En 1870, Paul Leroy-Beaulieu examine le système de la participation aux bénéfices, introduit depuis plusieurs décennies par quelques industriels précurseurs, et qui est défendu depuis peu comme une véritable panacée par certains réformateurs. Après un examen des faits, il conclut au scepticisme : la participation aux bénéfices est source de méprises et de déceptions, et elle n’a des chances de fonctionner un peu correctement que dans un nombre réduit d’industries, dont les circonstances sont propices.
Paul Leroy-Beaulieu
La Question ouvrière au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 87, 1870 (p. 405-434).
LA QUESTION OUVRIÈRE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
III.
LE SYSTÈME DE LA PARTICIPATION AUX BÉNÉFICES.
Le spectacle des fréquents désordres qui agitent le monde industriel a porté beaucoup d’esprits à se mettre en quête d’un remède souverain qui rendît au corps social la plénitude de la santé et de la vigueur. C’est une des habitudes favorites de notre temps de considérer toutes les difficultés de la vie publique comme autant de problèmes géométriques susceptibles d’être résolus par une formule simple et précise. Dès qu’un mal se déclare et sévit, l’on s’empresse de chercher un spécifique auquel on attribue une vertu infaillible. C’est ainsi que pour triompher des grèves, pour accroître la production d’une manière indéfinie, pour élever instantanément la situation de l’ouvrier, nombre d’esprits éclairés et philanthropiques ont proposé le système de la participation aux bénéfices. L’application de ce régime mettra fin, nous dit-on, à toutes les crises qui ont agité dans ces derniers temps nos populations laborieuses. C’est une ère nouvelle de prospérité et de repos que cette organisation du travail doit ouvrir à l’humanité souffrante et militante. Chez quelques écrivains, la foi en l’efficacité de l’association de l’ouvrier aux bénéfices du patron a dégénéré en une haine aveugle contre le salaire, « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal ». Ceux-là comparent le salariat au travail à coups d’étrivières de l’esclave antique ou au labeur forcé du serf au Moyen-âge ; d’autres, plus rassis en apparence et de meilleure composition, sans jeter l’anathème contre le mode de rétribution actuellement en usage, exaltent avec enthousiasme le mérite de ce qu’ils appellent le « nouveau contrat ». De même que les Israélites, traversant le désert pour gagner la terre promise, retrouvaient l’espérance et la vigueur quand ils portaient leurs regards sur le serpent d’airain, ainsi ces docteurs et ces apôtres nouveaux ne puisent de consolation et de force que dans la contemplation de « ce drapeau de l’avenir », sur lequel sont écrits ces mots pleins de promesses : « association de l’ouvrier aux profits de l’entrepreneur ». Des hommes très judicieux, qui ont marqué dans la science et dans la politique, Rossi et Léon Faucher en tête, ont donné une adhésion plus ou moins formelle et réfléchie à cette formule si en faveur de nos jours. Des autorités d’un autre genre et dont l’opinion importe davantage à nos sociétés, des souverains ou des prétendants à la souveraineté, l’empereur Napoléon III, M. le comte de Chambord et M. le comte de Paris, ont cru devoir également manifester leur croyance à ce dogme démocratique de la participation.
On se propose ici d’examiner dans quelle mesure ces espérances sont légitimes, quelle est la proportion d’illusions qu’elles contiennent et de déceptions qu’elles préparent. C’est avec une entière liberté d’esprit que nous abordons cette étude : nous ne sommes pas de ceux qui cheminent avec contentement dans l’ornière du passé, et qui s’interdisent l’entrée de tout chemin non frayé par la foule ; mais nous devons avouer, comme une faiblesse inséparable de notre nature, une défiance instinctive de ces guides audacieux qui, de prime abord, sans avoir sondé le terrain sur toute son étendue, nous introduisent en des contrées inconnues, où l’on court le risque de rencontrer des fondrières et de s’abîmer dans des précipices. N’est-ce pas un devoir de prudence d’interroger attentivement le pays où l’on veut nous engager et de ne pas nous jeter en des aventures dont nous n’apercevrions pas clairement l’issue ? Dans cet examen du système de la participation aux bénéfices, c’est aussi peut-être une bonne fortune d’être assisté par un explorateur érudit, M. Charles Robert, qui, dans une étude substantielle, a mis sous nos yeux tous les exemples, tous les modèles qui militent en faveur de cette nouvelle organisation du travail. Ce ne sont pas seulement des théories, ce sont des faits vivants qui sont soumis à notre investigation ; c’est à la fois une garantie et une difficulté pour la critique, qui est plus sûre et qui doit être plus circonspecte.
I.
Un des plus grands desiderata que présente l’étude des questions sociales, c’est l’emploi de termes précis qui disent très exactement ce qu’ils veulent dire et qui excluent les malentendus. On s’habitue d’ordinaire à des phrases sonores, à des formules vides et retentissantes, qui ont le mérite d’être captieuses, parce que chacun les peut interpréter à son gré. Aussi arrive-t-il que sous les mêmes mots on place souvent des idées différentes, et que les adeptes d’un même système, quand ils en viennent à l’application, sont étonnés de se voir divisés par la pratique, alors qu’ils se croyaient si unis sur le terrain de la théorie. Tous les projets de palingénésie, qui sont si nombreux de nos jours, nous rendent le spectacle de la tour de Babel, avec cette particularité que nos architectes ou manœuvres en reconstruction sociale s’imaginent se comprendre et se répondre mutuellement, parce qu’ils recourent aux mêmes vocables et aux mêmes enseignes. Si le mot de Condillac, qu’une science est une langue bien faite, doit trouver sa justification, si la satire contre l’équivoque eut jamais sa raison d’être, c’est bien dans les matières qui nous occupent, qui ont le regrettable privilège de passionner les esprits, de partager les classes d’une même nation et d’être parfois un sujet de troubles et de guerres intestines. Dans les temps de démocratie, l’on ne saurait trop rechercher la précision et la netteté du langage ; ce ne sont pas seulement des qualités littéraires, ce sont des devoirs impérieux pour tout bon citoyen, qui doit craindre avant tout d’égarer la foule, de lui donner de trop hautes espérances ou de lui inspirer de trop vives convoitises. Dans cette grave question de la participation des ouvriers aux bénéfices du patron, il nous paraît que l’on n’a pas complètement évité cette phraséologie décevante, ces assimilations inexactes, cette réunion de faits hétéroclites sous une formule captieuse. C’est un reproche que nous croyons devoir adresser au livre de M. Charles Robert. Il y a des commerçants ingénieux qui, pour mieux écouler leurs marchandises, placent quelques poignées du plus pur froment à la surface d’un boisseau de grains de qualité médiocre. Par une confusion du même genre, quoique assurément inconsciente, M. Charles Robert réunit sous une même étiquette des procédés très différents, dont les uns sont irréprochables, dont les autres au contraire sont en bien des cas sujets à caution. Dans ces mesures, que l’on nous présente sous la dénomination commune de participation aux bénéfices, il y a un triage à faire, et il convient d’y apporter beaucoup de sévérité et d’exactitude.
Le régime sous lequel s’est constituée l’industrie libre dans tous les pays du monde et à toutes les époques, c’est le salariat. Il n’est pas de forme d’association qui ait le mérite d’être aussi nette, aussi convenable aux intérêts de tous, aussi conforme aux principes rigoureux de la philosophie économique. Toutes les déclamations populaires, toutes les aspirations sentimentales de nos novateurs sociaux ne prévaudront pas contre la perfection de ce mode d’organisation du travail. Il suffit de considérer attentivement le rôle des divers agents qui concourent à la production pour comprendre et admirer le système de répartition qui a été de tout temps en usage chez les peuples civilisés. Un homme d’initiative entrevoit dans la fondation de telle ou telle industrie la possibilité d’un bénéfice ; il consacre son intelligence, son expérience, ses capitaux à la direction de l’affaire qu’il a conçue. Suivant qu’il aura vu juste ou qu’il se sera trompé, il rencontrera la fortune ou la ruine : c’est un jeu périlleux qu’il joue. De la sûreté de son coup d’œil, de l’habileté de sa gestion, de la prudence et du bonheur de ses spéculations dépend sa destinée. Tout autre est et doit être la situation du travailleur, qui apporte ses bras ou ses soins pour l’exécution de tel ou tel détail de l’entreprise. Ce que celui-ci fournit, c’est une quantité fixe de travail, ou, si l’on veut, de produits. Il doit être payé en raison des articles qui sont sortis de ses mains. Subordonner sa rémunération à la réussite de l’industriel qui l’emploie, c’est aller contre le cours naturel des choses, c’est faire une œuvre illogique. Serait-il, nous ne disons pas équitable, mais raisonnable, que de deux ouvriers également laborieux et habiles l’un obtînt une rétribution très élevée, l’autre une rétribution modique, selon les aptitudes commerciales des patrons qui les occuperaient ? La position respective du patron et des ouvriers est, sous le régime du salariat, parfaitement délimitée ; la sphère d’action de chacun d’eux est à l’abri de tous les empiétements. Payé à court délai et en raison de son travail, l’ouvrier est à l’abri de toutes les inquiétudes : aussi n’a-t-il aucun prétexte pour intervenir dans la gestion. L’industriel a seul la conduite comme la responsabilité des affaires, il est libre de ses mouvements et n’obéit qu’à ses inspirations ; c’est là un avantage inappréciable, car il est non seulement juste, mais utile, que l’homme d’initiative qui a conçu et fondé une industrie à ses risques et périls en ait la direction, non pas nominale, mais effective.
