pour ne pas tenir compte de ces moments de relâche et de détente que produisent de trop longues heures de travail. Il en est de la force humaine comme de la terre ; on peut la cultiver d’une manière extensive ou d’une manière intensive, c’est-à-dire réduire l’espace et le temps, et concentrer ses efforts sur un point donné, supprimer les jachères, les pertes de terrain et les moments d’arrêt, et obtenir ainsi plus d’un espace réduit de terrain ou d’heures réduites de travail, que l’on n’aurait pu tirer d’une terre plus considérable ou d’une journée plus longue.

L’on ne sait que trop ce qu’est en France le travail des manufactures. Tous les observateurs s’accordent pour nous représenter les retards ou les absences que les amendes sont impuissantes à prévenir, les allées et venues : que l’on calcule ce qui est ainsi perdu sur ces douze heures de travail : que l’on tienne compte surtout des fautes qui, commises en un instant d’oubli, exigent de l’ouvrière deux ou trois heures pour être réparées, des malfaçons qui abondent par suite de l’attention trop endormie du travailleur. Croit-on qu’avec une heure ou même deux heures de travail de moins, le patron ou les ouvriers, en évitant toutes ces pertes de temps, ne trouveraient pas leur compte ? N’a-t-on pas remarqué combien la production est élastique et dépend de la volonté plus ou moins stimulée de l’ouvrier ? Quand la paye se fait tous les quinze jours, la seconde semaine est notablement plus productive que la première : c’est un fait notoire. Pour produire davantage, l’ouvrier aux pièces n’a qu’à vouloir. Mais la volonté même ne peut conserver toute sa force et son intensité qu’à la condition qu’elle n’ait pas à s’exercer pendant un temps trop prolongé. Le perfectionnement continu des machines n’appelle-t-il pas impérieusement une diminution de la journée ? Considérez le tissage : toutes les améliorations ont pour effet de donner une vitesse plus grande : le métier qui, autrefois, ne battait que 120 coups à la minute, est arrivé à 180, 200, et même 240 : c’est vertigineux. Est-il possible qu’une jeune fille surveille, pendant douze heures par jour, une marche aussi précipitée ? Non, humainement cela n’est pas possible. Aussi, à chaque instant elle se reprend, elle s’arrête. Que la journée de travail soit réduite, ces temps d’arrêt disparaîtront. Ne verra-t-on pas aussi un plus grand nombre d’ouvrières capables de conduire deux métiers, quand elles n’auront qu’à concentrer sur un espace de dix heures l’attention et l’énergie qu’elles devaient prolonger autrefois pendant douze ?

On sait l’importance que tout manufacturier intelligent attache à son matériel : avoir des machines du dernier modèle, les tenir toujours en bon état, ce sont là les préoccupations quotidiennes de chaque industriel. Mais la production d’une usine a deux facteurs, le matériel et le personnel ; et l’un n’est pas moins important que l’autre. Un corps d’ouvriers vigoureux, intelligents, attentifs, dispos, ayant le cœur à l’ouvrage, cela fait aussi partie d’un bon outillage de manufacture. Que n’a-t-on pas dit ou écrit sur la supériorité de l’ouvrier anglais relativement à l’ouvrier français ? Le premier, dans le même temps, produit beaucoup plus que le second : en Angleterre, les mêmes machines qui exigent en France trois ouvriers n’en demandent que deux. Cette différence dans la qualité du personnel est considérable. Attachons-nous donc à avoir ou à former un corps d’ouvriers qui soient solides, adroits et bons travailleurs. D’après une note lue par le général Morin à l’Académie des sciences, le propriétaire d’une grande manufacture de lin en Normandie aurait fait d’importants sacrifices pour améliorer la ventilation de l’atelier de tissage contenant 400 ouvriers : les résultats de cette dépense intelligente auraient été excellents. Au lieu que le dixième des ouvriers était malade auparavant, on n’en trouvait plus que trois ou quatre qui le fussent, c’est-à-dire 1%. En outre, la production de l’atelier se serait accrue de plus de 6% par le seul fait d’une plus grande activité dans le travail. C’est là une preuve, entre mille, de ce que peuvent la santé et l’entrain de l’ouvrier. Mais croit-on que, si la journée était plus courte, cette santé et cet entrain ne seraient pas notablement augmentés ? Ayant plus de loisirs pour leurs distractions, leurs promenades, leurs occupations ou leurs jouissances de famille, n’apporteraient-ils pas à la manufacture, les femmes surtout, un esprit plus alerte, plus dégagé des inquiétudes du dehors, une attention plus soutenue, des membres mieux reposés et plus dispos ? Un grand industriel normand nous disait que dans sa manufacture, bien que les tisseuses dussent travailler nominalement douze heures, l’on n’estimait pas qu’elles fournissent un travail effectif de plus de huit heures par jour, quatre heures étant prises en partie par le montage des métiers, mais surtout par les pertes de temps, les retards, les distractions, les fautes à réparer. Diminuer le travail nominal, en conservant ou en augmentant même le travail effectif, c’est là le grand point.

Or supposez la journée de travail, dans la grande industrie, ramenée à dix heures ou même à onze, de quelle importance ne serait-ce pas pour la femme et pour la famille ? Sans doute la mère serait encore trop longtemps absente du foyer, mais du moins elle aurait quelques loisirs pour la tenue du ménage, pour l’éducation, pour l’instruction des enfants : ce serait une complète métamorphose ; l’ouvrière de fabrique serait alors dans la même situation qu’une ouvrière à la journée ou qu’une ouvrière des champs.

La grande industrie peut encore se prêter à d’autres accommodements : quelques généreux industriels en ont donné la preuve. À la jeune mère, que les dures exigences de la destinée forcent au travail de fabrique, peut-on ménager le temps et les ressources pour réparer ses forces, pour garder et allaiter son enfant ? M. Jean Dollfus a le premier donné en ce sens un grand exemple qui a déjà été suivi par quelques fabricants de l’Est : c’est celui de laisser aux femmes en couche leur salaire pendant six semaines, à compter du quinzième jour après l’accouchement, à l’unique condition qu’elles resteront chez elles à se soigner et à soigner leur enfant. Auparavant elles n’attendaient pas d’être complètement remises pour rentrer dans l’atelier et reprendre leur travail. Il en résultait pour la mère une débilité et un affaiblissement général de la santé, des infirmités précoces ; et pour l’enfant, abandonné immédiatement à des soins mercenaires, le rachitisme le plus souvent et fréquemment une mort prématurée. Le nombre des femmes employées dans les établissements de M. Dollfus était de 150. La mortalité des enfants est en général, à Mulhouse, de 33 à 35% dans la première année, et elle s’élève même à 38 ou 40% parmi les enfants des ouvrières de fabrique. Or le résultat obtenu par la maison Dollfus-Mieg, ç’a été la réduction de la mortalité des enfants de l’usine à 24 et 28%. La dépense annuelle a été de 8 000 fr. Ainsi la mortalité des enfants s’est trouvée réduite d’un tiers : cela se peut calculer, parce que les morts se comptent ; mais quel a été l’accroissement de la santé, de l’énergie, de l’entrain au travail, quelle a été la plus-value de l’ouvrage de ces jeunes mères, alors qu’elles sont rentrées dans l’usine complètement remises, sans inquiétudes, sans fatigue et sans regrets, voilà ce que les chiffres ne peuvent exprimer. Quant à nous, nous croyons que si M. Dollfus a fait ainsi une œuvre charitable, il en a été lui-même rémunéré. Un salaire de six semaines sur une année, c’est environ onze pour cent du salaire annuel. Mais croit-on que, par la suite, la production de chaque ouvrière, ainsi reposée et rétablie, n’ait pas été de dix ou quinze pour cent, et de plus peut-être, supérieure à ce qu’elle aurait été, si l’ouvrière était immédiatement revenue à sa tâche, avec ses membres affaiblis, son esprit inquiet et des regrets au cœur ? Or, cet accroissement de la production industrielle de l’ouvrière, ce n’est pas seulement pendant l’année qui suit l’accouchement, c’est pendant tout le reste de la vie qu’elle se manifeste : la constitution moins éprouvée, et totalement remise de ses secousses, en reste toujours plus solide. Ainsi le sacrifice du fabricant n’était pas perdu pour lui-même : il servait à lui former un personnel d’ouvrières plus vigoureuses, plus habiles, plus attentives. Or, nous le demandons, quel est l’industriel intelligent qui ne consentît à dépenser chaque année 8 000 fr. pour un personnel de 1200 ouvrières, afin d’obtenir de celles-ci plus d’activité, plus d’assiduité, plus de persévérance au travail ? Et ne doit-on pas tenir compte aussi de cette jeune génération, grandissant dans de meilleures conditions, plus à l’abri des maladies de l’enfance qui laissent toute la vie des traces : pépinière d’ouvriers plus vigoureux et plus capables d’un travail productif ? Faire pour l’amélioration du personnel ouvrier une très petite partie des sacrifices que tout industriel fait pour l’entretien ou le renouvellement de son matériel, est-ce là folie ? N’est-ce pas au contraire une preuve de jugement et de prévoyance ?

