En 1886, Léon Say rend compte devant ses collègues de l’Académie des sciences morales d’un nouveau livre de l’un des partisans les plus accrédités du socialisme d’État. S’engage alors une très longue discussion sur les attributions légitimes de l’État, au cours de laquelle de nombreux intervenants de marque, Paul Leroy-Beaulieu, Frédéric Passy, J.-G. Courcelle-Seneuil, E. Levasseur, précisent les termes de leur « nuance » libérale respective.
LE SOCIALISME D’ÉTAT
I
RAPPORT SUR L’OUVRAGE DE M. LUJO BRENTANO, INTITULÉ
LA QUESTION OUVRIÈRE
PAR M. LÉON SAY
II
DISCUSSION
Par MM. P. LEROY-BEAULIEU, PAUL JANET, COURCELLE-SENEUIL, AUCOC, FRANCK, BAUDRILLART, FR. PASSY, ARTHUR DESJARDINS, E. LEVASSEUR, E. GLASSON, GEORGES PICOT.
(Séances des 17 octobre, 21, 28 novembre, 12, 19 et 26 décembre 1885. — Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 125, 1886.)
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M. Léon Say : — Dans une de nos dernières séances, j’ai eu l’honneur d’offrir à l’Académie, au nom de M. Léon Caubert, une traduction de l’ouvrage de M. Lujo Brentano, intitulé la Question ouvrière ; j’ai loué cette traduction, comme elle le méritait, et je vous ai donné, en quelques mots, le sens de l’ouvrage.
Notre secrétaire perpétuel a pensé que le sujet traité par M. Brentano était de nature à attirer plus particulièrement votre attention. Il m’a demandé de vous faire un rapport sur l’ouvrage même et de vous dire, avec un peu plus de détails, quelle était la solution apportée par le professeur de Strasbourg au problème si grave posé par la démocratie moderne des rapports établis entre le capital et le travail.
Pour M. Brentano la question ouvrière est née de la liberté du travail. Il distingue quatre périodes successives dans l’histoire industrielle. La première est celle où l’industrie faiblement développée et purement locale ne s’était pas encore formée en corps de métiers ; la seconde est celle de la prospérité des corps de métiers ; la troisième est celle de la réglementation par les gouvernements ; la dernière enfin, qui est la nôtre, est celle de la liberté industrielle. Elle s’achève en ce moment. Elle est toute de transition ; elle doit nécessairement aboutir, par une transformation, à un autre régime, parce que les ouvriers forment dans l’état actuel de notre organisation industrielle — ce qui est intolérable — une classe vouée à la misère morale et physique. La raison de leur misère est qu’ils sont trop faibles pour se servir de leur liberté, d’où il résulte qu’ils sont les victimes de l’usage excessif que font les autres de leur liberté.
Une liberté, qui ne peut pas produire d’effet en raison de la faiblesse de ceux qui paraissent en jouir, n’est pas une liberté véritable, la liberté n’étant réelle que si elle peut être exercée grâce à la protection des lois. Les lois libérales ont fait tout le mal parce qu’on n’a pas su ou qu’on n’a pas voulu les corriger par des lois protectrices.
Adam Smith, l’école de Manchester, le laissez-faire et le laissez-passer, sont les grands coupables.
Ils sont d’ailleurs le passé. L’avenir appartient à ceux qui sont capables de faire disparaître les abus de la libertéen la réglant.
Ces formules, ces affirmations, ces principes constituent une doctrine qui n’a rien d’original, car ces sortes de critiques de la société et de l’industrie modernes sont communes aux disciples de toutes les écoles socialistes et à tous les dévots du gouvernement paternel.
C’est là une doctrine courante, c’est celle qui devient dominante en Angleterre, et que M. Chamberlain et ses amis, dans la lutte électorale qui se poursuit en ce moment, donnent pour base à ce qu’ils appellent le programme radical.
M. Brentano procède, en effet, de l’école radicale anglaise. Il la connaît ; il l’a étudiée sur place ; il l’aime et nous verrons tout à l’heure que c’est à elle qu’il est allé emprunter toutes ses solutions.
Il combat Adam Smith comme un Anglais ; car, il faut bien l’avouer, c’est en Angleterre, c’est dans son propre pays, qu’Adam Smith est le plus abandonné. On l’y honore toutefois, mais c’est en lui créant une sorte d’otium cum dignitate. On lit beaucoup ses livres, qui sont classiques ; on connaît sa doctrine et on la traite avec considération. Pourvu qu’elles ne soient plus vivantes, pourvu qu’elles n’inspirent plus le Parlement, on parle de ses opinions avec le plus profond respect. On peut dire de son œuvre qu’elle est reléguée dans un musée, où on la classe parmi les grandes conceptions de l’esprit humain, comme l’effort extraordinaire d’un homme de génie ; c’est un enterrement de première classe.L’Angleterre n’a pas toutefois le monopole de ces sortes d’attaques. Les socialistes allemands et français des différentes sectes le répètent à l’envi : L’ennemi, c’est la liberté du travail, c’est Adam Smith, c’est l’école de Manchester.
Ce qu’il y a d’original dans M. Brentano, ce n’est donc pas cela ; il y a quelque chose en lui de plus intéressant que sa bataille contre les libéraux. Ce qui le distingue des autres adversaires d’Adam Smith, et ce qui fait son originalité, c’est qu’il traite avec non moins de dureté les partisans du socialisme d’État du prince de Bismarck que les disciples d’Adam Smith, et qu’il ne ménage pas plus qu’eux les socialistes autoritaires, radicaux, politiques ou chrétiens, comme ils s’appellent, et dont le but est de procéder, au moyen de la réforme des lois, à une répartition nouvelle de la richesse entre les différentes classes de la société.
Dans cette seconde manière, M. Brentano est des nôtres. Il nous donne des arguments et nous apporte dans la lutte que nous avons entreprise un appui qui, pour n’être pas très solide en théorie, n’est pas à dédaigner. Il tient à la liberté des personnes et à la sécurité des biens, et il ne veut pas souffrir que l’État, en substituant son action à l’initiative des individus, attente à cette liberté et menace cette sécurité.
Il le dit fort nettement : « Si l’État, lisons-nous, page 175, intervenait dans le pacte du travail, contrat d’achat et de vente, c’est-à-dire s’il fixait le prix du travail, il violerait la liberté de la propriété et celle des personnes. »
Il rejette l’intervention de l’État, parce que ce serait compromettre la question ouvrière, sans la résoudre.
Il ne veut faire de l’État, ni un entrepreneur d’industrie, ni un patron faisant travailler les ouvriers, ni un dispensateur du capital au profit des ouvriers associés. Il se refuse, avant tout, à admettre qu’on puisse rêver une organisation sociale, où la distribution de la richesse entre les différentes classes de la société serait un des rôles de l’État, une des conséquences voulues des prescriptions de la loi en matière de travail et d’impôt.
« Dans un ordre social, dit-il, page 137, où les classes supérieures appliquent leurs vertus et leurs efforts à l’emploi de leurs revenus et de leur fortune, la distribution des richesses, suivant le mérite, est plus juste que celle, qui, dans un autre ordre social, répartirait le revenu, suivant l’opinion que les individus parviendraient à donner de leur mérite à leurs gouvernants. »
L’État n’a pas, suivant M. Brentano, pour mission de diriger l’industrie, ni d’égaliser les fortunes. Il doit se borner à surveiller les forts, à protéger les faibles. Seulement — et c’est là la queue venimeuse du livre — la protection de l’État doit être rendue efficace, et pour y arriver, il faut étendre le contrôle administratif et l’exercer dans un domaine qu’on a laissé jusqu’à présent beaucoup trop en dehors de l’action de l’État.
Telles sont les limites dans lesquelles se meut M. Brentano. Aut Cæsar aut nihil, dit M. de Bismarck. Ni Adam Smith ni M. de Bismarck, dit notre auteur. C’est entre les deux qu’il a la prétention de planter son drapeau.
Comment peut-il, en combattant avec violence les disciples d’Adam Smith, résister à l’entraînement du socialisme autoritaire et de ce gouvernement de militarisme paternel qui enrégimente les travailleurs, et ne les protège qu’en les dominant, et peut-être uniquement pour les dominer ? C’est ce qu’il me reste à examiner ; mais je puis le dire tout de suite : M. Brentano ne s’en tire qu’en se laissant entraîner. Qu’il le veuille ou non, il livre la place au despotisme des socialistes autoritaires, et, en cherchant à protéger la liberté des uns, il risque de compromettre la liberté de tous.
Toute la doctrine de M. Brentano repose sur la proposition suivante, page 48 :
« Le deuxième faux principe des physiocrates était celui d’après lequel ils considéraient le travail comme une marchandise et le travailleur comme un vendeur… Alors que dans la vente de la plupart des valeurs la chose vendue est elle-même une marchandise produite dans un but déterminé ; dans la vente du travail, la chose dont on vend la mise en valeur est la personne même du vendeur. »
Le souci constant de M. Brentano est d’empêcher l’ouvrier de se vendre lui-même en vendant sa main-d’œuvre. Le moyen par lequel il croit pouvoir y arriver, c’est d’abord la création d’unions ouvrières comme celles qui existent en Angleterre, et c’est ensuite une série de lois destinées à faire obstacle à l’exploitation des travailleurs par les patrons, à protéger leur santé et leur vie, à favoriser leur développement intellectuel et moral en garantissant leur indépendance politique.
Pour les unions ouvrières, le modèle est tout trouvé ; ce sont les trade’s unions d’Angleterre, avec leurs chambres d’arbitrage et de conciliation, constituées en tribunaux et imposant l’exécution de leurs sentences arbitrales.
Les ouvriers doivent réclamer partout le droit de se former en associations et de discuter leurs intérêts sans aucune entrave ; c’est à cette condition-là seulement que M. Brentano consentira à dire du pacte du travail qu’il est librement consenti.
Quant aux mesures coercitives de protection, on peut les résumer comme il suit :
« Tant que l’on n’aura pas, dit-il, décidé que les ouvriers doivent toucher leur salaire au moins tous les quinze jours ; tant que l’on n’aura pas interdit aux propriétaires de mines et aux fabricants, ainsi qu’à leurs familles, à leurs associés, à leurs contre-maîtres et autres agents, de tenir des débits ; tant qu’on n’aura pas défendu le paiement du salaire dans des débits de boissons, on n’aura rien fait pour préserver l’ouvrier de la ruine économique. »
Mais ce n’est pas tout. Le plus grand triomphe que la cause ouvrière ait, au dire de M. Brentano, remporté en Angleterre sur les doctrines de l’école de Manchester, c’est la fixation du nombre d’heures de travail dans les fabriques. Les femmes et les enfants doivent être protégés ; pour les hommes adultes, ils peuvent se défendre eux-mêmes quand ils ont la liberté de s’associer et quand ils peuvent imposer aux patrons des conditions destinées à préserver leur existence et leur santé. Mais cette initiative n’est pas une question de principe : c’est une question de fait. L’État doit intervenir et fixer la durée de la journée de travail, même pour les hommes adultes, lorsque la population ouvrière, ou une certaine partie de cette population, se montre complètement incapable de se tirer elle-même d’embarras. Ily a donc des personnes à protéger ; ce ne sont pas seulement les enfants et les femmes, il peut être question des hommes et on ne peut pas déterminer absolument la catégorie de personnes qui ont droit à une protection spéciale. M. Brentano va d’ailleurs fort loin dans l’énumération des mesures que le patron doit être obligé de prendre pour préserver autant que possible la santé et la vie de ses ouvriers : propreté des ateliers, dégagements faciles en cas d’incendie, éclairage, nettoyage, aération convenable, espace suffisamment large entre les machines, protection contre les courroies, les trappes, les puits, ouvertures, etc., etc.
Et, pour arriver à rendre efficaces de semblables lois de protection et de police, M. Brentano demande qu’on établisse une surveillance incessante qui serait confiée à de nombreux inspecteurs nommés, non par les pouvoirs locaux qui peuvent avoir des faiblesses de camaraderie, mais par le gouvernement central. M. Brentano veut que les inspecteurs visitent au moins une fois par an toutes les fabriques, toutes les usines, toutes les mines, tous les ateliers du pays. Ces inspecteurs devront avoir la faculté d’ouvrir des enquêtes, de poursuivre devant les tribunaux des patrons négligents, et même de prendre d’office des mesures d’exécution, comme peut le faire un officier de police municipale quand un mur est prêt à s’écrouler.
Toute cette partie de l’œuvre de M. Brentano est un mélange de libéralisme et d’intervention, où le libéralisme a peu de place et où l’intervention s’étend sans limite. Si, d’un côté, l’auteur croit que l’ouvrier, jouissant de ses droits civiques, affilié à de puissantes associations, peut assurer plus complètement l’exercice de sa liberté par ses propres efforts que par un appel à la loi, d’un autre côté, dans un grand nombre de cas qu’il se garde bien de définir, c’est à la loi qu’il a recours, en entourant la loi d’un luxe de règlements et de fonctionnaires, qui éloigneront certainement de son système tous ceux qui craignent d’étouffer l’esprit d’initiative privée sous l’excès de l’intervention publique.
Un chapitre intéressant du livre que nous analysons est celui des assurances ouvrières.M. Brentano considère le patron comme devant être obligé d’assurer ses ouvriers contre les accidents de fabrique ; il ajoute que, dans ces conditions, un service d’assurances, créé par l’État, lui paraît avoir de grandes chances de réussir ; c’est une concession bien considérable faite tout à la fois au principe de l’assurance obligatoire et à celui de l’assurance par l’État. Il estime cependant que l’assurance contre les accidents de fabrique ne peut être efficace que si les risques de maladie et de chômage ont été préalablement couverts par d’autres assurances et celles-là, il veut qu’elles soient organisées, non pas par les patrons ni par l’État, mais par les unions ouvrières ; et, quand il parle d’assurance contre le chômage, il entend tout aussi bien le chômage volontaire que le chômage involontaire.
L’assurance contre le chômage volontaire lui paraît justifiée quand elle est pratiquée par des unions ouvrières, parce que la constitution même de ces unions les oblige à ne pas fournir de secours aux ouvriers paresseux et à n’admettre au paiement d’un salaire de chômage que ceux-là seuls qui cessent de travailler dans des circonstances et pour des raisons que l’union a été en mesure d’apprécier.
On voit que ce qui est particulier au système de M. Brentano c’est qu’il accepte le principe de l’obligation pour l’assurance contre les accidents de fabrique et qu’il le repousse absolument pour toutes les autres espèces d’assurance. En abandonnant dans le cas des accidents le principe de la non-intervention, il s’en excuse dans les termes suivants :
« Comme l’assurance obligatoire contre les accidents, dit-il, page 262, protège efficacement l’ouvrier contre toute espèce de risque économique, sans compromettre son indépendance, l’argument suivant lequel l’obligation d’être assuré se trouve en opposition avec les principes de liberté, même si elle ne porte atteinte à aucune liberté, ne doit être considéré que comme l’invention d’un doctrinarisme stérile. »
Dans la dernière partie de son ouvrage, M. Brentano a passé en revue les moyens de réformer l’existence économique de la classe ouvrière, et il distingue les mesures qu’on peut prendre dans ce but en trois catégories. Il ajoute, d’ailleurs, que la classe ouvrière n’est pas seule ici en cause, et que ce qu’on peut dire d’elle et pour elle s’applique à toutes les classes dont les moyens d’existence sont extrêmement limités.
La première catégorie comprend tout ce qu’on a imaginé pour fournir aux nécessiteux la nourriture et le chauffage. Ce sont des cuisines populaires, des fourneaux économiques, des chauffoirs, toutes sortes d’institutions qui sont, en réalité, des institutions charitables. La seconde catégorie est celle des mesures d’une portée plus générale et plus haute, comme, par exemple, les sociétés de consommation, où les ouvriers peuvent s’approvisionner à bon compte et se fournir de denrées de bonne qualité. Enfin, la troisième catégorie est celle des mesures qui s’appliquent à la réforme des logements. Pour la réforme des logements, il fait d’abord appel aux patrons et aux classes aisées. « En Angleterre et en Alsace on peut remarquer, dit-il, page 287, une heureuse activité des classes aisées pour la réforme des habitations ouvrières. Dans ces deux pays, les sociétés fondées pour la construction d’habitations ouvrières ont rapporté à leurs sociétaires des intérêts de 4 à 6%. » Mais il termine par ces mots, et je recommande ce passage à notre confrère M. Picot pour le cas où il lui serait possible de poursuivre en Allemagne la belle enquête qu’il vient de faire en Angleterre : « tandis qu’en Allemagne, ajoute-t-il, les sociétés de construction, dites d’utilité publique, qui présentent un singulier mélange d’exploitation et de bienfaisance philanthropique, n’ont pas obtenu un seul succès important. »
Il ne se borne pas à s’adresser aux patrons et aux personnes riches ; il fait appel aussi à l’initiative des ouvriers eux-mêmes, et rappelle avec éloges les prodiges accomplis par les sociétés mutuelles de construction établies en Angleterre depuis un grand nombre d’années.
Et il termine d’une façon assez inattendue, en passant tout d’un coup de l’initiative privée, dont il a dit tant de bien, à l’intervention de l’État, auquel il finit par s’adresser, non seulement pour faire observer les règles de l’hygiène, mais encore pour réunir ou garantir les capitaux nécessaires à la construction des logements ouvriers.