Le salariat a bien d’autres titres encore au respect et à la reconnaissance de tous, ouvriers ou patrons. L’on ne saurait trouver en effet un mode d’association plus progressif, plus souple, plus fécond en formes variées. Avec la mobilité de l’industrie humaine, il importe que l’organisation du travail en vigueur ne soit pas rigide et uniforme ; il faut qu’elle ait une grande flexibilité, qu’elle se prête à une infinité de modes, d’agencements, de combinaisons diverses. Or, nous ne craignons pas de le dire, cette qualité précieuse, le salaire la possède au plus haut degré ; nous en trouvons la preuve dans la substitution de plus en plus générale du travail à la tâche au travail à la journée. Autrefois, quand la production était grossière et les engins rudimentaires, l’ouvrier était rétribué à l’heure, au jour ou à la semaine ; aujourd’hui presque partout il est aux pièces ; il donne, moyennant un prix débattu, une façon déterminée aux objets qu’on lui confie. Qu’est-ce à dire si ce n’est que le travailleur manuel est devenu presque universellement un entrepreneur en sous-œuvre, avec cette particularité tout à son avantage qu’il est toujours sûr de placer les articles qu’il a confectionnés ? De toutes les choses qui ont contribué depuis quarante ans au développement de l’industrie, sans en excepter même les progrès mécaniques, l’on peut dire qu’il n’y en a aucune qui ait eu autant de part à la puissance productive de l’homme que l’avènement et la prépondérance du salaire à la tâche ; mais bien d’autres améliorations se sont greffées sur ce premier progrès, et notre organisation du travail, si calomniée, s’est prêtée à une infinité de perfectionnements de détail dont l’effet doit être de stimuler la production et d’augmenter la rémunération de l’ouvrier.
Si heureuse en effet que soit l’influence de la rétribution à la tâche, elle ne triomphe pas toujours complètement des habitudes indolentes des populations. Beaucoup d’esprits sont encore rebelles au sentiment de leur intérêt personnel ; il faut, pour les activer, multiplier les encouragements et les excitations. La force productive du travailleur, même le plus infime, dépend plus de sa tête que de ses bras ; la volonté et l’attention y ont plus de part que la vigueur physique. L’économie politique doit approuver sans réserve la belle expression du poète : mens agitat molem… Les faits les mieux constatés démontrent cette énorme importance de l’énergie morale de l’ouvrier sur la quantité et la qualité des produits. Nombre d’industriels ont remarqué que les jours qui précèdent immédiatement la paie donnent dans les usines et ateliers un résultat beaucoup plus considérable que les jours qui la suivent. C’est une observation d’un grand manufacturier belge que les semaines où tombe un jour férié n’apportent pas une production inférieure à celle des semaines ordinaires. On trouve dans la récente enquête sur l’instruction professionnelle une note curieuse d’après laquelle les ouvriers chapeliers, dans certaines maisons, ne gagneraient que 1 franc 50 cent. ou 2 francs les premiers jours de la quinzaine, et arriveraient à une rémunération de 10 ou 15 francs pour les derniers jours. À Lille, immédiatement avant la fête que les ouvriers appellent le Broquelet et qui est pour le peuple une époque de réjouissances, le travail prend une activité extraordinaire, l’ouvrage se fait avec une rapidité exceptionnelle. Ainsi, même sans l’assistance de machines plus parfaites, la main-d’œuvre est susceptible d’acquérir plus de puissance quand l’ouvrier sait vouloir. « Il y a des établissements, disait à M. Charles Robert un mineur du bassin de la Loire, où l’on se lance à l’ouvrage, il y en a d’autres où l’on se retient. » C’est donc un des buts principaux d’une bonne et intelligente économie industrielle que l’application des procédés qui sont le plus propres à exciter chez les travailleurs de toute catégorie cette ardeur et cette persistance d’efforts, cette intensité et cette continuité de l’attention. Ce n’est pas seulement par l’augmentation des quantités produites, c’est aussi par l’économie des matières premières, par les ménagements envers les outils et instruments, que l’ouvrier peut accroître l’efficacité de son travail et féconder l’industrie. Épargner autant que possible le combustible, la fonte, l’huile, le bois, cela est nécessaire à la prospérité d’une usine ou d’une mine. Tous les manufacturiers intelligents — et le nombre s’en accroît chaque jour — sont pénétrés de ces vérités. Aussi voit-on s’introduire dans nos ateliers une série de mesures ingénieuses pour stimuler au plus haut point chez l’ouvrier l’énergie et l’économie dans le travail.
On a d’abord eu recours à des gratifications ou à des récompenses qui étaient distribuées aux ouvriers les plus méritants, c’est-à-dire à ceux qui avaient le plus fait d’ouvrage en moins de temps, et qui avaient le plus réduit la proportion des déchets à la matière fabriquée. Quelques industriels, comme la maison Bonnet, de Lyon, prenaient aussi la qualité des produits en considération pour la distribution de ces prix. On s’efforçait, d’un autre côté, d’intéresser le point d’honneur de l’ouvrier par des distinctions purement morales. C’est ainsi que dans la manufacture de soieries de Jujurieux l’on met des étendards près des métiers des jeunes tisseuses qui se montrent le plus assidues et le plus actives. Dans quelques usines, l’on a imaginé d’afficher au milieu de l’atelier les tableaux de paie, et l’on dit que cette mesure a stimulé l’énergie des travailleurs ordinairement les plus indolents. C’étaient là des procédés d’une efficacité trop restreinte, qui avaient aussi le tort d’être complètement arbitraires. L’on n’a pas tardé à les perfectionner et à les généraliser, de manière à en faire une institution régulière.
Le système des primes est devenu aujourd’hui d’une application fréquente, c’est un des éléments habituels d’une exploitation prospère. Aussi simple en pratique qu’en théorie, il se combine admirablement avec le travail à la tâche, et il en est le complément naturel. On sait en quoi il consiste. On détermine la production moyenne d’un ouvrier ou d’un groupe d’ouvriers pour la journée, la semaine ou la quinzaine ; lorsque, par un surcroît de soins ou d’activité, un travailleur dépasse cette production normale, il reçoit non seulement un salaire proportionnel à la quantité d’ouvrage qu’il a exécutée, mais en outre une prime dont l’importance est variable. Si l’on nous permet d’appliquer au salaire une expression consacrée en matière d’impôts, ce système de primes constitue le salaire progressif en ce sens que l’ouvrier qui a produit deux fois plus que ses camarades reçoit une rémunération qui n’est pas seulement deux fois plus forte, mais deux fois et demie ou trois fois. Il n’est guère d’industrie qui ne puisse admettre de pareilles combinaisons, dont le mérite est de varier à l’infini et de pouvoir se superposer les unes aux autres. Dans certains établissements métallurgiques, il y a des primes pour la quantité de fer fabriqué, il y en a d’autres pour l’épargne de la fonte et de la houille qui ont servi à produire cette quantité de fer. Dans les industries textiles, les fileurs comme les tisseurs peuvent bénéficier de ce régime. Il y a des fabriques de toile où l’ouvrier qui a tissé dans sa quinzaine une pièce au-delà du nombre déterminé reçoit une prime de 2 francs ; celui qui a tissé ainsi deux pièces de toile supplémentaires a droit non seulement à deux primes de 2 francs chacune, mais encore à une troisième prime de 1 franc. Le taux de cette rémunération accessoire change suivant les industries ; quelquefois il est assez faible, d’autres fois il prend des proportions considérables. Plus le capital tient de place dans une fabrication, plus ces primes peuvent être importantes. L’influence de ces encouragements est démontrée par l’expérience et par le témoignage des hommes qui tiennent la tête de l’industrie en France. En 1851, l’usine du Creuzot ne produisait que 18 306 tonnes de fer ; on y introduisit sur la plus large échelle un système de primes pour stimuler le zèle de l’ouvrier : dès lors la production s’éleva, en 1852, à 24 000 tonnes, à 33 000 en 1853, à 36 000 en 1854, puis à 42 000 en 1858, et c’est principalement à une plus grande énergie de la main-d’œuvre que l’on attribue cette marche ascendante. Il en est de même dans les usines de Terre-Noire. L’habile directeur de cet établissement, M. Euverte, y organisa le régime des primes en 1858 : la production, qui était alors de 13 000 tonnes, ne cessa de croître et atteignit 34 000 en 1868 ; ce progrès, M. Euverte l’attribue exclusivement au système adopté pour le règlement de la main-d’œuvre, aussi favorable aux ouvriers qu’aux patrons. M. Charles Robert préconise à bon droit cette organisation du travail, il espère la voir se répandre et devenir un fait général ; mais il croit découvrir dans ces primes une forme de la participation aux bénéfices, et c’est comme telles qu’il les recommande. Il cite à l’appui de sa thèse tous les établissements qui admettent ce mode de rétribution supplémentaire. Il part de là pour conclure que l’association de la main-d’œuvre aux profits de l’entrepreneur est déjà en vigueur dans un grand nombre d’usines de France. Il y a là une assimilation inexacte, une regrettable confusion de nature à fausser les idées populaires, et qu’il importe de dissiper. Non, ces primes fixes ne sont pas une forme de la participation, elles diffèrent complètement de ce régime ; il suffit d’un peu de réflexion pour s’en rendre compte. La répartition des produits se fait toujours entre plusieurs facteurs, dont l’un est le travail, et l’autre le capital ou les frais généraux. Quand la production d’une usine augmente au-delà d’une moyenne normale, les frais généraux ne croissent pas dans la même proportion ; il est donc juste de faire au travail une part plus grande dans ce surplus de fabrication, sur lequel les frais généraux sont inférieurs. Il n’y a rien là que de logique et de naturel. Voilà ce qui légitime le système des primes. Il ne se rattache pas au régime connu sous le nom de participation aux bénéfices. En effet, les primes promises à l’ouvrier pour ce surcroît d’activité ne sont ni aléatoires, ni conditionnelles. Dans les établissements où elles existent, elles sont fixes et doivent être payées à l’ouvrier indépendamment des résultats de l’entreprise. Quels que soient les gains de l’industriel, quelles que soient même ses pertes, les primes que le règlement a établies doivent être soldées en totalité. Elles constituent un supplément de salaire, rien autre chose. C’est que le salaire à la tâche peut être établi sur une échelle variable et progressive sans perdre son caractère. L’on peut dire à l’ouvrier : Jusqu’à concurrence de telle production par jour ou par semaine, vous aurez tant par mètre ou par kilogramme ; pour une production supérieure, votre salaire par kilogramme ou par mètre sera plus considérable. On voit continuellement dans les relations usuelles de la vie, entre vendeurs et acheteurs, de semblables arrangements. Ainsi le système des primes diffère radicalement du système de la participation aux bénéfices par cette raison péremptoire, que les primes se distribuent alors même que l’industriel est en perte ; il faut ajouter que le régime des primes est infiniment supérieur au régime de la participation. Il en offre tous les avantages et en repousse tous les inconvénients ; il stimule l’ouvrier par la perspective d’un gain assuré, il ne lui fournit aucun prétexte d’immixtion dans la gestion de l’entreprise ; il a, même au point de vue de l’égalité, un incontestable mérite. Avec l’organisation de la participation aux bénéfices, la rémunération de l’ouvrier dépend non seulement de lui-même, mais de la capacité du chef d’industrie. Les ouvriers de deux établissements voisins, à égalité de zèle et d’habileté, obtiendraient donc des rétributions très différentes, parce que leurs patrons n’auraient pas le même degré d’expérience, de prudence, d’entente des affaires, de bonheur peut-être.