Une ville industrielle du Midi, qui a fait de grands progrès depuis quelques années, Mazamet, nous offre, d’après le témoignage de M. Reybaud, une coutume aussi touchante que féconde. D’ordinaire, à moins de quitter les ateliers, les ouvrières ne peuvent pas allaiter leurs enfants. Presque toutes les confient à des nourrices : or, ce n’est pas seulement une privation morale, c’est une dépense qui prend une forte part du salaire de la femme. En suspendant son travail, l’ouvrière risquerait de voir sa place occupée. On a imaginé, à Mazamet, une combinaison qui ménage tous les devoirs, toutes les convenances et tous les intérêts : on a créé un atelier spécial où les jeunes mères sont employées au triage des laines et où elles peuvent, tout en allaitant leurs enfants, continuer leur besogne. C’est une sorte de crèche industrielle, où tout se trouve réuni : la mère, l’enfant et le travail. « Le spectacle en est intéressant, dit M. Reybaud, soit que les enfants dorment sur les genoux de la mère, soit qu’ils se roulent sur les déchets de laine qui tapissent l’atelier. Il y a là plus d’une expérience industrielle, il y a une issue donnée à un bon sentiment sous la forme la plus touchante. » Sans doute ces jeunes femmes gagnent moins qu’à ourdir et à tisser, mais elles n’ont pas de frais de nourrice à payer, elles ont une tâche plus facile, elles ont leur enfant près d’elles : elles ménagent à la fois leurs forces et leur cœur et, après quelques mois passés à cet atelier spécial, elles reprennent leurs anciens travaux avec plus de contentement et de vigueur. Nous savons que la mécanique envahit tout et qu’il n’y a plus guère d’opération industrielle qui ne soit soumise à son empire. Mais, dans une vaste manufacture, ne peut-on trouver pour les préparations ou pour le finissage quelque tâche aisée qui puisse ainsi s’exécuter à part et dans un atelier particulier ? La grande industrie est moins implacable au fond qu’elle n’en a l’apparence. Elle sait s’adoucir et devenir clémente quand on sait la prendre.

L’Angleterre nous offre un autre essai du même genre, plus curieux encore, mais d’une application plus difficile. La maison William Bartleet et fils, de Redditch, a fondé dans sa manufacture un atelier spécial pour les jeunes mères, où les heures de travail sont excessivement courtes et très heureusement combinées. L’ouvrage commence pour elles à 8 heures et demie, ce qui leur permet de préparer leur ménage, de lever leurs enfants et de les faire partir pour l’école. À midi et demi, le travail cesse pour le dîner, les mères peuvent chercher leurs enfants à l’école et préparer le repas avant l’arrivée du mari ; le travail recommence à deux heures pour finir à quatre heures et demie ; ce qui permet aux mères de chercher leurs enfants à l’école, de veiller à ce qu’ils ne fréquentent pas de mauvaise compagnie, de faire une promenade avec eux ou de leur faire des lectures, de tenir la maison propre pour l’arrivée du père, de raccommoder les vêtements. Ainsi ce n’est qu’un travail de six heures et demie par jour : c’est bien peu ; le chef de la maison déclare qu’une expérience de quatre ans lui a prouvé, de la façon la plus décisive, que les jeunes mères, en général, employées ainsi à la tâche, gagnent autant que si elles faisaient la journée habituelle de travail ; et il explique cette anomalie apparente par l’amélioration de leur santé, la disparition des absences et des retards, la plus grande vivacité du travail et l’extrême rareté des maladies. Dans l’intérêt du manufacturier il faut, pour suivre un pareil système, réunir les jeunes mères dans un atelier spécial, afin que la force motrice ne desserve les métiers qu’elles occupent que pendant leurs heures de présence. C’est là une complication considérable qui rend ce système moins susceptible d’extension. Aussi lui préférons-nous un expédient indiqué par M. Dollfus.

Cet éminent manufacturier a proposé d’employer les jeunes mères seulement une moitié de journée et de leur laisser l’autre pour rester à leur foyer et prendre soin de leur ménage et de leur famille. La seule difficulté que rencontre cette mesure, c’est pour la concilier avec le travail aux pièces, qui prédomine actuellement et avec grande raison dans presque toutes les opérations industrielles ; mais cette difficulté n’est pas insurmontable : elle s’était présentée déjà dans certaines fabrications pour les enfants que l’on voulait diviser en relais. Il est certain que l’on ne peut mutiler les tâches pour renfermer chacune d’elles dans un espace de six heures : il faut beaucoup plus de temps pour tisser une pièce de toile ou de drap, et la pièce de drap ou de toile est l’unité qui sert à établir le travail de l’ouvrière. Mais plusieurs femmes unies par une communauté de sang ou d’intérêt, la mère et la fille par exemple, ou bien encore deux sœurs, ne pourraient-elles s’entendre pour travailler chacune une demi-journée au même métier et se partager le salaire total ? Ce n’est pas là une chose tellement extraordinaire qu’on doive désespérer de la voir se réaliser. Certaines industries nous offrent des exemples de ce mode d’association entre ouvrières. Il existe à Paris un atelier pour le tissage des châles, où trente ouvrières sont employées. Tout métier y est occupé par deux femmes associées à conditions égales, et dont chacune fait alternativement une heure de langage et une heure de tissage, ce qui leur permet de travailler plus rapidement et avec moins de fatigue. Le salaire se partage par moitié[136]. Une organisation analogue résoudrait le problème que nous avons posé pour le tissage mécanique, et permettrait aux jeunes mères de ne faire qu’une demi-journée de travail. Or, il faut considérer qu’il n’y a rien d’élastique comme la production d’un métier de tissage : une bonne ouvrière produit et gagne autant dans sa journée que deux ouvrières médiocres. On peut supposer, croyons-nous qu’une femme qui ne travaillerait que six heures par jour se conduirait pendant ce temps comme une ouvrière d’élite, c’est-à-dire qu’elle gagnerait presque autant en cette demi-journée que les ouvrières médiocres en une journée complète.