« L’État est appelé, dit-il, page 290, à coopérer à la réforme des habitations ouvrières : — 1°en empêchant la construction des maisons qui ne répondent pas à toutes les exigences morales et hygiéniques ; — 2° en accordant aux communes, comme cela se pratique en Angleterre, le droit d’acquérir, par expropriation, les habitations ouvrières défectueuses ; — 3° en garantissant un certain intérêt sur le capital affecté par les patrons, les sociétés par action et les communes, à la construction d’habitations ouvrières ; — 4° enfin, en faisant des prêts à bon marché à des sociétés de construction ; et, dans le cas peu probable où il ne se trouverait ni patrons, ni sociétés par action, ni communes voulant construire des habitations ouvrières, en construisant lui-même ces habitations pour les louer et pour les vendre. À aucun point de vue on ne peut soulever d’objection contre une pareille intervention de l’État. »
Je n’ai pas parlé du chapitre consacré par M. Brentano aux associations ouvrières de production et à la participation des ouvriers aux bénéfices des patrons. Les sociétés de production lui paraissent avoir peu d’importance. Il juge qu’elles ne pouvaient pas réussir, et que ce sont leurs principes et non pas des hasards défavorables qui les ont rendues si peu prospères. La société de production transforme, en effet, les ouvriers en entrepreneurs, et M. Brentano dit, page 154 :
« Les fonctions d’entrepreneur entraînent la responsabilité pour les pertes éventuelles et imposent la tâche de réunir, en vue de la production, tous les éléments nécessaires. Dans la plupart des cas, les ouvriers n’entendent absolument rien à ces fonctions, ou, du moins, tous les ouvriers participant à l’entreprise ne sont pas capables de s’acquitter d’une pareille tâche. »
Il peut en résulter du bien pour quelques ouvriers d’élite, mais c’est un bien isolé. L’association ouvrière de production n’est pas une solution de la question ouvrière.
Il croit pouvoir dire la même chose de la participation aux bénéfices ; c’est une méthode de prime qui peut être favorable au patron, parce qu’elle procure de meilleurs éléments de production ; et elle peut en même temps être fort utile aux ouvriers auxquels elle permet d’assurer, dans certains cas, un revenu plus élevé ; mais ce n’est pas non plus une solution complète de la question ouvrière ; car la participation aux bénéfices ne protège point les droits de l’ouvrier (page 10) : « Elle ne le rend pas plus indépendant et n’affranchit pas sa personne de la sujétion qui l’empêche d’être absolument libre sur le marché du travail. »
La conclusion de M. Brentano est donc que, pour s’approcher de la solution de la question ouvrière, il faut encourager la formation des unions ouvrières, à l’instar des trade’s unions d’Angleterre ; qu’il faut faire intervenir la loi pour réglementer le travail dans les ateliers, au point de vue sanitaire et moral ; qu’il faut procurer aux ouvriers, par l’action combinée de l’initiation individuelle et de l’intervention de l’État, des logements sains et à bon marché, et qu’il faut enfin, après les avoir affranchis, les initier à la vie politique, afin qu’ils puissent se défendre contre toute tentative d’un retour à l’asservissement.
M. Brentano, on peut le voir par cette analyse sommaire, est donc pour l’intervention à l’anglaise, et son système est, en réalité, quoi qu’il en dise, celui du gouvernement paternel. Avec un gouvernement paternel, il n’est pas nécessaire de déterminer rigoureusement les attributions de l’État : il suffit de lui demander d’agir pour le bien.
Ce n’est pas là une théorie complète, car elle ne donne pas le critérium du bien. On est donc obligé de réserver à ceux auxquels on propose d’entrer dans ce système le droit de juger les unes après les autres toutes les mesures coercitives qu’on propose, afin de leur permettre de se prononcer sur chacune d’elles et de décider si les unes peuvent être acceptées et si les autres doivent être rejetées. Il n’y aurait qu’une garantie à demander à M. Brentano contre les abus possibles de son système, ce serait de lui faire reconnaître que toute intervention est mauvaise en soi, et qu’on ne peut la supporter, le cas échéant, que comme un mal nécessaire, après qu’on aura fait la preuve qu’il est impossible de s’en passer.
Mais M. Brentano dit tout le contraire ; il commence par contester que l’intervention soit un mal et il se sépare de l’école économique justement pour pouvoir affirmer que c’est un bien. Il ruine par là toute sa théorie et il se condamne lui-même à faire la preuve qu’aucune des mesures protectrices qu’il conseille ne porte atteinte au principe dont il a proclamé lui-même la nécessité, c’est-à-dire la garantie de la liberté des personnes et de la sécurité des biens. Malheureusement pour lui, M. Brentano se contente d’une énumération, et il ne fournit pas de preuves à l’appui. Parmi les mesures de protection auxquelles il veut donner la sanction de la loi, il peut y en avoir de bonnes, il peut y en avoir de mauvaises, et il ne formule aucun principe qui puisse guider dans les distinctions à faire, si ce n’est qu’il faut empêcher l’ouvrier de vendre sa personne en vendant son travail, et qu’il faut empêcher le patron d’acheter la personne de l’ouvrier en achetant sa main-d’œuvre. C’est là une distinction plus facile à exprimer en paroles qu’à pratiquer en action, et il ne me paraît pas possible d’en tirer un système législatif sérieux qui puisse être considéré comme la solution de la question ouvrière.
La démocratie a certainement une tendance naturelle à augmenter les fonctions de l’État, mais elle a en même temps une défiance instinctive de tous les agents chargés d’exercer ces fonctions. C’est par l’opposition de ces deux états de l’esprit démocratique, que l’excès d’intervention peut être combattu avec le plus de chance de succès. La politique d’intervention est populaire, mais elle nécessite la création d’emplois, et les emplois sont exercés par des fonctionnaires qui excitent la méfiance et qui deviennent très vite impopulaires.
On peut bien changer les fonctionnaires impopulaires, mais il en vient d’autres à la place et ceux-là déplaisent bientôt tout autant que les premiers.
La démocratie arrivera-t-elle, en se dégoûtant des fonctionnaires, à se dégoûter du fonctionnarisme ? Si tel était le cas, elle s’apercevrait qu’on ne peut s’en débarrasser qu’en restreignant l’intervention de l’État, et en revenant à une conception plus libérale de ses attributions, conception libérale qui n’exclut ni le devoir de veiller à la santé publique, ni aucun des autres devoirs de l’État que l’école libérale est bien loin de nier.
La lecture du rapport qui précède a été suivie d’observations présentées par plusieurs membres de l’Académie.
M. Paul Leroy-Beaulieu, prenant la parole à propos de cette communication, commence par déclarer hautement qu’il est un disciple de plus en plus convaincu de cette école du laisser-faire et du laisser-passer, sévèrement condamnée par M. L. Brentano, et que la doctrine de cet écrivain lui paraît, comme à M. Léon Say, aboutir fatalement au despotisme, parce qu’elle n’est applicable que par un gouvernement absolu. Le livre de M. L. Brentano est fortement empreint de ce que M. Herbert Spencer appelle justement la « grande superstition politique », et qui prépare « l’esclavage futur ».Cependant M. Brentano a la prétention d’empêcher l’esclavage actuel de l’ouvrier qui, selon lui, vend sa personne en vendant son travail.
Or, il y a précisément en France, et aussi dans la plupart des autres pays civilisés, des lois qui interdisent formellement l’aliénation de la liberté personnelle et la rendent impossible. Le Code civil interdit, par exemple, les engagements qui dépassent une certaine durée. La vérité est que l’ouvrier ne vend, ou plutôt ne loue que son travail et son temps ; en quoi sa condition ne diffère nullement de celle des employés, des fonctionnaires, de tous ceux en un mot, qui gagnent leur vie en travaillant ; et il est même plus indépendant que la plupart des autres salariés.
Qu’on compare, par exemple, l’ouvrier au fonctionnaire, toujours sous le coup, dans les pays libres, de l’application de la loi Victoribus spolia et des procédés d’épuration. L’ouvrier est peut-être la personne la plus libre de la société moderne. Si sa liberté est menacée, ce n’est pas par les patrons, qui se font concurrence entre eux et sont très embarrassés pour trouver des ouvriers capables, c’est par ses camarades et par l’esprit souvent tyrannique des associations dont il fait partie.
Grâce au droit de coalition et à la liberté des syndicats il a, pour résister aux exigences abusives du patron, des moyens qui manquent à une foule de travailleurs. En fait, l’expérience prouve que, dans les périodes de prospérité du moins, les patrons sont beaucoup plus à la discrétion des ouvriers que ceux-ci à la discrétion des patrons, parce que presque partout le capital augmente plus rapidement que les bras. M. Leroy-Beaulieu consent néanmoins à ce que l’État se fasse le protecteur des « faibles », c’est-à-dire des enfants, des filles adolescentes, peut-être même, mais avec beaucoup de réserve, des femmes près d’accoucher, parce que, en interdisant par exemple à celles-ci le travail de nuit, ce n’est pas elles-mêmes qu’on protège, mais l’enfant qui est dans leur sein. Une certaine règlementation des fabriques est donc admissible, mais avec beaucoup de discrétion et de modération de la part de l’État, et elle ne doit jamais s’appliquer aux adultes. L’ouvrier adulte n’est point un « faible ». C’est, dans nos démocraties, un citoyen ; il a des droits politiques, il fait partie du peuple souverain ; on lui accorde la capacité nécessaire pour se prononcer sur les plus graves questions d’intérêt général, et quand il s’agit de ses affaires personnelles, de son travail, on le représente comme un mineur incapable de se défendre, et qui sera odieusement opprimé, si l’État ne le prend sous sa garde !
On veut qu’au moins l’État intervienne au nom de l’hygiène et de la salubrité, comme il intervient au nom de la sécurité des personnes et des propriétés. M. Leroy-Beaulieu ne conteste pas d’une manière absolue que les pouvoirs publics, soit nationaux, soit municipaux, aient certaines attributions pour faire observer des règles tout à fait élémentaires et évidemment indispensables d’hygiène : pour la police de la voirie, par exemple. Ici encore, il faut beaucoup de modération, car dès qu’on sort de quelques règles simples, on tombe dans l’arbitraire, la vexation, le préjudice porté à la liberté individuelle et parfois à la richesse et à la morale publique, même à l’humanité. Les questions d’hygiène et de salubrité sont des questions scientifiques ; l’État n’a point qualité pour les résoudre, et quant aux savants, ils sont loin d’être toujours d’accord sur ces questions, et les résolvent aujourd’hui d’une façon, demain d’une autre. L’État, en suivant leurs avis, risque donc de se tromper et de faire des règlements plus nuisibles qu’utiles. Cela est arrivé bien des fois ; au XVIIe et au XVIIIe siècle on eût obligé les citoyens à se saigner et à se purger constamment. À Paris, on oblige les propriétaires, sous prétexte d’hygiène, à gratter tous les dix ans leurs maisons, et voici maintenant une nouvelle école de médecins qui disent que ce grattage met en liberté des microbes et des germes délétères qui portent un détriment à la santé publique. Au Canada, on a voulu forcer les malades atteints de maladies contagieuses à se faire traiter à l’hôpital et on a eu le spectacle rebutant de luttes entre les familles et la police qui voulait leur enlever un père, un fils, une femme atteints de variole. Il résulte de ces proscriptions une atteinte à l’humanité, et en outre ce mauvais résultat social que l’on dissimule les maladies. Il y a en hygiène des fanatiques, et ce sont généralement ces fanatiques que l’on met à la tête des administrations hygiéniques, parce que c’est eux qui se sont fait le plus de réputation comme spécialistes. Ces fanatiques font alors à cour joie des expériences sur la société, et souvent la génération suivante découvre que leurs prescriptions étaient anti-scientifiques.
De même pour la destruction des maisons insalubres. Il est arrivé à Londres et aussi à Paris, pour la Cité des Kroumirs par exemple, qu’en détruisant des habitations qui, sans doute, ne répondaient pas àl’idéal de l’hygiène, on a forcé des centaines ou des milliers de pauvres gens à coucher sous les arcades des ponts, dans les carrières ou sur les bancs des promenades publiques.
Si l’État est incompétent en matière d’hygiène, de médecine et de tout ce qui relève de la science, il ne l’est guère moins en matière économique, et de plus il n’est jamais impartial. Car l’État, en définitive, s’incarne dans le gouvernement, et le gouvernement c’est un parti au pouvoir : parti qui a ses doctrines, son système, ses préférences et ses antipathies. M. Leroy-Beaulieu insiste sur ce point que l’État moderne, c’est-à-dire le gouvernement électif, est nécessairement partial, puisque c’est, par définition même, un parti au pouvoir, qui est toujours menacé d’en être renversé par l’autre parti, et qui cherche à écraser ses adversaires. L’État moderne n’est pas l’universalité des citoyens, c’est la simple majorité des citoyens : majorité d’ordinaire très faible, qui cherche à donner à l’État une direction particulière, exclusive, et surtout à tirer parti de tous les avantages que peut comporter la possession de l’État. L’État moderne est donc ce qu’il y a de plus variable au monde, de plus passionné en même temps. Aussi faut-il restreindre ses attributions. Un État paternel, c’est-à-dire où l’élément électif ne jouerait qu’un rôle tout à fait secondaire, échapperait davantage à cette partialité et à cette instabilité et variabilité, mais il aurait d’autres défauts.
Aujourd’hui, toutes les préférences semblent être pour les ouvriers : c’est eux que l’on croit devoir protéger. Mais pourquoi ne pas protéger aussi les autres catégories de citoyens ?
M. Leroy-Beaulieu, passant en revue les diverses institutions d’État que M.L. Brentano préconise, en signale les graves inconvénients. Ces inconvénients, selon lui, sont hors de proportion avec les avantages très contestables que les institutions dont il s’agit sont censées devoir réaliser. Ainsi, on veut faire de l’État le banquier et l’administrateur des sociétés de prévoyance, des sociétés de secours mutuels, des sociétés coopératives, comme il l’est déjà des caisses d’épargne ; or, il y a un danger sérieux à lui confier ainsi le maniement de capitaux énormes qu’il détourne de leurs emplois productifs pour les appliquer à des usages mal définis, souvent mauvais et tout au moins stériles. La masse de ces capitaux confiés à l’État serait singulièrement accrue si l’État prenait en main les assurances contre les accidents ou sur la vie.
Qu’on considère l’État français, par exemple : il a déjà le maniement de 2 milliards 200 millions qui sont versés aux caisses d’épargne. C’est un grand malheur. Il stérilise ces 2 milliards 200 millions, il les emploie à combler ses déficits budgétaires ; il vit ainsi d’emprunts constants, sans que les Chambres en aient connaissance. Tous les capitaux mis à la disposition de l’État sont une tentation de gaspillage. Il n’y a plus de budget, plus de contrôle financier dans ces conditions. Il faut simplifier la situation financière de l’État au lieu de la compliquer.
Dira-t-on qu’avec tous ces milliards l’État fera la banque, ou se mêlera d’industrie et d’agriculture ! Mais ici interviennent les considérations d’incompétence, de favoritisme, de versatilité, surtout avec l’État moderne électif. Pourquoi alors ne pas adopter le collectivisme ! Alors même que l’État pourrait organiser les assurances beaucoup mieux et plus économiquement que ne le font les sociétés, M. Leroy-Beaulieu ne voudrait pas qu’il s’en mêlât. Il ne faut pas considérer seulement, en effet, le côté technique, mais le côté moral. Or, il y a dans toute société un ressort général infiniment plus utile que les petits ressorts secondaires, et ce ressort général c’est l’initiative individuelle, la responsabilité personnelle, et si l’on devait, en perfectionnant quelques rouages secondaires, porter une atteinte à ce ressort qui est le moteur général de la société, mieux vaudrait renoncer à ces perfectionnements.
Il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’assurance a souvent pour effet de supprimer ou de diminuer la responsabilité personnelle, de rendre les assurés moins prudents, moins soigneux, d’ouvrir même la porte à des spéculations coupables. L’assurance est sans doute un instrument qui peut rendre de grands services, mais dont il ne faut pas abuser et qui a besoin d’être manié avec beaucoup de discernement. En résumé, et d’une manière générale, M. Leroy-Beaulieu estime que les mesures recommandées par M. Brentano et par les autres partisans du socialisme d’État vont d’ordinaire contre leur but ; ou bien elles sont plus ou moins inapplicables et ne tardent pas à tomber en désuétude ; ou enfin, si elles sont exécutées, c’est au détriment de la liberté, c’est en défendant, en affaiblissant le ressort de l’initiative privée, et surtout, ce qui est plus grave, en écartant le grand et salutaire principe de la responsabilité, qui a fait la dignité et la grandeur des peuples modernes.