On peut cependant faire un reproche au système que nous venons d’exposer ou du moins y constater une lacune. Les primes données à l’ouvrier pour un surcroît de production ou pour une économie de matières premières n’encouragent, nous dit-on, que l’effort isolé, non l’effort collectif ; elles stimulent les bons ouvriers qui peuvent espérer de les obtenir, elles sont sans action sur les ouvriers médiocres ou inférieurs qui ne sont pas en état de fournir une tâche supérieure à la moyenne. Si cette objection a quelque portée, les combinaisons dont le salaire est susceptible permettent de remédier à ce défaut. L’on a organisé en effet, dans un certain nombre d’établissements, un système de primes collectives qui sont décernées, non plus à tel ou tel travailleur, mais au personnel même de tel ou tel atelier dont la production dépasse une moyenne déterminés. L’on citerait beaucoup d’exemples de ce mode de règlement de la main-d’œuvre. Les mines et usines de MM. Dupont et Dreyfus, à Ars-sur-Moselle, ont adopté ce régime ; cependant c’est surtout dans les papeteries qu’il fonctionne et donne des résultats remarquables. M. Laroche-Joubert, le grand fabricant de papier d’Angoulême, aujourd’hui député au corps législatif, a le mérite d’avoir porté cette organisation au plus haut degré de perfection. Son usine ne produisait que 25 000 kilogrammes de papier par mois : il déclara que, toutes les fois que ce chiffre serait dépassé, l’ouvrier aurait un supplément de salaire de 1 franc par 1 000 kilogrammes. La production monta bientôt à 35 000, 45 000 et même 50 000 kilogrammes de papier par mois. La rétribution de l’ouvrier fut notablement accrue. Les papeteries du Pont-de-Claix (Isère) suivirent bientôt cet exemple. L’on comprend en effet que le personnel de l’établissement soit singulièrement provoqué au travail par ce supplément de salaire : ce n’est pas seulement l’ardeur particulière de chaque ouvrier, c’est l’émulation, c’est la surveillance mutuelle, qui se trouvent puissamment stimulées. Un pareil régime a tous les avantages de la participation aux bénéfices ; aussi a-t-on pu le confondre avec elle. M. Laroche-Joubert lui-même s’y est mépris. Dans une séance du corps législatif, il a préconisé son système comme l’association des ouvriers aux profits de l’entrepreneur ; c’est cependant là un terme inexact. Dans la papeterie d’Angoulême, le personnel ouvrier reçoit des primes collectives, fixées en raison de l’accroissement de la production ; il ne prélève pas une part des bénéfices de fin d’année : c’est en proportion du travail fait, non pas des quantités vendues, des prix de vente ou des profits encaissés, qu’il est rémunéré. Ainsi sa rétribution dépend uniquement de ses efforts et non de l’habileté de la gestion. Il est dégagé par conséquent de toute préoccupation, et n’a aucun prétexte pour vouloir contrôler ou inspirer la conduite des affaires. Ces primes collectives accordées à tout un atelier ne sont nullement inconciliables avec les primes individuelles octroyées aux ouvriers les plus diligents ; c’est même alors que le système acquiert toute son efficacité.
Il est bien d’autres combinaisons heureuses auxquelles l’on peut avoir recours, sans aller jusqu’à la participation proprement dite. Des exemples remarquables ont été donnés par plusieurs des premières maisons de France et d’Angleterre. Dans la plupart des chantiers de construction de navires de la Tamise, l’on a établi depuis bien des années une organisation qui a son mérite. Un certain nombre d’ouvriers s’associent pour faire ensemble un ouvrage, ils traitent à forfait avec l’industriel. Pendant le cours de la fabrication, un à-compte leur est donné chaque semaine ; ils se le partagent d’après les conventions qu’ils font entre eux. Ils reçoivent et se divisent le solde quand l’ouvrage a été terminé. Les ouvriers deviennent ainsi de véritables entrepreneurs, et les relations du patron avec eux sont singulièrement simplifiées ; presque toutes les questions irritantes disparaissent : ce sont les ouvriers qui se répartissent mutuellement le gain collectif. Deux usines françaises de premier ordre, la société Cail et la compagnie de Fives-Lille, ont adopté un système analogue. Pour chacune des opérations, les employés et ouvriers de ces maisons forment une association temporaire qui entreprend la besogne à forfait dans des conditions déterminées. L’administration de l’établissement, agissant comme un commanditaire bailleur de fonds, fournit ses ateliers, son matériel de machines et d’outils, ainsi que toutes les matières. Des salaires, préalablement fixés à un taux modique, sont distribués pendant le cours de l’opération à titre de prélèvement sur le prix convenu. Lorsque le travail est achevé, l’excédent est réparti entre les collaborateurs. Tous les travaux de détail ou d’ensemble qui se font dans les divers ateliers pour la construction des machines sont, autant que possible, l’objet de pareils marchés à forfait entre l’établissement et des groupes peu nombreux d’ouvriers. Il n’y a rien là de semblable à la participation aux bénéfices, mais c’est un mécanisme ingénieux, régulier, d’un jeu facile, qui donne lieu à peu de frottements et de dangers. C’est une véritable association coopérative de production — avec ce double avantage, que l’ouvrier est dégagé de la partie commerciale de l’entreprise, et qu’il n’a pas besoin de risquer des capitaux. Son ardeur au travail en est stimulée, une sorte de discipline salutaire s’établit dans ces groupes d’ouvriers associés. Grâce à ce système, la rémunération est plus élevée de 25% que dans les maisons où le travail à la tâche n’est pas soutenu par de pareils encouragements. Cette organisation tend à se répandre dans l’industrie des machines. On cite des usines de second et de troisième ordre qui suivent sur ce point l’exemple de la société Cail et de la compagnie de Fives-Lille. Tels sont les ateliers de M. Pinet, constructeur de machines agricoles à Abilly (Indre-et-Loire). Ces combinaisons peuvent aussi s’introduire dans la petite industrie. À Amsterdam, les ouvriers tailleurs de diamants travaillent dans de vastes fabriques, mais ils sont de véritables entrepreneurs qui louent seulement au patron la place qu’ils occupent et la force ou les instruments qu’ils emploient. On a vu, en d’autres pays, se constituer des sociétés pour la location de forces motrices. Moyennant un prix débattu, elles mettent l’ouvrier en état de travailler pour son propre compte et de tirer ainsi parti des engins de la grande industrie sans cesser d’être façonnier ou petit patron. Il serait téméraire de vouloir mesurer les améliorations ou les changements que l’avenir et les progrès de la science peuvent nous réserver dans cette voie. Quoi qu’il en soit, c’est bien plutôt en perfectionnant le travail à la tâche, en variant, suivant les besoins et les facilités des diverses industries, les combinaisons et les modes auxquels il peut se prêter, c’est bien plutôt par ces améliorations de détail que par l’établissement de la participation aux bénéfices, qu’on peut servir le développement de la production et élever la rémunération de l’ouvrier.
Nous ne sommes pas partisan des systèmes, nous ne croyons pas à une solution unique de la question ouvrière ; mais nous regardons comme possible et comme efficace la propagation de beaucoup de procédés ou de fondations qui sont encore aujourd’hui à l’état d’exceptions. M. Charles Robert cite comme exemple de la participation de l’ouvrier aux bénéfices du patron toutes les œuvres si variées et si philanthropiques qui ont été créées par de grands industriels, et spécialement par les manufacturiers d’Alsace. Certes ce sont de nobles et glorieuses institutions que ces écoles, ces maisons ouvrières, ces lavoirs publics, ces crèches, ces pensions de retraite, qui sont dus aux sacrifices des filateurs ou des indienneurs de Mulhouse, de Guebwiller et de Wesserling ; ce sont des noms vénérables et dignes de vivre dans la mémoire des hommes que les noms des Dollfus, des Kœchlin ou des Bourcart ; on éprouve une jouissance patriotique, on sent grandir en soi le respect de l’humanité et de l’industrie quand on parcourt l’enquête du dixième groupe à l’exposition universelle de 1867 ou le livre de M. Eugène Véron sur Mulhouse. Cependant voir dans ces créations spontanées de généreux philanthropes une application du système de la participation aux bénéfices, c’est commettre une confusion qui peut fausser les idées populaires. Assurément ces manufacturiers éminents prenaient sur leurs gains annuels les sommes qu’ils consacraient à leurs collaborateurs ou à leurs subordonnés en œuvres de rédemption ; mais en agissant ainsi ils n’obéissaient pas à un contrat, ils ne remplissaient pas un engagement synallagmatique, ils se soumettaient aux exigences de leurs propres consciences. Alors même que ces libéralités devenaient pour eux fructueuses en formant un personnel d’ouvriers habiles et dévoués, c’étaient néanmoins des actes de générosité toute spontanée et volontaire. Un certain nombre d’industriels ou de compagnies ont introduit dans les règlements de leurs maisons certaines clauses en vertu desquelles des sommes destinées aux secours, aux écoles, aux pensions, doivent être prélevées sur les bénéfices annuels jusqu’à concurrence de tant pour cent ; ce n’est pas là ce que les ouvriers revendiquent quand ils réclament la participation aux bénéfices du patron. Il faut en pareille matière parler sans ambages le langage le plus net et le plus précis. Or dans toutes les langues il n’est qu’un mot pour désigner des institutions comme celles des contrées industrielles de l’est : ce sont des fondations de bienfaisance. Nous savons que notre démocratie a parfois des susceptibilités excessives, et qu’il est des termes, tels que bienfaisance, reconnaissance et respect, qu’elle voudrait rayer du vocabulaire moderne. Il faut protester contre cette barbare façon d’entendre le droit, qui supprimerait tout ce qu’il y a de généreux et de tendre dans l’âme humaine. Une société qui ne laisserait aucune place dans son sein aux œuvres charitables ne tarderait pas à être frappée d’anémie et à s’affaisser ou s’éteindre. Ainsi toutes ces institutions fécondes, nées de l’initiative des patrons, ne sauraient, sans une confusion évidente, être assimilées au système de la participation aux bénéfices.