Telles sont quelques-unes des combinaisons qui ont été imaginées ou pratiquées par quelques hommes d’expérience, par de grands manufacturiers. On voit qu’ainsi comprise et ainsi conduite, l’industrie à la vapeur, malgré ses apparences de rigidité, sait se plier à toutes les exigences et qu’elle peut se rendre compatible avec les devoirs et les convenances de la vie des femmes.

Les moteurs mécaniques, non seulement ne sont pas aussi hostiles à la vie de famille qu’on se plaît à le croire, mais ils peuvent même servir à sa restauration. L’assertion peut paraître audacieuse, nous allons essayer d’en démontrer la vérité.

C’est une croyance universelle que l’industrie mécanique demande d’énormes capitaux et ne peut réussir qu’exercée sur une grande échelle. Cela est parfaitement vrai des filatures, ce n’est pas exact pour les tissages. Un tissage mécanique peut être établi dans des conditions de grande économie, à peu de frais, en pleine campagne, et néanmoins prospérer. M. Reybaud nous a raconté l’histoire frappante de ces maîtres ouvriers en soie de la Prusse Rhénane qui, lors de l’invasion des métiers mécaniques et de la création de vastes usines, entreprirent de défendre leur situation à armes égales et opposèrent aux puissantes machines de trente à trente cinq chevaux, animant quatre ou cinq cents métiers, des machines plus petites de six et huit chevaux, faisant marcher vingt, trente ou quarante métiers. Dans l’industrie de Paris il y a des machines à vapeur de la force de deux ou trois chevaux, cela suffirait pour alimenter un atelier campagnard. Pour le tissage, le village ou le bourg peuvent lutter avec la ville, le petit commerçant ou une association d’ouvriers avec le grand capitaliste. L’on connaît l’asile de Sainte-Marie aux Mines, où huit métiers sont exploités par treize jeunes filles, sous la conduite d’un contremaître. Cette organisation simple a produit, à tous les points de vue, les meilleurs effets. Le terrain à la campagne est moins cher, les vivres aussi, la proximité des matériaux rend souvent l’installation moins coûteuse. Un petit atelier a des indulgences et des accommodements qu’une grande usine ne saurait accepter. De même que l’on voit souvent dans le pays où se fabrique la dentelle, plusieurs familles se réunir le soir pour travailler en commun et épargner les frais d’éclairage, ainsi l’on pourrait, dans les pays de tissage, voir les jeunes filles du village et des environs rassemblées dans un atelier modeste, surveiller une vingtaine de métiers mis en mouvement par une petite machine à vapeur. Ces établissements se rapprocheraient de tous ceux qui ont été créés dans le Midi pour la fabrication de la soie et qui abritent, selon des chiffres authentiques, environ 40 000 ouvrières.

Un inspecteur des manufactures d’Angleterre, M. Robert Baker, dans son rapport de 1867, dit avoir vu à Conventry, en dehors des grandes manufactures de rubans, environ 400 maisons dans chacune desquelles un homme et sa femme, aidés quelquefois de deux ou trois autres ouvriers, pratiquaient le tissage à la vapeur, soit qu’ils produisissent eux-mêmes la force motrice au moyen d’une faible machine, soit qu’ils l’empruntassent à des usines contiguës. On a eu des exemples, en effet, de grands établissements autour desquels étaient agglomérés une foule d’habitations ouvrières, dont chacune recevait à l’intérieur, par des arbres de couche et de transmission, une partie de la force mécanique produite dans la manufacture centrale. Il s’est constitué en Hollande des sociétés de location de force motrice, qui ont pour but de détailler et de mettre à la portée de tous cette puissance de la vapeur (steampower), qui n’a jusqu’ici été à la portée que des établissements importants.

Mais la vapeur n’est pas la seule force mécanique dont l’homme puisse faire usage ; elle peut avoir des suppléants et des rivaux dans l’électricité et dans le moteur Lenoir. Malheureusement la force produite de ces deux dernières manières est encore coûteuse, et il faudra des perfectionnements nouveaux dans les procédés pour qu’elle puisse devenir d’un usage général. Cependant, depuis dix ans, des progrès considérables ont été accomplis pour tirer parti à bon marché des moteurs électromagnétiques. Dès 1858, un italien, du nom de Ponelli, était parvenu à appliquer l’électricité au métier à la Jacquard : cette invention, qui n’est encore qu’à sa première période, a cependant réussi dans une certaine mesure ; et l’on voit à Paris, à Lyon, principalement à Gênes, des métiers qui tissent à l’électricité. Nous avons déjà parlé, dans un des chapitres qui précèdent, de l’appareil Casal, pour mettre en mouvement les machines à coudre ; il pourrait servir aussi avec quelques modifications pour le tissage. Quant au moteur Lenoir, il a pour principe la grande tension de la vapeur d’eau au moment où elle se forme par la combinaison du gaz combustible et de l’oxygène. Ce moteur est d’un usage des plus commodes. Il n’est point encombrant, il donne instantanément le mouvement et, ce qui est infiniment précieux, il cesse de consommer dès qu’il cesse de produire ; c’est surtout dans les travaux intermittents qu’il rend aujourd’hui des services ; mais, si l’on peut un jour l’établir dans des conditions économiques, il sera, plus que tout autre, utile à la famille ouvrière.

Sans doute ces institutions ou ces organisations que nous venons de décrire sont actuellement à l’état d’exception : dans le présent elles n’ont qu’un intérêt de curiosité. Mais n’est-il pas possible qu’elles se développent et se perfectionnent ? La force motrice mise à la portée de tous, est-ce un rêve que l’on puisse dès l’abord déclarer irréalisable, alors que nous nous en approchons sans cesse ? Quant à nous, nous attendons tout du progrès de la science et rien des prescriptions arbitraires du législateur. Nous regardons l’avenir avec confiance, parce que nous croyons que les découvertes merveilleuses accomplies depuis un siècle auront des compléments nécessaires. Nous pensons que la famille ouvrière n’est pas incompatible avec les progrès de la mécanique, et nous pressentons le jour où un développement ultérieur de nos connaissances mettra dans chaque chaumière et dans chaque mansarde cette force motrice qui n’appartient aujourd’hui qu’aux usines importantes.

Pour la reconstitution de la famille ouvrière, il y a des moyens plus immédiats. Il faut d’abord augmenter les ressources, il faut aussi accroître l’attrait du foyer. Les ressources, ce n’est pas seulement le salaire et l’épargne réalisés, ce sont aussi les qualités, les connaissances, les vertus, qui facilitent la tenue du ménage, qui assurent l’emploi utile des sommes les moins importantes, qui permettent avec peu d’argent de faire beaucoup pour le bien-être et la dignité de la vie. De ce côté, il y a toute une éducation à faire. Pour que chaque ouvrière puisse devenir une ménagère efficace, pour qu’elle sache avec économie organiser son intérieur, préparer la nourriture commune, acheter et raccommoder les vêtements, soigner les enfants nouveau-nés, pour toutes ces choses si capitales dans l’existence, il faut une instruction qui n’existe pas, une initiation, une préparation, dont on rencontre à peine quelques traces dans certaines localités privilégiées. On nous dit que dans le seul canton de Zurich il y a 320 écoles de travail tenues par d’habiles contremaîtresses et que, grâce à ces cours si utiles, on ne voit presque aucune jeune fille du canton qui ne sache coudre, tricoter, marquer, broder, laver et repasser, apportant ainsi en dot à son mari tous ces talents variés si essentiels à la bonne tenue du ménage[137]. Ces écoles de travail de la Suisse commencent à attirer sur elles l’attention. Un journal allemand nous apprend que le gouvernement de Bade vient de nommer une commission chargée d’en étudier le fonctionnement. Nous les avons imitées dans une bien faible mesure en instituant des leçons de couture dans chacune de nos écoles de filles. Ainsi l’on revient de cette vieille erreur, qui faisait de l’école primaire un simple cours de lecture, d’écriture, de calcul, d’orthographe et de géographie. Dans une société comme la nôtre, l’école doit former les élèves aux bonnes habitudes, aux bons procédés, aux bonnes méthodes. Un peu moins d’orthographe et de calligraphie, un peu plus de ces sciences pratiques autrement indispensables à la sécurité et à l’honnêteté de l’existence : quelques notions d’économie domestique et là, où les circonstances s’y prêteront, de cuisine ; des connaissances d’hygiène surtout, qui dissiperont tant de préjugés, épargneront tant de forces perdues, préviendront tant de maladies et laisseront à la famille ouvrière ces sommes encore assez considérables, employées chaque année en médicaments et en consultations de médecins, ou plus souvent de charlatans.