M. Paul Janet. — Si la question qui s’agite en ce moment était exclusivement économique, je n’oserais pas y intervenir. Mais elle a un côté par où elle touche à la philosophie. Elle se rattache aux deux discussions que nous avons eues déjà l’an dernier : celle des logements insalubres et celle du socialisme d’État. Au fond, ce qui est en question, c’est le rapport de l’individu et de la société. C’est bien là une question philosophique, et c’est par ce côté que je l’examinerai, ne touchant que le moins possible à la question économique proprement dite. À ce point de vue très général, il me semble qu’il y a peut-être quelques exagérations de part et d’autre. Du côté des socialistes, cela est évident, les exagérations sont notoires, dangereuses, et souvent même vont jusqu’à l’immoralité. Mais peut-être aussi les économistes ne sont-ils pas sans quelque exagération. Au moins faut-il reconnaître que certains philosophes, qui ont adopté les idées des économistes, les ont poussées jusqu’à la dernière exagération. Par exemple, M. Herbert Spencer, dans son livre de l’Introduction à la science sociale et dans celui de l’Individu contre l’État, arrive à une véritable dissolution de l’État. Je sais que l’on fait observer qu’il y a aujourd’hui un courant puissant en faveur du socialisme, et qu’il faut surtout résister à ce courant : cela est très juste ; c’est là un conseil pratique et politique ; mais la science doit se préoccuper surtout des principes, et c’est une question de principe que je voudrais examiner.
Il me semble qu’il y a une certaine tendance des économistes à voir des socialistes partout; seulement ils ne nous disent pas ce que c’est que le socialisme, et il semble bien qu’ils appellent de ce nom toute espèce d’intervention de l’État. C’est ce que M. Léon Say appelle spirituellement l’interventionnisme.Cela est bien vague, car beaucoup de gens qui ne sont pas le moins du monde disposés à admettre le socialisme dans le sens vulgaire, c’est-à-dire comme une attaque subversive et violente àla propriété, seront plus embarrassés lorsqu’il y aura à décider d’une mesure absolue contre l’interventionnismeen général. Le socialisme a toujours passé pour une hérésie, une utopie, quelque chose de semblable à la recherche du mouvement perpétuel dans les sciences. L’interventionnisme, au contraire, a pour lui l’autorité de tous les siècles et de toutes les nations. Dans tous les temps, les plus grands peuples, comme les Romains et les Français, ont pratiqué l’interventionnisme. L’État a été chez eux et presque partout le principal organe de la civilisation. N’y a-t-il pas quelque danger à mettre ainsi à l’honneur du socialisme un parti social universel, et qui, bon ou mauvais en lui-même, n’en a pas moins contribué pour une grande part, je ne dis pas pour tout, à former l’humanité actuelle ? Tant que le socialisme s’est borné au fouriérisme, au saint-simonisme, au communisme, c’était une opinion enfantine que l’on pouvait espérer de voir peu à peu disparaître des esprits éclairés ; mais du moment qu’on le confond avec l’interventionnisme et qu’il s’agit du rôle de l’État en général, la question devient bien autrement difficile ; car il s’agit de réagir non seulement contre le courant actuel, mais contre tous les siècles et contre une force des choses qui date du commencement de l’humanité. Dans cette lutte, j’admets que l’économie politique ait raison, que l’individualisme pur ait raison ; toujours est-il que les rôles sont renversés. C’était le socialisme qui était l’utopie. Il pourrait bien se faire maintenant que ce fût l’économie politique qui fût l’utopie ; car le point de vue abstrait auquel elle se place n’a jamais été réalisé nulle part. Il faudra bien des siècles pour triompher d’une tendance qui a sa raison d’être puisqu’elle a existé partout et toujours ; et en attendant, vous faites bénéficier le faux socialisme de ce qu’il y a de légitime, et en tout cas d’irrésistible dans la pratique universelle des États. Si l’interventionnisme est socialisme, tout est socialisme. Les caisses d’épargne, c’est du socialisme ; les enfants trouvés, c’est du socialisme ; l’entretien des routes par l’État, les musées, les postes et télégraphes, tout cela c’est du socialisme ; enfin Bastiat n’hésitait pas à dire que le baccalauréat c’est du communisme. En effet, l’instruction publique c’est de l’interventionnisme au premier chef. Les économistes eux-mêmes admettent en certains cas l’action de l’État ; et M. Leroy-Beaulieu a dit qu’il approuvait les lois sur le travail des enfants, sur le travail des femmes. Mais n’est-ce pas encore là de l’interventionnisme, et par conséquent du socialisme ? Je comprends très bien qu’on ait dit : dans tel cas l’intervention est mauvaise, dans tel autre elle est bonne ; il faut protéger les faibles ; mais il ne faut pas protéger les forts ; il faut protéger les ouvriers les uns contre les autres, et non pas seulement contre les patrons seuls ; mais en définitive, c’est toujours un même principe de part et d’autre ; et ce principe n’est pas plus responsable de ses excès que la liberté ne l’est des excès contraires ; et elle-même ne se trompe-t-elle jamais ?
Si on entendait le mot socialisme dans le sens indéterminé et illimité qu’on lui donne ici, ce ne serait pas seulement la plupart des institutions existantes, ce serait la société elle-même qui en tant que société serait déjà du socialisme. Si les économistes ont raison, si l’individu est tout, s’il est l’unité sociale par excellence, il faudrait admettre que la société elle-même devrait être le résultat du consentement libre de ses membres. La société serait le produit et l’effet des individus ; mais c’est là la doctrine du Contrat social. J’admets très bien que le contrat social soit la règle idéale de l’ouvrier ; à mesure que les sociétés s’éclairent et se développent et que les individus se développent et s’éclairent en même temps, ils doivent de plus en plus contribuer par leur libre consentement à la direction de la société dont ils font partie ; les lois seront donc de plus en plus, comme le dit Baumann, l’expression de la volonté générale. Mais par le fait la société ne s’est pas formée ainsi. Il n’y a aucun fait qui autorise à supposer que l’individu a préexisté à la société, et qu’il a contribué à la former par sa volonté. Outre qu’il n’y aurait que des individus sérieux qui pourraient s’unir par des pactes, par des conventions (car tout cela suppose déjà une société), en fait on ne peut se représenter l’homme dans un autre état que l’état social. L’homme eût-il été primitivement un animal, comme le supposent les transformistes, on doit croire que la société préexistait. Aristote distingue deux sortes d’espèces animales, les animaux isolés (έρημα) et les animaux sociaux (πολιτικά), et il range l’homme parmi les animaux sociaux. L’homme, comme les chevaux, les castors, les éléphants, est né en société ; la société est un fait primordial qui s’impose à l’individu sans dériver de lui. Le premier socialiste serait donc le Créateur lui-même, qui a mis l’homme en société sans lui demander son consentement. Non seulement l’individu n’a pas fait la société, mais il ne peut pas en sortir. Partout où il va, il trouve une société. Il ne peut passer d’un pays dans un autre, se faire naturaliser dans une autre patrie sans toujours retrouver la société. Il n’y a plus guère d’île déserte, et il viendra un temps où il n’y aura plus un pouce de terre sur le globe qui ne soit approprié.
Aristote a dit d’ailleurs que l’homme, en dehors de la société, ne peut être qu’une bête ou un Dieu ; or, comme il ne peut pas être Dieu, il faut qu’il soit une bête, c’est ce que l’expérience a prouvé. Les hommes sauvages que l’on a trouvés dans les forêts, sans savoir comment ils y avaient vécu, avaient perdu tout titre à la nature humaine. Comparez un enfant sauvage et un enfant européen, il n’y a aucune différence. Comparez-les de nouveau à l’âge de vingt ans ; l’un est encore un sauvage, l’autre absorbé la civilisation de plusieurs milliers d’années. Est-ce à lui seul, à sa seule volonté qu’il doit d’être ce qu’il est ? Non ; c’est à la société, à l’éducation, au milieu. La société est donc, comme on dit, fonction de l’individu. L’individu est donc en quelque sorte, au moins en partie, le produit de la société. Maintenant, j’accorde qu’il faut distinguer la société de l’État ; mais l’État n’est que la société organisée. La seule manière dont la société puisse agir en tant que société, en tant que corps, c’est la forme de l’État. Tout le monde reconnaît la puissance de l’association. Deux hommes réunis valent plus que deux fois un homme ; quatre sont plus que deux et deux. La puissance de l’association ne croît pas comme le nombre des associés, mais en raison du carré, du cube ou d’une puissance quelconque. Telle étant la force de l’association, pourquoi la seule association impuissante serait-elle celle de la société tout entière ? Elle peut être tyrannique, soit ; il faut prendre des précautions contre cette tyrannie ; et c’est ce qu’on appelle les libertés modernes ; ce n’est pas une raison de se priver de la puissance et de l’efficacité de l’unité sociale. Si l’État n’est qu’une puissance négative dont il faut toujours se défier, comment ferez-vous une patrie ? Une patrie n’est pas une juxtaposition d’individus : c’est un corps et une âme, c’est une personne. Or la patrie n’est pas seulement un sentiment, c’est une puissance. La patrie ordonne, commande, agit pour tous. Comment cela serait-il possible, si l’État n’était qu’un gouvernement ? La patrie serait destituée de toute action positive.
Le principe d’un État vivant et actif n’exclut nullement les droits de l’individu ; car il ne doit jamais aller jusqu’à violer ces droits. Il ne doit pas opprimer l’individu. La seule question est de savoir si, sans l’opprimer, il ne peut pas l’aider et le développer, si l’une des fonctions de l’État n’est pas précisément de faire des individus et de développer des personnalités ; et peut être la limite entre le socialisme et un légitime interventionnisme est-elle précisément que l’un paralyse l’individu et que l’autre le suscite et le développe. Ainsi, les caisses d’épargne sont une institution de patronage qui, sans opprimer personne, facilite l’épargne du pauvre ; mais par cela même elles favorisent et développent l’esprit de prévoyance, le travail, et par conséquent la liberté. L’instruction publique, même obligatoire, est bien, si l’on veut, une mainmise de l’État sur l’individu ; mais en revanche elle développe les facultés intellectuelles, et par là même la personnalité. Les routes sont une entreprise publique, et à la rigueur elles devraient être payées par ceux qui y passent. Mais, en ouvrant des débouchés et en facilitant les communications, elles augmentent les richesses et les lumières, ce qui est un double gain pour la personnalité. Les postes pourraient bien être une institution privée. Mais il eût peut-être fallu bien du temps pour que l’initiative privée eût atteint le développement qu’ont pris les postes dans les temps modernes ; ce qu’il y a de certain, en tout cas, c’est que la poste développe l’esprit d’initiative, de communication entre les hommes, les affaires, l’esprit de famille, l’amitié ; et tout cela est au bénéfice de la personnalité.
Il n’y a donc pas de contradiction entre le principe de l’action de l’État et celui de l’initiative individuelle, et il faut pouvoir les concilier sans en sacrifier aucun. Ce n’est pas tout de distinguer les choses ; il faut les unir. Il ne suffit pas de distinguer l’âme du corps, Dieu et le monde ; il faut les unir. En politique, ce n’est pas tout de séparer les pouvoirs, il faut les unir. De même ici, il ne suffit pas de distinguer l’individu et la société ; il faut les concilier. C’est là que la science échoue en général, aussi bien en philosophie qu’en économie politique ; et cela tient à l’ignorance où nous sommes du dernier fond des choses. Les positivistes ont tort sans doute de dire que nous ne connaissons rien que des phénomènes ; nous allons bien au-delà ; nous pénétrons, je le crois, jusqu’à des substances ou à des causes, des activités, des libertés ; nous atteignons même jusqu’à l’absolu ; en un mot, je crois que nous plongeons de toutes parts dans l’idéal ; et je ne sais pas si la pensée même serait possible à un pur phénomène. Penser, c’est être. Néanmoins, quelque chose nous échappe : c’est le dernier fond, l’arrière-fond, le fond du fond ; et c’est là probablement que s’unissent et se concilient les contraires, comme l’a vu profondément Hegel ; et le christianisme semble nous dire la même chose lorsqu’il fait de l’Homme-Dieu le chef de l’univers. Un grand physiologiste, Claude Bernard, sans connaître Hegel, a dit que la plus profonde définition que l’on puisse donner de la vie est celle-ci : la vie c’est la mort ; et Héraclite l’avait dit avant lui, et Platon avait dit aussi dans le Phédon que la vie naît de la mort et la mort de la vie.
Le problème de l’individu et de l’État est un problème du même ordre. Les deux principes sont inséparables et n’existent même que l’un par l’autre ; sans société point d’individus ; sans individus point de société. Je veux dire que si on réduisait les individus, comme le veulent les socialistes absolus, à n’être que des quantités homogènes et uniformes, il n’y aurait plus de société : comme le disait Aristote à Platon, on ne fait pas un air de musique avec une seule note. Les deux éléments se commandent ; ils se pénètrent et passent l’un dans l’autre. Les socialistes en exagérant l’idée de société, détruisent la société ; il serait à craindre que les économistes, en exagérant l’individu, ne détruisissent l’individu. Au fond, le problème social est identique au problème de l’origine des choses. Le monde se réduit-il à l’unité ou à la multiplicité ? Platon a prouvé que les deux solutions sont fausses ; que l’être sans multiplicité est vide, et que la multiplicité sans unité est impossible. Le vrai principe c’est l’uni-multiple, l’un pénétré de multiplicité, le multiple pénétré d’unité. Il en est de même de la société. Les deux éléments sont inséparables.
Plus les sociétés se développeront, plus l’État prendra d’importance, et plus en même temps la liberté en prendra aussi. Il n’y a rien là de contradictoire. Je prends l’exemple de l’enseignement. Dans l’Ancien régime, il y avait très peu d’enseignement par l’État, et très peu d’enseignement libre : il n’y avait que l’enseignement par corporation.
Aujourd’hui vous avez concurremment l’enseignement de l’État et l’enseignement libre. Il y a d’autres faits du même genre. Par exemple, la liberté d’association n’est nullement en contradiction avec l’existence et l’extension même du pouvoir de l’État, l’expérience en est faite dans d’autres pays, et en France il viendra infailliblement un temps où la question sera résolue en ce sens. Il y aura donc un progrès de liberté, en même temps que sur d’autres points, il peut y avoir progrès de l’État. En dénonçant les progrès de plus en plus menaçants, dit-on, de l’État, on néglige de signaler tout ce qu’il a abandonné, et par exemple la dépossession d’un droit qu’il avait toujours revendiqué et auquel l’administration tient par dessus tout : le droit d’avoir toujours raison. Qu’est-ce donc que les libertés générales dont nous jouissons, sinon une dépossession des attributions de l’État ! On compare l’action de l’État à la monarchie paternelle ; oui, mais non le droit de contrôle et de critique, ce que n’admet guère la monarchie paternelle. Ainsi la liberté de l’esprit, de la pensée, de la raison est de plus en plus grande dans les temps modernes, en même temps que, dans l’ordre matériel, le rôle de l’État grandit et s’accroît. Sans prendre parti pour le socialisme d’État ou pour tel autre, on peut donc essayer de mettre d’accord les deux principes qui sont aux prises. Un individualisme exagéré pourrait avoir des conséquences aussi funestes que le socialisme lui-même. Après tout, l’anarchie pour l’homme n’est que la conséquence extrême du principe individualiste, comme le communisme est la conséquence du principe socialiste ; or l’anarchie ne vaut pas mieux que le communisme. Ce que nous avons voulu prouver, c’est que la société est un tout, un corps, et non pas une juxtaposition d’individus. Ni panthéisme social, qui ne voit dans les individus que les modes de la substance humanité, ni atonisme social qui admet l’individu comme un tout souverain, un empire dans un empire, comme dit Spinoza. Leibniz, parlant de l’union de l’âme et du corps, disait que ces deux êtres ne s’unissent pas seulement par le dehors mais par leur substance, qu’ils ont un vinculum substantiale. Je crois qu’il y a aussi entre les hommes dans la société un vinculum substantiale ; sans quoi ce ne serait plus une société. La société est une unité vivante, unité morale qui a ses droits et ses devoirs. Elle n’a pas seulement une action négative, mais une action positive. L’empereur Marc-Aurèle disait : « Ce qui est utile à l’abeille est utile à la ruche ; ce qui est utile à la ruche est utile à l’abeille. » L’abeille et la ruche sont inséparables.
M. Courcelle-Seneuil : Je n’ai pas l’intention de revenir sur les questions déjà traitées dans cette discussion. J’adhère aux considérations que MM. Léon Say et Leroy-Beaulieu ont exposées mieux que je n’aurais su le faire. J’essaierai simplement de définir les termes de ce débat et d’en rappeler sommairement les principes.
Au fond, ce qui nous occupe, est une question de justice. Cherchons où est la justice première et absolue en matière de distribution de richesses.
Le genre humain est placé sur la planète sous l’empirede certaines conditions qu’il ne lui est pas donné de changer. Entre ces conditions se trouve celle de se procurer les aliments et les objets nécessaires à la satisfaction de ses besoins : il ne peut les obtenir que par un travail intellectuel, moral et musculaire, soutenu depuis le commencement et pendant toute la durée de son existence. Cette condition ne dépend d’aucun homme ni d’aucune collection d’hommes ; nous ne l’avons pas faite et nous ne pouvons ni la détruire, ni même l’atténuer en quoi que ce soit.
La justice idéale exige donc que chacun des hommes qui composent le genre humain, soit placé aussi près que possible de cette condition, qui, pour employer le langage de Turgot, constitue pour lui un droit naturel.
Des sociétés se sont établies et, depuis les premiers temps historiques, nous voyons apparaître des groupes humains, très anciens déjà, dans lesquels certains hommes sont investis, dans l’intérêt collectif du groupe, du pouvoir de commander aux autres, de définir les coutumes, de faire des lois et de veiller à leur observation.