Il en est de même pour un autre procédé qui, dans une certaine mesure, peut produire d’heureux effets : c’est celui qui consiste à placer les épargnes de l’ouvrier dans l’établissement où il travaille ; on met à sa disposition des actions ou des coupures d’actions de peu de valeur et payables par des versements successifs. Une usine du nord de la France a divisé ainsi son capital en parts de 50 francs. On peut de cette manière stimuler dans le personnel des fabriques le goût de l’économie et faire fructifier ses épargnes ; mais, outre que tous les établissements ne peuvent se constituer en sociétés par actions, il ne faut pas oublier que l’industrie est de sa nature exposée à des risques, qu’il est des moments de crise où les maisons les plus solides chancellent pour ne plus se relever, et que l’obole du pauvre, qui doit toujours être sacrée, peut se trouver compromise en courant les aventures. Il est des vérités qu’une certaine école de réformateurs semble constamment perdre de vue, et qui sont pourtant incontestables : c’est que l’industrie est soumise à des aléas, c’est que tous les établissements ne font pas fortune, c’est qu’il y a parfois des périodes de perte, de décadence et de chute qui succèdent à des périodes de prospérité et de croissance.
Nous venons étudier diverses mesures que l’on a rangées à tort sous la dénomination de participation des ouvriers aux bénéfices, nous avons constaté tout ce que l’on peut attendre de ce genre d’améliorations et de réformes ; il nous reste à examiner ce qu’est la participation proprement dite, les ressources qu’elle peut fournir, les inconvénients qu’elle présente, et à rechercher l’avenir qui lui est réservé.
II.
Un premier type s’offre à nous pour former une transition entre les combinaisons que nous venons de passer en revue et le système de la participation dans toute sa pureté. Ce premier type, nous le rencontrons dans les mines de Cornouailles, en Angleterre, et dans la maison de marbrerie de MM. Parfonry et Lemaire, à Paris. Il consiste à concéder aux ouvriers, outre leur salaire habituel, tant pour cent sur le total des ventes de l’année. L’on a voulu de cette manière prévenir une immixtion de la main-d’œuvre dans le détail des comptes et de la gestion, tout en l’intéressant au mouvement des affaires ! Il est difficile de voir dans cette forme d’encouragement, qui peut donner en bien des cas d’excellents résultats, une association véritable de l’ouvrier aux profits de l’entrepreneur ; c’est bien plutôt une prime à la production.
Après avoir ainsi éliminé tous les procédés qui ne présentent pas les caractères tranchés de la participation réelle des ouvriers aux bénéfices, nous abordons cette organisation du travail si vantée que l’on a appelée « le nouveau contrat ». Il en existe trois types différents et remarquables par des côtés divers : l’un nous est fourni par l’entreprise de peinture en bâtiment de MM. Leclaire, Defourneaux et Cie ; le second par la compagnie du chemin de fer d’Orléans ; quant au troisième, il faut l’aller chercher en Angleterre dans les mines de houille de MM. Briggs à Whitwood et Methley Junction. Chacun de ces types mérite une étude spéciale et minutieuse. Il est important d’examiner attentivement ces exemples de la participation aux bénéfices et de chercher s’ils prouvent en réalité que ce système puisse universellement s’appliquer et donner partout de bons résultats. N’y a-t-il pas dans les établissements où il fonctionne des conditions particulières de production qui expliquent la réussite de ce régime anormal ? Les maisons où ce mode d’association entre ouvriers et patrons a porté de bons fruits ne présentent-elles pas, malgré leur diversité apparente, des caractères communs qui les différencient profondément des industries habituelles ?
C’est un modeste entrepreneur de peinture en bâtiment, M. Leclaire, qui a inauguré en 1842 le système de la participation aux bénéfices. Il n’a cessé de le pratiquer depuis lors, et il est arrivé à la fortune ; il a élevé d’une manière incontestable la position de ses ouvriers, et il s’est livré à une propagande active en faveur du régime dont il a été le fondateur. Trente ans de succès, le mérite rare d’avoir conduit à bien une tentative que beaucoup pouvaient croire désespérée, ont valu à M. Leclaire une réputation presque européenne. Au début, il avait eu à traverser une période difficile : le gouvernement de juillet avait contrarié ses projets en lui refusant l’autorisation de réunir ses ouvriers pour leur expliquer ses plans ; quelques années après, la révolution de 1848 était survenue. L’œuvre de M. Leclaire a surmonté heureusement tous ces obstacles, elle est aujourd’hui consacrée par une prospérité continue et croissante. C’est qu’elle a son appui d’un côté dans la valeur de l’homme qui l’a conçue et dirigée, de l’autre dans la nature des choses et dans les conditions spéciales de l’industrie à laquelle elle s’applique. Une exacte observation de la pratique de son métier avait appris à M. Leclaire qu’en excitant le zèle des ouvriers peintres l’on peut obtenir un supplément de produit de 75 centimes par tête d’ouvrier et par jour, savoir : 50 centimes par une plus grande activité de travail, 25 centimes par l’économie de la couleur et le soin des ustensiles ; la maison occupant 300 ouvriers, c’était une somme de 225 francs par jour ou de 70 000 francs environ par an que l’on pouvait encaisser comme surcroît de bénéfices nets, si l’on parvenait à stimuler l’ardeur et l’attention de la main-d’œuvre. Pour arriver à un pareil résultat, M. Leclaire ne vit d’autre moyen que de s’associer ses ouvriers dans une certaine mesure et de leur distribuer une large part de ses profits. La première année (1842), il leur répartissait ainsi 12 200 fr., la seconde année plus de 17 000 fr, la troisième année, le dividende dépassait 18 000 francs et ne cessait de croître depuis lors. Quelle est maintenant l’économie du système ? Les bénéfices nets se divisent en trois parts : 50% sont distribués individuellement aux ouvriers, au prorata du travail de l’année, proportionnellement au traitement ou au salaire de chacun d’eux ; 25% sont versés dans la caisse des pensions viagères ; 25% sont attribués au patron directeur, qui reçoit en outre un traitement fixe de 6 000 francs. Les ouvriers se partagent en deux catégories, les associés et les auxiliaires. Les premiers sont élus par l’assemblée générale, ils doivent connaître parfaitement leur métier et savoir lire ainsi qu’écrire ; ils sont aujourd’hui au nombre de 90, soit environ le tiers du personnel. Les simples auxiliaires, qui ne touchent pas de dividende, reçoivent en compensation un supplément de paie de 50 centimes par jour. Les versements considérables faits depuis près de trente ans à la caisse des secours mutuels et prélevés sur les bénéfices de l’établissement ont permis d’organiser l’assistance et l’assurance de la manière la plus large. Des pensions de retraite, au minimum de 500 fr. et au maximum de 1 000, sont acquises aux membres de la société de secours mutuels qui ont cinquante ans d’âge et vingt ans de service, ainsi qu’à ceux que des accidents ou des infirmités mettent hors d’état de gagner leur vie. Les veuves et les orphelins ont des demi-pensions. Pour faire partie de la société de secours mutuels et jouir de ces avantages, il faut travailler dans la maison depuis cinq ans, être associé aux bénéfices et avoir été admis par l’assemblée générale. Cette société de secours est richement dotée, elle possède 21 000 fr. de rentes, elle a apporté 200 000 fr. dans l’entreprise industrielle et se trouve ainsi commanditaire de la maison. Telle est l’organisation financière. Il nous reste à faire connaître la distribution des pouvoirs et du contrôle. Le patron représente la maison et en dirige seul les opérations. Il est de principe que sa gestion doit être complètement indépendante, et il ne paraît pas que jusqu’ici il y ait eu de la part des ouvriers des tentatives illégitimes d’immixtion. Un comité de conciliation, composé de neuf membres, dont cinq ouvriers et quatre employés, est nommé au scrutin secret par l’assemblée générale des associés aux bénéfices. Toutes les difficultés intérieures sont de la compétence de ce conseil. Le renvoi d’un ouvrier associé ne pourrait être prononcé sans son assentiment et sauf recours à l’assemblée générale. Les chefs d’atelier, qui sont actuellement au nombre de trente, sont élus pour un an par l’assemblée des associés aux bénéfices ; le patron peut les révoquer, mais, sauf le cas d’immoralité ou d’improbité constatée, ils sont rééligibles. La comptabilité est tenue par des employés associés aux bénéfices et recrutés parmi les chefs d’atelier. L’assemblée générale des ouvriers associés nomme en outre chaque année, au scrutin secret, deux commissaires chargés, avec le président de la société de secours mutuels, de prendre connaissance de l’inventaire et de constater la régularité du partage des bénéfices entre les ayants droit. La constitution de la maison Leclaire offre le meilleur modèle des établissements de ce genre, et l’on voit combien de précautions ont été prises pour fixer une délimitation nette entre le droit de contrôle des associés et le droit de direction du patron. Chose étrange, ni de l’un ni de l’autre côté cette démarcation n’a été franchie. C’est cependant une vérité d’expérience que le pouvoir exécutif finit toujours par échoir aux assemblées, qui ont un droit reconnu de surveillance ; mais les ouvriers de la maison Leclaire semblent être toujours restés dans les bornes de la prudence et n’avoir jamais eu de visées plus ambitieuses que celles qui leur étaient reconnues par leurs statuts : heureux exemple que l’on invoque comme un précédent, et dans l’efficacité, la fécondité duquel nous voudrions avoir pleine confiance. C’est par ces mœurs, plus encore que par ces institutions, qu’il a été possible à cette association de patron et d’ouvriers d’arriver à une situation unique dans le monde industriel. La maison Leclaire fait aujourd’hui pour 1 500 000 francs d’affaires par an : c’est un chiffre élevé pour une pareille profession.
