« La Confédération générale du Travail, autrement dit la C. G. T., fut fondée en 1895, au Congrès de Limoges, par des membres de syndicats qui dédaignaient le collectivisme doctrinaire, prétendu scientifique, de Karl Marx et de son principal apôtre en France, M. Jules Guesde ; ils lui reprochaient de procéder avec beaucoup trop de lenteur, d’ajourner à une époque indéfiniment éloignée la rénovation sociale ; ils voulaient un système d’attaques beaucoup plus fréquentes, à vrai dire incessantes, contre la société capitaliste ou bourgeoise, espérant de ces assauts répétés et violents, sur le terrain des grèves, le prompt renversement de celle-ci. »
Paul Leroy-Beaulieu, « Le syndicalisme – La Confédération générale du Travail – La théorie de la violence », Revue des Deux Mondes (juillet-août 1908).
LE SYNDICALISME
LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU TRAVAIL
LA THÉORIE DE LA VIOLENCE
Pendant le dernier quart du XIXe siècle on a pu croire que la société moderne, reposant sur l’initiative individuelle, sur la liberté de l’industrie, la liberté d’association et la liberté des contrats, n’avait pour adversaire fondamental que le socialisme dogmatique auquel Karl Marx était supposé avoir donné une forme scientifique. Ce socialisme dogmatique trouvait une représentation concrète et active dans le socialisme parlementaire, groupe de députés, les uns « intellectuels » suivant l’expression récente, les autres peu pourvus de théorie et issus des milieux populaires, mais assouplissant leur fougue sous la direction de l’élément plus instruit. Ce groupe socialiste parlementaire exerçait et exerce encore sur les fractions de gauche de la Chambre des députés une action incessante et d’une manifeste efficacité pour étendre dans tous les domaines les attributions de l’État et la réglementation de l’État.
Voici que, depuis quelques années, un nouvel adversaire se lève contre la société moderne : plus bruyant, plus brutal, revendiquant des changements plus rapides et plus profonds, dédaignant les modifications graduelles et voulant arriver soudain à une transformation intégrale, c’est le syndicalisme. Il a ses hommes d’action, audacieux et méthodiques, qui ont su, avec d’infimes moyens, constituer et conduire une formidable machine d’attaque. Ils font profession de mépriser le socialisme parlementaire, de l’écarter comme un virtuose inutile. Ils ont, en quelques années, formé un organe, qui en lui-même est peu de chose : la « Confédération générale du Travail », mais auquel ils ont fait un grand renom et qui est devenu une de ces puissances d’autant plus redoutables qu’elles sont en partie mystérieuses et que, n’ayant pour ainsi dire pas de corps, elles s’adressent surtout aux imaginations. Non seulement les ouvriers, du moins les plus remuants, ceux qui s’arrogent le droit de parler au nom de tous, mais aussi certaines catégories importantes d’employés de l’État lui ont donné ou tendent à lui donner leur adhésion. Le classique danger de « l’État dans l’État », suivant la vieille formule, qui faisait trembler nos pères, n’a jamais été aussi complètement réalisé. En même temps, le syndicalisme a son théoricien, le théoricien de la violence systématique et de la grève générale, écrivain instruit, correct et disert, ennemi froid et implacable de la société moderne. [1]
Il est intéressant d’étudier cette double face du syndicalisme, d’examiner le système dans la pratique et dans la théorie. Peut-être la société moderne, si menacée et qui, depuis une dizaine d’années, se défend avec tant de mollesse ou presque ne se défend plus, y trouvera-t-elle des incitations à plus d’énergie et y découvrira-t-elle la méthode à laquelle elle doit recourir pour ne pas succomber.
I
Reprenant le programme de Turgot, l’Assemblée Constituante avait aboli les corporations de métiers, associations privilégiées, devenues oppressives pour ce que l’on peut appeler la plèbe ouvrière, menaçantes pour le consommateur, entrave à la plasticité industrielle, au progrès de la production et dont les rivalités et les conflits entre elles donnaient lieu, en un temps de rénovation économique, aux procès les plus bizarres et les plus opposés à l’essor social. Il faut remarquer que, s’appliquant aux seuls artisans, les anciennes corporations laissaient en dehors de leur abri réputé tutélaire, en tout cas de leurs privilèges, toute la partie inférieure de la population ouvrière : les journaliers et les manœuvres des villes et surtout des champs, qui, tout en étant relativement moins nombreux qu’aujourd’hui, ne laissaient pas que de former un effectif considérable.
L’hostilité au régime des corporations était générale et irréductible chez les constituants ; ils crurent ne pouvoir pas trop prendre de précautions contre leur rétablissement furtif et ils en donnèrent la preuve dans la célèbre loi du 17 juin 1791, connue sous le nom de loi Le Chapelier, du fait de son rapporteur ; il est bon d’en rappeler le texte intégral :
« ARTICLE 1er. — L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant une des bases de la Constitution française, il est défendu de les rétablir en fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.
ART. 2. — Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers ou compagnons d’un art quelconque, ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaire, ni syndic, tenir des registres, prendre des arrêts ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.
ART. 3. — Si, contre les principes de la liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations ou faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations ou conventions, accompagnées ou non de serments, sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l’homme et de nul effet ; les corps administratifs et municipaux sont tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées, seraient cités devant le tribunal de police, à la requête du procureur de la commune, condamnés chacun à 500 livres d’amende, et suspendus pendant un an de l’exercice de tous les droits de citoyen actif. »
Tel est le texte de cette célèbre loi ; elle est surtout connue par ce membre de phrase, s’appliquant aux gens d’un même métier ou d’une même profession : « former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ». On ne lui a pas épargné les sarcasmes ; il est évident, en effet, que, en nombre de cas, pour des gens d’un même état ou d’une même profession, il existe non pas de « prétendus intérêts communs » mais des intérêts communs réels. Le terme de la loi Le Chapelier était donc tout à fait excessif. Ce qu’il faudrait rechercher, c’est si les intérêts communs de tel corps d’état ou de telle profession, et surtout les mesures que les intéressés prennent pour les faire triompher, sont conformes à l’intérêt général et ne tendent pas souvent à le détruire. Ainsi posée, après plus d’un demi-siècle de tolérance et près d’un quart de siècle de statut légal des associations de gens d’un même état et d’une même profession, on peut dire que la question reste grave et compliquée et qu’on ne peut y répondre d’une façon simple. Adam Smith, en 1776, juste un quart de siècle avant la loi de 1791, disait que les gens d’un même état et d’une même profession, quand ils se rencontrent et s’entendent, conspirent en général contre le public ; il parlait surtout des maîtres ou des patrons, et si le développement et les méthodes des trusts et des cartels n’ont pas démenti cette assertion, le développement et les méthodes des syndicats ouvriers tendent souvent aussi, en ce qui les concerne, à la confirmer.
Le Code Napoléon dans les articles 415, 416, 417 du Code pénal, qui interdisent la coalition de producteurs, édictant des peines relativement modérées pour les infractions des patrons et beaucoup plus sévères pour les infractions des ouvriers, vint renforcer les prohibitions de l’Assemblée Constituante et surenchérir sur la loi Le Chapelier. Le Code civil, généralisant davantage, exigea, par l’article 291, l’autorisation du gouvernement pour toute association de plus de vingt personnes ; il ne s’agissait plus là seulement de gens d’un même état ou profession.
Ce que l’on n’a pas assez remarqué, dans le texte de la loi Le Chapelier, c’est l’emphase avec laquelle elle prohibe le retour des corporations : elle fait de leur suppression l’un des articles fondamentaux de la Constitution française ; il serait, sans doute, exagéré de dire que, en 1791, les Constituants pouvaient prévoir que les associations ouvrières, une fois rétablies, arriveraient à un degré de puissance et de tyrannie qui mettrait en péril le fonctionnement même des pouvoirs publics ; néanmoins, il est intéressant de retenir que l’Assemblée Constituante proclamait que la Constitution française serait ébranlée si les « corporations de citoyens du même état ou profession » pouvaient ressusciter et s’épanouir.
Les prohibitions légales sont toujours faciles à édicter ; il est beaucoup plus malaisé, quand elles ne sont pas conformes à la nature des choses, de les faire observer. Or cette conception et cette organisation atomistiques d’une société qui, sauf cette prohibition de l’association, reposait sur la complète liberté individuelle, étaient manifestement contraires à la nature des choses. Quoique les pénalités contre les associations illicites aient été aggravées depuis la loi Le Chapelier et depuis le Code Napoléon, notamment sous le règne de Louis-Philippe en 1834, bien que les ouvriers eussent été réduits, suivant le mot de Royer-Collard, à un « état de poussière », il ne faudrait pas croire que toutes leurs associations eussent disparu. Au début du second Empire, il en existait, par tolérance ou clandestinement, un assez grand nombre d’anciennes ou de nouvelles. Selon M. Maxime Le Roy, qui a fait des recherches à ce sujet, « d’après un recensement officiel fait en 1853, quarante-cinq des sociétés ouvrières existant à cette époque dataient du XVIIIe siècle. En 1800, il y en avait quatorze à Paris. » Les lois prohibaient ; mais les mœurs administratives, tenues à ne pas s’écarter complètement des mœurs générales, ignoraient ou feignaient d’ignorer. Les articles si rigoureux du Code pénal pouvaient diminuer, encore cela est-il incertain, la fréquence des grèves, mais ne parvenaient pas à en prévenir complètement l’éclosion : il y en eut, de très graves même, notamment celle des charpentiers de Paris en 1822. Quand nos révolutions successives donnèrent naissance à des gouvernements d’origine populaire et de préoccupations démocratiques, il fallut arriver non seulement à laisser sommeiller les articles du Code interdisant les associations ouvrières et les coalitions, mais même à modifier plus ou moins gravement ces articles. Le 25 février 1848, le gouvernement provisoire de la République française s’engageait, dans une proclamation au peuple, à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail, à assurer du travail à tous les citoyens, et il reconnaissait que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le second Empire, issu du suffrage universel, ne pouvait répudier absolument les engagements de la République de 1848. S’il rejetait le droit au travail et les ateliers nationaux, il ne pouvait traquer ni même trop inquiéter les associations ouvrières qui poursuivaient paisiblement des améliorations professionnelles. Il fut amené, à la suite d’une grève de typographes qui dura quatre mois, à faire un pas plus décisif ; par la loi célèbre de 1864, dont M. Émile Ollivier fut le rapporteur, il autorisa les coalitions d’ouvriers. C’est vraiment là la date qui inaugure l’émancipation de la population ouvrière en France. Les articles 414 et 415 du Code pénal furent modifiés comme il suit :
« ART. 414 (nouveau). — Sera puni d’un emprisonnement de six jours à trois ans et d’une amende de 16 à 3 000 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, à l’aide de violences, voies de fait, menaces, manœuvres frauduleuses, aura amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir une cessation concertée du travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie et du travail.