En dehors de cette instruction pédagogique, il y a mille autres manières de venir avec efficacité au secours de la famille ouvrière. Il y a, avons-nous dit, toutes sortes de procédés et de méthodes économiques à propager. Que de progrès n’a-t-on pas faits pour mettre à la portée de tous, par des ustensiles ingénieux et peu coûteux, cette aisance qui n’appartenait autrefois qu’aux classes élevées ? Eh bien, tous ces progrès, œuvre des sciences mécaniques et chimiques ou du perfectionnement industriel, sont en grande partie perdus, parce que le peuple les ignore et ne sait en tirer parti. On peut trouver aussi bien des combinaisons simples et efficaces pour assurer à l’ouvrier, avec moins de frais, une plus grande quantité de produits. Il y a un certain nombre d’années, les fabricants de Reims eurent l’excellente idée d’organiser pour les ouvriers la vente du vin naturel en petits barils avec facilités de paiement ; la consommation en augmenta à domicile, au grand avantage de la famille, et diminua au cabaret, au grand avantage de la société. La société industrielle de Mulhouse s’est appliquée à propager l’emploi de la houille dans les ménages ; elle a fait étudier par une commission les meilleurs appareils pour ce combustible, et elle a fait vendre à domicile et à prix réduits sept cents appareils de chauffage. D’autres fabricants d’Alsace ont fait disposer l’écoulement de leurs eaux chaudes à l’extérieur, de manière qu’elles puissent être utilisées par toute personne qui veut les employer au lavage. Ce sont là toutes choses qui facilitent la vie de famille, qui satisfont les besoins les plus importants à peu de frais, et qui permettent ainsi avec de moindres ressources une bonne tenue de ménage.

Nous voudrions voir les sociétés charitables diriger leur activité vers ce but : propagation des bonnes méthodes, des bons instruments, éducation de la ménagère. Nous l’avons assez répété, mais on ne saurait trop y revenir, le bien est chose difficile à faire, il y faut apporter du discernement, de la connaissance des choses et des hommes, l’intelligence des besoins et des ressources véritables. On a dit, il y a longtemps, qu’il y a un art de faire le bien ; nous dirons, nous, que la bienfaisance doit devenir une science, qu’elle suppose, pour être efficace, un ensemble d’études, de connaissances et de réflexions, faute desquelles la charité est insignifiante dans ses effets, quand elle n’est pas nuisible.

Toute économie dans la dépense équivaut à une augmentation de salaire ; il faut donc employer tous ses efforts pour apprendre à l’ouvrière à savoir tout faire avec économie. M. Reybaud nous dit, dans ses études sur les ouvriers en fer, qu’au Creusot les ménages sont en parfait état, tout y respire la propreté et l’aisance ; et cependant les femmes ne sont pas admises dans les travaux de l’exploitation, elles n’ont guère pour vivre que le salaire de leur mari ; mais le chef de cet immense établissement n’a rien négligé depuis de longues années pour former la population ouvrière à toutes ces connaissances indispensables, à cet art pratique de la vie qui, s’il n’est pas à lui seul une richesse, a le don de doubler toutes les ressources réalisées.

On doit aussi augmenter l’attrait du foyer domestique ; il ne suffit pas d’y replacer la femme et la mère, il faut qu’il soit tel que le mari et le père puissent s’y plaire à leur tour et qu’ils aient moins de tentation de le quitter pour le cabaret. De ce côté l’on a fait de louables efforts, qui ne demandent qu’à être généralisés. Que n’a-t-on pas écrit sur les maisons ouvrières, et quelle institution de notre temps mérite mieux d’être décrite sous toutes ses formes et ses différents types ? La pensée en est plus vieille qu’on ne le croit en général. M. Villermé déclarait en avoir vu à Mulhouse, il y a déjà plus de trente ans. M. de Gérando, dans un mémoire qui date de 1851[138], écrivait les lignes qui suivent : « Nous applaudissons aux chefs des établissements industriels, qui ont eu l’heureuse idée de disposer d’avance pour leurs ouvriers des habitations saines, propres, où ils peuvent vivre en ménage ; nous applaudissons plus particulièrement à ceux qui, en élevant ces constructions, les ont disposées de manière à ce que chaque ménage occupe une maisonnette et un petit jardin, et qui ont pris des dispositions telles, que chaque ouvrier puisse, en peu d’années, par une retenue sur ses salaires, devenir, s’il le désire, propriétaire de l’habitation où il est logé : combinaison qui réunit tous les avantages. » M. de Gérando cite MM. Davilliers dans leur filature de Gisors, M. Grivel, à Auchy-lès-Hesdin (Pas-de-Calais). Les petites habitations, que ce dernier industriel avait fait construire à cette époque, étaient placées dans le site le plus favorable et formaient un petit village : à mesure que l’une d’elles était cédée à un ouvrier, on en construisait une nouvelle dans les mêmes conditions et avec la même destination. Rapprochement curieux : le mémoire de M. de Gérando est dédié à la Société industrielle de Mulhouse ; or c’est cette ville qui devait, quelques années plus tard, organiser cette cité ouvrière, qui fait l’admiration de l’Europe. Cette institution s’est propagée de proche en proche, elle a rempli tout l’Est. Il n’y a guère d’industriel important de l’Alsace et de la Lorraine qui n’ait fait construire et mis en vente un certain nombre de maisons d’ouvriers. M. Véron, dans son intéressant ouvrage sur les institutions ouvrières de Mulhouse, et le document officiel intitulé : « Enquête du groupe X à l’exposition de 1867 », nous montrent le développement et nous indiquent les étapes de ce mouvement fécond, qui est appelé à avoir une si grande influence sur notre société moderne.

L’amélioration des logements, le perfectionnement de l’instruction, les progrès des bibliothèques populaires, des sociétés de chant, etc., ce sont là toutes choses essentielles pour que la famille ouvrière se reconstitue : et, en leur absence, la présence de la femme au foyer domestique perdrait la plus grande partie de son efficacité.