Un certain nombre de fabricants se sont mis, depuis quelques années surtout, à adopter le même système. Deux entrepreneurs de peinture, M. Lenoir et M. Voiron, ont voulu imiter leur confrère. Ils ont organisé, eux aussi, dans leurs ateliers, le régime de la participation aux bénéfices. L’avenir seul démontrera si cette émulation aura été prudente ; nous n’avons aucune répugnance à croire au succès de ces tentatives dans une semblable industrie. Un facteur de pianos, M. Bord, a recouru aussi à l’association des ouvriers aux profits de l’entreprise ; il l’a même établie d’une manière plus démocratique encore et plus large que les autres industriels parisiens. Dans la maison Leclaire en effet, les ouvriers associés forment seulement une élite ; quoique le système y fonctionne depuis près de trente ans, sur un personnel de plus de 300 ouvriers, on n’en compte que 90 qui participent aux bénéfices. La proportion est la même dans les autres établissements que nous avons cités ; chez M. Voiron, 15 ouvriers seulement sur 65, et chez M. Lenoir 20 sur 60 sont associés. M. Bord est moins exclusif. Il admet à la participation tous ceux qui prennent part à l’œuvre commune, depuis le premier employé jusqu’aux hommes de peine et au concierge. Des dividendes, qui ont varié de 10 à 20% du montant des salaires, c’est-à-dire de 180 à 360 francs, ont été répartis dans ces quatre dernières années aux ouvriers et employés de cette fabrique de pianos.
Que conclure de ces précédents ? Quelles espérances fonder sur la réussite de ces premiers essais ? Faut-il, comme beaucoup de publicistes, croire à la rénovation de notre monde industriel, à l’apparition d’un nouvel ordre social, parce qu’un mode ingénieux d’organisation du travail se sera montré efficace dans un champ restreint ? Ce serait pousser bien loin les démonstrations par analogie. Il convient, croyons-nous, d’être plus réservé et plus modeste, et de tirer de moindres conséquences de faits aussi circonscrits et aussi peu variés. L’examen attentif des circonstances qui ont favorisé l’essor de la maison Leclaire nous mettra en garde contre ces entraînements auxquels le public superficiel n’est que trop sujet. Ce qui nous frappe d’abord, c’est que dans la peinture en bâtiment la main-d’œuvre joue vis-à-vis du capital un rôle très prépondérant. Ce que sont dans une pareille industrie les ateliers, les ustensiles, les frais généraux, il n’est personne qui ne puisse facilement s’en rendre compte. Il n’y a pas là de ces établissements énormes, munis de machines puissantes, dévorant le combustible ou la fonte, et dans lesquels l’homme semble comme égaré et sans action. Tout dépend au contraire de l’ouvrier quand il s’agit de peindre, d’enduire ou de vernir un mur, une porte ou une surface quelconque. Son activité au travail, sa préoccupation d’épargner la matière première, c’est-à-dire la couleur, ce sont là les éléments principaux du succès. Une autre circonstance également grave et qui mérite d’être remarquée, c’est que dans une pareille industrie le rôle du patron est très secondaire et presque effacé ; il n’a pas besoin de vastes facultés d’organisation ni d’une grande capacité commerciale, il n’a pas beaucoup à combiner, à prévoir, à innover : de l’exactitude, de la régularité, on ne lui demande pas autre chose. Il pourrait être un simple teneur de livres, et la maison n’aurait guère à en souffrir ; mais un autre point sur lequel il faut surtout insister, c’est que ce genre d’industrie ne permettait presque aucun des encouragements que nous avons signalés dans la première partie de cette étude. Le travail, se faisant au loin, ne peut se faire qu’à la journée ; il eût été difficile de l’encourager par ces primes qui développent si bien le travail aux pièces. Ce qui est plus grave encore, la surveillance est impossible, on peut la considérer comme nulle, et l’ouvrier a toute liberté de se livrer à ses instincts d’indolence ou de gaspillage ; s’il est actif, s’il est soigneux, c’est par bonté de nature, par goût de l’ordre, par rectitude, non par intérêt personnel. L’on conçoit qu’une industrie où le patron est aussi dépourvu de garanties, de moyens de surveillance et d’encouragement dût être désignée d’avance à un mode d’organisation comme la participation aux bénéfices. La fabrication des pianos, où ce système vient aussi de s’introduire, présente plusieurs caractères analogues. Là, le travail aux pièces est possible, il est même habituel, les cinq sixièmes des ouvriers y sont soumis ; mais la main-d’œuvre a aussi une très grande importance, la matière première a du prix, et doit être ménagée, traitée délicatement, avec une conscience de propriétaire. Les primes peuvent s’établir dans cette industrie, sans y avoir cependant toute l’efficacité qu’elles acquièrent dans une filature, un tissage mécanique ou une usine métallurgique ; dans ces travaux si fins et qui touchent presque à l’art, il est moins aisé de prévenir ou de constater les malfaçons, les déchets, toutes ces fautes qui nuisent au patron et écartent le consommateur.
Nous avons examiné les conditions propres aux industries où la participation aux bénéfices a réussi, il convient aussi de signaler des circonstances accessoires qui n’ont pas été étrangères à ce succès. Quand le système nouveau eut été introduit dans la maison Leclaire, la presse commença de s’en occuper ; le nom de cet industriel ingénieux revint souvent dans les journaux de toute nuance ; des publicistes éminents se chargèrent de le rendre célèbre ; pendant près de trente ans, il se fit autour de cet établissement une constante et universelle réclame. Sous le gouvernement actuel, la participation aux bénéfices obtint la faveur d’en haut ; des solennités annuelles présidées par des ministres ou des conseillers d’État réunirent dans l’enceinte des ateliers de M. Leclaire un public d’élite en goût d’innovations sociales. Est-il bien étonnant qu’une maison industrielle ait profité de ce bruit, de cette propagande, que tant d’appuis extérieurs lui aient valu une rapide augmentation de clientèle ? La faveur officielle n’était pas seulement une recommandation morale, il est bien probable qu’elle a été aussi un patronage effectif. Il est naturel qu’on adresse des commandes à un établissement pour lequel on a tant d’éloges. Cette situation exceptionnelle influait non seulement sur le développement des affaires, mais encore sur la conscience et la conduite des ouvriers de la maison. À force d’être pris comme exemple, d’être proposés à l’admiration et à l’imitation de tous, ils finirent par se convaincre qu’ils étaient un corps d’élite, et cette conviction, par l’esprit de dignité, par l’énergie morale qu’elle entraînait avec soi, se transforma bientôt en réalité. Il faudrait méconnaître la nature du cœur humain pour ne se pas rendre compte du ressort puissant que constituent de pareils sentiments et de semblables idées. Il y avait une sorte d’esprit de secte et de rigorisme ascétique dans cette réunion d’ouvriers que la presse élevait sur un piédestal, exposait aux regards de tous ; mais ce serait commettre une bien grave erreur psychologique que de croire à la généralisation possible de ces mœurs et de cette conduite, qui puisaient leur principe dans la situation exceptionnelle et le petit nombre des ouvriers associés. Si l’association devenait le fait habituel, le ressort ne se détendrait-il pas ? De même que l’on voit les religions en minorité dans un pays inspirer à leurs fidèles une piété plus haute, une foi plus agissante, n’arrive-t-il pas, quand elles ont gagné la majorité, que leur influence s’affaiblit, le frein moral se relâche, les mœurs se corrompent ?