ART. 415 (nouveau). — Lorsque les faits punis par l’article précédent auront été commis par suite d’un plan concerté, les coupables pourront être mis, par l’arrêt ou le jugement, en état d’interdiction de séjour pendant deux ans au moins et cinq ans au plus. »
Les modifications ainsi apportées au Code pénal étaient décisives : les coalitions et grèves devenaient licites aux ouvriers et aux patrons ; seuls les actes de violence et les manœuvres frauduleuses étaient punis ; les peines, contrairement au code primitif, étaient les mêmes pour les patrons et pour les ouvriers. Tel est le droit qui nous régit encore aujourd’hui ; les groupes avancés des Chambres demandent la suppression de ces articles qui peuvent, cependant, être considérés comme irréprochables ; la seule critique qu’on puisse leur adresser, c’est que les peines extrêmes qui y sont stipulées, à savoir trois ans d’emprisonnement et cinq ans d’interdiction de séjour, sont bien élevées ; mais l’on se tient toujours fort en deçà, et les tribunaux ne font plus de ces articles qu’une application intermittente et pusillanime. Le second Empire se flattait que, en faisant régner l’ordre dans la rue, en sauvegardant énergiquement les ateliers et la liberté des non-grévistes, il pouvait autoriser les grèves sans inconvénient grave pour l’industrie et pour le public. Bientôt, par d’autres mesures, le gouvernement impérial mettait absolument sur le même pied juridique les patrons et les ouvriers, les employeurs et les employés. Une circulaire de 1868, insérée au Moniteur, enjoignait aux préfets et aux parquets d’accorder aux chambres syndicales ouvrières (c’est le titre qu’avaient pris les groupements ouvriers) une tolérance égale à celle dont jouissaient les chambres syndicales des patrons. Ainsi s’ébauchait, sous un gouvernement démocratique, mais autoritaire et énergique ou réputé tel, l’émancipation ouvrière qui avait été comprimée pendant plus d’un demi-siècle. Ces groupements, placés sous l’œil et la main de l’autorité, commençaient à chercher à lui échapper et tendaient à se fédérer. « En 1870, dit l’auteur d’un livre récent sur le wyndicalisme et sur la Confédération générale du travail, M. Mermeix, soixante-sept chambres syndicales (ouvrières) avaient une existence connue de l’autorité et la plupart d’entre elles s’étaient fédérées dans la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris où dominait l’influence de l’Internationale[2]. » On sait que la fameuse association ouvrière dite l’ « Internationale », constituée à la fin du second Empire, avait des tendances manifestement socialistes et approuvées de Karl Marx.
Sous la troisième République, les représentants de la démocratie s’occupèrent d’assurer à ces groupements ouvriers autre chose qu’une tolérance de fait, de leur octroyer une charte leur assurant une vie légale. En 1876, M. Lockroy, député de Paris, fit une proposition de loi dans ce sens. Elle fut mal vue des intéressés ; le premier Congrès ouvrier qui s’ouvrit le 2 octobre 1876 à la salle des Écoles, rue d’Assas, à Paris, la repoussa unanimement, comme « un traquenard », une loi policière, destinée à mettre les groupements ouvriers sous le joug administratif. D’autre part, les souvenirs encore cuisants de la Commune de Paris ne disposaient guère le Parlement à généraliser les associations ouvrières par une loi les sanctionnant. Un garde des Sceaux, dans un ministère opportuniste, M. Cazot, en 1880, déposa un projet de loi pour doter les associations ouvrières d’un statut légal ; il ne put le faire aboutir.
Il était réservé à un jeune homme d’État, M. Waldeck-Rousseau, alors ministre de l’Intérieur pour la seconde fois, de réussir dans cette œuvre, par la loi du 21 mars 1884, relative à la création des syndicats professionnels. Cette loi donna lieu à de longues délibérations ; elle subit des modifications graves au cours même des débats ; on crut avoir agi avec pondération et circonspection ; que l’on remarque d’abord ce titre significatif : les syndicats professionnels ; il ne s’agit pas de toutes les associations, quelles qu’elles soient, entre ouvriers ou entre patrons ou entre les uns et les autres, mais d’associations spéciales que la loi de 1884 cherche à définir exactement : « Les syndicats ou associations professionnelles, même de plus de vingt personnes, exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes, concourant à l’établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement, sans l’autorisation du gouvernement. » Tel est l’article 2 ; l’article 3 renferme rigoureusement les syndicats professionnels dans leur fonction technique ou leur fonction économique : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet, dit-il, l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. » M. Georges Sorel fait remarquer que le mot « agricoles » ne se trouvait pas dans le texte primitif, qu’il fut introduit, par voie d’amendement, à la demande de M. Oudet, sénateur du Doubs, et qu’on avait compris, ainsi que l’exprima M. Tolain au nom de la commission sénatoriale, qu’il s’agissait de permettre aux ouvriers ruraux de se syndiquer. En fait, les syndicats agricoles ont pris un tout autre caractère ; ils sont devenus des groupements de petits et de moyens cultivateurs pour les achats et les ventes, surtout jusqu’ici pour les achats, et, sans aider aucunement à la formation d’un « parti agrarien », ainsi que M. Sorel en manifestait l’appréhension[3], ils constituent la partie la plus vivante et la plus inoffensive des applications de la loi de 1884.
Pour favoriser l’éclosion et le fonctionnement de tous ces groupements divers, « économiques, industriels, commerciaux et agricoles », considérés a priori comme devant tous ou quasi tous être féconds et n’offrir aucun danger social, la loi de 1884 décide, en son article premier, que les articles 291, 292, 293, 294 du Code pénal et la loi du 10 avril 1834 ne sont pas applicables aux syndicats professionnels ; elle abolit, en outre, les lois des 14-17 juin 1791, celles dont il a été question plus haut et dont Le Chapelier fut rapporteur ; c’était dégager les syndicats professionnels de toute entrave. Allant plus loin, trop loin même, la loi de 1884 abrogea complètement l’article 416 du Code pénal ; ce n’était plus conférer une liberté aux syndicats, mais leur octroyer une faveur ; voici quel était le texte de cet article 416, aujourd’hui inexistant : « Seront punis d’un emprisonnement de six jours à trois mois et d’une amende de 16 à 300 francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, tous ouvriers, patrons et entrepreneurs qui, à l’aide d’amendes, défenses, proscriptions, interdictions, par suite d’un plan concerté, auront porté atteinte à la liberté du travail. » L’abrogation de cet article, comme on l’a dit, autorise les « mises à l’index ou en interdit » ; elle confère aux syndicats une considérable puissance agressive ; elle sanctionne leur tyrannie. Devant les abus qui ont découlé de cette abrogation, la jurisprudence s’est efforcée parfois, en recourant aux condamnations civiles, aux dommages-intérêts, de prévenir ou de réprimer les actes d’oppression des syndicats sur les ouvriers dissidents ou les patrons récalcitrants ; mais elle n’y parvient que très insuffisamment, la plupart des syndicats ouvriers ne possédant aucun avoir, du moins aucun avoir saisissable ; il semble que le législateur ait redouté de leur voir se constituer une fortune qui aurait pu servir de garantie aux tiers et à la société en général contre leurs excès : il détermine, ainsi qu’il suit, par l’article 6, leurs moyens et leurs fonctions : « Les syndicats professionnels de patrons ou d’ouvriers auront le droit d’ester en justice. Ils pourront employer les sommes provenant des cotisations. Toutefois, ils ne pourront acquérir d’autres immeubles que ceux qui seront nécessaires à leurs réunions, à leurs bibliothèques et à des cours d’instruction professionnelle. Ils pourront, sans autorisation, mais en se conformant aux autres dispositions de la loi, constituer entre leurs membres des caisses spéciales de secours mutuels ou de retraites. Ils pourront librement créer et administrer des offices de renseignements pour l’offre et la demande de travail. Ils pourront être consultés sur tous les différends et toutes les questions se rattachant à leur spécialité. Dans les affaires contentieuses, les avis des syndicats seront mis à la disposition des parties qui pourront en prendre communication et copie. » Les syndicats, d’après ce texte, devraient être, en quelque sorte, pour les ouvriers, ce que les Chambres de commerce sont pour les industriels et les commerçants, des offices de renseignements, des intermédiaires entre la population ouvrière et les pouvoirs publics.
La loi de 1884 autorise, dans les termes qui suivent, la constitution d’unions entre syndicats : « Article 5 : les syndicats professionnels, régulièrement constitués d’après les prescriptions de la présente loi, pourront librement se concerter pour l’étude et la défense de leurs intérêts économiques, commerciaux et agricoles. Ces unions devront faire connaître, conformément au deuxième paragraphe de l’article 4, les noms des syndicats qui les composent. Elles ne pourront posséder aucun immeuble ni ester en justice. » On discute, à l’heure présente, pour savoir si ces unions ne sont légales qu’entre syndicats « exerçant la même profession, les métiers similaires ou des professions connexes concourant à l’établissement de produits déterminés », suivant le texte de l’article 2, ce qui frapperait d’illégalité la célèbre Confédération générale du Travail, ou si, au contraire, ces unions peuvent se constituer entre syndicats professionnels, quels qu’ils soient, et sans aucun rapport de spécialité, ce qui légitimerait la célèbre C. G. T. Nous devons dire que des jurisconsultes considérables et, d’ailleurs, impartiaux sont de ce dernier avis, qui est plus conforme, semble-t-il, à la lettre de la loi de 1884 qu’à son esprit. Mentionnons encore l’article 7 de cette loi qui a pour objet de sauvegarder la liberté et le droit de retrait des membres des syndicats : « Tout membre d’un syndicat professionnel peut se retirer à tout instant de l’association, nonobstant toute clause contraire, mais sans préjudice du droit pour le syndicat de réclamer la cotisation de l’année courante. Toute personne qui se retire d’un syndicat conserve le droit d’être membre des sociétés de secours mutuels et des pensions de retraites pour la vieillesse, à l’actif desquelles elle a contribué par des cotisations ou versements de fonds. » Ainsi, entrée libre, sortie libre ; telles sont les stipulations du législateur ; mais l’abrogation de l’article 416 du Code pénal, punissant « les amendes, défenses, proscriptions, interdictions », met en grand péril cette liberté de sortie.