Nous avons étudié les moyens d’organiser sur une plus solide base la famille ouvrière, dont la reconstitution est d’un intérêt primordial pour la société tout entière. Nous nous sommes demandé comment l’on pourrait restituer la femme à son domicile : nous avons indiqué toutes les combinaisons vraiment pratiques, auxquelles notre industrie peut ou pourra un jour se plier. Le développement de l’instruction professionnelle, l’ouverture aux femmes d’un grand nombre de carrières qui ne leur sont fermées que par les préjugés et par leur manque d’éducation, la propagation des instruments qui, tels que les machines à coudre, à piquer, à broder, permettent à l’ouvrière isolée un travail rémunérateur : la recherche des améliorations scientifiques, qui pourraient mettre la force motrice, sans trop de frais, à la portée de l’atelier domestique : la création de tissages mécaniques sur une petite échelle dans les villages et les campagnes : et, d’un autre côté, une éducation meilleure de la femme du peuple, qui lui donnât, outre les connaissances scolaires, les notions indispensables à la tenue du ménage, l’usage rendu plus général des ustensiles et des procédés économiques : tels sont les buts que l’on se doit proposer, si l’on ne veut pas quitter le terrain de la réalité, lequel est âpre, escarpé, exige beaucoup de temps, beaucoup d’efforts pour tout progrès efficace.

Nous avons montré qu’il était impossible d’exclure les jeunes filles des manufactures : notre industrie a besoin des bras des femmes, et les femmes ont un impérieux besoin des salaires de la grande industrie. Si l’on veut que la mère reste à son foyer, il faut souvent que la jeune fille travaille à l’usine : loi cruelle, mais loi inévitable.

Nous avons décrit, d’ailleurs, quelques-unes des réformes importantes accomplies depuis quelques années dans notre régime industriel : ces internats manufacturiers pour la fabrication de la soie, où grandissent 40 000 jeunes filles, qui s’amassent une dot : ces modifications dans la journée de travail, ces combinaisons ingénieuses pour les relais, ces accommodements pour les femmes en couche ou nourrices, dont quelques-unes de nos plus importantes usines ont donné l’exemple. La manufacture s’améliore : au point de vue matériel, elle devient plus spacieuse, mieux ventilée, plus propre, moins dangereuse par conséquent ; au point de vue moral, la surveillance y est meilleure ; le personnel plus sédentaire y est moins vicieux et moins éhonté qu’à l’origine : les écoles, au sein de l’usine, sont de plus en plus fréquentes : l’on s’occupe aussi des logements. Enfin quelques industriels, comme M. Adam à Nottingham, prennent des mesures efficaces pour la préservation de la moralité des ouvrières : ici l’on sépare les sexes ; là on n’admet que des jeunes filles ; quelques fabricants ont pour les ateliers de femmes des contremaîtresses et non pas des contremaîtres ; dans un grand établissement de confections militaires, ce sont des femmes qui sont préposées à la réception de l’ouvrage, elles sont, nous dit-on, et nous n’avons pas de peine à le croire, moins partiales que les hommes. Tous ces progrès s’accomplissent avec lenteur, d’une manière graduelle, mais continue. C’est à l’opinion publique de les hâter par une propagande efficace : c’est aux sociétés charitables, à toutes les âmes humaines de contribuer à ce mouvement pour leur quote-part. Sans doute il faudra du temps pour triompher de beaucoup d’abus qui survivent, mais le temps, c’est le collaborateur indispensable de toute œuvre pratique et qui veut être durable.

Il nous eût été plus commode d’entrer à pleines voiles dans cet océan illimité de l’utopie, dont la facilité trompeuse cache cependant un fond couvert d’écueils. Il ne ne nous eût guère coûté de solliciter un article de loi pour fermer aux femmes les manufactures. Nous eussions ainsi mérité l’approbation de tous les esprits absolus et de quelques hommes honnêtes chez lesquels l’instinct du cœur étouffe la réflexion et l’expérience. Mais un publiciste sérieux ne doit jamais réclamer des mesures qu’un homme d’État sérieux ne puisse exécuter. Or, l’on ne trouverait pas dans toutes les assemblées d’Europe un homme revêtu d’un mandat quelconque qui osât demander que l’on privât des centaines de mille femmes du travail qui assure leur vie, et que l’on enlève à notre grande industrie la moitié des bras qui fournissent tous ces produits à bon marché, si précieux aux classes populaires.

Pour les questions sociales, il n’est pas, quoi qu’on en dise, de solution radicale. On ne peut reprendre la société par la base pour la reconstruire sur un plan prétendu meilleur. Dans les choses de l’industrie, l’intervention de la loi doit être spécialement délicate et mesurée : on a prévenu les abus les plus criants par la limitation de la journée de travail ; on doit encore prohiber le travail de nuit pour les femmes et veiller rigoureusement à l’exécution de toutes les mesures sanitaires reconnues pratiques. Toute intervention ultérieure risquerait d’être une usurpation et ne produirait, selon toute apparence, que l’universel désarroi.

Mais si l’État, en général, doit craindre de recourir à des mesures restrictives, c’est une raison de plus aux particuliers et aux associations de ne ménager aucun effort pour relever le sort de la femme et reconstituer la vie de famille dans les classes ouvrières. Il y a là un vaste champ dont l’exploitation demande beaucoup d’énergie, de patience et de discernement. On a déjà fait des essais qui ont réussi : il ne reste qu’à les généraliser. Les expériences ont eu du succès, les bonnes méthodes sont connues, il faut les appliquer sur une large échelle. La grande industrie donne aux femmes un salaire élevé, mais on l’accuse de démoraliser l’ouvrière : la petite industrie est dans de meilleures conditions de moralité, mais ne fournit qu’un salaire dérisoire : par divers moyens, que nous avons indiqués en détail, on peut introduire dans la grande industrie certaines protections tutélaires : l’on a réussi également, sur quelques points, à augmenter la rémunération de l’ouvrière à domicile en rendant ses services plus efficaces : théoriquement, le problème est résolu, autant du moins qu’il peut l’être : quant à l’application pratique, ce doit être l’objet d’une énergique propagande.


APPENDICES

 

NOTE SUR LES ÉCOLES PROFESSIONNELLES DE JEUNES FILLES

La première école professionnelle s’est ouverte à Paris le 15 octobre 1802 dans un local propre à recevoir 80 élèves. Ce nombre fut atteint en un an environ, et il fallut transporter l’école (avril 1863) dans un local, rue Turenne, 23, qui pouvait contenir 250 élèves. Deux ans plus tard le nombre était atteint.

Une seconde école était ouverte le 25 octobre 1864, rue de Rochechouart ; une troisième le 4 octobre 1868 ; une quatrième le 4 janvier 1869 ; une cinquième quelques mois plus tard.

Les cinq écoles réunies comptaient environ 800 élèves en 1870.

Les écoles professionnelles ne reçoivent les élèves qu’à partir de douze ans. Le prix de l’externat, qui avait d’abord été fixé à 8 fr. par mois, s’éleva à 10, puis à 12 fr.

Les élèves doivent être rendues à l’école à 8 heures du matin en été, à 8 heures 1/2 en hiver. Elles quittent l’école à 6 heures en toute saison. Cette longue journée est coupée par deux récréations : l’une de 11 heures 1/2 à midi 1/2, pour le déjeuner ; l’autre de 3 heures 1/2 à 4 heures.

La matinée, jusqu’au déjeuner, est consacrée aux études générales. Les élèves, divisées en trois classes, reçoivent une bonne instruction primaire. On leur fait même un cours de littérature et un cours de sciences (histoire naturelle, physique, chimie, hygiène), mais très élémentaire et dans lequel on cherche surtout le côté usuel et pratique des choses. (Voir le programme.)

L’après-midi est consacrée au travail des ateliers ou des cours industriels.

Les ateliers ou cours spéciaux sont au nombre de six.

Cours de Commerce, formant des caissières et des comptables. (Trois heures de travail chaque jour), 3 leçons de 1 heure 1/2 par semaine.

Atelier de confection. Robes et manteaux pour dames. (Travail de midi 1/2 à 6 heures ; cet atelier a une annexe pour la lingerie[139].