Le second type de la participation des ouvriers aux bénéfices nous est fourni par la compagnie du chemin de fer d’Orléans. Assurément à première vue rien ne ressemble moins aux modestes ateliers de peinture en bâtiment de M. Leclaire que cette immense exploitation qui traverse et sillonne tout l’ouest et le sud-ouest de la France. Les partisans absolus du système que nous examinons peuvent s’autoriser de la différence de proportions et de conditions de ces deux industries pour conclure à l’efficacité universelle du régime qu’ils ont entrepris de prôner. Vanité et illusion des apparences ! En dépit de ces dissemblances extérieures, les ouvriers de la compagnie du chemin de fer d’Orléans se trouvaient dans une situation parfaitement analogue à celle des ouvriers de la maison Leclaire ; les uns et les autres ne pouvaient être stimulés que par les mêmes moyens. Un peu de réflexion suffira pour nous en convaincre. Dans une exploitation de chemin de fer, le matériel a, il est vrai, une importance énorme et complètement disproportionnée avec la valeur de la main-d’œuvre, voilà ce qui frappe les regards dès l’abord ; mais ce matériel, l’ouvrier n’a pas à s’en servir comme engin de fabrication, il a seulement pour tâche de l’entretenir, de le maintenir en bon état, de le ménager, de l’user aussi peu que possible. L’employé de chemin de fer doit être attentif, soigneux, circonspect, pour ne pas détériorer une richesse considérable, qu’il manie tous les jours et qu’il a mission de conserver. Il est évident qu’en pareille matière le zèle et la bonne volonté ont une influence considérable ; en outre la surveillance est presque impossible pour tous ces détails du service : les employés sont disséminés, il n’est pas aisé de constater les dégâts qu’ils font ou qu’ils laissent faire, on est littéralement à leur merci. L’organisation du travail à la tâche est inapplicable pour l’immense majorité des cas ; les primes à la production ne peuvent être davantage introduites dans une exploitation de ce genre, puisque l’employé ne fabrique pas, qu’il ne fournit aucun résultat matériel que l’on puisse mesurer par des procédés exacts et mathématiques. Ainsi tous les aiguillons qu’emploie avec plein succès la grande industrie sont exclus d’une administration de chemin de fer. Ce qu’il y faut, ce sont des primes à la conservation, c’est-à-dire au bon entretien de ce matériel immense, et, pour être efficaces, ces primes doivent être collectives, il faut qu’elles se répartissent entre tout le personnel pour stimuler l’énergie et le zèle de chacun. Cette fonction est admirablement remplie par la participation des ouvriers aux bénéfices nets de l’entreprise, car ces bénéfices n’étant calculés que déduction faite des frais de réparation et de renouvellement du matériel, l’employé se trouve intéressé à diminuer autant que possible le montant de ces frais. Aussi la compagnie du chemin de fer d’Orléans a-t-elle bien agi en décidant que, après un certain dividende versé aux actions, il serait prélevé 15% du surplus pour être distribué entre les employés. Cette participation s’applique à tous ceux qui sont commissionnés à l’année, c’est-à-dire nommés par décision du conseil d’administration ; elle comprend les contre-maîtres, les surveillants et concierges des gares, les garçons de bureaux, les agents fixes des ateliers, les chauffeurs, les poseurs de rails à l’année, les gardes-barrières, les graisseurs, les femmes du service de salubrité. Il n’est pas une de ces personnes qui, par négligence ou mauvais esprit, ne pût détériorer impunément le matériel de l’exploitation, il n’en est pas non plus que l’on pût encourager au zèle par un autre procédé que par l’octroi d’une quote-part des bénéfices. Ici cependant apparaît un défaut grave du système de l’association. Pour peu que l’on examine le chiffre du dividende collectif réparti dans ces vingt dernières années aux ouvriers et employés de la compagnie d’Orléans, l’on constate une situation regrettable, mais qui est dans la nature des choses : c’est que depuis dix-sept ans ce dividende collectif n’a point cessé de décroître, alors que dans la même période le nombre des co-partageans n’a pas cessé d’augmenter. En 1853, la compagnie répartissait 1 966 963 francs entre 3 365 personnes ; en 1868, elle ne distribue que 1 775 559 francs entre 11 376 employés. La réduction est des trois quarts au moins pour chaque employé, ce qui est infiniment regrettable, parce que les ressources diminuent ainsi chaque année, quoique le prix des choses s’accroisse ; cela doit à la longue affaiblir le zèle de ces modestes travailleurs, qui, voyant leur part se réduire par une progression continue, doivent finir par se demander si le système de l’association n’est pas un leurre. Et cependant la volonté des hommes ne peut rien contre cette situation. En effet, à mesure que le réseau du chemin de fer s’étend, l’on exploite des lignes moins productives, qui rapportent tout au plus l’intérêt des frais d’établissement, qui entament même les bénéfices nets au lieu de les augmenter ; d’un autre côté, il faut doubler et tripler le personnel pour suffire à cette extension du service. Malheureusement ces faits ne sont pas exceptionnels, on peut même les ériger en règle générale sous la formule suivante : toutes les fois qu’un industriel double sa production et le nombre de ses ouvriers, il n’augmente pas ses bénéfices dans la même proportion ; c’est une vérité d’expérience. Voyez les maisons de banque ou les sociétés anonymes qui doublent leur capital ; il n’arrive jamais que le dividende reste le même pendant les années qui suivent cette opération. C’est là une chose grave au point de vue qui nous occupe ; il en résulte que, sous le système de la participation, le fabricant qui augmente son industrie et qui accroît le nombre de ses ouvriers est réduit à cette alternative : ou ne pas admettre les nouveau-venus sur le même pied que les anciens ouvriers au partage des bénéfices, ou prendre sur la part de ceux-ci pour distribuer à ceux-là. Les réformateurs ne s’occupent guère de ces minuties, ils citent à l’appui de leur thèse absolue l’exemple de la compagnie du chemin de fer d’Orléans, sans se douter que cet exemple est moins probant et moins décisif, quand on prend la peine de l’examiner de près.
Le troisième type du système de la participation des ouvriers aux bénéfices du patron nous est offert par les houillères de MM. Briggs, à Whitwood et Methley Junction, près de Normanton, en Angleterre. C’est le 1er juillet 1865 que ces hardis industriels inaugurèrent dans leur exploitation ce régime nouveau. Ils avaient été troublés auparavant par bien des grèves successives, qui avaient duré ensemble soixante-dix-huit semaines. Par suite de ces chômages et des désordres qu’ils entraînaient, MM. Briggs retiraient à peine l’intérêt de leurs capitaux. Pour sortir de cette situation désespérée, ils prirent un parti héroïque, et les résultats obtenus jusqu’à ce jour leur donnent pleinement raison. Ils transformèrent leur maison en société par actions, retinrent entre leurs mains les deux tiers du capital ainsi divisé en coupures minimes, et mirent l’autre tiers à la disposition des ouvriers, des employés et des clients de la houillère : ils se réservèrent formellement la pleine et entière direction de l’entreprise ; mais ils ne s’arrêtèrent pas à cette modification, si considérable qu’elle fût. L’innovation la plus importante de leur plan était consacrée par une clause qu’il faut citer textuellement. « Afin d’associer d’une manière de plus en plus intime les intérêts du capital et du travail, les fondateurs de la compagnie informent les ouvriers que, toutes les fois qu’après prélèvement de la somme nécessaire pour l’amortissement du capital et autres affectations légitimes, le bénéfice à partager dépassera 10% du capital engagé, toutes les personnes travaillant pour la compagnie, soit comme employés ou agents à traitement fixe, soit comme ouvriers, recevront la moitié de cet excédent à titre de boni, lequel excédent sera distribué entre elles au marc le franc de leurs salaires respectifs, tels qu’ils ont été pendant l’année où le bénéfice a été réalisé. » Le partage des bénéfices n’avait donc lieu qu’après un prélèvement de 10% comme intérêt du capital ; or jamais ce chiffre n’avait été atteint dans les années qui avaient précédé la transformation de l’entreprise. Par l’effet de circonstances favorables et des conditions spéciales à l’industrie des houillères, le nouveau plan se montra fécond dès l’abord. Une répartition égale à 7,5% du salaire annuel put être faite à la fin du premier exercice. Cet heureux début stimula les ouvriers, et la seconde année la répartition fut de 10% environ des salaires de chaque travailleur ; elle fut plus importante encore les années suivantes. En outre l’harmonie paraît s’être rétablie dans l’exploitation entre le patron et ses subordonnés. Auparavant tous les ouvriers faisaient partie d’une ou plusieurs trade’s unions. Depuis l’établissement de la participation aux bénéfices, un très petit nombre seulement restèrent fidèles à ces pernicieuses associations. Le capital retira aussi d’amples avantages du nouveau système ; déduction faite de la part attribuée au travail, il perçut des intérêts et dividendes toujours supérieurs à 10% et qui atteignirent 13,5%. Un nombre notable d’ouvriers ont pris des actions, qui font actuellement prime. Ce sont là d’heureux résultats qui servent de puissants arguments aux partisans absolus du système de la participation. Certes on ne peut nous accuser d’en méconnaître l’importance ou de chercher à les atténuer ; mais il faut se garder de généralisations précipitées. Parce qu’une organisation du travail s’est montrée efficace dans une houillère, on ne peut conclure qu’elle doive l’être de même pour une autre industrie.
Si l’on examine de près ce dernier type du système de la participation aux bénéfices, on voit qu’il se rapproche beaucoup des deux précédents. La main-d’œuvre a une influence prépondérante dans la bonne exploitation d’une houillère, le capital ne joue dans une pareille entreprise qu’un rôle subordonné. Environ 70% du prix total de l’extraction sont représentés par les salaires payés pour le travail manuel accompli sous terre ; 12 ou 15% sont formés par le prix de matières dont le gaspillage ou l’emploi abusif peut être prévenu par le bon vouloir et la vigilance de l’ouvrier : c’est de lui qu’il dépend de détacher le charbon en morceaux aussi gros que possible, de réduire la proportion ordinaire du menu, d’opérer avec soin le triage, d’épargner le bois, l’huile, les rails, de maintenir les galeries toujours en parfait état. Le travail à la tâche, les primes à la production et à l’économie des matières premières, sont des éléments insuffisants dans une industrie qui ne comporte pas le degré d’exactitude et de régularité que l’on rencontre dans les filatures, les tissages mécaniques ou les usines métallurgiques. Combien la surveillance doit être imparfaite au fond de ces puits, il n’est pas nécessaire de le prouver. L’indolence ou le mauvais vouloir peuvent impunément porter au patron un détriment considérable. Pour s’épargner quelques minutes de plus de travail ou de soin, l’ouvrier peut anéantir une valeur de plusieurs livres sterling. Ainsi l’administration intérieure d’une houillère est une œuvre difficile, les moyens de contrôle et d’encouragement y sont presque toujours impuissants. D’un autre côté, la capacité commerciale des directeurs n’a qu’une faible place dans les résultats de l’entreprise, il n’y a pas beaucoup à combiner ou à prévoir ; l’industrie extractive est par sa nature même rudimentaire, les succès y dépendent surtout de la situation des lieux, de l’abondance des gisements et de la qualité du personnel ouvrier.
On vient de passer en revue les établissements où la participation aux bénéfices a réussi ; tous nous ont présenté des traits communs qui les distinguent nettement de la généralité des industries. La main-d’œuvre y a une importance prépondérante, soit parce que le capital y est relativement minime, soit parce que le bon entretien de ce capital y dépend complètement du bon vouloir de l’ouvrier ; la surveillance y est impossible ou malaisée, parce que les ouvriers sont disséminés ; le régime du travail à la tâche, des primes à la production ou à l’épargne des matières, des retenues pour malfaçons, n’y est point d’une application facile et suffisante ; enfin la prospérité de toutes ces industries dépend moins de la capacité commerciale des directeurs, de leur entente des affaires, de l’habileté de leurs spéculations que de l’administration intérieure et du zèle du personnel ouvrier. Il est incontestable que les établissements qui sont dans de pareilles conditions peuvent retirer de grands avantages du système de la participation prudemment organisé ; mais il n’en saurait être de même, à notre sens, pour les ateliers où la production est à la fois plus compliquée et plus régulière, où le capital joue un rôle prépondérant, où l’œil du maître et de ses principaux employés peut aisément embrasser tous les détails de la fabrication, où le succès dépend surtout de l’aptitude commerciale des directeurs. Cette distinction, il importe de la faire et de la maintenir, elle est capitale, et, pour la perdre de vue, on court les aventures, et l’on se prépare d’inévitables déceptions.