Telle est, dans ses traits principaux, la célèbre loi de 1884. Le législateur s’imaginait avoir ouvert la voie à des associations ouvrières essentiellement pacifiques, des sociétés d’études ; le mot d’étude, comme on l’a vu, revient à chaque instant dans les articles. Quant aux unions de syndicats, sans trancher la question si elles doivent être formées entre syndicats d’une même spécialité professionnelle, l’union de la cordonnerie par exemple ou l’union de la carrosserie, ou si elles peuvent comprendre les corps d’état les plus dissemblables, il semble bien résulter des textes que ces unions, dans la pensée du législateur, ne devaient aucunement constituer un organe en quelque sorte extérieur et supérieur aux syndicats eux-mêmes, comme l’est la célèbre Confédération Générale du Travail ; elles devaient être l’émanation des syndicats.
Une fois la loi votée, le gouvernement prit à cœur d’en répandre l’application. Par une circulaire du 25 août 1884, M. Waldeck-Rousseau expliquait aux préfets qu’ils ne devaient pas se contenter de faire respecter la loi ; ils devaient stimuler l’esprit d’association, « aplanir sur sa route les difficultés qui ne sauraient manquer de naître de l’inexpérience et du défaut d’habitude de cette liberté. » Il ajoutait : « Bien que l’administration ne tienne de la loi du 21 mars aucun rôle obligatoire (dans l’éclosion et le fonctionnement des syndicats), il n’est pas admissible qu’elle demeure indifférente et je pense que c’est un devoir pour elle d’y participer en mettant à la disposition de tous les intéressés ses services et son dévouement. » Il conseillait, d’ailleurs, aux préfets beaucoup de prudence pour « ne pas exciter des méfiances » ; mais il les invitait, en ce qui concernait les nouveaux organismes, à se préparer à ce rôle de conseiller et de collaborateur dévoué par l’étude approfondie de la législation et des organismes similaires existant en France et à l’étranger. » Quelle était, au juste alors, la pensée de M. Waldeck-Rousseau, qu’espérait-il et qu’attendait-il des syndicats ouvriers ? Se proposait-il, ainsi que l’écrit M. Georges Sorel, d’« organiser parmi les ouvriers une hiérarchie placée sous la direction de la police ? » Il est possible que, dans une mesure atténuée, il ait eu cette idée. Il est probable, toutefois, que M. Waldeck-Rousseau qui, par une singulière contradiction, a toujours eu le style très précis et la pensée très vague, s’était simplement inspiré d’un certain idéalisme politique en même temps que du désir d’associer son nom à un grand mouvement social. Il ne prévoyait nullement que les syndicats pussent participer à une grande agitation révolutionnaire.
Dans la circulaire que nous venons d’analyser, il parlait, avec son habituelle et superficielle ironie, du « péril hypothétique d’une fédération anti-sociale de tous les travailleurs. » M. G. Sorel fait remarquer que c’était aussi la conception de la plupart des démocrates de ce temps[4]. L’un d’eux, à la fois industriel, maire du XIe arrondissement de Paris, gambettiste ardent, auteur d’un livre qui eut un grand retentissement sur les ouvriers parisiens, M. Denis Poulot, écrivait, dans la préface de la troisième édition du Sublime, que les syndicats tueraient les grèves, et il n’était préoccupé, comme le fut, d’ailleurs, plus tard, M. Waldeck-Rousseau, que du péril noir, non du péril rouge. Peu de temps après la loi de 1884 sur les syndicats, un autre organe fit son apparition qui devait compléter, pensait-on alors, les moyens qu’auraient les ouvriers de s’éduquer et de progresser, à savoir : la Bourse du Travail.
L’idée de Bourses du travail, c’est-à-dire de bureaux permanents, relevant soit des ouvriers, soit des patrons, soit plutôt des uns et des autres associés, pour recueillir tous les renseignements relatifs à la demande ou à l’offre de la main-d’œuvre, aux salaires, aux différentes modalités du travail et à la répartition des travailleurs entre les diverses industries et les diverses localités suivant les besoins, avait été lancée dans la circulation, il y a bientôt un demi-siècle, par un économiste ingénieux et original, M. de Molinari. Il ne s’agissait dans sa pensée que d’organes absolument techniques et spéciaux, tout comme la Bourse du commerce ou la Bourse des valeurs ; ces établissements devaient être libres et autonomes ; les municipalités ou l’État pouvaient intervenir pour fournir des locaux, comme ils le font, d’ailleurs, aux Bourses des valeurs ou aux Bourses du commerce ; mais on ne prévoyait pas que le nouvel organe dût excéder sa spécialité, qui consistait surtout en un emploi attentif et efficace de statistiques étendues et tenues toujours au courant. Nul doute que des organes de ce genre, fidèles à la pensée d’origine et uniquement occupés de leur destination essentielle, ne pussent rendre de précieux services aux ouvriers, aux patrons, en réduisant le chômage et ne fussent très favorables au développement et à la régularité de l’industrie.
Tout autre fut la destinée des Bourses du travail que l’on a vues éclore en France dans les vingt dernières années. C’est en novembre 1886 que M. Mesureur, alors conseiller municipal, postérieurement député et aujourd’hui directeur de l’Assistance publique, fit voter par le Conseil municipal de Paris l’acquisition d’un immeuble, rue Jean-Jacques-Rousseau, où devait être provisoirement établie, en attendant la construction d’un édifice spécialement approprié à cet usage, la Bourse du travail parisienne, première Bourse du travail de France en importance et en date. Deux mois plus tard, M. Mesureur inaugurait solennellement cette institution, et voici le programme qu’il lui traçait, lequel s’éloignait peu de celui que nous venons d’indiquer : « La Bourse (du travail), disait-il, mettra à la disposition de tous, sous une forme simple et pratique, les offres et demandes de travail et les documents relatifs à la statistique du travail ; elle donnera à cette statistique une publicité large, impartiale et régulière ; en un mot, elle contiendra tous les organes nécessaires à son but ; si, pour le bon fonctionnement de tous ses services, des employés lui sont nécessaires, la Ville les lui donnera sans qu’il puisse jamais résulter de leur présence une direction et une tutelle administrative. » Le compte rendu officiel relate qu’ici éclatèrent des « bravos prolongés » ; il est probable qu’ils s’adressaient plutôt au dernier membre de phrase qu’au programme même.
Syndicats professionnels et Bourses du travail changèrent bientôt de direction et infligèrent de cruels démentis à la pensée de pacification sociale et de progrès économique qui, sincèrement ou artificieusement, avait, dans le gouvernement et le Parlement, présidé soit à leur naissance soit à leur légitimation. Les syndicats ont aujourd’hui juste vingt-quatre ans d’existence légale et les Bourses du travail vingt-et-un ans à peine de vie effective. Dans cette courte période, les uns et les autres se sont multipliés. En janvier 1906, on comptait en France 4 857 syndicats ouvriers, comprenant nominalement, sinon effectivement, 836 134 syndiqués. D’autre part, les Bourses du travail, au mois de mai 1906, étaient au nombre de 135. Comment ces instruments d’études et de paix, d’après les prévisions du législateur et les données essentielles de leur institution, ont-ils évolué en instruments de guerre ? Comment a surgi cet organe systématique de lutte des classes, la « Confédération générale du Travail », quel est son programme, quels sont ses moyens d’action, d’où vient sa puissance ?
II
On vient de voir que, dans la période de 1884 à 1890 environ, le gouvernement et le Parlement, en aidant à la constitution et à la généralisation des syndicats et des Bourses du travail, pensaient avoir créé une grande œuvre d’éducation populaire et d’essor économique. Libres de s’entendre, de se concerter, de s’instruire de « leurs intérêts communs », de les défendre efficacement, mis en situation de diriger la main-d’œuvre sur les lieux et dans les industries où elle était requise, on espérait que les ouvriers pourraient et devraient améliorer leur situation matérielle et morale. Parmi les syndicats qui bientôt foisonnèrent, certaines catégories restèrent, dans l’ensemble, fidèles à la conception originelle : ce fut le cas de la généralité des syndicats agricoles, de la plupart des syndicats de patrons et des syndicats mixtes de patrons et d’ouvriers, ces derniers, par des raisons qui tiennent à notre état social, étant restés peu nombreux. Parmi les syndicats ouvriers, il s’en trouve également qui, conformément au programme de 1884, s’en tiennent à l’étude et à la défense immédiate et pratique des intérêts de leurs membres, sans poursuivre une transformation sociale par des moyens révolutionnaires.
Il est difficile d’en faire le compte. Mais un très grand nombre de syndicats ouvriers et de Bourses du travail ont rapidement dévié de leur destination véritable ; d’autres se constituaient ou fonctionnaient en dehors des prescriptions légales ; ceux-là surtout se proposaient un autre but que l’essor graduel, par des moyens légaux ou légitimes, de la population ouvrière. Certains syndicats et surtout certaines Bourses du travail, dans les principaux centres, notamment à Paris, apparurent bientôt comme de véritables machines de guerre sociale, non seulement fomentant à tout propos des grèves violentes, s’attaquant à la liberté des dissidents, devenant des instruments de propagande systématique et acharnée contre l’organisation de la société moderne, qui repose sur la propriété privée et sur la direction privée des entreprises. Il surgissait, en outre, un grand nombre de syndicats ouvriers irréguliers, ne se conformant pas aux prescriptions, d’ailleurs bien peu exigeantes, de la loi de 1884, qui se contente, outre la spécialité professionnelle stipulée pour chaque syndicat par l’article 2, de demander le dépôt des statuts, des noms des administrateurs et d’imposer, pour ceux-ci, la qualité de Français et la jouissance des droits civils. Certaines Bourses du travail, non des moindres, accueillaient et abritaient ces syndicats irréguliers. Il se trouvait ainsi que, à son insu, le législateur de 1884 avait fourni des organes légaux à la lutte des classes et que ces organes, grâce aux locaux et aux subventions que les municipalités mettaient à leur disposition, étaient en réalité commandités avec les deniers publics et jouissaient d’une sorte de privilège d’institution gouvernementale et officielle qui accroissait leur prestige.
