Cet article est paru en anglais dans Asia Times Online le 9 juin 2012
Traduit par Stéphane Couvreur
Sans surprise, le gouverneur républicain du New Jersey, Chris Christie, vient de refuser de réformer la loi fédérale dite Loi de Protection du Sport Professionnel et Amateur, laquelle restreint la pratique des paris sportifs à quatre états (« sans surprise » puisque le New Jersey, comme nombre d’autres états et pays, recherche désespérément de nouvelles sources de financement). A la lumière de cette actualité, le moment est bien choisi pour rappeler que la prohibition et la réglementation des paris sportifs et des paris en ligne reposent fondamentalement sur des mythes et idées reçues.
Dans cet extrait du livre coécrit avec Gabrielle Brenner – World of Chance (Cambridge University Press, 2008, sur Amazon) –, Reuven Brenner décrit les avantages que les paris illégaux procurent aux diverses parties concernées.
La légalité des paris sportifs est très variable d’un pays à un autre.
Aux Etats-Unis, par exemple, les paris sportifs sont généralement interdits, sauf lorsqu’ils portent sur les courses hippiques et sur les quelques sports autorisés dans l’état du Nevada. En Europe, la profession de bookmaker (preneur de paris sur des événements sportifs) est réglementée et les paris sur les matchs de football et les courses hippiques ont beaucoup d’adeptes. Mais les grandes fédérations sportives américaines – de hockey, de basketball, de football américain – et la Fédération Nationale d’Athlétisme Universitaire ont toutes exprimé une constante opposition à toute forme de paris sportifs.
Pourtant, comme en Europe, ces sports n’auraient pas autant de succès sans les paris sportifs.
On parie sur le sport pour s’amuser, pour l’excitation. Certains préfèrent payer quelques dollars de plus pour s’offrir une tasse dont la décoration leur rappelle les vacances au petit-déjeuner lorsqu’il pleut dehors. D’autres dépensent des centaines de dollars supplémentaires pour s’offrir le plaisir d’un ordinateur Apple aux formes arrondies et translucides. Il en va de même pour les paris sportifs.
On se sent toujours plus impliqué lorsqu’une poignée de dollars viennent pimenter les enjeux. Après tout, bien des matchs de tennis et de football sont ennuyeux parce que l’un des adversaires domine l’autre, et biens des fans changeraient rapidement de chaîne sans les paris. Mais les parieurs restent plus souvent jusqu’à la fin. Ainsi, l’audience est plus forte, les droits de retransmission télévisuels augmentent, et les universités qui les gèrent perçoivent des droits plus élevés : en 2000, la Fédération Nationale d’Athlétisme Universitaire a perçu 6 milliards de dollars pour des droits de retransmission. On devrait donc s’attendre à ce que les fédérations soient favorables à la libéralisation des paris sportifs : plus il y a de paris, plus elles ont de supporters enthousiastes.
Mais les fédérations disent craindre la corruption. En 2006, pourtant, alors que les Américains ont joué environ 3 milliards de dollars dans les paris sportifs légaux, on estime qu’environ 93 milliards ont été joués illégalement par 100 millions de parieurs.
Ces simples chiffres, ainsi que la large diffusion des paris sportifs – réglementés – en Europe, suggèrent que si l’on voulait truquer les matchs, il n’y aurait aucun besoin de bookmakers légaux aux Etats-Unis.
Au Canada, les paris sur des matchs américains sont très répandus. L’entreprise qui gère les loteries en Colombie Britannique prend de tels paris. La société fait la promotion du « March madness[1] » dans ces termes : « Marquez un but ! Avec 64 équipes, 61 matchs entre le 16 mars et le 3 avril, pariez sur tous les grands événements. »
En bref, il y a beaucoup de paris sportifs aux Etats-Unis, surtout en ligne – en 2001, les paris sportifs représentaient plus de la moitié des revenus des jeux en ligne. En 2005, ils constituaient 35% des recettes (environ 4 milliards de dollars). Pratiquement tous les bookmakers en ligne couvrent le marché américain en proposant des paris sur les événements sportifs tels que NFL, NBA et MLB[2]. Malgré cela, rares ont été les scandales liés à des matchs truqués.
Il est relativement facile de comprendre la posture – hypocrite – des fédérations sur ces sujets. Elles ont objectivement intérêt à ce que les paris sportifs demeurent illégaux – mais non truqués, afin de préserver la valeur de leurs droits de retransmission. Afin de mieux servir les parieurs, plus encore que les fans, elles exigent que les équipes fassent immédiatement connaître toute blessure d’un joueur. Sans le vouloir, certaines déclarations de responsables de fédérations sportives trahissent leur soutien actif au marché des paris sportifs. Par exemple, en 1975, le président de la NFL Pete Rozelle a expliqué que la fédération demandait que toute blessure d’un joueur soit rendue publique afin d’éviter toute « méfiance dans le cas où la cote changerait soudainement. »
Si les matchs truqués ne sont pas au cœur du problème, pourquoi ne pas demander la libéralisation ? La réponse est simple.