Alors le groupe ainsi constitué s’appelle l’État, soit relativement aux autres groupes humains, soit lorsque l’on considère l’ensemble des intérêts collectifs en opposition avec les intérêts privés.
On a parlé beaucoup, dans le livre de M. Brentano et ailleurs, des droits et des devoirs de l’État. Qu’est-ce donc que l’État ? À coup sûr, ce n’est pas un être concret, vivant, voulant et agissant. Comment donc aurait-il des devoirs et des droits ? Voilà ce que je ne puis absolument pas comprendre.
Il peut être commode au législateur, pour abréger, de reconnaître un domaine de l’État, domaine public on domaine privé, pour dire que l’État est un propriétaire comme un autre, sous les réserves établies par les lois. Mais cette façon de parler, ne saurait donner à l’État une existence concrète.
On dit pourtant que l’État agit, fait la guerre et la paix, lève des impôts, etc. Qui agit ainsi en représentation de l’État actif ? Le gouvernement, c’est-à-dire une collection d’individus très réels et bien vivants, groupés dans un certain ordre, exerçant le pouvoir de commander aux autres et, en cas de résistance, de contraindre les gouvernés à obéir.
Il est naturel et conforme à la justice que chacun de ces individus ait des droits et des devoirs, mais jamais ces devoirs et ces droits particuliers n’ont été confondus avec ceux que l’on attribue à l’État.
On a dit aussi que l’État devait faire des sacrifices. Comment un être abstrait peut-il faire des sacrifices ? Je ne le comprends pas plus que les droits et devoirs de l’État. Mais si je vais au fond, je rencontre bien la personne à laquelle on demande les sacrifices, c’est le contribuable. L’ensemble des contribuables est l’État considéré passivement. Ainsi, non seulement l’État n’est pas une personne, mais il n’est même pas une seule collection de personnes. Agit-il ? Il est le gouvernement. Supporte-t-il ? Il est l’ensemble des contribuables.
Voilà donc dans chaque pays, deux collections d’individus placées sous des régimes très différents. Les contribuable produisent les richesses qui doivent satisfaire aux besoins de tous ; les fonctionnaires publics prélèvent sur la totalité des richesses produites par les contribuables de quoi satisfaire leurs besoins personnels. Les uns et les autres travaillent en collaboration à l’œuvre commune, mais avec cette différence que les contribuables portent toute la responsabilité : chacun d’eux est soumis à celle que la nature impose au genre humain, et en outre, il supporte sa part dans les conséquences bonnes ou mauvaises qu’ont les actes des gouvernants. Ceux-ci sont à peine soumis à des responsabilités indirectes, lointaines, faciles à éluder, de telle sorte qu’on peut dire, sans s’éloigner beaucoup de la vérité, qu’il sont irresponsables. Ils dépensent et c’est le contribuable qui paye ; ils décident et c’est le contribuable qui supporte les effets de leurs décisions.
Tel est l’état réel des choses, qu’il faut bien reconnaître, si l’on veut discuter utilement la question qui nous occupe, question qui consiste à décider s’il convient d’étendre ou de restreindre les attributions du gouvernement, ou, plus exactement, des individus qui gouvernent.
Ces individus sont-ils, par grâce divine, d’une autre nature que les autres ? Personne, j’imagine, ne songe à le soutenir. Ils sont de la même nature, animés des mêmes passions et mus par les mêmes intérêts que tous les autres.
Eh bien ! les économistes s’en méfient. Ils croient qu’un homme placé dans une situation telle que, s’il se trompe, il n’est pas responsable de ses erreurs, est plus exposé à se tromper que celui qui est responsable. Ils pensent, par conséquent, que lorsqu’il s’agit d’étendre les attributions du gouvernement, il faut y regarder de très près et exiger de très sérieuses justifications.
Est-ce à dire, qu’ils regardent le gouvernement comme un ennemi et aspirent à sa suppression ? Pas le moins du monde. Ils sentent autant ou plus que les autres, qu’il est utile au genre humain que les actes de violence et de fraude que les particuliers pourraient commettre les uns contre les autres soient réprimés ; que les droits garantis par la nature et les lois à chaque citoyen soient défendus. Aussi n’ont-ils jamais, à ma connaissance, contesté au gouvernement les attributions relatives à la défense du territoire, à la justice criminelle ou civile et à la police proprement dite. Ils admettent tous aussi, ce me semble, que le législateur doit régler l’ordre des successions et, jusqu’à un certain point, les rapports de famille. À mesure qu’on entre dans le droit contractuel et surtout dans le droit administratif, ils deviennent plus difficiles à satisfaire, ce dont je me garderai de les blâmer.
Sans doute il ne manque pas de gens qui trouvent bien mesquine cette limitation des attributions du gouvernement : ils veulent davantage et beaucoup plus : ils veulent que l’État protège l’industrie nationale, qu’il protège les faibles, qu’il atténue ou supprime l’inégalité des conditions sociales.
Comment le gouvernement peut-il protéger l’industrie nationale ? En empêchant, dans la mesure du possible, que des actes de violence ou de fraude soient commis contre elle, de telle sorte que chacun ait la faculté d’acheter à bon marché et de vendre cher autant qu’il le pourra, dans un marché soigneusement tenu, à un concours auquel tous les hommes, sans distinction de race, de pays ou de nationalitésoient admis librement à échanger entre eux les produits de leur travail. Dans ces conditions, chacun obtiendrait la plus grande somme de richesses que son travail lui permettrait d’obtenir ; chacun recevrait exactement l’équivalent de ce qu’il aurait produit.
Mais ce n’est pas là ce qu’on veut. On dit, par exemple : « Voilà des filateurs normands ou flamands qui sont ruinés depuis les traités de 1860 par la concurrence que leur font les filateurs anglais. Il est vrai qu’ils sont, pour la plupart, très millionnaires et n’ont cessé d’acquérir de bonnes fermes et de beaux châteaux, de mener grand train avec chevaux, voitures et le reste. Mais il est certain qu’ils sont ruinés, si on ne les protège par des droits sur les cotons étrangers équivalents en moyenne à 20 centimes par mètre de toile de coton. » Le gouvernement accède à la réclamation de ces hommes intéressants. Qu’a-t-il fait ?
Il a obligé tous les consommateurs de coton à payer chaque mètre de toile consommée 20 centimes plus cher qu’ils ne l’auraient payé sans la loi. Chaque consommateur est tenu désormais de prélever au profit des protégés du gouvernement 20 centimes par mètre de toile consommée sur le produit de son travail, de sa propre industrie. Est-ce là protéger l’industrie nationale ? Je vois bien protéger celle du Normand qui reçoit 20 centimes au-delà de la valeur de son travail ; je ne vois pas du tout comment on protège celle du consommateur, qui paie les 20 centimes sans cause légitime. Le tarif a pris 20 centimes dans la poche du consommateur pour les donner au Normand. Voilà le résultat de la protection.
Il est vrai que le consommateur est une abstraction, qui n’intéresse personne, parce qu’elle comprend tout le monde. Mais ce n’est pas tout : il y a quelqu’un à Tarare, quelqu’un à Lyon et dans d’autres lieux encore, qui fabrique avec des fils de coton employés comme matière première, des produits qu’il vend dans le monde entier. Assurément cet habitant de Tarare ou de Lyon est français et a, tout autant que le Normand, le droit d’être protégé dans son industrie. Cependant les centimes payés au Normand élèvent le prix de revient des étoffes fabriquées par l’homme de Tarare ; il a devant lui sur le marché du monde, où le Normand n’ose se présenter, des concurrents de Crefeld, de Bâle ou de Saint-Gall, qui, eux, sont dispensés de payer tribut au Normand. Le Lyonnais, l’habitant de Tarare lutte contre eux, mais à conditions inégales et doit, à la longue, être battu par eux si, à force d’intelligence et de travail, il ne surmonte pas l’obstacle élevé devant lui. Le tarif protège-t-il l’industrie très nationale de Lyon et de Tarare ? Non. Il l’opprime, au contraire, très cruellement et sans aucune apparence de justice. Elle peut à bon droit réclamer protection contre le Normand et contre le gouvernement qui le protège.
Voilà pour la protection douanière qui consiste à prendre le bien de l’un pour le donner à un autre, sans qu’il puisse en être autrement, car le gouvernement, ne produisant par lui-même aucune richesse, ne peut donner à l’un que ce qu’il prend à l’autre,
Il y a bien d’autres manières de disposer du bien de l’un au profit de l’autre, sous prétexte de protéger l’industrie nationale. Lorsqu’on demande que les fournitures faites aux administrations de la guerre et de la marine soient demandées à nos nationaux et non aux étrangers, qui les offrent à meilleur marché, que veut-on ? Donnerau fournisseur national plus qu’il ne lui revient en droit, soit 5%. Qui paie ce 5% ? Le contribuable ; et c’est encore le contribuable qui paie les primes accordées à la marine marchande.
Voyons maintenant la protection des faibles. Cette protection est le Protée aux mille formes et il est difficile de compter les projets de loi qui l’ont prise pour objet. Cherchons un exemple, non dans les projets, mais dans une loi, celle de 1851 relative à l’apprentissage.
On se plaignait vivement des abus dont les apprentis, notamment à Paris, étaient victimes. Vite une loi pour y porter remède. Elle fut mise à l’étude dès 1845, étudiée encore sur la proposition d’un ouvrier en 1848 ou 1849 puis examinée par le conseil d’État, et enfin, présentée à la Chambre, par un ministre qui était un savant illustre, M. Dumas. Ce projet ne satisfit pas l’Assemblée, qui le remania et le transforma dans les meilleures intentions. Nous avons donc une loi votée après de longues études, par des hommes très éclairés et animés de la passion du bien. Quel a été le résultat ? L’apprentissage, assez usité jusqu’à cette loi, a presque disparu. Les patrons, trouvant trop onéreuses les conditions qui leur étaient imposées, ont pris les enfants à titre d’ouvriers ou d’apprentis logés chez leurs parents. C’est ainsi qu’on a vu l’ouvrier de huit ans, dont parle M. Jules Simon. Cet enfant-ouvrier, au lieu d’être élevé dans la famille du patron, comme auparavant, a dû courir la rue pour aller à l’atelier et la courir encore pour revenir où ? Peut-être à un domicile. Je ne dirai pas ce que la fille est devenue ; le garçon est devenu trop souvent le récidiviste qui pullule à Paris et effraie le législateur.
Il faut observer ici que l’abrogation de la loi ne remédierait à rien. On ne reconstitue pas les mœurs lorsqu’on y a porté atteinte. Le mal fait est irréparable.
Je ne dis pas que la loi ait été la cause unique du mal que je viens de signaler ; d’autres causes ont concouru à la même fin. Mais entre ces causes diverses, la loi de 1851 est une des plus puissantes. Cet exemple nous montre qu’il n’est pas si simple qu’on le croit vulgairement de guérir un abus, même réel, au moyen d’une loi, fût-elle inspirée par les meilleures intentions.
Il est moins facile encore de remédier à des abus supposés, de faire disparaître ou même d’atténuer par des lois, comme on le prétend, l’inégalité des conditions humaines.
D’abord, l’égalité est-elle désirable ? Voilà une question qu’on ne songe guère à se poser : on tient l’égalité pour désirable, mais pourquoi ? Je n’ai jamais pu le découvrir. Un pape a bien dit, paraît-il, que l’égalité était naturelle et l’inégalité un produit de la sottise humaine. Mais est-il vrai que l’égalité soit naturelle ? On ne voit partout qu’inégalités : inégalité de force musculaire, intellectuelle et morale, inégalité de santé, d’aptitudes, de goûts, inégalités dans l’application et l’usage de toutes nos facultés. Il n’est pas vrai non plus que l’inégalité soit œuvre humaine, bien que les institutions fondées par les plus forts aient souvent établi à leur profit des inégalités factices ; mais la pensée des philosophes, des théologiens et même celle des législateurs a constamment incliné vers l’égalité, et tous l’ont considérée, sans raison à mon avis, comme désirable.
Il est vrai que cette idée d’égalité n’a pas toujours été celle de l’égalité des conditions : elle a pris une autre direction, notamment dans la pensée des jurisconsultes romains, qui l’ont nommée équité. L’équité, c’est le traitement égal, devant le magistrat, de tous les individus, sans acception de personnes : c’est ce que les penseurs du dernier siècle ont appelé « l’égalité devant la loi ». Mais l’égalité devant la loi n’est pas l’égalité des conditions, c’est tout autre chose et presque le contraire. Car si la loi traite également les individus, elle laisse les inégalités naturelles donner, dans la collaboration à laquelle ils se livrent, des résultats inégaux : chacun a selon ses œuvres et les œuvres sont inégales.
L’égalité devant la loi laisse subsister dans toute leur force les inégalités naturelles, mais elle n’admet pas les inégalités artificielles, qui, seules, sont des produits « de la sottise humaine ». Les inégalités naturelles, qui ne peuvent être détruites, suffisent à procurer aux sociétés humaines un stimulant au progrès qui est très puissant : c’est le spectacle des individus placés dans les conditions supérieures qui enseigne à ceux qui sont placés aux degrés inférieurs qu’on peut vivre dans des conditions meilleures et leur inspire le désir de s’élever à ces conditions: chacun s’efforce, non pas précisément d’égaler son voisin, mais de le surpasser. De là naissent ces désirs inextinguibles, qui nous portent bien loin de l’idéal de la sagesse antique, mais qui nous poussent toujours à l’activité et deviennent, dans une société bien ordonnée, une puissante cause de progrès.
Ceux qui cherchent l’égalité des conditions ne sauraient se contenter de si peu. Ils veulent, par des mesures de gouvernement, élever les pauvres et abaisser les riches. Alors, ce n’est plus la loi naturelle qui détermine les conditions, c’est la loi humaine, c’est le législateur, le gouvernement ; ce sont en définitive, des individus élevés au-dessus de la responsabilité imposée par la nature au genre humain, qui commandent aux autres et disposent des charges sociales dont eux-mêmes sont affranchis. Les voilà constitués juges des conditions, attribuant à celui qui est faible, par nature ou par défaut d’énergie morale, une partie de la richesse acquise par ceux qui ont été plus forts ou plus moraux, plus énergiques, plus laborieux que lui. Pour obtenir l’égalité des conditions, il leur faut nécessairement donner une rétribution égale à des individus dont le mérite est très inégal. Quel moyen meilleur pourrait-on imaginer pour décourager l’homme laborieux et encourager le fainéant à ne rien faire ?
Aurait-on du moins établi l’égalité ou s’en serait-on rapproché ? Pas du tout. On aurait ajouté des inégalités artificielles aux inégalités naturelles. On aurait augmenté surtout l’inégalité qui existe entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre le fonctionnaire de gouvernement et le fonctionnaire libre de l’industrie.
En montrant aux citoyens que des actes de gouvernement peuvent devenir des causes d’enrichissement, on appellerait leur attention vers cette manière d’acquérir, et les désirs qui tendent à l’acquisition des richesses prendraient rapidement cette direction. Il semble toujours plus facile de prendre les richesses créées par le travail d’autrui que d’en acquérir par son travail propre. On courrait donc en foule au gouvernement : chacun le solliciterait, l’entourerait de flatteries, de mensonges et de menaces, pour obtenir de lui la plus grosse part des richesses créées par le travail des autres. Plus le gouvernement céderait à ces sollicitations, auxquelles l’avidité naturelle donnerait mille formes et qu’elle couvrirait de mille prétextes plus ou moins spécieux et mensongers, plus ces sollicitations deviendraient ardentes. Ceux qui n’avaient rien demandé d’abord finiraient par s’apercevoir qu’ils font un métier de dupe et viendraient aussi solliciter des compensations. Alors le gouvernement, placé en face de l’impossible et obsédé par les cris d’un peuple dépravé et ingouvernable, s’affaisserait sur lui-même et deviendrait impuissant à remplir ses fonctions normales.Comment pourrait-il les remplir ? Ces fonctions ont pour fin de protéger la libre activité de chaque citoyen contre l’avidité et les violences de ses semblables et le gouvernement se serait fait l’instrument de la rapacité des plus impudents pour dépouiller violemment ceux qui l’avaient constitué et payé pour leur rendre justice ! À mesure qu’ils avanceraient dans cette voie, gouvernants et gouvernés perdraient de plus en plus tout sentiment et même toute notion de justice et de vérité. Le gouvernement voulant protéger, tantôt son personnel, tantôt telle ou telle catégorie de citoyens, perdrait toute espèce d’autorité et de prestige, il tremblerait devant tout intérêt particulier collectif, un peu insolent jusqu’à s’anéantir lui-même. Pour avoir voulu étendre outre mesure les attributions de gouvernement, on n’aurait plus de gouvernement.
Lors donc que les économistes voient avec défiance toute tentative qui a pour but d’étendre les attributions du gouvernement, ce n’est pas par goût pour l’anarchie, ni par hostilité fantaisiste pour l’idée même du gouvernement : c’est, au contraire parce qu’ils désirent que le gouvernement conserve toute son énergie dans les fonctions qui lui sont propres, pour qu’il n’aille pas s’affaiblir, se dissoudre peu à peu en cherchant à se faire plus ou moins l’arbitre de la part à revenir dans la distribution des richesses à telle ou telle collection d’individus. Sa tâche est simple et facile : elle consiste à maintenir égales les conditions du concours industriel et à laisser les individus, les familles, concourir eux-mêmes. Que le gouvernement soit juste et fasse observer strictement la justice, cela suffit. C’est ainsi qu’il aura le plus de force et qu’il sera le plus utile à tous, particulièrement aux pauvres. Je dis particulièrement aux pauvres, car si la concurrence s’établit, non entre travailleurs, mais entre solliciteurs, le solliciteur millionnaire ou simplement riche aura toujours un énorme avantage sur le solliciteur peu fortuné.