Un des rares ministres énergiques qu’ait eus la France depuis trente ans, M. Charles Dupuy, en 1893, voulut mettre fin à cette situation paradoxale et alarmante. Une enquête fit ressortir que la plupart des syndicats ayant leur siège à la Bourse du travail de Paris étaient illégalement constitués, leur bureau n’ayant pas fait les déclarations exigées par la loi. M. Charles Dupuy fit mettre, par le préfet de la Seine, ces syndicats en demeure de remplir les formalités légales et, comme ils s’y refusaient, le ministre fit fermer d’autorité la Bourse du travail de Paris. Si les ministères successifs avaient persisté dans cette attitude, peut-être eût-on pu ramener les syndicats et les Bourses du travail à l’esprit de leur institution. Mais la résistance du gouvernement au mouvement révolutionnaire que suscitaient et que soutenaient divers syndicats et diverses Bourses du travail eut peu de durée. La Bourse du travail parisienne se rouvrit ; on continua à ne s’y occuper aucunement de statistique, de cours professionnels et de répartition de la main-d’œuvre suivant la demande et le besoin. Les syndicats irréguliers et même nombre de réguliers, sous le voile officiel des Bourses du travail, reprirent contre la société l’attitude systématiquement agressive et violente qu’on avait fugitivement essayé d’enrayer. Le gouvernement montra un parti pris de faiblesse ; il fit plus : il parut encourager les syndicats dans leurs tendances et leurs manifestations révolutionnaires. M. Waldeck-Rousseau, le père des syndicats, devenu pour la troisième fois ministre de l’Intérieur en 1898 et parvenu à la présidence du Conseil, en constituant le bloc républicain, entra, par des raisons de circonstance, en coquetterie réglée et quasi en alliance avec les éléments les plus turbulents des syndicats et des Bourses du travail. On en a pour preuve le témoignage de M. Georges Sorel, le théoricien de la violence : « Le gouvernement, dit M. Sorel, désirant être désagréable aux conseillers municipaux nationalistes de Paris et réduire leur influence sur la Bourse du travail, avait demandé aux syndicats de faire auprès de lui des démarches devant justifier la réorganisation de cet établissement. On avait été quelque peu scandalisé d’avoir vu, le jour de l’inauguration du monument de Dalou sur la place de la Nation, défiler des drapeaux rouges devant les tribunes officielles, nous savons maintenant que cela avait été le résultat de négociations ; le préfet de police hésitait beaucoup, mais M. Waldeck-Rousseau avait prescrit d’autoriser les insignes révolutionnaires. Il importe peu que le gouvernement ait nié toute relation avec les syndicats… La révélation de ces manœuvres nous montre que le ministère comptait sur les syndicats pour faire peur aux conservateurs ; il devient dès lors facile de comprendre l’attitude qu’il a eue durant plusieurs grèves : d’une part, M. Waldeck-Rousseau proclamait, avec une force extraordinaire, la nécessité d’accorder la protection de la force publique à un seul ouvrier qui voudrait travailler malgré les grévistes ; et, d’autre part, il fermait plus d’une fois les yeux sur des violences ; c’est qu’il avait besoin d’enrayer et d’effrayer les progressistes et qu’il entendait se réserver le droit d’intervenir, par la force, le jour où ses intérêts politiques lui commanderaient de faire disparaître tout désordre. Dans l’état précaire où était son autorité dans le pays, il ne croyait pouvoir gouverner qu’en faisant peur et en s’imposant comme un souverain arbitre des différends industriels[5]. » Il se peut que M. Georges Sorel, qui est actuellement le théoricien révolutionnaire le plus radical de France et peut-être d’Europe, exagère, dans une certaine mesure, quand il transforme en une sorte de concert réglé avec les syndicats ouvriers rouges ce qui ne fut peut-être, de la part de M. Waldeck-Rousseau, qu’une connivence ou une entente, sinon tacite, du moins mal définie ; mais il est certain que, sous le troisième ministère Waldeck-Rousseau, le gouvernement, par sa conduite tout au moins oblique, par ses flatteries incessantes, tendit à exalter les syndicats ouvriers et à encourager leurs tendances à la lutte des classes et à l’oppression de la population ouvrière. On sait que divers projets de loi furent alors élaborés pour transformer les syndicats ouvriers en institutions complètement officielles, donnant à leurs membres des droits qui seraient refusés aux ouvriers restant en dehors de ces groupements. Quant aux coquetteries, pour employer le mot le plus doux, de M. Waldeck-Rousseau, pendant son troisième ministère, avec les syndicats rouges, peut-on être assuré qu’elles ne se soient plus reproduites sous certains de ses successeurs et que la méthode de capituler devant les syndicats révolutionnaires, tout en s’efforçant de rallier à soi les « bourgeois » par la peur, ait été depuis lors abandonnée ? En fait, les syndicats ouvriers, et plus encore les agités que les paisibles, bénéficièrent et bénéficient encore, aux yeux de la population ouvrière, de tout l’appui gouvernemental. À mainte occasion, les ministères successifs ont été, en quelque sorte, leurs recruteurs et ont pratiqué, en leur faveur, le compelle intrare.
Entre temps, un organe qui existait depuis quelques années, mais dont l’essor fut d’abord lent, inaperçu ou dédaigné, prenait tout à coup une visible importance, puis conquérait une prédominance incontestée sur tous les groupements ouvriers ; c’est la « Confédération générale du Travail, » autrement dit la C. G. T. Elle fut fondée en 1895, au Congrès de Limoges, par des membres de syndicats qui dédaignaient le collectivisme doctrinaire, prétendu scientifique, de Karl Marx et de son principal apôtre en France, M. Jules Guesde ; ils lui reprochaient de procéder avec beaucoup trop de lenteur, d’ajourner à une époque indéfiniment éloignée la rénovation sociale ; ils voulaient un système d’attaques beaucoup plus fréquentes, à vrai dire incessantes, contre la société capitaliste ou bourgeoise, espérant de ces assauts répétés et violents, sur le terrain des grèves, le prompt renversement de celle-ci.
On a dit souvent que l’élément anarchique ou « libertaire » tenait une grande place dans la Confédération générale du Travail ; ce n’est pas tout à fait exact ; le mode d’activité de cette société comportait une méthode sévère et rigoureusement suivie à laquelle les purs « libertaires » pourraient malaisément se plier ; mais on ne voyait dans ce groupement, soit parmi les membres, soit à la tête, que des éléments d’origine et de situation populaire, des ouvriers ou d’anciens ouvriers, non pas des écrivains et des intellectuels d’origine et d’habitudes plus ou moins bourgeoises ; on a pu résumer ce mouvement par cette formule : « Arrière les politiciens et les intellectuels ; place aux manuels. »
La Confédération, tout entière à son but pratique et pleine de dédain pour la hiérarchie et les pouvoirs établis, proscrivait nettement l’attache à un parti politique quelconque et la recherche de mandats électifs : elle se posait, dédaigneuse, sinon méprisante et hostile, en face du parti socialiste parlementaire, et tous les efforts pour la subalterniser à ce dernier ou pour lui faire concerter son action avec celle de ce dernier furent vains. Elle tient à rester absolument autonome, à poursuivre, par ses propres forces, en dehors de toute direction ou de tout conseil d’hommes réputés politiquement ou socialement plus instruits ou plus expérimentés, le but qu’elle s’est proposé, dont elle n’a jamais dévié jusqu’ici et dont elle ne se laisse distraire par aucune préoccupation accessoire ou temporaire.
Ce but est nettement défini par ses statuts : « Article premier. — La Confédération générale du Travail, régie par les présents statuts, a pour but : 1° le groupement des salariés pour la défense des intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels ; 2° elle groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. » Ainsi, ce n’est pas d’améliorations graduelles de la situation des ouvriers, comme l’augmentation des salaires ou la réduction des heures de travail, non plus que de garanties générales pour la classe peu aisée, comme les retraites ouvrières, que la Confédération générale du Travail veut s’occuper ; elle regarde ces progrès comme des vétilles ; elle ne les prend en considération que comme moyen d’agitation pour arriver à un but autrement important et capital qui est « la disparition du salariat et du patronat. » D’après l’article 2 de sa charte, révisée à une date récente (1902), « la Confédération générale du Travail est constituée par : 1° les Fédérations nationales, à leur défaut les Fédérations régionales d’industrie, de métiers et les syndicats nationaux ; 2° les Bourses du travail considérées comme unions locales ou départementales ou régionales de corporations diverses et sans qu’il y ait superfétation[6]. »
Ainsi, la Confédération poursuit la mainmise sur tous les groupements ouvriers. Elle entend les dominer pour les entraîner à une guerre incessante contre l’organisation sociale actuelle. Elle n’attend rien des réformes législatives ; elle raille abondamment le parti socialiste parlementaire : un des hommes principaux de son état-major, M. Griffuelhes, écrivait ironiquement que « le parti socialiste pourrait peut-être avoir la majorité au Parlement en l’an 50 000. » Les « militants », les « travailleurs conscients » n’ont pas assez de patience pour se résigner, durant quarante-huit mille ans, à des réformes de détail, réputées par eux des billevesées. Ils espèrent effectuer de haute lutte et rapidement une transformation intégrale. La tactique très simple de la Confédération du Travail, c’est, par des secousses répétées, quasi ininterrompues, d’amener, pour employer une expression vulgaire, un prochain et soudain « chambardement » de la société capitaliste. En cela, et quoique faisant profession d’ignorer Karl Marx et de mépriser les collectivistes doctrinaires, il se trouve que les chefs pratiques de la Confédération se rapprochent de la théorie « catastrophique » que Marx entrevoyait. Seulement, ils pensent que « la catastrophe » ne peut venir d’elle-même et qu’elle doit être le résultat d’assauts indéfiniment répétés.