Atelier de dessin (travail de midi 1/2 à 6 heures). Études générales de dessin ; trois leçons de deux heures par semaine.

Atelier de peinture sur porcelaine ou faïence (travail de midi 1/2 à 6 heures). Trois leçons de deux heures par semaine.

Atelier de gravure sur bois (de midi 1/2 à 6 heures). Trois leçons de deux heures par semaine.

Cours d’herboristerie (de midi 1/2 à 3 heures 1/2). Trois leçons de deux heures par semaine.

À ce cours est annexé un laboratoire pour la préparation des substances que la loi permet aux herboristes de préparer et de vendre.

Nota. Les élèves des ateliers de peinture sur porcelaine et gravure suivent les leçons de dessin.

Le programme des cours d’herboristerie se compose ainsi :

Botanique.                                      Hygiène et médecine usuelle.

Chimie élémentaire.                     Travail du laboratoire.

La durée des apprentissages est de trois années, excepté pour la peinture sur porcelaine et pour la gravure ; la durée de ces deux apprentissages est de quatre ans.

Le personnel d’une école en plein exercice se compose ainsi :

Une directrice,

Deux sous-maîtresses,                               faisant les cours généraux.

Deux élèves-maîtresses,

Un professeur de commerce.

— d’écriture.

— de langue anglaise.

— de musique vocale.

— de dessin.

— de peinture sur porcelaine.

— de gravure sur bois.

— d’hygiène et de médecine usuelle.

— de botanique, chimie, manipulations.

Une maîtresse de couture[140].

Une maîtresse lingère.

Chaque cours industriel doit être fait par une personne spéciale, sous peine de n’amener aucun résultat pratique.

Les écoles professionnelles sont fondées et maintenues par une société dont les membres fondateurs payent une somme de 50 fr. et les souscripteurs une somme de 25 fr. par an. Cette société, lors de la fondation première, ne comptait que cinquante membres et n’avait qu’un capital de 10 000 fr., dont une partie seulement était immédiatement disponible.

Elle compte aujourd’hui plus de cinq cents membres.

L’école de la rue de Turenne en 1869, en plein exercice, avec tous les cours et le personnel ci-dessus, a dépensé 22 174 fr.

La dépense des autres écoles est proportionnelle au nombre de cours en exercice.

En sortant des écoles professionnelles, les élèves se placent facilement et réussissent ordinairement.

L’école de la rue de Turenne compte aujourd’hui une vingtaine d’élèves très bien posées dans le commerce comme caissières ou comptables et gagnant de 1500 à 2500 fr.

Le cours de gravure a fourni des élèves gagnant facilement 5 à 6 francs par jour. Il en est de même pour les autres cours.

Extrait du rapport lu par M. Dumas à l’Académie des Sciences dans la séance publique du 25 novembre 1872.

UNE NOUVELLE COUSEUSE AUTOMATIQUE.

Messieurs, l’opinion que j’exprime au nom de la Commission des Arts insalubres conduit naturellement le rapporteur à vous parler de deux personnes, nées aussi dans la malheureuse Alsace, et qui, malgré l’amour de la terre natale, l’ont quittée pour se fixer en France, en Picardie. Là, on compte aujourd’hui Mlle Caroline Garcin, qui, avec ses deux sœurs, tenait à Colmar une institution de jeunes filles, et un habile horloger, admiré de tous ses compatriotes comme constructeur de plusieurs horloges compliquées : c’est M. Adam, l’auteur de l’horloge de Colmar.

Mlle Garoline Garcin, émue de tout ce qu’elle entendait dire, de tout ce qu’elle lisait des inconvénients pour la femme de l’usage des couseuses à pédale, s’est dit : il faut donner à l’ouvrière une machine qui l’affranchisse des maux naissant du jeu de la pédale ; il faut trouver un moyen de mettre un mécanisme en mouvement indépendamment du pied de l’ouvrière. La femme généreuse, mère de cette idée, va cher M. Adam, son concitoyen, l’habile horloger, lui communique son idée et le persuade. Voilà, messieurs, l’histoire de l’origine de la coûteuse automatique.

Cette machine a reçu le meilleur accueil de l’industrie alsacienne ; la Société industrielle de Mulhouse en a conçu une idée avantageuse ; même succès à Strasbourg. La machine a été exposée dans plusieurs villes ; en ce moment, nous avons la liste d’un nombre assez considérable de localités où elle est employée.

Et ajoutons que le Conseil municipal d’Amiens, profondément touché de voir ces quatre personnes alsaciennes quitter Colmar pour rester sur une terre française, en mettant un vaste terrain à la disposition de Mlle Caroline Garcin et de M. Adam, s’est conduit de manière à mériter un remerciement de gratitude de ceux qui sont vraiment patriotes !

Mais, messieurs, si, comme Français et comme amis de l’humanité, nous applaudissons vivement aux actes dont nous parlons, d’un autre côté, nous avons des règlements à observer ; et depuis la fondation de prix pour les Arts insalubres, nous avons toujours été unanimes à ne donner des prix qu’à des choses, à des procédés qui avaient eu la sanction de la pratique. Nous pensons donc que, dans le moment actuel, un prix décerné à la couseuse automate ne serait pas conforme à nos précédents ; mais aussi nous pensons, à l’unanimité, qu’un encouragement de deux mille francs, donné à la respectable Mlle Caroline Garcin et à son habile associé M. Adam, aura l’approbation de l’Académie et sera un témoignage public de nos vœux pour le succès définitif ne la couseuse automate en particulier, et en général pour toute machine analogue, d’un prix peu élevé, au mouvement de laquelle le pied de la femme serait étranger. Quoi qu’on en ait dit de l’innocuité de l’usage des COUSEUSES À PÉDALE, la Commission pense que la suppression de la pédale est désirable, eu égard, sinon à toutes les ouvrières, du moins à un certain nombre d’entre elles ; au point de vue de l’hygiène, la Commission fait des vœux pour que l’usage d’une couseuse économique, à laquelle le mouvement cessera d’être imprimé par le pied de la femme, se répande de plus en plus.

 

 

—————————

[1] Das Recht der Frauen auf Arbeit und die Organisation der Frauen Arbeit von dr Karl Richter.

[2] Voir Levasseur, Histoire des classes ouvrières avant 1789, tome Ier, pages 114 et suivantes.

[3] Dr Karl Richter. Das Recht der Frauen auf Arbeit, page 43.

[4] Registres des métiers, XXXVIII, 88.

[5] Das Alemannenrecht enthalt eine förmliche gesellenordnung für die Spinnerinnen und Weberinnen in dem Frauenhaüsern, und spricht von ObermägdenMägden und anderen Arbeiterinnen, wie wir heute von Altgesellen, Gesellen und Lehrlingen sprechen. (Richter, page 35.)

[6] Levasseur, Histoire des classes ouvrières, I, 374.

[7] « Ce establirent li preudome anciènement par ce que les garces lésoient leur pères et leur mères, et commencoient leur mestier et prendoient aprentis et ne fesoient se ribauderies non ; et quant eles avoient ribaudé et guillé ce poi que eles avoient enblé à leur pères et à leur mères, elles revenoient avec leur pères et leur mères, qui ne les poient faillir à moins d’avoir et à plus de péchie. » (Levasseur, tome I, page 375.)

[8] Transactions of the national association for the promotion of social science, 1863.

[9] Levasseur, Histoire des classes ouvrières, I, page 151.

[10] Idem, I, pages 148, 149.

[11] L. Reybaud, le Coton, page 245.