Sur un marché noir, ni les bookmakers ni les gagnants ne sont taxés. Si une fédération réussit à ce que les matchs restent perçus comme honnêtes en dépit de leur illégalité, elle gagne sur tous les tableaux : un marché plus important, et des droits de transmission accrus.
Si les paris sportifs devenaient légaux, la question de la fiscalité resurgirait rapidement et l’expérience montre que l’on ne peut pas faire confiance aux politiciens pour qu’ils taxent convenablement cette activité. Dans les états où les casinos ont prospéré, les impôts et le cadre réglementaire étaient raisonnables. Le Mississipi a instauré une fiscalité faible, et a laissé le marché décider du nombre de casinos. L’Illinois a instauré de fortes taxes, et l’état a fixé le nombre de licences. Cela a amené un processus d’adaptation qui a duré des années et a porté sur des millions de dollars.
L’Illinois a instauré les taxes les plus élevées du pays – 35%, à comparer à 6% dans le Nevada, 9% à Atlantic City et environ 20% dans les autres états. En 2004, le législateur de l’Illinois a passé la taxe de 35% à 50%. Dans ces conditions, la posture cynique des fédérations sportives peut se comprendre. Mieux vaut que le marché reste illégal et honnête, plutôt qu’il risque d’être détruit au premier caprice fiscal et réglementaire.
Y a-t-il déjà eu des scandales liés à la corruption et des matchs truqués ? La réponse est « oui » comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article la semaine prochaine. Mais, comme pour l’addiction au jeu, il s’agit d’un phénomène rare, et une histoire scabreuse à la une des journaux de temps en temps montre simplement qu’il y a peu de cas – du moins, peu de cas constatés par les autorités. En réalité, lorsqu’un match est truqué, les bookmakers légaux en Europe observent une activité inhabituelle et préviennent les autorités. C’est un comportement prévisible – sauf dans le cas où le gouvernement mène une politique fiscale et réglementaire erronée.
En prenant une marge fixe sur la cote qui leur garantit entre 5% et 7% des mises, les bookmakers n’ont aucun intérêt à truquer les matchs. Ils ont intérêt à ce que le jeu soit honnête pour attirer le plus de paris possible et faire croître le marché. (Les joueurs peuvent avoir intérêt à truquer le match, pas le bookmaker).
Mais si un gouvernement lance l’idée de prélever une taxe fantaisiste, comme la taxe italienne de 8,5% sur le chiffre d’affaire plutôt que sur les bénéfices, il en résultera une recrudescence de la corruption. Les organisateurs et les joueurs seront incités à truquer les jeux afin de prendre le plus de bénéfices possible et sortir du marché avant que la taxe soit instaurée.
La fiscalité engendre des officines douteuses qui plient bagages avec la caisse. Toute velléité de prohibition ou de réglementation anti-paris aura exactement les mêmes effets. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le simple risque d’une taxe exorbitante, d’une réglementation ou d’une prohibition, fait croître le niveau de corruption de fraude et de scandales.
Une fois la prohibition instaurée, la situation empire. Une étude des bookmakers new-yorkais menée en 2004 a montré qu’ils se comportent comme indiqué plus haut. Ils tentent de maximiser leurs gains à court terme et, puisque les joueurs ne peuvent pas comparer les tarifs, surfacturent les paris.
A New York, la surfacturation a frappé les paris sur les New York Yankees, dont les clients étaient fans. Ils ont augmenté leurs gains en accordant des prêts à court terme à des joueurs, dont bon nombre étaient victime d’une « addiction au jeu ». Lorsque les paris sportifs sont interdits, un bookmaker ne peut pas être poursuivi s’il prend les paris d’un client dépendant au jeu.
Il est tout aussi naturel que les associations sportives soient opposées à la libéralisation des paris en ligne. Jusqu’en octobre 2006, les sociétés de paris en ligne n’étaient pas taxées, puisqu’elles étaient localisées dans des paradis fiscaux et que les bookmakers ne déclaraient qu’une fraction de leur revenu. Les joueurs pouvaient consacrer leur temps et leur argent à des paris sportifs (illégaux) défiscalisés et regarder les matchs, ou encore faire des parties de poker en ligne toujours sans impôts. Les joueurs, relativement jeunes, aisés et de sexe masculin, semblent avoir fait les deux. Ils ont beau se croire immortels comme de nombreux jeunes, leurs journées ne font que 24 heures et leurs moyens sont limités.
Mais les associations sportives et les sociétés de paris en ligne ne se porteraient-elles pas mieux si les paris et le jeu en ligne étaient libéralisés, convenablement régulés et taxés ?
Tout d’abord, comme nous venons de le voir, cela a peu de chances de se produire, et les associations sportives savent que des taxes et des réglementations mal conçues peuvent encourager la corruption, détruire le marché et réduire l’audience du sport. Il est bien plus facile d’accuser les matchs truqués que les politiques fiscales qui les ont peut-être encouragés. Mais imaginons qu’il soit possible d’éviter les erreurs réglementaires et fiscales. Alors, la réponse serait « oui » – comme nous le verrons dans la suite de cet article.