Il est échu à la Confédération générale du Travail une aubaine qu’elle ne pouvait guère espérer ; ce n’est pas seulement sur les groupements ouvriers que son ascendant s’est étendu et quasi définitivement établi. Elle exerce une fascination sur d’autres catégories d’hommes, très différentes, très nombreuses et influentes : les employés des services publics. Les fautes gouvernementales l’y ont singulièrement aidée. Depuis un quart de siècle, nous n’avons cessé de dénoncer, quant à nous, le despotisme intolérable auquel, sous la troisième République, le gouvernement assujettit ses fonctionnaires de tous ordres. Sous le prétexte qu’ils doivent être toujours, même en dehors de leurs services professionnels, en harmonie d’opinion et d’action avec « le gouvernement qui les paie », comme s’il les payait avec les deniers propres des ministres et des députés de la majorité, et non avec les deniers de tout le monde, il plonge et tient ses fonctionnaires dans la plus abjecte servitude ; il prétend ne leur laisser aucune liberté, ni celle d’obéir à leur conscience pour la pratique de ce qu’ils considèrent comme des devoirs religieux et moraux, ni celle de choisir l’école que leurs enfants devront fréquenter, ni celle de leurs relations dans la vie civile, ni celle de leur vote, même occulte et en dehors de toute manifestation et de toute propagande. Il n’y a rien de dégradant et d’odieux, de littéralement répugnant, comme le régime auquel depuis un quart de siècle, dans la démocratie française, le gouvernement assujettit les fonctionnaires et les agents des services publics ; chaque ministère prétend qu’ils sont sa chose, les tient à la chaîne et fait des intrusions constantes dans leur vie domestique. Les plus hauts, comme les plus humbles, agents de l’État et des municipalités, sont soumis à un contrôle incessant qui n’a rien à voir avec les exigences et le bien du service et qui tend à éloigner des administrations nationales et locales la plupart des hommes ayant le sentiment et le souci de leur dignité. Si ce honteux et, d’ailleurs, illégal assujettissement se fait moins sentir à Paris et dans les grandes villes où, grâce à la foule ambiante, les actes privés échappent davantage à la surveillance, il n’est aucunement tempéré dans les moyennes et les petites localités[7]. Même à Paris, cette prétention de l’État de posséder la personne entière de tous ceux qui reçoivent de lui quelque allocation en échange du temps qu’ils lui consacrent se révèle parfois par des traits frappants. C’est ainsi qu’il y a quelques années, sous le ministère de M. Combes, le maire d’un des principaux arrondissements de Paris faisait comparaître devant lui un médecin des hôpitaux, parvenu au terme de son service actif et qui sollicitait l’honorariat ; il lui demandait, comme une sorte de condition à l’obtention de ce qui ne devait pas être une faveur, dans quelle école il faisait élever ses enfants. Une pression de ce genre, aussi manifestement illégale et condamnable, s’exerçant à Paris, à l’endroit d’un homme placé à un degré élevé de l’échelle sociale, fait juger du poids de la tyrannie qui pèse en province sur les fonctionnaires des degrés moyens ou des bas degrés.
Non seulement cette tyrannie du gouvernement et des chefs administratifs sur la vie privée, les relations, les croyances, les votes de leurs agents, est effroyable ; mais, en outre, dans la pratique, elle s’exerce de la façon la plus fantaisiste ; le fonctionnaire n’a plus aucune sécurité, non seulement pour son avancement régulier, mais pour le lieu de sa résidence et pour son maintien même dans les cadres. Il ne suffit pas qu’il prenne et suive ostensiblement les opinions du gouvernement, c’est-à-dire du ministère au pouvoir ; il faut encore qu’il ne vienne pas à déplaire à l’un des nombreux potentats locaux qui, sous la troisième République, ont rétabli une sorte de régime féodal : le député, le conseiller général, le maire ou même, suivant cette invention récente, le « délégué administratif » ; s’il advient qu’il déplaise à l’un de ces tyranneaux locaux et que celui-ci soit influent, il perd tout droit à l’avancement, alors même que ses opinions et ses actes seraient réputés corrects d’après les idées du moment, et, bien plus, il peut être soit révoqué, soit tout au moins déplacé, sans être consulté, ni prévenu, envoyé parfois à des centaines de kilomètres de la région où il comptait raisonnablement faire sa carrière.
Bien plus encore ; il ne suffit pas que le fonctionnaire ne s’attire aucune hostilité puissante, il faut aussi que sa place ne soit pas convoitée par quelqu’un ayant un ami important, un député, un conseiller général, un maire, « un délégué administratif » notable que le gouvernement croie devoir satisfaire ou ménager. On sait, d’autre part, tous les scandales des avancements administratifs : de jeunes « attachés de cabinet » des ministres, lesquels pullulent aujourd’hui, obtiennent, au bout de deux ou trois ans d’un rôle de parade, des fonctions que les gens de la carrière ne peuvent obtenir avant dix ou quinze ans de bons et distingués services ; on se souvient de ces jeunes gens, ayant échoué à l’examen pour l’auditoriat au Conseil d’État ou à la Cour des Comptes et qui, quasi au lendemain de leur échec, furent nommés conseillers référendaires, postes relativement élevés où leur vainqueurs de la veille n’avaient chance d’arriver que huit à dix ans plus tard.
Ce despotisme, ce cynisme de l’État à l’endroit de son personnel n’a, sans doute, pas tari le recrutement des fonctions publiques ; mais il a vraisemblablement abaissé la qualité du personnel et il y a semé, il y entretient la plus vive irritation. Or, le nombre des fonctionnaires en France est de plus en plus considérable. M. de Foville, dans des études attentives, et après diverses déductions, arrive à fixer au chiffre de 700 000 les fonctionnaires de l’État et des localités en 1908, en augmentation de plus de 30 000 depuis 1906, et cela sans y comprendre les employés de chemins de fer de l’État ni, bien entendu, ceux des chemins de fer de l’Ouest, réseau aujourd’hui racheté en principe[8].
Ces 700 000 fonctionnaires sont livrés à toutes les fantaisies des politiciens : ceux-ci prétendent faire peser leur joug, non seulement sur ces agents publics, servi publici, mais sur toute leur parenté, pères, beaux-pères, gendres, fils, même vivant à part et à des centaines de kilomètres de distance : le contrôle hargneux des politiciens s’étend sur toute cette parenté et la menace. Pour se soustraire à cette effroyable servitude ou pour l’atténuer, les fonctionnaires se sont rappelé la vieille maxime que l’union fait la force. Les instituteurs, poussés d’ailleurs par les pouvoirs publics qui pensaient en tirer avantage au point de vue de la démocratisation du corps et de l’influence électorale, ont constitué dans chaque département des « Amicales », associations professionnelles visant d’abord un but intellectuel et moral, mais bientôt se préoccupant de défendre, non seulement les intérêts corporatifs des membres, mais les intérêts professionnels spéciaux de chacun d’eux. Puis, ces « amicales départementales », pour se donner plus de force, ont tendu à se fédérer, ensuite à se constituer en véritables syndicats d’après la loi de 1884. Le gouvernement alors a commencé de s’inquiéter, sentant que son autorité sur ses agents allait s’amoindrir, sinon disparaître. Le personnel d’autres grandes administrations publiques a agi de même, notamment celui des Postes, Télégraphes et Téléphones, avec moins de retenue. Les fonctionnaires et agents gouvernementaux, faisant chaque jour un pas de plus pour se constituer en administrations autonomes, chargées, moyennant une sorte de forfait, d’ailleurs révisable et améliorable à leur profit, d’un grand service public, se sont pris à penser que s’ils s’alliaient aux ouvriers et s’ils contribuaient à constituer une représentation permanente et énergique de tout le prolétariat ou de tout ce qui abrite sous ce drapeau ses intérêts privés, ils auraient plus de chances de succès. Des relations s’établirent facilement entre eux et la Confédération générale du Travail.
Au mois d’avril 1908, le Congrès des P. T. T., c’est-à-dire des sous-agents (facteurs et employés inférieurs) des Postes, Télégraphes et Téléphones, après une longue discussion sur des questions diverses, a entendu un rapport sur le projet d’adhésion du syndicat à la C. G. T. ; puis, à une forte majorité, il a voté un ordre du jour décidant en principe l’adhésion à cette Confédération et chargeant les membres du conseil syndical de faire le nécessaire. Voici cet ordre du jour, qui est significatif[9] :
« Le Congrès du Syndicat national des sous-agents des postes, télégraphes et téléphones,
Considérant que la Confédération générale du Travail est l’expression vivante et agissante de la solidarité prolétarienne ;
Qu’elle est actuellement le trait d’union indispensable entre toutes les organisations syndicales ;
Qu’aucune organisation consciente de ses devoirs de solidarité ne doit rester en dehors de la Confédération générale du Travail ;
Considérant, d’autre part, que les sous-agents des P. T. T. salariés de l’État ont, comme tous les autres salariés, des revendications à présenter à leur employeur, l’État patron ;
Qu’ils ne sauraient confirmer la thèse gouvernementale qui dresse une barrière entre le prolétariat administratif et le salariat de l’industrie privée ;
Qu’en adhérant à la Confédération générale du Travail, ils accomplissent leur devoir de solidarité ouvrière ;
Que les syndicats ouvriers ont, en toute occasion, appuyé et encouragé les revendications des salariés de l’État,
Déclare adhérer à la Confédération générale du Travail. »
Une agitation se fait, parmi les instituteurs, pour transformer les « Amicales » en syndicats professionnels et pour adhérer aussi à la Confédération générale du Travail. Un grand nombre d’entre eux, le tiers à peu près de ceux qui se font représenter aux Congrès ou qui votent pour le Conseil supérieur de l’Instruction publique, se prononcent pour cette solution. Le gouvernement se déclare hautement satisfait de ce que, aux dernières élections des mois de juin et juillet 1908 pour la représentation de l’enseignement primaire au Conseil supérieur de l’Instruction publique, les syndicalistes aient été battus ; mais ils ne l’ont été qu’à un écart de 10 ou 15% des votants. Concevrait-on un hygiéniste se félicitant de ce que le tiers du corps seulement est gangrené et se rassurant pour l’avenir ? Le gouvernement s’efforce, il est vrai, en augmentant les petits et les moyens traitements et en promettant le vote d’un « statut des fonctionnaires », de détourner des syndicats et de la Confédération générale du Travail le personnel de ses administrations. Mais la tyrannie qu’il a fait peser sur ses agents, par ses faiblesses pour les politiciens, continue à recruter parmi les fonctionnaires beaucoup d’adhérents à la Confédération générale du Travail. Si ce mouvement du personnel des administrations publiques venait à triompher, les services publics seraient en quelque sorte affermés, moyennant des conditions chaque jour plus onéreuses, à des syndicats de fonctionnaires qui les géreraient à leur gré et souverainement ; ce serait la disparition de l’État et probablement, à la longue, par l’hérédité des fonctions, l’établissement en France des castes orientales.