[12] Nous renvoyons aux tableaux que contiennent les documents anglais, pour se rendre compte de la progression par industrie du nombre des femmes et des filles employées. L’on verra que, de 1850 à 1860, le nombre des filles au-dessous de treize ans a plus que triplé dans les manufactures de coton, qu’il a plus que doublé dans les manufactures de lin, qu’il est resté stationnaire dans les manufactures de soie, qu’il a légèrement diminué dans celles de laine. On verra que, pour les femmes au-dessus de treize ans, c’est encore dans les manufactures de coton que l’augmentation a été la plus grande, puis dans celles de soie ; qu’enfin la fabrication de la bonneterie dans les manufactures est de date récente.

[13] Nous ne donnons pas ici les chiffres présentés dans les rapports sur l’Exposition de 1867, parce que ces chiffres ont été contestés par les fabricants dans la campagne qu’ils ont entreprise contre le traité de commerce.

[14] De l’organisation du travail manuel des jeunes filles. — Les internats industriels, par M. F. Monnier, maître des requêtes au conseil d’état, page 39.

[15] Annuaire de la statistique pour 1869, page 29.

[16] Transactions of the association for the promotion of social science, année 1868.

[17] Voir l’enquête sur l’organisation du travail agricole, connue sous le nom d’agricultural gangs. Nous avons consacré à ce régime une étude dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1869.

[18] Reybaud, La Soie, page 8.

[19] De l’organisation du travail manuel des jeunes filles, par F. Monnier, 1869.

[20] L’ouvrière, pages 42 et 44.

[21] Id., page 40.

[22] Monnier, Les Internats industriels, page 48.

[23] Enquête du groupe X. Recueil analytique de Mémoires, etc., sur l’amélioration de la condition physique et morale de la population, page 122.

[24] Monnier, page 60.

[25] Voir Louis Reybaud, Le Coton, pièces justificatives ; tableau des salaires dans la maison Dolfus-Mieg.

[26] L’augmentation des salaires s’étend à toutes les branches de la fabrication du coton. Il y a trois ans les appréteurs de Tarare se mirent en grève ; le comité des patrons, parmi lesquels M. Macculoch, a proposé, en date du 15 août, de donner aux ouvrières 50 centimes de plus et de réduire la journée de douze heures à onze. Les propositions furent longtemps sans être acceptées, les ouvriers réclamant la réduction de la journée a dix heures : mais on finit par se mettre d’accord.

[27] Voir enquête de 1861, 3me groupe, Industrie, 67.

[28] D’après M. Reybaud l’on évaluerait à 210 000 les dentellières de France, dont 120 000 dans la seule Auvergne, le reste de l’Europe n’en compterait que 295 000.

[29] Ouvriers des deux mondes, III, page 60.

[30] Voir dans le Moniteur du Calvados du 5 janvier 1869 la lettre de M. Arthur Lecornu, fabricant de dentelles.

[31] Le chiffre des ouvrières que donne l’enquête est, en effet, de 105 410, les filles au-dessous de seize ans, au nombre de 6 048, étant comprises parmi les enfants.

[32] Enquête de 1860. Introduction, page 32.

[33] D’après l’enquête de 1860, sur 3 970 femmes travaillant pour les couturières, 288 gagnent 3 fr. par jour et 168 plus de 3 fr. : parmi ces dernières, 28 gagnent 4 fr. ; 12 gagnent 4 fr. 50 ; 20 atteignent 5 fr. ; 19 vont jusqu’à 6 fr. ; 1 gagne 10 fr. La lingerie employait 5 106 femmes, dont 138 gagnaient 3 fr. et 144 plus de 3 fr. : parmi ces dernières, 29 gagnaient 4 fr. ; 30 avaient 4 fr. 50 ; 7 atteignaient 5 fr. ; 4 allaient jusqu’à 6 fr. ; 1 gagnait 8 fr. Parmi les modistes, sur 2 175 ouvrières, 200 gagnaient 3 fr. et 295 plus de 3 fr. : parmi celles-ci, 20 gagnaient 5 fr. ; 33 gagnaient 6 fr. ; 5 atteignaient 7 fr. ; 4 allaient jusqu’à 8 fr., et 3 obtenaient 9 fr. par jour. Les modistes sont de toutes les industries à l’aiguille la plus favorisée sous le rapport des salaires. L’on voit combien les rémunérations très élevées sont rares pour les ouvrières parisiennes, surtout si l’on tient compte de la morte saison, deux fois plus longue Pour les métiers cités plus haut que pour les autres corps d’état.

[34] Voir l’enquête de 1860, industrie 86. Les cinq huitièmes des femmes qui travaillent pour les fripiers et le marché du Temple gagnent 2 fr. 50 ou plus : voir industrie 80.

[35] D’après l’enquête de 1860, 5 fleuristes sur plus de 6 000 gagnaient 10 francs.

[36] Voir l’enquête de 1860, les industries 166, 169, 170, 176 et 179.

[37] Voir l’enquête de 1860, les industries 96, 98, 104, 105, 108, 110, etc.

[38] Voir les Ouvriers des deux mondes, tome I, pages 359 et 360. Monographie du tisseur en chute.

[39] Voir dans l’enquête l’industrie 102.

[40] Voir l’enquête de 1860, industrie 71.

[41] Voir l’enquête de 1860, industrie 89.

[42] À Lodève on calculait, il y a une dizaine d’années, que la vie animale revenait à 75 centimes par jour pour un homme, à 65 cent. pour une femme. À Elbeuf, vers la même époque, on estimait la nourriture d’une ouvrière à 60 ou 80 centimes par jour, celle d’un ouvrier à 90 centimes ou 1 fr. (Voir Reybaud, La Laine, pages 71 et 121.)

[43] Nous prenons au hasard quelques chiffres dans l’ouvrage de M. Louis Reybaud sur la laine : à Amiens, les femmes employées dans l’atelier commun gagnent 1 fr. 25 ; 1 fr. 50 ; 1 fr. 75 ; 2 fr. ; les hommes 2 fr. 50 ; 3 fr. ; 3 fr. 50. À Roubaix, les fileurs gagnent 2 fr. 50, les fileuses, 1 fr. 60. À Fourmies dans la filature, les femmes obtiennent de 1 fr. 30 à 1 fr. 50 ; un bon fileur gagne 4 fr. (Reybaud. La Laine, pages 393, 238, 182.) Nous recueillons ces chiffres, sans choix, en feuilletant le livre. Peu importe qu’ils se soient modifiés depuis. À Paris, d’après la dernière enquête, le salaire moyen de l’ouvrier est plus du double du salaire moyen de l’ouvrière, celui-ci étant de 2 fr. 14 et l’autre de 4 fr. 57.

[44] Enquête de 1860, industries 158 et suivantes ; aussi industries 205, 212.

[45] Voir, dans l’enquête, l’industrie 183.

[46] Ibid., industries 184 et 185.

[47] État de l’instruction primaire en 1864, tome Ier.

[48] Séances et travaux de l’Académie des sciences morales (octobre 1868).

[49] De l’enseignement des classes moyennes et des classes ouvrières en Angleterre, par Marguerin et Mothéré, page 181.

[50] Rapport de la commission de l’enseignement technique. Notes, page 125.

[51] Reybaud. La Laine, page 155.

[52] Id. Le Coton, pages 69 et 70.

[53] Id. La Laine, page 244.

[54] État de l’instruction primaire en 1804. Tome I. Département du Nord.

[55] Statistique des cours d’adultes pour 1863, page 17.

[56] État de l’instruction primaire, tome I, page 273.

[57] Enquête sur l’enseignement professionnel, tome Ier, page 284. Voir la même réflexion dans le rapport de la Commission de l’enseignement technique, page 171, et aussi dans le rapport sur la statistique des cours d’adultes de 1868, page 18.