En résumé, ni la société, ni l’État, ni les personnes civiles, qui n’ont pas d’existence réelle et concrète, ne sauraient avoir des droits ou des devoirs moraux. Ces droits et ces devoirs n’appartiennent qu’aux individus. L’individu ne saurait prétendre à une condition supérieure à celle que la nature à faite au genre humain, et qui est de n’avoir pour vivre et se développer que les fruits de son travail. Celui qui veut davantage ne peut l’obtenir qu’en s’appropriant une part des fruits du travail d’autrui. L’individu n’a et ne peut avoir aucun droit moral contre la société, ni contre l’État et ses semblables en général : il ne peut prétendre avec raison à aucune autre égalité que l’égalité devant la loi.
Le gouvernement est constitué pour faire vivre, même par la contrainte, les citoyens en état de paix, pour protéger chacun d’eux contre la violence ou la fraude au moyen desquelles quelques-uns de ses semblables voudraient s’approprier tout ou partie des fruits de son travail. La fonction du gouvernement est de maintenir tous les individus aussi rapprochés que possible des conditions dans lesquelles se trouve le genre humain sur la planète : lui conférer d’autres fonctions que ces fonctions nécessaires, c’est diminuer son autorité et sa force dans l’exercice de celle-ci.
Donner au gouvernement des attributions pour qu’il intervienne d’une façon quelconque dans la distribution des richesses entre les individus, c’est demander qu’il aille à l’injustice, car le gouvernement n’ayant pas de richesses propres ne peut donner à un particulier que ce qu’il aurait pris à un autre. Cela ne peut arriver sans que les citoyens soient plus ou moins démoralisés, l’État et le gouvernement affaiblis, en raison directe de l’extension abusive donnée aux attributions du gouvernement.
L’égalité des conditions n’est pas désirable par elle-même et ne peut être recherchée sans danger par des actes de gouvernement. Ce qui est désirable, c’est le progrès moral de tous par une connaissance plus sérieuse des conditions de la vie et par un emploi plus véritablement social des richesses et des activités qui se gaspillent et se perdent aujourd’hui. Il y a certainement de grandes réformes morales à accomplir : quant aux attributions du gouvernement, il y a lieu d’en retrancher plutôt que d’y ajouter.
On nous objecte l’opinion des multitudes et des grands hommes d’État de notre temps. Croit-on que si les multitudes et les grands hommes d’État décrétaient, selon les apparences, que le soleil tourne autour de la terre, la terre cesserait de tourner autour du soleil ?
M. Léon Aucoc : Notre savant confrère M. Paul Janet s’excusait d’apporter son opinion dans ce débat économique, malgré sa qualité de philosophe. L’Académie ne s’étonnera pas qu’un membre de la section de législation et de droit public prenne part à son tour à la discussion. Le débat porte en effet sur la question de savoir si la tendance qui, depuis un certain nombre d’années, entraîne les législateurs de beaucoup de pays et même de l’Angleterre, la terre classique de l’individualisme, à faire intervenir l’État pour améliorer le sort des ouvriers, tendance que j’ai signalée plusieurs fois, en présentant les Annuaires de la société de législation comparée, est correcte au point de vue des principes de l’économie politique. Nous avons à rechercher dans quelle mesure l’intervention de l’État en cette matière peut se rapprocher du socialisme que nous condamnons tous; à quel moment elle devient condamnable et dangereuse ; à quel signe nous reconnaîtrons les abus dans l’intervention de l’État. C’est une des questions les plus importantes du droit public et administratif. Aussi M. Batbie a-t-il avec raison, dans la nouvelle édition de son Traité, consacré tout un volume à la question du rôle de l’État dans la société.
Mais j’étais embarrassé pour produire mon opinion immédiatement après celle de M. Janet. Je trouve qu’il a eu raison de signaler à M. Leroy-Beaulieu qu’il y avait une rigueur excessive dans la manière dont il caractérisait et dont il limitait le rôle de l’État; mais, à son tour, il a dépassé la mesure, et la doctrine qu’il a soutenue nous laisse sans défense contre les abus de l’intervention de l’État.
Il a distingué en effet le bon et le mauvais socialisme et il n’a vu le mauvais socialisme que dans les systèmes qui paralysent et absorbent l’individu au profit de l’État. Il ne redoute pas assez les systèmes qui, avant de paralyser l’individu, l’engourdissent et épuisent lentement ses forces. Le socialisme est la doctrine qui cherche à faire, en toute occasion et sans mesure, le bonheur de tous les citoyens ou du plus grand nombre, avec les forces sociales et la bourse commune. Qu’il vienne d’en haut ou d’en bas, à mon sens, il est toujours mauvais.
D’un autre côté, j’avouerai à MM. Leroy-Beaulieu, Courcelle-Seneuil et Léon Say que, si mes tendances sont conformes à celles qu’ils ont exprimées, si je suis d’avis, comme eux, de résister aux excès de l’intervention de l’État, je pense qu’ils compromettent leur cause en cherchant à établir un idéal qui ne pourra probablement se réaliser jamais, en se plaçant en dehors des conditions de la vie pratique des nations.Il faut avoir un idéal, assurément, aussi bien en matière d’économie politique qu’en matière de morale, de gouvernement et d’art. Mais il ne faut pas que cet idéal soit inaccessible. Nous voulons que nos doctrines puissent éclairer les législateurs, qu’elles puissent contribuer à former un courant d’opinion publique qui barre la route au socialisme d’État. Il ne faut donc pas s’exposer à les faire écarter par une fin de non-recevoir dans la presse et dans les débats des Chambres, à les faire considérer comme des utopies opposées aux utopies du socialisme, également impraticables, et qu’on laisse également de côté pour établir à moitié chemin la doctrine pratique.
Je scandalise peut-être en ce moment quelques-uns de nos confrères de la section d’économie politique. Mais je crois cependant rendre un service à leur cause qui, au fond, est la mienne, en leur demandant de se dégager de certaines formules trop rigoureuses et véritablement excessives. Ils pensent que, pour résister efficacement aux abus de l’intervention de l’État, pour ne pas se laisser entraîner de concession en concession, il faut, en principe, réduire le rôle de l’État à l’organisation de la sécurité publique, de la défense contre les attaques de l’étranger et les troubles de l’intérieur, à l’organisation de la police et de la justice et déclarer que, en dehors de ces objets, l’intervention de l’État n’est plus légitime, qu’elle est un mal, alors même qu’elle est nécessaire, ce qui permet de n’y consentir qu’à la dernière extrémité.
M. Leroy-Beaulieu a invoqué l’autorité de M. Herbert Spencer, qui, dans son nouveau livre l’Individu contre l’État, pousse jusqu’à ses dernières limites la théorie de l’individualisme. J’avais lu ce livre il y a peu de jours, et tout en étant attaché par l’originalité et la sagacité bien connues de l’auteur, j’étais choqué, je l’avoue, de sa hardiesse, de sa dureté même, inspirée par les théories de Darwin. L’Académie me comprendra si j’indique que M. Spencer condamne absolument toute assistance de l’État envers les faibles et les malheureux, parce qu’elle aboutit à faire peser des charges très lourdes sur des gens dignes d’intérêt pour soutenir des gens qui n’en méritent aucun, parce qu’elle aboutit, contrairement aux lois de la nature, à perpétuer les plus incapables, au lieu de les abandonner à leur sort pour laisser se perpétuer les plus capables. Les Spartiates avaient inventé cette doctrine avant M. Herbert Spencer. Je suis obligé de citer le texte même d’un des passages les plus saillants de cette théorie pour justifier le reproche de dureté queje viens de lui adresser.
« Le développement des espèces supérieures, dit M. Herbert Spencer, est un progrès vers une forme d’existence capable de procurer une félicité exempte de ces nécessités fâcheuses. C’est dans la race humaine que cette félicité doit se réaliser. La civilisation est la dernière étape vers sa réalisation. Et l’homme idéal, c’est l’homme vivant dans les conditions où elle est réalisée. En attendant, le bien-être de l’humanité existante et le progrès vers la perfection finale sont assurés l’un et l’autre par cette discipline bienfaisante mais sévère, à laquelle toute la nature animée est assujettie : discipline impitoyable, loi inexorable qui mènent au bonheur, mais qui ne fléchissent jamais pour éviter d’infliger des souffrances partielles et temporaires. La pauvreté des incapables, la détresse des imprudents, le dénûment des paresseux, cet écrasement des faibles par les forts qui laisse un si grand nombre dans les bas-fonds et la misère sont les décrets d’une bienveillance immense et prévoyante[1]. »
Enfin voici la formule qui résume toute la doctrine de M. Spencer sur l’intervention de l’État.
« Ici nous atteignons le terme suprême auquel doit s’arrêter l’intervention de la législation. Sous la forme même la plus modeste, toute proposition de s’immiscer dans l’exercice des activités des citoyens, si ce n’est pour garantir leurs limitations réciproques, est une proposition d’améliorer l’existence en violant les conditions fondamentales de la vie[2]. »
Je suis loin de croire que M. Leroy-Beaulieu admette ces théories darwinistes ; mais elles inspirent visiblement le livre qui a été le principal point d’appui de son argumentation. D’autre part, M. Courcelle-Seneuil, dans sa réponse aux observations chaleureuses et peut-être trop poétiques de M. Janet sur les devoirs de la patrie, a répondu, avec une rigueur mathématique, que la société n’a pas de devoirs et qu’il s’agit seulement de rechercher les attributions qu’il peut être utile et sans danger de confier aux fonctionnaires qui, à un moment donné, représentent le gouvernement.
Je crois que la vérité est dans une doctrine intermédiaire entre celles de M. Leroy-Beaulieu et de M. Janet, et comme mon opinion est fondée à la fois sur des études théoriques et sur des études pratiques très prolongées, je demande à l’Académie la permission de lui dire comment j’y suis arrivé. Ce récit à lui seul en commencera la justification.
Je suis sorti du collège au moment de l’explosion de socialisme qui a suivi la Révolution de 1848. Il y avait, dans la vivacité de la polémique qui s’est produite à cette époque sur les réformes radicales de la société, de quoi frapper l’imagination d’un jeune homme. En ce temps-là, les cours d’économie politique, institués plus tard par M. Duruy dans les écoles de droit, n’existaient pas. La chaire du collège de France était momentanément supprimée. On s’instruisait un peu au hasard. M. Louis Blanc présidait au Luxembourg la commission des ouvriers ; le premier livre que j’ai ouvert pour étudier ces questions était l’Organisation du travail de M. Louis Blanc. J’avoue, et je prie les maîtres de l’économie politique d’excuser ma faiblesse, que j’ai été séduit pendant quelques jours par ses théories. J’étais ému par les anathèmes fulminés contre la concurrence et ses déplorables effets, j’étais très touché par cette situation du père de famille qui a cinq enfants à nourrir et qui n’a pas un salaire plus considérable qu’un célibataire. La pensée de faire distribuer les salaires également ou même en proportion des besoins de l’individu, et non en proportion de la peine que prend le travailleur et de son talent, me paraissait tout à fait juste. Pour entretenir l’émulation malgré cette répartition des salaires, il suffisait d’une affiche portant ces mots solennels : « Dans un atelier de frères qui travaillent, tout paresseux est un voleur. » Mon erreur n’a pas duré longtemps. Les livres de Michel Chevalier, de Léon Faucher, de Bastiat, de Louis Reybaud, les discussions de l’Assemblée nationale sur le droit au travail m’ont ramené promptement dans la bonne voie. J’ai conservé aussi le souvenir de la collection des petits traités que le général Cavaignac avait demandés à l’Académie des sciences morales : La propriété de M. Thiers, Les classes ouvrières de M. Blanqui, Les causes de l’inégalité des richesses de M. Hippolyte Passy. Ces brochures m’ont fait prendre goût aux ouvrages classiques de la science. Depuis ce temps-là, grâce à mes maîtres, et ce n’est pas seulement aux anciens membres de l’Académie que je fais allusion, j’ai gardé l’horreur du socialisme sous toutes ses formes. Mes convictions se sont fortifiées par de nouvelles études sur les modifications successives des systèmes communistes, collectivistes, anarchistes.Ma dernière lecture n’est pas faite pour changer mon opinion. Dans les paroles d’un révolté du prince Kropotkine, cet évangile de l’anarchie, la conclusion brutale et sans phrases est la provocation à un pillage général, et l’auteur, avec une candeur qu’on peut traiter de cynisme, affirme que, si le pillage se fait en grand, ce ne sera plus un vol, mais une réforme sociale, ce qui est une manière commode de justifier tous les crimes.
Mais, après mes premières études de droit, de socialisme et d’économie politique, je suis entré dans l’administration, et, pendant ma carrière de trente ans au conseil d’État, je n’ai cessé d’appliquer, d’enseigner et de contribuer à modifier les lois et règlements qui font intervenir l’État sous bien des formes dans les affaires des citoyens, par l’organisation des services publics, par des subventions et des protections, par des actes de police. Et j’ai dû me poser à chaque instant la question de savoir si cette intervention était légitime.
Quand je parle de l’intervention de l’État, j’ai tort ; je devrais dire l’autorité publique ; car cette intervention, elle peut venir soit de l’autorité centrale représentée par le législateur ou le gouvernement, soit de l’autorité locale qui, elle aussi, a un budget formé de contributions publiques, et qui a le pouvoir de faire des actes de police et même des règlements. Or l’intervention et la tyrannie des autorités locales, qui sont souvent moins éclairées, moins impartiales que l’autorité centrale, peut être plus à redouter. On sait que la police des ateliers dangereux, insalubres et incommodes appartenait, depuis 1790 jusqu’à 1810, aux maires et que, à cette époque, les industries ne pouvaient se développer par suite des refus systématiques qu’opposaient les autorités locales, toujours inquiètes en face de la création d’établissements de cette nature. En 1810, le gouvernement a consulté l’Académie des sciences pour établir le classement de ces établissements industriels suivant les dangers et les inconvénients qu’ils présentaient et une loi nouvelle a confié, non plus aux maires, mais au gouvernement et à ses agents, préfets et sous-préfets, le soin de prendre des décisions, de façon à ne pas entraver l’industrie, sans toutefois compromettre la sécurité et la salubrité publiques.
J’aurais bien d’autres exemples à citer. N’a-t-on pas vu, dans ces derniers temps, des conseils municipaux chercher à exercer une influence sur le taux des salaires, soit par la fixation des séries de prix des travaux municipaux, soit par des subventions aux ouvriers engagés dans une grève ? L’autorité locale, on le voit, peut commettre des abus d’intervention, tout comme l’État.
J’ai donc eu souvent à me poser cette question : l’intervention de l’autorité publique est-elle légitime ?
Fallait-il m’en tenir à la théorie qui restreint les pouvoirs de l’autorité ou de l’État à l’organisation de la force publique, de la police et de la justice ? Fallait-il admettre que tout autre intervention est un mal, un danger ? La théorie me semblait bien rigoureuse. Et cependant j’étais inquiet de vivre en pleine hérésie. J’ai préféré me faire une orthodoxie.
Je me suis demandé, je me demande encore, et je crois bien n’être pas le seul, s’il est exact que l’autorité publique viole les lois essentielles de la vie, lorsqu’elle ne se borne pas à ce rôle étroit. En effet il n’y a pas un peuple au monde qui se soit résigné à ne tirer parti de la force sociale que pour instituer une armée, des gendarmes et des juges.
M. de Tocqueville a fait cette observation que la démocratie tend sans cesse à augmenter les attributions de l’État et les charges sociales. La raison en est que le plus grand nombre des électeurs, qui a des ressources personnelles très limitées, désire se procurer le plus de satisfactions qu’il est possible en puisant dans la bourse commune, dans le budget de l’État ou dans les budgets locaux. La justesse de cette remarque est devenue plus évidente que jamais.Les formes de gouvernement ne changent rien au fond des choses. Les gouvernements autoritaires vont au devant des désirs de la classe la plus nombreuse pour éviter les révolutions. Nous le voyons en Allemagne. Dans le régime parlementaire, les candidats font assaut de promesses devant les électeurs et, une fois qu’ils sont élus, ils multiplient les propositions de lois et assiègent les ministres pour donner satisfaction à leurs électeurs par un prélèvement sur le budget.
Très résolu à combattre l’extension abusive des attributions de l’État, j’ai cherché si la formule de l’individualisme pouvait servir efficacement dans cette lutte et je suis resté convaincu qu’elle est inefficace parce qu’elle est excessive.
J’admets avec MM. Leroy-Beaulieu, Courcelle-Seneuil et Léon Say que le rôle essentiel de l’État, celui sans lequel la société ne pourrait subsister, est bien l’organisation de la sécurité publique et de la justice ; mais, en dehors de ce cercle, il y a des cas où l’État peut agir légitimement, où il fait bien d’agir. Comment poser la limite qui empêchera les abus ?