Puissance jeune et mystérieuse à qui tout sourit, la Confédération générale du Travail grandit rapidement ; le parti socialiste parlementaire, qui a une autre origine et d’autres conceptions, ne voit pas sans vif regret et sans alarme pour sa situation propre et son propre avenir sa concurrence et l’ascendant qu’elle prend de plus en plus non seulement sur les groupements ouvriers, mais, on vient de le voir, sur les employés publics ; il est inquiet aussi des méthodes qu’elle préconise et qu’elle suit, pour lesquelles lui-même a une moindre aptitude. Il craint, néanmoins, de rompre avec elle, parce qu’elle est arrivée à dominer les « militants » et les « travailleurs conscients ». Un des chefs, toutefois, et le plus doctrinaire du socialisme parlementaire, M. Jules Guesde, a bafoué sans merci la méthode uniquement violente de la Confédération générale du Travail : « Je voudrais seulement qu’on m’expliquât, dit-il, comment casser des réverbères, éventrer des soldats, brûler des usines, peut constituer un moyen de transformer la propriété ; il faudrait en finir avec toute cette logomachie prétendue révolutionnaire. Aucune action corporative, si violente soit-elle, grève partielle ou grève générale, ne saurait transformer la propriété. » Et M. Jules Guesde revendique, de préférence, sinon exclusivement, l’action politique qui prend diverses formes : « À ceux qui vont clamant que l’action politique, préconisée par le Parti (socialiste), se réduit à la fabrication de députés, vous opposerez un formel démenti. Ce n’est pas la fabrication des lois, c’est la mainmise par la classe ouvrière sur l’usine aux lois ; c’est l’expropriation politique de la bourgeoisie, permettant seule son expropriation économique[10]. » Le livre de M. Mermeix, sur Le Syndicalisme contre le Socialisme, est plein des discussions entre ces deux frères concurrents, sinon ennemis, le parti socialiste parlementaire et le syndicalisme, représenté, concentré et dirigé par la Confédération générale du Travail.
Celle-ci, si elle n’est qu’une très médiocre puissance constructive, possède une force offensive considérable. Elle professe, d’ailleurs, un mépris aussi grand de la majorité que de légalité : le suffrage universel n’a que ses dédains. Une des épithètes méprisantes qu’elle prodigue, c’est celle de « majoritard ; » elle s’élève à tout propos contre la « superstition majoritaire ». Elle n’attend rien que de l’action incessante d’une minorité systématiquement violente et audacieuse. Les ouvriers ou anciens ouvriers qui composent exclusivement son état-major ont sur ce point des théories qui se rapprochent de celles de Nietzsche, qu’ils ignorent, certes, complètement.
Il est intéressant, pour connaître les principes et la méthode de la Confédération générale du Travail, de reproduire une déclaration de l’un de ses dirigeants, M. Pouget : « L’action syndicale, a-t-il écrit, est la négation du système des majorités. Si l’on veut tenir compte des majorités, il ne faut pas oublier la masse des non-syndiqués. C’est elle qui est la majorité. Par conséquent, en vertu du droit des majorités, les syndiqués n’ont qu’à suivre les veules, les pieds-plats toujours contents de l’exploitation. Au contraire, si l’on est conscient, on s’aperçoit que, dans la société, n’ont de valeur que des êtres de volonté, ceux qui ne subissent pas l’ambiance majoritarde, les révoltés. Et tous les syndiqués sont, plus ou moins, des révoltés. Dans le syndicat, il en est de même que dans la société : seuls comptent les actifs, ceux qui s’occupent du syndicat, qui font de la propagande. Quant aux syndiqués moutonnants qui se bornent à payer leurs cotisations, en rechignant plus ou moins, sous la pression du collecteur, ils ne peuvent espérer avoir dans le syndicat l’influence qu’ils refusent d’avoir. Cependant, qu’arrive une occasion, et cette minorité féconde, qui paraît infime, par sa force rayonnante, vivifie les syndiqués moutonnants et entraîne aussi la masse inconsciente restée complètement hors du syndicat. Ainsi se manifeste la puissance d’action des minorités[11]. »
On ne pourrait trouver un exposé plus sincère, plus net et plus exact, de la méthode suivie par la Confédération générale du Travail : une minorité de « militants », de « conscients », de « révoltés » compte seule et a tous les droits : il faut qu’elle saisisse toutes les occasions de « vivifier les syndiqués moutonnants » et d’« entraîner la masse inconsciente restée hors du syndicat. » Ces occasions, la Confédération non seulement les saisit, mais elle les fait naître sans trêve ni repos : ce sont par excellence les grèves, en attendant la grève générale qu’elle projette, qu’elle annonce du moins, comme un événement en quelque sorte messianique, qui engendrera la société nouvelle où le capital sera asservi à la main-d’œuvre, où il n’y aura plus ni patronat, ni salariat.
Comment est organisée et fonctionne la Confédération générale du Travail ? Il suffit de l’indiquer brièvement. Elle a un comité confédéral à Paris, qui se réunit tous les trois mois, et un bureau confédéral qui, lui, siège en permanence et se compose de sept secrétaires ; ce sont ces sept personnages qui, en fait, jouissent de l’omnipotence. Elle envoie constamment en mission des délégués, pour susciter des conflits entre patrons et ouvriers ou les aigrir : ces délégués sont presque toujours les mêmes et possèdent une grande expérience du milieu ouvrier ; ils jouissent de la notoriété et de l’autorité acquise par leurs services antérieurs. La Confédération possède un journal : la Voix du Peuple, qui ne paraît pas compter plus de 1 200 à 1 500 abonnés et qui vit à très peu de frais.
C’est également à très peu de frais, ce qui n’est pas un mince mérite, que fonctionne tout l’organisme de la Confédération. Ses ressources matérielles paraissent très restreintes : elles proviennent des cotisations des Bourses du travail ou des Unions des syndicats divers à raison de 35 centimes par syndicat les composant, et par mois, et de celles des Fédérations d’industries, de métiers et de syndicats nationaux à raison de 40 centimes pour 100 membres et par mois ; quant aux syndicats isolés, ils doivent verser mensuellement 5 centimes par membre ; mais il s’en faut, autant qu’on en peut juger, que ces cotisations rentrent régulièrement : cette Confédération générale du Travail, qui jouit d’une si grande puissance perturbatrice, paraît ne disposer que d’un budget d’une cinquantaine de mille francs par an. Son état-major peu nombreux se contente de rémunérations très modestes ; il trouve sa satisfaction dans l’autorité qui lui est acquise, dans la réputation, l’espèce de gloire que les journaux font à ses membres ; on remarque que jamais il n’a sollicité de mandats quelconques, politiques ou municipaux ; cette sorte de désintéressement grandit singulièrement son prestige.
La puissance de la Confédération générale du Travail tient surtout à la fascination qu’elle exerce sur les imaginations populaires. Le nombre de ses adhérents est relativement peu étendu. D’après les chiffres recueillis par M. Mermeix, les ouvriers de l’industrie (la population agricole laissée en dehors) seraient au nombre d’un peu plus de six millions : on compterait, au 1er janvier 1906, 4 857 syndicats ouvriers, ayant 836 034 membres ; le nombre des syndicats affiliés à la Confédération générale du Travail serait seulement de 2 399, moins de la moitié du total, et le nombre des syndiqués les composant ne monterait qu’à 203 273 [12]. Ainsi, sur 6 millions de travailleurs industriels, la Confédération générale du Travail ne serait arrivée à en grouper que 203 273, soit trois et demi pour 400 environ. Néanmoins, malgré ce faible effectif, elle exerce une action des plus profondes sur toutes les catégories de ce que l’on appelle le prolétariat français, aussi bien les employés des services publics que les ouvriers. Une des tactiques qu’elle a adoptées et qu’elle a pu maintenir jusqu’ici malgré sa manifeste inégalité, c’est d’attribuer, dans les congrès et consultations, le même mandat à chaque syndicat, quel que soit le nombre de ses membres ; il lui est ainsi facile de provoquer la naissance de nombreux petits syndicats et de s’en assurer le concours pour imposer sa direction et sa volonté : cela cadre avec le mépris qu’elle affecte, on l’a vu, pour le « système majoritaire » et la préférence qu’elle donne aux surhommes révolutionnaires.
Ce qui aide encore à son succès, c’est la netteté, le radicalisme intégral de son programme : celui qui, dans son état-major restreint, représente le plus la doctrine, M. Pouget, secrétaire général de la Voix du Peuple, terminait ainsi des brochures de propagande, intitulées : Les bases du syndicalisme ; le Syndicat ; le Parti du travail :
« Les améliorations conquises au jour le jour ne sont que des étapes sur la route de l’émancipation humaine ; le bénéfice normal et matériel qu’elles procurent se double d’un avantage moral considérable ; elles renforcent l’ardeur de la classe ouvrière, doublent son désir de mieux-être et l’excitent à exiger des modifications plus accentuées. Seulement, la plus dangereuse des illusions serait de limiter l’action syndicale à l’obtention de ces améliorations : ce serait s’enliser dans un réformisme morbide. Pour si importantes que puissent être ces conquêtes, elles sont insuffisantes ; elles ne sont que des expropriations partielles des privilèges de la bourgeoisie ; par conséquent, elles ne modifient pas les rapports du travail et du capital. Pour si superbes qu’on imagine ces améliorations, elles laissent le travailleur sous le régime du salariat, il n’en continue pas moins d’être sous la dépendance du maître. Or, c’est la libération complète qu’il faut à la classe ouvrière ; c’est l’expropriation générale de la bourgeoisie. Cet acte décisif, couronnement des luttes antérieures, implique la ruine totale des privilèges et si des conflits précédents ont pu revêtir une allure pacifique, il est impossible que ce choc suprême se produise sans conflagration révolutionnaire. »
III
Ce programme n’a pas besoin de commentaires : expropriation de la bourgeoisie, sans indemnité doit-on dire, quoique la question ne soit pas posée ici ; suppression du salariat et du patronat. Quant à la conflagration révolutionnaire désirée et entrevue, les syndicalistes n’entendent pas par là des soulèvements dans les rues, comme jadis, des barricades ou même des bombes ; ils regardent ces procédés comme surannés et enfantins. La grève incessante, la grève générale, si possible, tout au moins la préparation à la grève générale, la propagation de l’idée de cette grève, des répétitions partielles, ne fût-ce que pendant vingt-quatre heures ou quarante-huit heures, de cette suspension universelle ou aussi étendue que possible du travail ; telle est la méthode de la Confédération. On retrouve sa main, sinon toujours au début, du moins dans le développement et la persistance, de toutes les grèves récentes qui ont eu du retentissement.