Le livre de M. Charles Robert, les pièces justificatives et les exemples qu’il a recueillis, viennent complètement à l’appui de cette opinion. Un certain nombre d’établissements autres que ceux que nous avons cités ont voulu adopter le système de la participation aux bénéfices, mais dans tous, sans exception, il a échoué. On peut mettre cet échec au compte des circonstances adverses, c’est là un procédé commode, à l’aide duquel on pourrait tout justifier ; mais tout esprit exact et investigateur découvre une raison plus haute et plus générale qui rend compte de l’insuccès du nouveau régime dans la plupart des industries. M. Charles Robert cite l’imprimerie Paul Dupont comme un des établissements où l’association des ouvriers avec l’entrepreneur s’est montrée féconde. La participation aux bénéfices y est établie depuis 1848 ; elle doit donc être arrivée à la période de plein rapport et donner tous les fruits dont elle était susceptible. Eh bien ! à quels résultats est-on parvenu ? C’est en 1863 que la répartition faite aux ouvriers a été le plus considérable, et pourtant elle ne s’est élevée qu’à 9 620 fr., qui, après certaines déductions réglementaires, se sont réduits à 7 175 fr. Or la maison Dupont occupait au 31 décembre 1863, dans les ateliers de Paris et de Clichy, 875 ouvriers et employés. La part des travailleurs aux bénéfices, dans l’année où elle s’est trouvée le plus considérable, eût donc été de 8 francs environ par tête ; mais l’on n’avait admis au partage qu’un peu moins du quart des ouvriers présents, soit 205 sur 875, et l’on put distribuer à chacun de ces privilégiés un dividende de 35 francs ! Il est permis aux partisans absolus du système de la participation de citer de pareils exemples à l’appui de leur thèse ; quant à nous, il nous est impossible de ne pas déclarer que de semblables résultats sont dérisoires, qu’ils constituent un véritable échec, et que, si on peut leur attribuer quelque portée, c’est contre l’efficacité du nouveau régime. M. Charles Robert s’en réfère en outre à une fonderie en caractères où le système de la participation fonctionne depuis 1848. Il suffit de lire l’extrait des comptes de cette maison en l’année 1868 pour se convaincre de la nullité des résultats obtenus. Le capital ne put toucher que 5 francs 52 centimes pour 100 d’intérêt. Quant aux ouvriers, au nombre de 140, ils eurent à se partager 7 050 francs, soit 50 francs seulement par tête, et l’on a soin de nous dire que, pendant la période de vingt ans où la participation aux bénéfices a fonctionné, la répartition ne fut jamais plus considérable. Un important établissement de filature et de tissage, celui de MM. Steinheil et Dieterlen, à Rothau (Vosges), a voulu également essayer du nouveau régime, la tentative est trop récente pour avoir pu encore porter des fruits ; mais les fondateurs nous paraissent avoir eux-mêmes fort peu de foi dans le procédé auquel ils ont eu recours. « Quand nous pourrons effectuer une répartition, ce sont leurs propres paroles, nous dirons simplement aux ouvriers : L’année a été bonne, nous tenons à vous faire votre part, la voici. Une part de 5% des bénéfices à répartir individuellement entre 700 ouvriers donne peu de chose à chacun. Néanmoins, comme généralement une famille compte plusieurs ouvriers, une répartition de 10 000 francs ferait grand bien et grand plaisir. » 10 000 francs distribués entre 700 ouvriers, ce n’est pas tout à fait 15 francs par tête, c’est environ 4 centimes par journée de travail, et ce dividende si minime est annoncé comme éventuel, problématique. Assurément on ne peut qu’être sympathique aux patrons qui font de semblables essais ; mais l’on doit s’étonner qu’on présente comme une solution du prétendu problème social, comme une institution impérieusement nécessaire, une organisation du travail qui, dans la plupart des industries, pourrait accroître le gain de l’ouvrier de 4 à 15 centimes par jour, et qui par contre produirait dans la majorité des cas d’inévitables troubles, compromettrait l’indépendance du patron et embarrasserait la marche progressive de l’industrie. Cependant il est des maisons où la participation a été établie et qui ont été moins heureuses encore que celles que nous venons de citer. Telles sont en Angleterre la fabrique d’objets de fer de Greening, à Middlesborough, et les forges de Fox and Head, à Salford. Ces deux usines, constituées sur le modèle de la houillère Briggs, n’ont pu distribuer le moindre dividende aux ouvriers. Il ne faudrait pas que de pareils faits pussent souvent se présenter, il est imprudent de promettre sans être sûr de tenir ; le peuple est prompt à s’imaginer qu’on le leurre : en voulant ainsi adoucir les rapports sociaux, on s’expose parfois à les aigrir.
Ces faits démontrent en pratique la complète exactitude de nos observations. Dans une usine où le capital occupe une place prépondérante, par exemple dans une filature de coton où, d’après des évaluations sérieuses, la main-d’œuvre ne formerait pas plus du dixième du prix des produits, où la surveillance du patron et des contre-maîtres est aisée, où la division du travail est parfaite, où le salaire à la tâche, les primes à la production et à l’épargne des déchets sont d’un fonctionnement régulier et mathématique, de quelle importance peut être cette combinaison nouvelle que l’on appelle la participation ? L’ouvrier n’est-il pas excité autant qu’il le peut être par ces gains accessoires, fixes et prochains, qu’il dépend de lui, et de lui seul, d’obtenir ? Quoi ! l’on s’imagine que le travailleur qui aura été insensible à l’attrait exercé par la perspective du gain immédiat que le travail à la tâche, les primes à la production ou à l’épargne des matières premières lui peuvent procurer, se laissera fasciner par le mirage d’un bénéfice éventuel, problématique, de quelques francs en fin d’année, alors surtout qu’il se rend compte que la distribution de ce mince dividende dépend non pas de sa seule énergie, mais de celle de tous ses camarades ? L’esprit humain est rebelle à des appâts aussi incertains. Il lui faut une proie plus substantielle pour stimuler son ardeur et provoquer ses efforts. Ce ne sont pas d’aussi imperceptibles leviers qui peuvent soulever le poids redoutable de l’inertie et de l’incurie humaines.
Le système de la participation aux bénéfices conçu comme mode général d’organisation du travail, c’est non seulement une utopie décevante, mais aussi une utopie dangereuse ; il contient un ferment de discorde et un principe dissolvant. Beaucoup de publicistes regardent ce nouveau régime comme destiné à rétablir l’harmonie, l’accord entre tous les éléments de la production, l’union intime de toutes les forces sociales. C’est être la dupe des mots. Le meilleur moyen de concilier les hommes, l’expérience journalière nous l’apprend, ce n’est pas d’enchevêtrer leurs intérêts, de les obliger à se rendre mutuellement des comptes, de compliquer leurs relations d’affaires. N’est-ce pas une vérité banale, exploitée souvent par le théâtre, que les querelles, les brouilles, parfois même les haines, sont fréquentes entre associés de commerce ou d’industrie ? Malheureusement il semble qu’il suffise de parler des plus importantes questions de notre temps pour avoir le droit de perdre de vue les données les plus élémentaires, les leçons les mieux constatées de la vie. On a fait au régime de la participation deux reproches principaux : l’un, de constituer une association léonine en contradiction avec tous les principes de la science et de la justice, puisque l’ouvrier prend sa part des bénéfices sans supporter sa part des pertes ; l’autre, d’encourager l’immixtion des travailleurs dans la direction des entreprises. Le premier de ces griefs, nous pouvons l’abandonner, le second, nous n’hésitons pas à le retenir. On a inventé un grand nombre de combinaisons pour rendre l’ouvrier associé passible des pertes que l’établissement pourrait subir, et on a presque réussi dans cette difficile tâche ; mais en même temps l’on a singulièrement compromis l’efficacité du système. Dans quelques établissements, les bénéfices octroyés aux ouvriers ne leur sont pas immédiatement distribués, ils constituent un fonds de réserve qui devrait contribuer à combler le déficit, s’il venait à s’en produire ; dans d’autres maisons, il est stipulé qu’en cours d’entreprise, le compte collectif des ouvriers sera crédité d’une part de bénéfice dans les bonnes années et débité d’une part de perte dans les années mauvaises. Ce sont là des expédients ingénieux, mais ils diminuent singulièrement l’influence pratique du régime de la participation sur le travail et la conduite du personnel des usines. Croit-on en effet que l’esprit de l’ouvrier puisse être vivement frappé et surexcité par la perspective d’accroître un fonds commun exposé à une foule de risques, et sur lequel il n’aurait qu’une part infinitésimale de propriété ? Croit-on surtout qu’après une année mauvaise ou médiocre, qui n’aurait permis d’allouer aucune somme au compte collectif des ouvriers, ceux-ci continueraient à user de toute leur vigueur, de toute leur attention, de tous leurs soins, sans se laisser atteindre par le découragement ?