Suivant moi, voici dans quelles conditions l’intervention de la puissance publique est un bien. Pour l’organisation des services publics aux frais des contribuables, et pour les subventions, l’intervention n’est légitime que si l’impuissance des individus isolés ou volontairement associés est démontrée et si le bien qu’il s’agit de faire, dans l’intérêt commun, est impossible sans le concours de la puissance sociale. Cette impossibilité justifie la transformation de la contribution volontaire des citoyens en une contribution forcée. Pour les mesures de police, d’interdiction, de limitation de la liberté des contrats, l’intervention de la puissance publique n’est légitime que s’il s’agit de préserver la société d’un mal. Je dis la société, et non les individus ou même une collection d’individus ; autrement nous descendrions rapidement la pente qui conduit au socialisme.
Sans doute, même dans les cas où son intervention peut être légitime, il faut que l’autorité publique soit très prudente, car l’histoire des erreurs qu’elle a commises par ses interventions est longue et instructive. Un des chapitres les plus intéressants du livre de M. Herbert Spencer sur l’Individu contre l’État, est consacré à l’énumération des résultats fâcheux de mesures qui avaient été prises en vue de faire du bien ; c’est ce qu’il appelle « les péchés des législateurs »,et si l’on remontait un peu loin dans le passé d’autres pays que l’Angleterre, on ferait une bien longue nomenclature d’erreurs lamentables dictées par les meilleures intentions, mais qui ont produit le plus grand mal. C’est donc une raison de plus pour limiter l’intervention de l’autorité publique.
Qu’on me permette de donner quelques exemples pour faire apprécier la portée de la doctrine que je présente.
Je les prendrai naturellement dans la question ouvrière, à laquelle il faut revenir, après avoir cherché un criterium qui ne peut être que général.
J’aurais été tenté de les prendre d’abord dans le service des travaux publics, parce que je le connais particulièrement et que M. Janet, qui en a parlé, n’a peut-être pas donné les raisons qui justifient le mieux son opinion et la mienne. Si l’intervention de l’État est légitime pour les routes et les chemins de fer, c’est avant tout parce que, sans le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, on n’arriverait jamais à créer ces voies de communication, on n’obtiendrait jamais le consentement amiable de tous les propriétaires qui se trouveraient sur le tracé ; c’est aussi parce qu’on ne pourrait pas organiser une entente à l’amiable pour l’entretien des travaux. Quant à la gêne que peut causer la perception des péages, c’est une question secondaire, puisque, dans plusieurs pays, les péages ont été perçus non au profit de concessionnaires, mais au profit du gouvernement ou des provinces ; c’était le cas en France jusqu’en 1810, c’était le cas, en Belgique, pour les routes nationales, jusqu’en 1866, et ce système subsiste encore en Belgique pour les routes provinciales.
J’aurais encore à montrer un type excellent d’une législation qui fait bien la part de la liberté individuelle et de l’action de l’autorité publique, dans la loi du 21 juin 1865 sur les associations syndicales. Les associations libres sont au premier rang, elles ont la faculté de faire des travaux de toute espèce. Les associations autorisées, où la majorité peut, avec l’approbation du gouvernement, contraindre la minorité, ne sont admises que pour les travaux de défense, de protection contre un danger, comme les travaux de dessèchement de marais, d’endiguement des rivières. Elles ne sont pas admises pour les travaux de simple amélioration, si utiles qu’ils soient, comme les travaux d’irrigation. L’État peut les encourager ; il ne peut pas leur donner le droit de contrainte à l’égard des voisins qui refusent d’améliorer leur situation.
Mais je veux me renfermer dans la question ouvrière. Prenons des exemples d’organisation de services publics, des exemples de mesures de police dans le sens large du mot.
L’organisation de l’assistance des pauvres en service public est-elle légitime ? Faut-il au contraire laisser agir exclusivement la charité privée ?
Je réponds qu’elle est légitime. La charité privée est impuissante à soulager toutes les misères. Elle a des ressources très inégalement réparties. Il y a d’ailleurs dans les mesures relatives aux aliénés, aux enfants trouvés, à la mendicité, des questions de sécurité publique et d’avenir de la population en même temps que des questions d’humanité. Je ne conclus pas pour cela à la taxe des pauvres organisée comme en Angleterre, mais il y a heureusement d’autres types d’assistance publique.
Pour les institutions de prévoyance, il y a un point embarrassant. Les caisses d’épargne se sont fondées et multipliées grâce à l’initiative privée, encouragée et surveillée par la puissance publique. Mais leurs développements ont été lents et il leur est difficile d’avoir des représentants dans les plus petites communes. Cette difficulté a conduit récemment à créer une caisse d’épargne confiée à l’administration des postes. Néanmoins l’institution ne me paraît pas conforme aux principes, mais je comprends que l’on conteste cette opinion.
Pour les assurances je n’ai pas d’hésitation.
On s’est occupé beaucoup sous l’Empire des assurances par l’État. Il est sorti de ces études deux lois de 1868 sur la caisse d’assurances en cas de décès et la caisse d’assurances en cas d’accidents. On soutenait que l’industrie privée ne trouverait pas assez de bénéfices à entreprendre ces opérations à l’usage des ouvriers et ne les entreprendrait pas. Jusqu’ici les deux caisses n’ont guère prospéré. J’ai suivi leurs opérations pendant plusieurs années ; la clientèle n’est pas venue. Elle ne viendrait que si la loi forçait les patrons à assurer leurs ouvriers, mais de quel droit imposerait-elle cette obligation ?
L’échec a été plus considérable pour les assurances agricoles contre la grêle, la mortalité des bestiaux, les inondations. Le projet avait séduit un moment le chef de l’État. Il fut abandonné à la suite d’une discussion qui fait honneur au Conseil d’État et qu’il me sera permis de rappeler. On savait que l’Empereur attachait personnellement une grande importance à cette innovation. La section des travaux publics, de l’agriculture et du commerce y était très hostile. Le Conseil fut convoqué aux Tuileries. Là un conseiller d’État qui n’en était pas à faire ses preuves d’indépendance, M. Cornudet, combattit vivement le projet de loi. Il fit valoir que c’était à l’industrie privée à faire les opérations de cette nature, en proportionnant les primes aux risques qu’elle courait ; que si l’opération était bonne, elle se ferait ; que si elle était mauvaise, il serait contraire aux principes de la mettre à la charge de l’État. Après son discours, quelques rares partisans du projet s’apprêtaient à répondre, mais l’Empereur interrompit subitement la discussion ; il vint serrer la main du conseiller d’État en lui disant : « Vous m’avez convaincu ; le projet est retiré ». Quelque temps après, M. Cornudet était nommé président de section, sur la proposition de notre très regretté confrère M. Vuitry.
Deux mots maintenant sur les mesures de police et de restriction de la liberté des contrats.
Je les admets quand il s’agit d’empêcher un mal pour la société. À ce titre, je comprends les règlements qui limitent le travail des enfants dans les manufactures. C’est l’avenir de la nation elle-même qui est en jeu. On pourrait l’admettre également et par le même motif pour le travail des femmes, même après leur majorité, et cependant c’est bien délicat. Il n’en est pas ainsi pour le travail des hommes faits. L’intervention de l’État ne se justifie ici que par la pensée d’améliorer leur sort ; on est sur la route du socialisme.
J’oppose la même objection aux caisses de retraites organisées au moyen de retenues que la loi imposerait à tous les ouvriers et aux mesures de protection comme celles que M. Léon Say a relevées dans le livre de M. Brentano. Il propose, par exemple, de forcer les patrons à payer les salaires tous les quinze jours. Ce mode de paiement est très utile et l’État l’impose aux entrepreneurs qui travaillent pour son compte ; mais de quel droit ferait-on une loi générale à ce sujet ?
Il propose encore d’interdire aux patrons, aux compagnies industrielles, de tenir des débits dans lesquels elles procurent à bon marché à leurs ouvriers les choses nécessaires à la vie, aliments, combustibles et vêtements. Vous remarquerez qu’ici la puissance publique interviendrait pour empêcher les patrons d’aider leurs ouvriers, sous le prétexte qu’en les aidant, on les assujettit, on les enchaîne. Les partisans du socialisme d’État gardent pour eux le monopole des services à rendre aux ouvriers. Quand une grande compagnie leur fait du bien, elle est suspecte. Il est difficile de discuter sur ce terrain. Nous cherchons les principes de la science, on nous répond par la passion politique. Les abus qu’on a signalés dans quelques pays et dans des circonstances exceptionnelles, n’autorisent pas une défiance générale contre les patrons ; ils n’autorisent pas le législateur à leur interdire d’améliorer le sort de leurs ouvriers par un concours librement offert, librement accepté.
Nous ne voulons pas insister. Il suffisait de mettre en relief devant l’Académie quelques idées générales, et d’en montrer l’application dans un petit nombre d’exemples. Nous savons qu’on peut reprocher à notre formule de laisser une part trop large à l’appréciation du législateur. Où se trouve l’intérêt commun qui justifie la création des services publics et les subventions de l’État ? Où se trouve le mal social qui justifie les mesures de police ? L’histoire montre que les solutions ont souvent varié quand ces questions se posaient. Mais on ne peut songer à établir des règles qui dispensent le législateur d’être éclairé et d’être prudent. L’essentiel est de fournir un point de résistance contre des tendances dangereuses.
En résumé, il nous semble que notre système limite d’une manière efficace l’action de l’État sans lui enlever ce qu’il peut y avoir de légitime dans son intervention. Nous ne voulons pas mettre l’État à l’avant-garde du progrès ; nous y plaçons les individus et les associations d’individus. Mais il est bien placé à l’arrière-garde. Dans ces conditions, son intervention est utile ; elle est un bien, et néanmoins elle ne justifie pas, par de mauvais précédents, l’avènement du socialisme.
M. Ad Franck : Je trouve excellente la règle proposée par M. Aucoc pour distinguer les cas dans lesquels l’intervention de l’État est légitime, de ceux où elle peut être considérée comme dangereuse et abusive. Mais quels sont les cas où l’État a non seulement le droit, mais le devoir d’intervenir ? Ou en quoi consiste, d’une manière générale, le rôle légitime de l’État ? Voilà ce que la règle de M. Aucoc ne nous dit pas et ce que ne dit pas non plus l’éloquente défense de l’État que nous a fait entendre M. Janet.
Sans doute, comme l’ont affirmé tous les précédents orateurs, la personne humaine (j’aime mieux ce nom-là que celui d’individu) ne doit compter que sur elle-même pour sa conservation et son développement ; car elle est libre et responsable. Mais ce but, elle n’est pas capable de l’atteindre en dehors de la société, et la société elle-même ne peut subsister qu’à la condition d’être organisée, d’être pourvue de pouvoirs publics ou d’organes nécessaires à sa conservation, c’est-à-dire de former un État ; car l’État, dont on dit tant de mal, n’est que la société elle-même en possession d’une constitution définie, la société considérée dans son unité, et distinguée par là même de la somme des individus aussi bien que des groupes d’individus, des différentes espèces d’associations particulières. L’État a donc des devoirs à remplir et par là même des droits à exercer à l’égard des individus dont la totalité nous représente le corps social. J’en demande pardon à M. Courcelle-Seneuil, je n’admets pas que l’État n’ait que des attributions et point de devoirs. L’État n’est pas une abstraction, il est représenté par des pouvoirs publics qui eux-mêmes sont exercés par des personnes vivantes, par des personnes réelles et responsables.
Le premier devoir de l’État, c’est de veiller sur la sécurité du corps social, de le défendre de toute violence intérieure et extérieure, de repousser les invasions du dehors et de réprimer les crimes du dedans ou les attentats contre la vie, la propriété et la liberté des particuliers sans distinction de classe. C’est pour cela qu’il a une armée, des tribunaux, une police et une diplomatie, je veux dire des représentants à l’étranger.
Mais le rôle de l’État ne peut pas être purement défensif ou négatif, un rôle qui d’ailleurs est impossible s’il ne comprend, dans certains cas, une action positive, celle qu’il exerce, par exemple, pour préserver la salubrité publique, surtout en présence d’une épidémie. Même avec cette modification, le rôle défensif de l’État ne suffit pas : il faut qu’il y ajoute, sous peine de manquer à sa tâche et de compromettre l’existence même de la société, trois autres fonctions.
La première de ces fonctions consiste à donner l’impulsion, l’éveil à toutes les facultés supérieures de l’espèce humaine, à encourager et, s’il le faut, à faire naître, sans contrainte, par la seule puissance de l’exemple et de l’attraction, les arts, les sciences, les lettres, tous les travaux de l’imagination et de l’intelligence, toutes les manifestations de la pensée et de la conscience qui sont l’honneur de la nature humaine et l’essence même de la civilisation. Il faut que l’État ait des écoles de tous les degrés que personne ne soit obligé de fréquenter, quoiqu’il soit de son droit de rendre obligatoire l’instruction primaire. Il faut qu’il ait des musées, des bibliothèques, des théâtres où sont représentés, par des artistes d’élite, les plus grands chefs-d’œuvre du génie national. S’il néglige cette partie capitale de sa tâche, la nation qu’il représente sera bientôt éclipsée, annihilée par les nations voisines. Et qu’on ne vienne pas dire qu’en la remplissant avec la libéralité dont il est capable, il prend à tous pour donner à quelques-uns. Non ! il prend à tous pour donner à tous, pour leur donner ce dont ils ne peuvent se passer ; car les institutions qu’il entretient aux frais du Trésor, ne sont pas seulement la gloire, elles sont une des forces du corps social.
À plus forte raison l’État, en gardant le plus profond respect à la liberté de conscience, doit-il subvenir aux besoins des différents cultes qu’il renferme dans son sein et qui tiennent leurs titres de l’histoire aussi bien que de la moralité de leurs principes. Il ne doit pas laisser s’éteindre le sentiment religieux et, avec lui, les idées de devoir, d’abnégation, de patriotisme sans lesquelles aucun peuple ne peut subsister.
La seconde fonction qui s’ajoute au rôle défensif de l’État, est celle qui se rapporte à l’assistance publique. Comment supposer que la société, dont l’État est la plus haute expression, laisse périr dans son sein des misérables, des vieillards, des infirmes incapables de subvenir à leur subsistance, ou des malades privés de secours et de conseils et que la charité privée abandonne à eux-mêmes, faute de ressources. Les institutions hospitalières qui répondent à ce besoin sont en même temps de grandes écoles médicales et offrent de salutaires exemples à imiter, surtout si les malades sont confiés à des mains dirigées par une tendre piété plutôt qu’à des mains mercenaires.
Il y a bien un philosophe qui fait grand bruit dans le monde à l’heure qu’il est, et qui condamne absolument l’assistance publique comme un moyen de corrompre la société et de la faire dégénérer. Cette doctrine n’est pas seulement féroce, je ne crains pas de dire qu’elle est insensée. Elle est la conséquence outrée, mais cependant légitime d’un système où il n’y a de place ni pour l’idée de Dieu, ni pour l’idée du devoir.
Enfin, une troisième et dernière fonction de l’État, en dehors de la répression du mal et de la conservation de la paix publique, est celle qui consiste à protéger les mineurs abandonnés par leurs tuteurs naturels, et les faibles qui ne jouissant pas de la totalité de leurs droits, qui n’étant pas arrivés à l’âge adulte ou n’étant pas admis à la jouissance des droits politiques, ont besoin d’être défendus contre les abus de l’autorité ou contre la pression du besoin. J’applaudis à la loi qui règle l’admission des enfants dans les manufactures et les heures de travail pour les femmes. Àpeine est-il besoin de parler de la protection accordée par l’État aux enfants assistés. Les plus fanatiques défenseurs de la maxime : « Laissez faire, laissez passer », n’oseraient, je crois, le lui contester.