On a vu que la Confédération générale du Travail est exclusivement dirigée par des ouvriers ou d’anciens ouvriers, des « manuels », et qu’elle tient à l’écart les politiciens et les intellectuels ; cet élément du parti socialiste a en général peu de goût pour sa méthode farouche et sommaire, hostile à toutes les finesses, tous les compromis, toutes les gradations. Cependant, il est quelques hommes, parmi les politiciens ou les théoriciens purs, qui, sans faire partie, à proprement parler, de la Confédération générale du Travail, se rapprochaient ou se rapprochent d’elle par leurs idées et soutenaient ou soutiennent son programme. Au premier rang de ces propagandistes hors cadre se trouvait naguère M. Aristide Briand. Au congrès général des organisations socialistes tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899, M. Briand fit à ce sujet un discours très caractéristique : « Citoyens, disait alors M. Briand, la grève générale est une conception, dont j’ai quelque peu endossé la paternité… Vous me permettrez de persister à croire qu’elle est bonne et féconde, et d’espérer que le parti socialiste s’y engagera avec le prolétariat, j’ose même dire à la tête du prolétariat… Je dis à l’avance qu’il n’est pas possible, entendez-moi bien, au point de vue économique, tout au moins, de ne pas être partisan de la grève générale quand on l’est de l’organisation syndicale… Vous m’objecterez le résultat des dernières grèves, mais elles n’ont été que partielles. Dans toutes les guerres, il y a des escarmouches et de grandes batailles. Les escarmouches donnent rarement des résultats décisifs, mais elles préparent aux grandes batailles. » [13] Et voici la fin de cette harangue : « Croyez-moi, citoyens ; cette idée (de la grève générale) est féconde. Ne la combattez plus ; aidez-nous, au contraire, à la propager. En lui faisant bon accueil, le parti socialiste fera œuvre révolutionnaire, et l’union qui sortira de ce congrès sera plus complète, n’étant pas exclusive d’un mode d’action pour lequel le prolétariat syndiqué a nettement marqué des préférences. » Et le compte rendu ajoute : « Applaudissements prolongés ; l’orateur est vivement félicité en regagnant sa place[14]. » Si nous reproduisons ces passages, ce n’est aucunement par malignité à l’endroit de l’ancien ministre de l’Instruction publique, actuellement garde des Sceaux ; il est vraisemblable qu’aujourd’hui ses opinions se sont modifiées sur ce point, quoiqu’on l’ait vu récemment à la Chambre, à propos d’un placard socialiste dans la Loire où l’on avait mis sa signature, déclarer avec fierté qu’il ne voulait pas infliger de démenti à ses anciens compagnons de lutte et les renier ; mais il était utile de montrer que la tactique de grèves systématiques, devant aboutir à la grève générale, qui constitue la méthode de la Confédération générale du Travail, avait trouvé des approbateurs parmi les esprits cultivés.
Elle y en trouve encore : c’est, certes, un esprit d’une haute culture que M. Georges Sorel, qui vient de publier un livre des plus curieux : Réflexions sur la violence[15], que nous avons déjà mentionné. Ancien ingénieur, il est aujourd’hui, peut-on dire, le premier des récents théoriciens socialistes en France ; il combat avec beaucoup de hauteur et d’âpreté la tactique et les hommes mêmes du parti socialiste parlementaire ; il ne parle pas ou parle peu de la Confédération générale du Travail ; il prétend se tenir dans des régions plus élevées ; il dédaigne, lui aussi, tous les mandats ; il est un apôtre désintéressé du syndicalisme intégral et de la grève générale. Son opinion, toute de doctrine, mérite qu’on l’examine et qu’on la discute.
M. G. Sorel se distingue de la plupart des autres écrivains ou orateurs socialistes par une certaine largeur d’idées. Quoique détaché personnellement, autant qu’on en peut juger, de toute idée religieuse, il ne laisse apparaître contre les religions, notamment contre la religion catholique, aucune hostilité et aucun parti pris : « Il ne semble point, écrit-il, que les religions soient sur le point de disparaître… Le catholicisme a repris, au cours du XIXe siècle, une vigueur extraordinaire, parce qu’il n’a rien voulu abandonner ; il a renforcé même ses mystères, et, chose curieuse, il gagne du terrain dans les milieux cultivés, qui se moquent du rationalisme, jadis à la mode dans l’Université[16]. » Il cite avec respect Pascal, puis, avec une véritable admiration et fréquemment, le cardinal Newman, sans acrimonie, Brunetière. Il invoque avec déférence Tocqueville et mentionne courtoisement Le Play. Il confisque au profit de ses doctrines, par des raisons dont nous ne nous rendons pas compte, la philosophie de M. Bergson. En revanche, il est très animé contre les politiciens socialistes et les intellectuels ; il s’attaque vivement aux « propriétaires officiels du marxisme », aux « socialistes nantis », aux « financiers socialistes » ; il rompt nettement avec toutes « les anciennes chapelles officielles, utopistes et politiciennes » ; il les rapproche presque de « l’Office du Travail » et du « Musée social » qui ont aussi toutes ses sévérités. Quant aux intellectuels, il multiplie à leur égard les marques de dédain : ce « sont justement des gens qui ont pour profession l’exploitation de la pensée » ; et encore : « les intellectuels ne sont pas, comme on le dit souvent, les hommes qui pensent : ce sont les gens qui font profession de penser et qui prélèvent un salaire aristocratique en raison de la noblesse de cette profession », ou bien : « les intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat » ; les mots soulignés le sont dans le texte de M. G. Sorel et il rappelle un passage célèbre de Proudhon : « Alors, vous saurez ce qu’est une révolution provoquée par des avocats, accomplie par des artistes, conduite par des romanciers et des poètes, etc.[17] » Proudhon n’avait pas prévu les philosophes et les sociologues. M. G. Sorel est très dur pour des socialistes, politiciens ou intellectuels, de grande réputation ; ainsi, pour ne citer que des étrangers, à l’égard du député belge, M. Vandervelde, et de l’écrivain anglais, M. Sidney Webb, qu’il qualifie soit de « personnages encombrants », soit de « socialistes patentés et brevetés ». Il n’y a guère que les anciens pontifes : Proudhon, Engels et surtout Karl Marx qui trouvent grâce devant lui ; il reconnaît, cependant, que les formules de celui-ci sont susceptibles de nombreuses corrections : « Au cours de sa carrière révolutionnaire, écrit-il, Marx n’a pas toujours été bien inspiré et trop souvent il a suivi des inspirations qui appartiennent au passé ; dans ses écrits, il lui est même arrivé d’introduire quantité de vieilleries provenant des utopistes. La Nouvelle École ne se croit nullement tenue d’admirer les illusions, les fautes, les erreurs de celui qui a tant fait pour élaborer les idées révolutionnaires[18]. »
Qu’est-ce que la Nouvelle École ? C’est, à proprement parler le syndicalisme, recourant à la violence systématique et aspirant à la grève générale. Ce n’est pas de lois, quelles qu’elles soient, que la nouvelle école attend le salut. Le prolétariat ne peut être sauvé que par les idées révolutionnaires. Il s’agit de maintenir et d’accentuer même la division de la société en classes distinctes et d’exacerber toujours les différends entre elles. Les lois philanthropiques ne pourraient qu’affaiblir la haine des classes et fortifier l’État. Or, l’école nouvelle n’a pas la superstition de l’État : « Les syndicalistes ne se proposent pas de réformer l’État, comme se le proposaient les hommes du XVIIIe siècle ; ils voudraient le détruire, parce qu’ils veulent réaliser cette pensée de Marx : que la révolution socialiste ne doit pas aboutir à remplacer une minorité gouvernante par une autre minorité. » Et M. G. Sorel cite le mot d’Engels : « La société qui organisera la production sur les bases d’une association de producteurs transportera toute la machine de l’État là où est dès lors sa place : dans le musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de pierre. » Il y a, conclut M. Sorel, « une opposition absolue entre l’État et le syndicalisme révolutionnaire. » De même, ce syndicalisme est, par essence, antipatriote[19].
La « Nouvelle École » poursuit, en définitive, la révolution pure et simple : la destruction du régime capitaliste. Qu’adviendra-t-il ensuite ? M. G. Sorel s’interdit de le rechercher ; ce serait prématuré et oiseux. Le marxisme tourne en ridicule et le syndicalisme écarte « tous les plans relatifs à la société future ».
M. G. Sorel s’en tient à cette assertion : « Marx suppose, tout comme les syndicalistes, que la révolution sera absolue et irréformable, parce qu’elle aura pour effet de remettre les forces productives aux mains d’hommes libres, c’est-à-dire qui soient capables de se conduire dans l’atelier créé par le capitalisme, sans avoir besoin de maîtres[20]. » Une des pensées familières à M. G. Sorel, c’est qu’il n’y aura pas lieu de se préoccuper d’organiser la production en régime socialiste ; le capitalisme a organisé la production ; le socialisme lui succédera ; le passage du capitalisme au socialisme ressemblera à une succession civile ; le socialisme héritera des acquisitions antérieures ; le tout est que cette transformation s’effectue en période économique ascendante[21].