D’autres objections beaucoup plus graves doivent être adressées au régime nouveau. Jusqu’ici, la participation n’a pas fonctionné comme système général d’organisation du travail, elle n’existe que comme une anomalie ; elle a été établie d’autorité dans quelques rares maisons. Les industriels qui l’ont constituée s’en sont fait un titre à la reconnaissance du personnel qu’ils emploient ; leur influence morale y a gagné, ils ont pris la position d’initiateurs. À vrai dire, la participation telle qu’on la rencontre actuellement est une institution de patronage, toute paternelle, presque patriarcale ; ce n’est pas une association véritable où toutes les parties aient des droits, des devoirs, des garanties réciproques. « Je n’admets pas, dit M. Charles Robert, l’immixtion des ouvriers, sous prétexte de contrôle, dans le détail des comptes. Au moment de l’inventaire, le patron en présente les résultats ; il affirme les chiffres d’ensemble par une déclaration qui engage son honneur. Si les ouvriers prétendent que ce n’est pas assez, je réponds que la participation aux bénéfices est un régime fondé sur la confiance, la loyauté et la bonne foi… Tout se passe en famille dans la maison. » — « Il ne s’agit pas, à vrai dire, pour MM. Steinheil et Dieterlen, continue le même auteur, d’un contrat proprement dit avec l’ouvrier, il s’agit plutôt d’un engagement d’honneur envers eux-mêmes. Quand nous pourrons, disent-ils, effectuer une répartition, nous dirons simplement aux ouvriers : L’année a été bonne, nous tenons à vous faire votre part, la voici. » C’est bien ainsi que les choses se passent aujourd’hui que le régime de la participation n’existe qu’à l’état d’exception et d’enfance ; — pourra-t-il en être de même quand il aura pris du développement ? Une pareille espérance est inadmissible. Il faut bien peu connaître les hommes pour croire de leur part à une si constante soumission ; celui qui a reçu un droit apprend bientôt à en user : il reste rarement en-deçà, il va généralement au-delà des limites de ses pouvoirs. Pour régler la part des ouvriers aux bénéfices, il est incontestable qu’il faudra leur donner un jour connaissance des écritures, qu’on devra les initier à la marche des opérations pendant l’année ; — voyez que de causes de conflits vont immédiatement surgir ! Ces hommes auxquels on doit des comptes vont prétendre blâmer telle ou telle partie des opérations : cela est naturel, cela est fatal. S’il arrive que le dividende d’une année soit plus faible que celui de l’année précédente, ils s’élèveront contre les dépenses consacrées au renouvellement du matériel, à l’achat de machines nouvelles, aux frais d’entretien, de réparation. Pourront-ils s’empêcher de penser et de dire que l’on améliore le fonds du patron aux dépens de leur intérêt propre ? Voyez les compagnies par actions, est-ce que les actionnaires n’émettent pas de pareilles exigences ? Est-ce que l’on n’a pas vu, il n’y a que quelques semaines à peine, dans l’assemblée générale d’une de nos grandes entreprises françaises, des intéressés réclamer à tout prix un dividende en consentant même qu’on le prélevât sur le capital ? L’ouvrier associé trouvera toujours à redire aux évaluations du patron, et il aura ainsi une porte ouverte pour se mêler à la conduite des affaires.
Le régime de la participation crée beaucoup plus de causes de dissentiments qu’il n’en supprime. Et d’abord la proportion des bénéfices octroyés aux ouvriers ne pourra pas être identique dans tous les établissements. Chez M. Leclaire, 75% des bénéfices nets sont alloués au personnel de la maison, d’autres entrepreneurs de peinture en bâtiment n’accordent que 25%, quelques industriels ont cru faire le maximum du sacrifice possible en consentant à une répartition de 5%. Aujourd’hui, le système de la participation n’existant qu’à l’état d’exception et de faveur, les ouvriers supportent sans mot dire ces différences ; mais il n’en sera pas toujours ainsi. Quand cette organisation du travail sera devenue générale, ils se demanderont pourquoi la proportion des bénéfices qu’on leur abandonne est si inégale dans les diverses industries. Auront-ils les connaissances économiques nécessaires pour comprendre les causes naturelles et fatales de cette inégalité ? Auront-ils surtout la sagesse pratique indispensable pour les accepter et s’y soumettre ?
Ce ne sont pas là les seuls germes de discordes que recèle le régime de la participation conçu comme mode général d’organisation du travail. Supposons que l’on soit arrivé à déterminer d’une manière identique pour toutes les maisons d’une même industrie la proportion des bénéfices qui doit être laissée aux ouvriers, croit-on que l’on aura ainsi écarté toutes les causes de mésintelligence ? Ce serait gravement se tromper. L’on ne pourra jamais faire que tous les établissements atteignent le même degré de prospérité ; quel que soit le zèle des ouvriers, il y aura toujours une grande inégalité dans les bénéfices nets que feront les diverses filatures ou les divers ateliers de construction de France. Considérons la branche d’industrie où il serait le plus facile d’introduire le système de la participation, l’industrie des mines et des houillères ; n’y a-t-il pas un écart énorme entre les bénéfices nets de la société d’Anzin et ceux des mines de la Loire ou des mines de Saint-Étienne ? Tandis que les actions de certaines houillères de France font une prime considérable, les actions de certaines autres sont bien au-dessous du pair. Il est dans la nature des choses que de pareils faits se produisent ; mais qu’en peut-il résulter ? C’est que les ouvriers appartenant aux maisons les plus florissantes auraient une rétribution beaucoup plus élevée que ceux qui seraient attachés à des exploitations moins heureuses, et cependant ces derniers ne seraient peut-être pas moins zélés, ni moins courageux, ni moins habiles que leurs camarades privilégiés. Une pareille situation serait inquiétante et grosse de périls. Il y aurait là une évidente iniquité qui ferait jeter les hauts cris à tous les philanthropes, qui indignerait tous les gens de cœur. Les ouvriers qui seraient les victimes d’un pareil état de choses accuseraient la mauvaise direction des établissements dont les bénéfices seraient peu considérables ; ils réclameraient non plus uniquement un droit de contrôle, mais un droit de surveillance et de tutelle ; ce serait la conduite même des affaires qu’ils voudraient avoir entre les mains, et, quand ils élèveraient de pareilles prétentions, qui pourrait trouver un argument solide à leur opposer ? Dira-t-on que les bons ouvriers quitteraient les maisons les moins heureuses pour peupler les ateliers les plus prospères ? Mais peut-on supposer que les modestes travailleurs de nos grandes industries aillent transporter leurs familles d’un bout de la France à l’autre, laissant leurs affections, leurs souvenirs, leurs intérêts, pour se rendre du bassin de la Loire, par exemple, dans le département du Nord ? On ne peut supprimer l’influence de la capacité personnelle de l’entrepreneur, de son expérience, de sa sagacité, de son tact, de sa prudence ; ce sont là les qualités maîtresses qui décident du sort de toutes les importantes usines. Si niveleuses que puissent être les tendances démocratiques de notre temps, il est des vérités qu’il faut avoir le courage de dire : tout ne dépend pas dans l’industrie des bras de l’ouvrier, c’est l’intelligence et la volonté du patron qui sont les éléments primordiaux de la prospérité des vastes établissements. Or, pour tout homme qui réfléchit et examine les choses de près, il est incontestable que le régime de la participation, appliqué à toutes les industries, entraverait l’action bienfaisante de ces facultés directrices sans lesquelles nous ne pouvons concevoir un grand progrès manufacturier. Il est des personnes qui voudraient introduire le suffrage universel dans l’industrie ; nous ne pourrions pas, quant à nous, considérer un pareil changement comme une amélioration.
Nous avons étudié les diverses mesures que l’on a groupées sous le nom de participation des ouvriers aux bénéfices ; nous avons distingué des procédés heureux, des modes féconds d’encouragement, de répartition des tâches, de rémunérations accessoires. Nous n’avons pas hésité à les recommander ; patrons, ouvriers, consommateurs en peuvent retirer une réelle utilité. Quant au système véritable de l’association des ouvriers aux profits de l’entrepreneur, nous avons reconnu que dans certaines industries où la main-d’œuvre joue un rôle prépondérant, où le travail à la tâche et les primes fixes ne peuvent aisément fonctionner, ce système est susceptible de donner de bons résultats ; mais nous regardons comme une erreur de vouloir étendre ce régime à tous les ateliers sans exception, parce qu’on s’en exagère les avantages et qu’on s’en dissimule les inconvénients : ceux-ci sont aussi certains et aussi graves que ceux-là sont généralement médiocres et problématiques. L’utopie des alchimistes au Moyen-âge, ce n’était pas de chercher à développer la richesse en passant au creuset les différents corps que recèle la nature ; c’était d’espérer découvrir un procédé unique, infaillible, immédiat, pour créer l’opulence. Il en est de même de beaucoup de réformateurs et de philanthropes contemporains. Le monde industriel est plein de variétés et de complications, il convient de les étudier isolément pour rechercher les améliorations dont elles sont susceptibles ; mais il ne faut pas espérer appliquer un régime uniforme et complètement nouveau à cette multitude d’établissements si dissemblables par leur nature et par leur objet. Dans une des dernières séances de la Société des économistes, un homme qui ne saurait être suspect à la démocratie même la plus avancée, M. Cernuschi, parlant de la participation aux bénéfices, raillait spirituellement « ces chercheurs de solutions nouvelles de la question dite sociale, qui vont en avant avec une bonne foi, une illusion semblable à celle qu’ont les chercheurs de truffes au pied des chênes. » Ce ne sont pas seulement des déceptions, ce sont de véritables et sérieux dangers que l’on s’expose à rencontrer dans cette voie. « Les masses ouvrières ont à lutter contre les rigueurs de leur position, disait récemment M. Hippolyte Passy. Ces rigueurs, elles en souffrent et s’en plaignent ; mais d’ordinaire elles les supportent d’autant plus courageusement qu’elles les croient plus fermement n’être qu’un effet des hasards auxquels soient soumises les choses de ce monde. Il n’en est plus ainsi quand on vient leur affirmer qu’il est possible de les alléger ou de les supprimer à l’aide de nouvelles combinaisons économiques, et qu’il suffirait, pour réaliser ces combinaisons, du bon vouloir de ceux à qui on les propose. Dans ce cas, c’est en éveillant l’idée qu’elles sont victimes des injustices des hommes, susciter chez elles de tristes irritations et ajouter largement aux amertumes qu’enfante inévitablement la comparaison de leur sort avec celui des classes qui en ont un meilleur. » Ces paroles sont d’un sage. L’on n’est que trop porté de notre temps à encourager les illusions qui règnent dans les classes ouvrières ; on entretient ainsi une fermentation qui est pleine de menaces. Les honnêtes gens devraient s’imposer plus de prudence, il y aurait une grande utilité sociale à éviter les exagérations et les hyperboles. Quand des écrivains consciencieux et instruits décrient le salaire et vont presque jusqu’à le comparer à l’esclavage antique, quand ils proposent des remèdes infaillibles et des panacées, comment la conscience populaire ne se trouverait-elle pas aveuglée ? Il n’y a que trop de vulgaires ambitieux qui répètent aux oreilles du peuple souverain les paroles que Villeroi adressait au jeune Louis XV, et qui, lui montrant le capital et les bénéfices qu’il procure, lui disent : Tout cela, sire, est à vous ; de tout cela, vous êtes maître. Ces flagorneries de vils courtisans font un devoir à tous les hommes de sens et de caractère de veiller sur leur langage, et de ne laisser échapper aucun mot qui puisse être invoqué à l’appui de ces coupables suggestions.
PAUL LEROY-BEAULIEU.
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