M. Henri Baudrillart désire en venir le plus tôt possible à l’examen des propositions de M. Brentano consignées dans le rapport de M. Léon Say, mais cet examen n’est possible qu’après avoir posé quelques principes plus généraux qui doivent servir de règle au jugement à porter sur l’intervention de la puissance publique dans la question ouvrière. Selon lui les limites du rôle de l’État sont restées, dans ce qu’en ont dit MM. Janet et Franck, peut-être un peu indéterminées, de manière à ne pas faire à l’action spontanée de la société en dehors de l’action de l’État, toute la part qui lui est attribuable. Au fond M. Baudrillart déclare se placer à un point de vue assez analogue à celui de M. Aucoc ; seulement il s’attachera davantage aux considérations économiques. Il n’est pas sans objection à ce qui a été dit par ses savants confrères économistes MM. Paul Leroy-Beaulieu et Courcelle-Seneuil. Il est comme eux partisan de la liberté économique et d’un rôle restreint à donner à l’État, mais il ne va pas jusqu’à accepter les définitions et les conséquences qui le confinent à un tel degré dans un rôle purement répressif. L’État n’est-il qu’une abstraction, comme ils l’ont dit ? L’orateur ne le croit pas. Sans doute l’État est un nom collectif, mais ce nom couvre des réalités, des pouvoirs publics, des corps constitués ; tout cela forme, non une abstraction, mais une organisation vivante. M. Leroy-Beaulieu a ajouté que l’État est éminemment variable, et qu’il se résout trop souvent en fait dans le gouvernement, c’est-à-dire dans un parti au pouvoir. C’est malheureusement vrai à plus d’un égard. Aussi M. Baudrillart approuve-t-il cette conclusion qu’il faut bien se garder de confier à l’État des services publics comme les chemins de fer ; car, outre les raisons qui y rendent l’État peu apte, il ne manquerait pas d’y introduire la politique avec sa mobilité, avec son esprit de parti, c’est-à-dire qu’on aurait égard à de tout autres considérations que les mérites professionnels. Mais l’État contient heureusement plus d’éléments de permanence. Il survit à bien des changements dans tout un ensemble d’institutions et de lois civiles, de traditions et de règles administratives qui permettent à certaines choses établies de subsister, et empêchent à la société d’échapper en grande partie à la mobilité des révolutions,
De même M. Courcelle-Seneuil a dit que : « L’État, c’est en fin de compte les fonctionnaires publics. » Ce serait tout au plus vrai du pouvoir exécutif. Il y a aussi les corps élus en rapport avec la nation, ce qui est tout autre chose que les fonctionnaires publics. Le point de vue auquel le même orateur a considéré l’impôt, en conformité avec cette façon d’envisager l’État, est-il plus satisfaisant ? M. Baudrillart ne le pense pas. M. Courcelle-Seneuil, qui n’admet d’autres dépenses publiques que l’armée ou la force publique, la police, la justice, en un mot le service de sécurité réduit au rôle de répression, détermine-t-il bien exactement aussi l’idée qu’on doit se faire de l’impôt lorsqu’il y voit « des fonctionnaires qui commandent et des contribuables qui obéissent » ? Cette façon d’apprécier l’impôt ne satisferait pas complètement l’orateur même sous un gouvernement absolu. Lorsque, dans le passé, un grand prince, un grand ministre a fait un usage fécond des fonds publics, approuvé par l’opinion, il est permis de voir là en fin de compte autre chose que des fonctionnaires qui commandent et qu’un troupeau de contribuables qui obéit. Mais, sous un gouvernement représentatif et libre, ce point de vue paraît moins acceptable encore. C’est la nation qui délibère, vote, refuse ou consent l’impôt.
En définitive M. Courcelle-Seneuil semble admettre que tout impôt qui n’a pas pour objet le service de sécurité est prélevé au profit de quelques-uns au préjudice de tous. En fait, c’est contestable. En droit, au nom de quel principe empêcher une nation maîtresse d’elle-même de s’imposer un sacrifice en vue d’un objet déterminé qu’elle estime être d’intérêt général ?
On prétend exclure l’impôt de toute idée d’assistance. On rappelle les abus. Mais est-ce une raison d’exclure l’assistance publique quand la charité privée est insuffisante ? Que tel philosophe naturaliste, que M. HerbertSpencer ait là-dessus des théories impitoyables, faut-il en tenir compte au point de sacrifier les faibles ? Voilà vingt siècles bientôt qu’à des degrés divers et sous différentes formes les sociétés civilisées font entrer l’humanité dans la loi. L’Académie ne mettait-elle pas récemment au concours la question des enfants assistés ?
Le christianisme a fait un principe du respect de la vie humaine, un précepte de la charité qui s’est manifestée sous la forme des secours privés. Puis les villes, l’État lui-même ont comblé les lacunes par des secours et des établissements. Tels abus empêchent-ils cette intervention d’être utile nécessaire même ? La loi pénale elle-même est devenue plus humaine. Sous la forme de la justice brutale, elle s’était appelée le talion. Elle s’est faite à la fois plus équitable et plus douce, et elle a visé à un plus haut idéal : moraliser le coupable, et, tout au moins, pour commencer, l’empêcher de se démoraliser davantage par la peine même. Pour cela il a fallu améliorer le régime des prisons et y consacrer des dépenses. Dans ces divers cas on n’a guère vu les contribuables dire et croire qu’ils étaient spoliés, opprimés.
Le laisser faire est l’objet de beaucoup principal dans l’ordre économique ; il y a des cas pourtant où il doit être complété par cette autre maxime : Aider à faire. Des économistes éminents tiennent pour le laisser faire pur, soit. Mais leur opinion est-elle équivalente à toute l’économie politique, et peuvent-ils se porter pour en être seuls les organes orthodoxes ? Il faudrait donc mettre en dehors les maîtres, les fondateurs qui ont presque tous admis une intervention de l’État en dehors du simple rôle répressif. Ce n’est pas douteux pour les économistes principaux du XVIIIe siècle, pour ces physiocrates, si durement mis en cause par M. Brentano comme les propres inventeurs de la maxime : Laissez faire, laissez passer. Cette grande maxime a été le signal de l’affranchissement du travail. Mais en la proclamant, les économistes français n’en ont pas moins laissé à l’État des attributions bien plus étendues ; ils l’invitent plus d’une fois à aider à faire. Assurément ils devaient s’attacher moins à développer cette idée. Premièrement, et d’une manière absolue, la liberté est l’âme de l’industrie et du commerce. Ensuite leur tâche spéciale était de détruire les vieux abus des gouvernements, les abus séculaires de l’Ancien régime, dans l’ordre du travail et de la richesse. Toujours est-il qu’ils étendent les services publics au-delà de la sécurité. M. Janet demandait si un économiste pourrait, sans trahir ses principes, admettre que l’impôt fasse en partie les frais du culte. Turgot s’est chargé de lui répondre. Il a composé un écrit intitulé : Le Conciliateur, où il établit la nécessité d’un budget des cultes contre les objections déjà connues qui se produisent aujourd’hui, et les raisons qu’il donne méritent encore d’être méditées.
On a dit aussi au cours de la discussion : « Est-ce qu’aux yeux des économistes l’État ne pourra jamais rien faire pour les industries naissantes ? Eh bien ! on peut se montrer ici encore moins exclusif sans se mettre en dehors de l’économie politique, et les moins suspects de faiblesse pour l’État peuvent être invoqués à l’appui de cette opinion. C’est ainsi que J.-B. Saya pu écrire : « Il est des circonstances qui peuvent modifier cette proposition généralement vraie, que chacun est le meilleur juge de son industrie et de ses capitaux. Smith a écrit dans un temps et dans un pays où on était et où on est encore fort éclairé sur ses intérêts et fort peu disposé à négliger les profits qui peuvent résulter des emplois d’industrie et de capitaux quels qu’ils soient. Mais toutes les nations ne sont pas encore parvenues au même point. Combien n’en est-il pas où, par des préjugés que le gouvernement seul peut vaincre, on est éloigné d’excellents emplois de capitaux…. Toute application neuve de la puissance d’un capital est dans ces lieux là un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable peut devenir un bienfait pour le pays… On possède actuellement en France les plus belles manufactures de soieries et de draps qu’il y ait au monde ; peut-être les doit-on aux sages règlements de Colbert. »
De même J.-B. Say approuve « les récompenses honorifiques et même pécuniaires, parce qu’elles excitent l’émulation et accroissent les lumières générales. » Il est partisan des brevets d’invention qui causent pourtant l’enchérissement temporaire d’un produit et constituent par là une sorte d’impôt sur le consommateur. Il approuve l’enseignement spécial mis à la charge de l’État et certains essais dont l’impôt fait les frais. L’école vétérinaire d’Alfort, l’école expérimentale de Rambouillet, l’introduction des mérinos sont pour l’agriculture française de véritables bienfaits dont elle doit l’extension et le perfectionnement à la sollicitude des diverses administrations qui, du sein des orages politiques, ont gouverné la France. » (Traité, liv. I, ch. XVII).
Enfin, il met les voies de communication au nombre des dépenses publiques. Voilà bien des pas faits en dehors du simple laisser faire.
Nul ne l’a poussé plus loin qu’Adam Smith. Il n’en attribue pas moins un rôle à l’État dans l’instruction publique. Après une critique très acerbe de l’enseignement quasi-officiel d’Oxford et de Cambridge, il demande une sorte d’examen pour l’instruction secondaire, comme garantie de connaissances et conditions d’entrée dans les fonctions publiques. Mais où il insiste, c’est pour réclamer l’intervention de l’État pour les faibles, les ignorants, la masse populaire ; il en donne même des raisons économiques. Tout le monde connaît la magnifique apologie qu’il a faite des effets féconds et bienfaisants de la division du travail. Il estime pourtant que réduire un individu à une tâche devenue toute mécanique, n’est pas sans inconvénients pour le développement intellectuel et moral. Il va même jusqu’à voir dans l’industrie une cause qui peut amener la dégénération de la race. Il veut pour tous une culture générale, une instruction primaire ; il charge l’État de placer un instituteur dans chaque paroisse, en partie payé par lui, en partie payé par les parents, avec cette clause obligatoire d’un examen qui porte sur la lecture, l’écriture et le calcul. N’est-ce pas l’idée de l’aide aux faibles admise et consacrée, et, lorsque l’Angleterre s’est décidée à jeter les yeux sur ces enfants ignorants et grossiers, dont le vagabondage déguenillé était une sorte de scandale, et qui étaient laissés en dehors de toute instruction, y a-t-il vraiment lieu de parler dès lors de socialisme d’État, — et ne vaudrait-il pas mieux dire qu’elle entre dans les voies tracées il y a plus d’un siècle par le génie de son grand économiste Adam Smith ?
Ainsi, ajoute M. Baudrillart, on peut, sans sortir des traditions des maîtres qui ont quelque droit sans doute à être considérés aussi comme des représentants légitimes de l’économie politique, penser que l’État n’est pas un simple assureur. Les exemples de ceux qui, en France, ont professé ces opinions ne sont pas rares, et on pourrait citer, entre d’autres, Rossi, définissant l’État « le conseil d’administration de la société », M. Michel Chevalier, soutenant avec énergie la garantie d’un minimum d’intérêt pour l’entreprise des chemins de fer, ainsi que plus d’une autre intervention. N’a-t-on pas entendu M. Leroy-Beaulieu déclarer lui-même qu’il admettait la protection pour les enfants dans les manufactures, et même pour les femmes ? C’est donc, en fin de compte, une question de mesure.
La qualité d’adultes suffira-t-elle pour exclure absolument toute idée d’intervention, de protection ? Cela nous mène aux questions ouvrières soulevées par M. Brentano. Elles veulent être abordées avec beaucoup de circonspection, et il faut y tenir scrupuleusement compte des principes, c’est-à-dire de la responsabilité individuelle, du respect des conditions naturelles du travail et de la loi des prix. Il faut voir seulement s’il n’y a pas tel cas grave, spécial, qui justifie l’intervention de la loi. M. Léon Say a parlé de « queue vénéneuse» du livre de M. Brentano à propos de l’idée de protéger les faibles. Le « venin » n’est-il pas plutôt dans les attaques injustes à l’économie politique ? N’est-il pas dans certains cas d’intervention peu justifiée ? Mais parmi ceux qu’indique M. Brentano, il semble à M. Baudrillart qu’il en est d’admissibles sans qu’on encoure pour cela le reproche de socialisme d’État.
Tel est le régime intérieur de la fabrique au point de vue de la sécurité et de la salubrité. L’ouvrier n’a guère le choix du local où il travaille et où il est placé, il est soumis à des conditions auxquelles il ne lui est pas possible de se soustraire. Sans doute il ne « se vend pas », comme semble le dire à tort M. Brentano, mais on doit convenir qu’il s’engage dans des conditions bien particulières qui peuvent, pendant de longues heures, menacer sa vie et sa santé. Au cas où l’entrepreneur peut prendre des précautions et ne les prend pas, on ne saurait livrer ces ouvriers sans défense. En vérité il serait abusif de regarder comme un domicile privé une fabrique où travaillent des centaines d’hommes, et où ils vivent en quelque sorte internés. M. Brentano parle d’établir obligatoirement une certaine distance entre des mécanismes dangereux qui peuvent prendre l’ouvrier dans leur engrenage ; il parle de moyens de prévenir des accidents qu’il appartient au patron de prendre, et, s’il s’y refuse par incurie ou mauvaise volonté, il les demande à la loi. On répond à cela que l’ouvrier n’a qu’à faire attention. C’est facile à dire en effet. Mais voilà un homme dont la vie est à la merci d’une distraction ou d’un faux mouvement pendant toute la durée de son existence, alors qu’on pourrait l’éviter par une précaution souvent fort simple. Un très sage observateur, peu disposé à invoquer l’État, M. Villermé, dans une enquête entreprise sous les auspices de l’Académie, n’a-t-il pas conclu exactement de la même façon, après avoir parlé de ces dangers spéciaux: « Ce sont ordinairement, écrivait-il, des blessures aux mains ou aux doigts saisis par des machines ou leurs engrenages ; quelquefois même les os sont ainsi broyés, des membres sont arrachés, ou bien la mort est soudaine. Ces accidents résultent toujours de la faute soit du fabricant, quand il n’a point fait isoler ou entourer d’un grillage, d’une enveloppe quelconque les parties des machines qui exposent le plus à des dangers, soit des travailleurs eux-mêmes, surtout des enfants, quand ils négligent de prendre les précautions qui pouvaient les garantir… On en préviendrait le plus grand nombre au moyen des grillages dont je viens de parler. Des fabricants n’ont pas craint d’en faire la dépense. Mais d’autres, et ceux-ci sont en majorité, n’ont pas pris cette précaution. Une mesure légale devrait la rendre obligatoire pour tous.» Eh bien ! M. Villermé a cent fois raison.
La sécurité d’une classe d’hommes peut bien exiger quelques limites à la liberté individuelle qui les sacrifie par une négligence coupable. Ce n’est pas là de l’intervention abusive. Il en est de même pour la salubrité de l’atelier, quand le remède est possible. Certes, c’est une sorte de pression peu justifiable que celle qui consiste, pour rappeler un fait qu’on a cité, à forcer chaque ouvrier à avaler une potion, mais il n’y a rien de commun entre ce fait et des mesures générales d’assainissement. Il est parfaitement légitime, pour prévenir les affreux ravages de la phthisie, dite cotoneuse, d’exiger que l’atelier soit bien aéré, et même qu’on emploie des ventilateurs, si l’efficacité de ce dernier moyen a été reconnue. Il y a, qu’on y songe, quelque chose de contradictoire dans ces degrés d’intervention alors que nous prenons nous mêmes nos précautions contre l’insécurité par notre législation sur les établissements dangereux et insalubres. Est-ce parce que certaines catégories d’ouvriers passeront toutes leurs journées, toute leur vie au milieu de telles conditions qu’on leur refusera les mêmes protections légales ?
Voilà ce qui est légitime ; ce qui ne l’est pas, c’est l’assurance obligatoire, un des articles du socialisme d’État de M. de Bismarck. C’est à chacun de voir s’il doit se faire assurer. C’est là éminemment un acte de liberté réfléchie. L’ouvrier doit agir en majeur, et la contrainte n’a rien à faire ici.
Les mêmes distinctions sont à établir dans la question des logements insalubres, déjà discutée à l’Académie et qui tient une place dans le rapport de M. Léon Say. Elle peut toucher à une catégorie spéciale d’ouvriers gravement compromise Elle peut toucher par un autre côté à la société elle-même. On conçoit dans les deux cas l’intervention comme possible, même comme désirable, sous la réserve que l’association libre se montre insuffisante. S’agit-il de taudis infects, de logis sans air, sans espace, funestes à la santé, au foyer domestique, auxquels l’homme se soustrait pour aller au cabaret, et qui substituent à la sainteté de la famille, la promiscuité la plus dégradante, comment ne pas invoquer l’humanité et la morale ? La conscience publique s’émeut et avec raison. S’agit-il de quartiers entiers, de pâtés de maisons ? Aux mêmes raisons s’unissent des motifs tirés de l’hygiène, de la criminalité, de la préservation de la race. C’est un devoir social, comme l’a fort bien dit M. Picot, et à ce devoir exercé envers les ouvriers correspond aussi un droit social de préservation. Par ce côté la question peut même être rattachée, on le voit, au service général de sécurité attribué à l’État.
Même pour assainir il faut la loi. Pour démolir, il faut la faculté d’expropriation. On l’obtenait à une certaine époque fort difficilement en Angleterre. M. Léon Faucher en fait la remarque en nous décrivant les horreurs de White-Chapel dans ses Études sur l’Angleterre. Il ne faut pas blâmer l’Angleterre d’avoir rendu en ces cas l’expropriation plus facile, il faut l’en féliciter. Tout cela n’est pas du socialisme d’État.
La question devient complexe et plus difficile pour la construction des maisons ouvrières. Une partie du programme de M. Brentano est acceptable et pure de socialisme d’État, mais une partie seulement. La part la plus large doit être laissée à l’association qui agit sous la forme de spéculation. Mais on peut admettre la ville achetant des terrains pour les lui livrer. L’exemple de Mulhouse, mis en lumière par M. Jules Simon, montre la triple action de l’individu, de l’association et de l’État, dans les constructions des maisons ouvrières. L’individu, c’est l’ouvrier, qui consent dans sa prévoyance et sa sagesse, à payer un peu plus cher la location de la maison, dont il deviendra propriétaire en s’imposant le travail et l’économie. L’association a joué le principal rôle avec l’admirable société industrielle de Mulhouse agissant dans la plénitude de son initiative. L’État, à un rang accessoire, mais utile, a aussi concouru. Il a concouru pour une somme importante, il a exempté les nouvelles maisons de l’impôt foncier pour trois ans. Le résultat a été excellent. La responsabilité mise en jeu s’est développée. Il est sorti de cette expérience des ouvriers plus moraux, des enfants mieux élevés. Ce n’est pas encore là du socialisme d’État.