[58] Ouvriers des deux mondes, tome IV, page 367.

[59] Modeste. Le paupérisme, page 139.

[60] Ouvriers des deux mondes, tome III, page 49.

[61] État de l’instruction primaire en 1864, tome Ier.

[62] Ouvriers des deux mondes, tome III, page 27.

[63] Renseignements communiqués par M. Dollfus.

[64] Voir dans l’enquête de 1860, les industries 14, 17, 24, 52, 58, 60, 70, 73, 87, 108, 137, 169, 176, 180, 190, 195, 196, 225, 231, 248, 268, 270, 272.

[65] M. le docteur Kuborn, dans un rapport sur le travail des femmes au fond des mines, cite le cas d’un mineur, auquel sa femme aurait acheté dans une année vingt-cinq paires de bas, parce qu’elle négligeait de les blanchir et de les raccommoder.

[66] M. Kuborn, dans son enquête sur les ouvrières des mines, affirme avoir vu une famille de 6 personnes, gagnant ensemble 22 fr. par jour et n’ayant ni rideaux aux fenêtres, ni plats sur la table, deux ou trois chaises seulement, de la paille pour toute couche. Tout allait à la toilette.

[67] Reybaud. La laine, page 93.

[68] Reybaud. La Laine, page 210.

[69] Reybaud. La Laine, page 238.

[70] Ouvriers des deux mondes, tome III, la brodeuse des Vosges. Notes.

[71] Voir l’enquête de 1843, pages 124 et suivantes.

[72] Voir dans le tome XII du Bulletin de la Société de Mulhouse le rapport du Dr Weber sur l’industrialisme.

[73] Voir Children’s Employement commission. Second Report of the Commissioners. Trades and manufactures, 1843, pages 114, 115 et suivantes.

[74] Idem., page 124.

[75] Déposition du frère Baudime.

[76] Reybaud. — La Laine, page 158.

[77] Reybaud. La Laine, page 245.

[78] 1 et 2. Les Ouvriers des deux Mondes, tome III, pages 66, 27 ; voir aussi les pages 56 et 65.

[79] ——————————— Voir ci-dessus ———————————

[80] Ouvriers des deux mondes, tome IV, page 74.

[81] Idem., tome I, pages 72 et 104.

[82] Ouvriers des deux mondes, tome I, pages 72 et 104.

[83] Idem, tome III, page 268.

[84] Louis Reybaud. — La Laine, page 212.

[85] Enquête, tome I, page 369.

[86] Enquête sur l’Enseignement professionnel, page 281.

[87] Annuaire de l’Économie politique pour 1869, page 9.

[88] Transactions of the association for the promotion of social science, année 1868, page 612.

[89] Voir à cet égard : A brief summary of the laws of England, concerning women, by Barbara Bodichon, 1869.

[90] Extrait du rapport de M. Robert Baker, inspecteur des manufactures (1867).

[91] Transactions of the national association for the promotion of social science, année 1868, session de Birmingham, page 34.

[92] Publié par Kletke, 1864.

[93] Voir spécialement : Das Regulativ über die Beschœftigung jugendlicher Arbeiter in Fabriken, en date du 9 mars 1839, et Das Gesetz von 16 mai 1853, betreffend einige Abanderungen des Regulativ von 9 mars 1839 uber die Beschœftigung jugendlicher Arbeiter in Fabriken.

[94] Consulter à ce sujet les deux intéressants opuscules suivants : Bericht des Abgeordnelen Dr Becker uber die Arbeit der Frauen in Bergwerken unter Tage ; et : Die Besehœftigung der Frauen und Mœdchen bei Bergbau unger Tage von Adolf Krangz, 1869.

[95] Das Recht der Frauen auf Arbeit, Vienne, 1869.

[96] Die frauen Arbeit und der Kreis ihrer Erwerbsfœhigkeit von Daul, Altona, 1867.

[97] Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants. 3 volumes. Bruxelles, Lesigne, 1846.

[98] Voir à ce sujet : Daul’s Frauen Arbeit, pages 760 et suivantes.

[99] Marguerin et Mothéré. Instruction en Angleterre, page 30.

[100] Marguerin et Mothéré. Instruction en Angleterre, page 232.

[101] Rapport au ministre de l’instruction publique sur l’Enseignement spécial en Allemagne, par Beaudouin, page 224.

[102] Die Frauen Arbeit und der Kreis ihrer Erwerbsfœhigheit von A. Daul, 1867.

[103] Enquête sur l’Enseignement professionnel. Tome Ier. Rapport à l’Empereur.

[104] Commission de l’enseignement technique. Rapport et notes, page 51.

[105] Commission de l’enseignement technique. Rapport et notes, pages 63 et 69.

[106] Enquête sur l’enseignement professionnel, pages 227 et suivantes, tome I.

[107] Ibid., page 154.

[108] Marguerin. De l’enseignement des classes moyennes et ouvrières en Angleterre, page 234.

[109] Voir notamment tome I, pages 145, 156.

[110] Enquête professionnelle, tome I, page 145.

[111] Enquête professionnelle, pages 205 et 206.

[112] Enquête professionnelle, page 142.

[113] Ibid., page 179.

[114] Voir le journal Neue Bahnen 1869, tome VI, n° 5.

[115] État de l’instruction primaire en 1864, tome I, page 387.

[116] État de l’instruction primaire en 1864, page 658.

[117] Neue Bahnen 1869, tome IV, n° 7.

[118] Il est très regrettable que l’on ait rangé en un seul groupe toutes ces professions dont quelques-unes n’ont presque rien de commun entre elles. Il n’y a absolument aucun rapport comme habitudes, éducation, genre de vie, entre une femme de chambre parisienne et une fille de ferme. Des groupes aussi compréhensifs et contenant des éléments aussi hétérogènes que celui que nous citons dans le texte sont presque dépourvus d’enseignement.

[119] F. Monnier. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles. Les internats industriels. 

[120] Monnier. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles, page 9.

[121] Monnier, page 31.

[122] Monnier, page 45 (texte et note), et aussi page 16.

[123] Enquête, tome I, page 174.

[124] Voir l’enquête de 1860, industrie 94.

[125] La maison Godillot.

[126] L’ouvroir Demidoir, rue aux Ours.

[127] Voir l’enquête de 1860, industrie 129.

[128] Les Unions ouvrières en Angleterre, par Edwin Chadwick. Séances et travaux de l’académie des sciences morales et politiques, mai et juin 1868.

[129] Daul. — Die Frauen arbeit. Tome I, page 79.

[130] Annales d’hygiène publique et de médecine légale 1861, 2e série. Tome XVI, page 437.

[131] De l’industrie des machines à coudre à la maison centrale de Montpellier, par le Dr Espagne.

[132] Henri de Parville. — Causeries scientifiques.

[133] Voir le Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, 1848.

[134] En effet la dépense en combustible, en éclairage, l’usure des machines serait moindre pour un même résultat.

[135] Cette lettre est citée par M. Frédéric Passy dans son livre des Machines.

[136] Ouvriers des deux mondes, t. I, page 358.

[137] Deseilligny. Influence de la moralité et de l’instruction sur le bien-être, page 36.

[138] Mémoire sur les progrès de l’industrie, considérés dans leurs rapports avec la moralité de la classe ouvrière.

[139] Le travail des ateliers n’est qu’une mince ressource, de 1200 à 1500 fr. par an en plein exercice et bien dirigés.

[140] Toutes les élèves qui le désirent peuvent être reçues à l’atelier de couture de 4 heures à 6 heures.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.