Il n’y a pas lieu de rechercher les mobiles qui pourront remplacer le mobile actuel de l’intérêt personnel, non plus que la hiérarchie qui succédera, dans la production, à la hiérarchie présente ; une seule pensée doit animer les partisans de la Nouvelle École, c’est d’amener le plus rapidement possible la révolution. Celle-ci ne peut s’accomplir que par la violence, la violence méthodique et économique, à savoir la grève, la grève systématique, incessante, aboutissant à la grève générale. Qu’on ne dise pas que la grève générale est impossible, que les bourgeois qui ont des approvisionnements, de l’argent et du crédit, en souffriraient beaucoup moins que les ouvriers ; là, selon M. G. Sorel, n’est pas la question.
Il suffit que toute la pensée du prolétariat soit tendue vers la grève générale, vers sa préparation et des répétitions à ce sujet. L’idée seule, propagée et entretenue, de la grève générale, a une puissance éducative et une puissance motrice incomparable ; elle entretient la haine de classes, elle groupe et stimule les ouvriers. Fût-elle impossible, la grève générale rentre dans la catégorie de ce que M. Sorel appelle les mythes, à savoir les idées directrices qui s’emparent de la partie active du genre humain aux époques de rénovation. La grève générale affole, en outre, la bourgeoisie et le gouvernement : la bourgeoisie actuelle est « à peu près aussi bête que la noblesse du XVIIIe siècle ». Une partie de cette bourgeoisie incline à des « platitudes humanitaires ». Elle devient pacifiste à l’intérieur, cherchant, par des concessions indéfinies, à se faire pardonner son ancienne puissance. « La bourgeoisie se laisse facilement dépouiller. » Elle n’a plus le sentiment de sa force et de son importance ; il semble qu’elle n’ait plus foi en elle-même et en sa mission. Il y a à ce sujet, chez M. Sorel, d’excellentes pages. Possible ou non pratiquement, la grève générale amènera l’effondrement définitif de cette classe décadente et mettra toute la production aux mains des syndicats. Ceux-ci ensuite se tireront d’affaire, on ne nous dit pas comment.
IV
Il nous a paru intéressant, après avoir décrit la rude tâche pratique des chefs du syndicalisme et de la Confédération générale du Travail, de placer en regard les idées de leur apologiste, homme de science et de bonnes lettres, le théoricien récent de la violence.
Prise entre les socialistes parlementaires qui, avec la connivence du gouvernement, font voter les lois les plus nuisibles, les plus hostiles à la production, à l’essor économique, et les syndicalistes qui, à défaut de la grève générale, propagent, entretiennent les grèves particulières et les méthodes de sabotage, la société moderne est, certes, en grand danger et très compromise. Nous ne croyons pas qu’elle soit en péril de catastrophe soudaine ; mais le découragement qu’engendre l’instabilité peut amener l’anémie, l’étiolement, et, en quelques dizaines d’années, en deux ou trois générations, un appauvrissement général. C’est une éventualité qui devient sérieuse.
On peut écarter cette triste issue, qui, dans les circonstances présentes, serait quasi fatale, de la civilisation moderne. Mais il n’est que temps de revenir à une meilleure hygiène sociale, à la conception des conditions essentielles du fonctionnement et du développement des sociétés. Il importe d’organiser une résistance efficace aux assauts des deux ennemis de la liberté et du progrès, le socialisme politicien ou parlementaire et le syndicalisme révolutionnaire. L’un et l’autre sont à redouter ; le premier, toutefois, davantage à notre sens. En ce qui concerne le syndicalisme, il importe de le faire rentrer, sans délai, dans la sphère d’action qu’avait fixée le législateur et de l’y contenir.
Les syndicats, à plus forte raison les Bourses du travail, ne doivent pas être des organes de grèves systématiques. Là où les Bourses du travail remplissent ce rôle, il faut, comme le fit M. Charles Dupuy en 1893, les fermer. On doit veiller à ce que les syndicats restent dans les termes de la loi de 1884 ; on peut ajouter, d’une part, à leurs prérogatives, en ne mettant aucune limite à leur droit de posséder, ce qui accroîtra leur responsabilité et les induira à une activité ordonnée et fructueuse ; mais, d’autre part, on doit réprimer leurs actes oppressifs. Quant à la célèbre Confédération générale du Travail, il est clair que le législateur de 1884 n’en avait pas prévu l’éclosion et qu’un pareil organe est incompatible avec la stabilité de la société et la liberté industrielle. On ne saurait donc le tolérer ; sans doute, on dira que les interdictions légales sont de peu de portée ; on rappellera que, en 1905, la Préfecture de la Seine a retiré à cette Confédération les locaux qu’elle occupait à la Bourse du travail de Paris, et que la Confédération en fut quitte pour louer un local ailleurs, ce qui ne lui coûta qu’une couple de 1 000 francs par an. Cette objection n’est pas suffisante. La tolérance équivaut ici à une sorte de consécration légale qui impressionne les esprits. Les syndicats et les Bourses doivent donc être astreints à se renfermer strictement dans les prescriptions de la loi de 1884. Il n’y a à leur accorder aucuns privilèges nouveaux, ni surtout, aucun monopole. Les syndicats jaunes doivent, contrairement à la pratique jusqu’ici suivie, être traités aussi bien que les syndicats rouges.
La société moderne doit cesser de s’abandonner ; c’est avec raison que M. G. Sorel flétrit la lâcheté de la bourgeoisie qui n’ose pas se défendre et qu’il voit dans cette lâcheté le prodrome de sa chute. Certains symptômes témoignent, cependant, d’un commencement de revirement dans la conscience publique : la décision, par exemple, de la Cour de Chambéry et de la Cour de cassation qui rend la commune de Cluses en partie responsable de la destruction, à la suite d’une grève, des usines des frères Crettiez. Le mouvement ouvrier pourrait prendre une autre direction que celle que lui donnent les syndicats révolutionnaires. M. G. Sorel note lui-même — et il s’en afflige — « plus d’un révolutionnaire dévoilant une âme d’aspirant à la petite bourgeoisie » ; il constate que « la tactique de l’embourgeoisement progressif des fonctionnaires syndicaux » peut n’être pas sans résultats ; il rappelle à deux fois une observation, faite par nous, que le prolétariat tend à se dédoubler, qu’il se forme un quatrième et un cinquième États[22]. Ainsi, la démocratie s’élèverait graduellement par le renforcement des échelons supérieurs et de leur capacité de résistance. Si la société cesse de s’abandonner, comme elle le fait depuis vingt ans et surtout depuis dix ans, elle pourra éviter non seulement la catastrophe soudaine, qui est peu probable, mais l’anémie graduelle et l’étiolement qui ont beaucoup plus de chances de se produire, qui même si on ne réagit pas avec une longue persistance, sont des éventualités quasi certaines.
Il conviendrait que l’opinion publique, éclairée par les grèves incessantes et violentes, par les lois incohérentes, perturbatrices, nuisibles à tout progrès, que ne cesse d’accumuler le Parlement, imposât aux pouvoirs publics une direction plus ferme, plus réfléchie, plus respectueuse de la stabilité sociale. M. Clemenceau disait naguère aux socialistes, à la tribune de la Chambre, qu’il est « de l’autre côté de la barricade » ; mais on ne gouverne pas avec des mots d’esprit ; puis, il ne s’agit pas de barricades ; ce sont choses de l’ancien temps ; le péril est différent. Or nos ministères depuis dix ans, et particulièrement le ministère Clemenceau, n’ont d’autre programme que le programme socialiste ; la généralité des mesures qu’ils proposent sont des mesures socialistes ; un de leurs partisans notables le déclarait récemment au Sénat : on « fait le lit du collectivisme ». La société moderne, reposant sur la liberté de l’industrie et la liberté des contrats, a produit, au cours du XIXe siècle, un magnifique essor de la richesse et du bien-être général, une amélioration sensible des conditions de vie de toutes les parties de la population ; cela vaut bien qu’on ne cherche pas à la détruire, sans savoir ni même chercher comment on la remplacera.
PAUL LEROY-BEAULIEU.
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[1] Georges Sorel, Réflexions sur la violence, librairie de Pages Libres, 1908.
[2] Mermeix, le Syndicalisme contre le Socialisme, Origine et développement de la Confédération générale du Travail, Paris, 1908, p. 66. Il est éclos, en ces derniers temps, de nombreux ouvrages sur le syndicalisme : outre celui que nous venons de mentionner, on peut citer : L’évolution du syndicalisme en France, par Mlle Kritsky ; le Syndicalisme dans l’évolution sociale, par M. Jean Grave ; l’Action syndicaliste, par M. Victor Griffuelhes.
[3] Georges Sorel, Réflexions sur la violence, p. 187.
[4] Georges Sorel, Réflexions sur la violence, p. 185 et 186.
[5] Georges Sorel, Réflexions sur la violence, p. 189 et 190.
[6] Menneix, le Syndicalisme contre le Socialisme, Origine et développement de la Confédération générale du Travail, p. 188.
[7] Dans notre livre l’État moderne et ses fonctions (3e édition, Alcan éditeur), nous avons cité diverses circulaires ministérielles depuis un quart de siècle concernant l’absolue servitude des fonctionnaires publics.
[8] Voir dans l’Économiste français des 4 et 11 juillet 1908 les articles de M. A. de Foville sur la Statistique des fonctionnaires.
[9] Voyez le Matin du 20 avril 1908 et le Temps de la même date.
[10] Mermeix, op. cit.. p. 242 et 243.
[11] Mermeix, op. cit., p. 201.
[12] Mermeix, op. cit.. p. 217.
[13] Mermeix, op. cit., p. 312 et 313.
[14] Mermeix, op. cit., p. 277 à 291.
[15] Librairie des Pages libres, 1908.
[16] Georges Sorel, Réflexions sur la violence, p. 116.
[17] Id., op. cit., p. XXXIX, 109 et 147.
[18] G. Sorel, p. 159.
[19] Id., op. cit., p. 82 et 83.
[20] Georges Sorel, op. cit., p. 137 et 139.
[21] Id., p. 50 à 54, 106 à 108.
[22] « Un groupe considérable de clients (du socialisme) pourrait prendre rang dans la hiérarchie nouvelle et ce que Paul Leroy-Beaulieu nomme Quatrième État deviendrait vraiment une basse bourgeoisie. » G. Sorel, op. cit., p. 137.
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