Les prêts par la ville et l’État sont pourtant sans doute une opération délicate, comme la garantie d’un minimum d’intérêt. Il faut se garder de se jeter à la légère dans ce mode d’intervention, qui ne saurait jamais être qu’une exception fondée sur des circonstances spéciales, graves, pressantes même. Aller au-delà, c’est sacrifier les principes. Aussi l’orateur déclare-t-il repousser absolument l’idée de l’État ou de la ville construisant des logements et se chargeant de les louer à des conditions réduites. On fait ici une injuste concurrence à la propriété privée. On trouble les conditions des prix. L’autorité publique n’a pas à se faire pourvoyeuse de logements à bon marché.De tels essais de rabais de loyer ont été faits sous l’Ancien régime, lors de la démolition et de la reconstruction d’une partie de Paris sous Louis XIII. C’était alors la bourgeoisie qui se plaignait que les propriétaires profitassent de la situation pour suréleverles prix, et c’est à elle que le Parlement fit la concession de les abaisser d’un quart ; on n’en tint guère compte fort heureusement, car sans cela la spéculation se serait abstenue de bâtir de nouvelles maisons, ce qui devait rétablir l’équilibre. De même M. Brentano parle d’encourager certaines formes de l’association ouvrière. C’est encore absolument condamnable, s’il s’agit de les encourager par l’impôt ; car ce ne sont pas là des entreprises d’utilité publique et on ne voit pas pourquoi l’État donnerait à une forme d’organisation un privilège quelconque. On a parlé ailleurs qu’en Angleterre de donner aux associations ouvrières une préférence systématique pour les travaux publics. C’était pousser artificiellement à la formation de ces associations que l’on ne peut s’engager à toujours soutenir ; c’était se faire organisateur du travail indirectement ; c’était faire concurrence avec l’aide de l’impôt à toutes les autres formes du travail libre frappées d’une sorte de défaveur, et cela au nom de quel intérêt collectif regardant la société, au nom de quelle urgence, au nom de quel mal réclamant un remède ? Entre ces cas et les précédents il n’y a nulle analogie, M. Baudrillart dit qu’il pourrait poursuivre encore ces distinctions par d’autres exemples. Mais ceux-ci suffisent. Il croit seulement devoir maintenir qu’en se montrant très déclaré contre le socialisme d’État, il ne pense pas qu’il faille le faire commencer en quelque sorte trop tôt. Toute intervention, même dans la question ouvrière, n’est pas du socialisme, et il serait dangereux, par une interprétation un peu trop étroite de l’économie politique, de laisser croire aux masses qu’il n’y a que le socialisme qui s’intéresse à elles, ce qui est bien injuste ; car l’économie politique s’est occupée du progrès et du bien-être de l’ouvrier sous plus d’une forme, affranchissement des entraves, institutions de secours, caisses d’épargne, crédit populaire, associations, etc. Voilà pourquoi M. Baudrillart s’est cru autorisé à défendre l’interprétation de l’économie politique qu’il croit la plus large sans qu’elle soit pour cela moins exacte. En définitive, il y a deux manières de combattre le socialisme d’État. L’une consiste à réfuter ses erreurs, elle réunit tous les économistes. Le second est de ne pas se refuser systématiquement à toute intervention utile à la classe ouvrière dans certains cas spéciaux qui la justifient. C’est dans ces limites que, condamnant dans son esprit général le livre de M. Brentano sur la Question ouvrière, hostile à l’économie politique, il se refuse à frapper, avec plusieurs de ses confrères, d’une même réprobation toutes les propositions qu’il renferme.
M. Frédéric Passy, s’emparant d’un mot de M. Baudrillart : « La société doit avoir du cœur, » fait remarquer qu’il y a, pour une société comme pour chacun de ses membres, deux façons d’avoir du cœur ; deux sortes de sensibilités pour mieux dire, fort différentes l’une de l’autre dans leurs conséquences comme dans leur nature.
Il y a une sensibilité irréfléchie, aveugle, inconsciente, qui, en présence de certaines misères, touchée de ce qu’elle voit, et ne pouvant en supporter le spectacle, se porte vers le mal extérieur pour le refouler ou le soulager, sans se préoccuper du mal intérieur qui l’engendre et sans se demander si, par une intervention imprudente, elle ne va pas précisément agir sur ses causes pour les développer.
Et il y a une sensibilité réfléchie, raisonnée, et autant qu’elle le peut raisonnable, qui, sans prendre son parti des effets, se préoccupe surtout des causes et, avant d’appliquer un remède ou d’apporter un adoucissement, se demande si elle ne risque pas de perpétuer, d’alimenter et d’aggraver le mal.
Or c’est à ce dernier résultat, dans la conviction de la plupart des économistes et dans la sienne en particulier, dit M. F. Passy, qu’aboutit d’ordinaire l’action de l’État, lorsqu’il se mêle d’avoir du cœur ; lorsque, non content d’assurer la liberté et de faire respecter la justice, il prétend se charger plus ou moins complètement du bonheur des citoyens et répandre sur eux des bienfaits en corrigeant les inégalités et atténuant les responsabilités.
M. F. Passy rappelle, à ce propos, la discussion qui eut lieu il y a quelques années, au sein de l’Académie, au sujet des tours. Certes ceux qui réclamaient le rétablissement des tours étaient animés des meilleures intentions. Ils voyaient des femmes vouées à la honte ou au désespoir, des enfants menacés de mort ou d’abandon, et ils voulaient les sauver. Éviter à de pauvres filles, victimes de la séduction peut-être, de cruelles extrémités, recueillir de petits êtres sans défense et les conserver à la société ; quoi de plus humain, de plus moral, de plus utile et de plus profitable ? Oui, si tel était en effet le résultat ; si les enfants étaient conservés, les mères préservées, et les entraînements du vice ou de la faiblesse diminués. Non, si, comme la réflexion le démontre et comme l’expérience le constate, c’est le contraire qui arrive ; si, en faisant disparaître la crainte des conséquences de la faute, on rend la faute plus fréquente ; si, en facilitant l’abandon, on encourage l’oubli des devoirs de la paternité ; si, en plaçant les enfants dans des conditions fatalement meurtrières et funestes, on accroît pour eux dans des proportions considérables les chances de maladie, de souffrance et de mort. Et telle est, malheureusement, cette réalité, qu’un économiste sentimental, mais de bonne foi, M. le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, après s’être proposé de démontrer la nécessité des tours pour obvier aux infanticides, arrivait, vaincu par l’évidence, à déclarer que, si ce procédé pouvait dans certains cas prévenir quelques-uns de ces crimes, il en augmentait sinon peut-être le nombre relatif, du moins le nombre absolu en provoquant la débauche et l’abandon et en accroissant, comme il le disait en termes originaux, « la matière de l’infanticide ».
Si l’on voulait, dit M. F. Passy, prendre un à un les divers cas dans lesquels l’intervention de l’État, comme directeur de l’activité humaine ou comme réparateur des maux individuels et distributeur de bienfaits, paraît au premier abord le mieux justifiée, on reconnaîtrait aisément qu’il en est presque toujours ainsi. La raison en est que l’État, par une fatalité à laquelle il ne saurait échapper, est exposé à des causes d’erreur et de persistance dans l’erreur dont les individus, considérés dans l’ensemble, sont au contraire en grande partie préservés. Il est clair, d’une part, que si les particuliers se trompent souvent, l’État, de son côté, se trompe tout comme eux ; car l’État, malgré tout ce que ce mot a de majestueux et de solennel, n’est pas un être d’une autre nature que les particuliers. C’est un Monsieur, comme on l’a dit avec une apparente irrévérence, ou une collection de messieurs : ministres, directeurs, préfets, administrateurs quelconques, ordonnant ou signant, simples commis parfois préparant le travail et le présentant à la signature, tous gens qui ont leurs faiblesses comme d’autres et que rien ne met au-dessus des faiblesses ni des entraînements inhérents à l’humanité faillible. Mais quand un particulier se trompe, il se trompe pour son propre compte, et pour son compte seul, en sorte que les conséquences de son erreur sont limitées ; et de plus il subit personnellement les effets de son erreur, en sorte qu’il la corrige s’il la reconnaît ou qu’elle l’écrase s’il y persiste. L’État, lui, c’est-à-dire le fonctionnaire ou le corps qui le représente, décidant par mesure générale et par voie d’autorité, se trompe, quand il se trompe, pour tout le monde. Et de plus, comme ces représentants ne supportent pas dans leur personne ou dans leurs intérêts les conséquences de leurs décisions et de leurs actes ; comme ce n’est pas de leur poche, mais de celle de tout le monde, que se paient les sottises ou les bévues officielles, la force de redressement fait défaut et le mal persiste jusqu’à ce qu’il ait atteint un degré d’intensité qui le rend intolérable.Encore n’en va-t-on pas toujours, même alors, chercher le remède où il faudrait, et s’imagine-t-on plus volontiers qu’il faut changer l’État, autrement dit faire une révolution, que modifier ses agissements et restreindre son intervention, c’est-à-dire faire des réforme.
Ce n’est donc pas méconnaître la nécessité et l’utilité de l’État, ou plus exactement de la puissance collective à laquelle on donne ce nom ; c’est au contraire la fortifier en la mettant à l’abri des fautes et des récriminations, que de la ramener à son véritable rôle.
« Ma politique, disait Bastiat dès 1846, ne consiste pas à renverser le gouvernement ; elle consiste à le restreindre à ses attributions essentielles pour le fortifier, et à l’y soutenir. »
Mais où est la limite de ces attributions essentielles ? Là est la véritable difficulté.
Difficulté d’autant plus grande que ce domaine de l’activité et de l’intervention collective n’est peut-être pas absolument le même dans tous les lieux et dans tous les temps, et qu’il peut, selon le développement des sociétés et suivant l’étendue de leurs besoins et de leurs ressources, sinon changer dans son fond, du moins varier plus ou moins dans ses manifestations extérieures. La justice et la sécurité en sont toujours l’objet essentiel, unique même selon les économistes de l’école à laquelle appartient M. F. Passy; mais la justice et la sécurité s’appliquent, suivant les cas, à des intérêts plus ou moins divers, plus ou moins vulnérables, et supposent, en conséquence, pour être pareillement garanties, un appareil plus ou moins étendu et compliqué.
Difficulté d’autant plus grande encore que l’on s’entend moins sur ce qui constitue ce devoir indiscutable de justice et de sécurité, et que chacun, selon la tournure de son esprit et la pente de son caractère, en resserre ou en élargit les limites.
M. Aucoc, qui est, jusqu’à présent, celui des orateurs dont l’opinion se rapproche le plus de celle de M. F. Passy, a cru marquer suffisamment ces limites en réduisant l’action de l’État aux cas où un grand intérêt de préservation sociale est en jeu. Mais n’est-ce pas toujours au nom d’un intérêt social, d’un intérêt général, que l’on propose toutes les mesures de tutelle, d’ingérence et de despotisme social ? L’État a le droit, dit-on, de proscrire ou de réglementer l’exercice d’une industrie insalubre ou dangereuses, parce qu’il est d’intérêt général que les membres de la société ne se causent pas les uns aux autres de graves et peut-être irréparables préjudices. Mais est-il moins funeste, moins contraire à l’intérêt général, moins condamnable au point de vue de la préservation sociale que je donne l’exemple de la paresse, de la dissipation et de la débauche ; que je gaspille en plaisirs coupables des richesses qui devraient être employées à alimenter des industries utiles et à satisfaire des besoins sérieux ? Où s’arrêtera-t-on ? On ne s’arrêtera pas, et l’on mettra en coupe réglée toute l’activité humaine, ne voyant pas qu’à côté de ses inconvénients la liberté a des correctifs, tandis que l’arbitraire n’en a pas.
Et en effet ce n’est pas à tel ou tel abus seulement, c’est à la liberté, considérée comme source de tous les abus, qu’en ont ces réformateurs par voie de règlement qu’on appelle vulgairement les socialistes et qu’il vaudrait mieux appeler de leur vrai nom : les autoritaires. C’est la liberté que tous à tour de rôle, et M. L. Brentano avec eux, ils accusent de toutes les misères humaines. Et comme les misères humaines sont infinies, ils arrivent, sous prétexte de protection, à supprimer entièrement la liberté. Les économistes les plus sûrs ne sont pas toujours eux-mêmes, sur ce point, innocents des attaques dont on les poursuit. Lorsque M. Baudrillart, à l’appui de quelques-unes de ses réflexions, a cité Adam Smith comme ayant, jusqu’à un certain point, condamné cette division du travail dont il a fait une si fine et si belle analyse, M. Leroy-Beaulieu a fait un signe de protestation, et M. Baudrillart s’en est étonné. M. Leroy-Beaulieu ne contestait pas l’exactitude de la citation ; il contestait la justesse des affirmations d’Adam Smith. Et M. Frédéric Passy croit qu’il avait raison. Ilne nie pas qu’il ne puisse y avoir, dans le travail divisé comme dans celui qui ne l’est pas, des inconvénients et des abus ; mais il nie que ce soit la conséquence naturelle et nécessaire de la division du travail, et que le développement de l’industrie conduise fatalement à l’exagération de l’effort et à la dégradation de l’espèce. La tendance normale, et depuis longtemps reconnue par les industriels intelligents, est au contraire, au nom de l’intérêt comme de l’humanité, de réduire la journée, de modérer la fatigue, et d’améliorer l’installation des ateliers et les conditions spéciales dans lesquelles s’exerce chaque métier ou partie de métier.
Mais il y a des erreurs plus graves dans le livre de M. L. Brentano, et l’une des principales, qui ne lui est pas particulière non plus, et qui est le point de départ de beaucoup d’autres, est de refuser au travail le caractère de marchandise et de prétendre le mettre par suite au-dessus et en dehors de la loi générale de l’offre et de la demande.
Le travail, dit au contraire M. F. Passy, est la marchandise par excellence ; car c’est celle qui fait la valeur de toutes les autres et qui seule se paie en elles. Le travail, cela va sans dire, pris dans son sens le plus large, celui d’un emploi quelconque de l’activité humaine ; car il ne faut pas, à cet égard, faire de distinctions de nature et de droit entre les diverses catégories de professions et de personnes. L’ouvrier, dit-on, se vend lui-même en vendant son travail : mais tout le monde, quelles que soient ses occupations, est dans le même cas. Le professeur, le littérateur, l’avocat, l’artiste, le boutiquier, le négociant, l’ingénieur, le fonctionnaire, vendent leur temps, c’est-à-dire leur vie, puisque le temps est l’étoffe dont la vie est faite, lorsqu’ils sont rémunérés soit directement pour l’emploi de leurs heures et de leurs pensées, soit indirectement pour les produits ou les services qu’ils mettent à la disposition de ceux qui se les procurent et qui sont la représentation de leur temps plus ou moins bien dépensé. C’est ce qui a fait dire avec beaucoup de raison à M. Victor Modeste, dans son excellent volume sur la Cherté des grains, qu’il n’y a en réalité dans le commerce que des coupons d’existences humaines, incarnés et matérialisés en quelque sorte dans les choses qui leur servent de véhicule ; et à Bastiat sous une autre forme, plus simple et non moins profonde, que « les produits ne sont que des services prévus. »
C’est donc toujours, sous des apparences diverses, la personne humaine qui est en jeu. Et en mettant à tout propos, dit M. F. Passy, la personne humaine en tutelle, sous prétexte d’en éviter les écarts, on en vient, selon le mot de Bentham, à faire de l’État un bureau de bonnes d’enfants à l’usage des hommes faits. Système avec lequel il est difficile que les hommes ne redeviennent pas plus ou moins des enfants, ayant les défauts comme les exigences des enfants. Système d’autant plus dangereux d’ailleurs que nul ne saurait dire où il peut conduire et devant quels excès de despotisme et d’arbitraire il s’arrêtera. Car l’État, on ne saurait trop le répéter, dans ses mesures soi-disant préservatrices et bienfaisantes, agit nécessairement en vertu de conceptions à priori et prend forcément le corps social tout entier pour sujet de ses expériences ; tandis que le plus simple bon sens conseille de laisser les expériences se faire concurremment, selon l’inspiration de chacun comme selon les nécessités de chaque cas : le résultat, de cette façon, s’il est mauvais, demeure restreint ; s’il est bon il se généralise, et de proche en proche la société dans son ensemble en profite. C’est ainsi que se fait le progrès.
On trouve que le progrès ainsi obtenu est trop lent, et l’on voudrait, mettant à son service la force et les ressources dont dispose l’État, le faire marcher plus vite. Mais c’est le frapper à sa source même et agir comme l’enfant qui veut faire avancer l’heure en forçant la marche de sa montre. C’est faire pis, c’est s’exposer à retourner contre le progrès, à mettre au service de l’erreur et du mal toute cette puissance redoutable dont on veut s’emparer. M. F. Passy, en entendant M. Franck parler des devoirs de l’État en matière de science, d’art, de littérature, de moralité, ne pouvait s’empêcher de songer à cette phrase de Lamartine, dont Bastiat a si justement montré le péril :
« L’État a pour mission d’élever, de diriger, de spiritualiser, de sanctifier l’âme des peuples. »
C’est un bel idéal et ce serait parfait, assurément, saut que cela supprimerait la liberté et l’effort (ce qui est bien quelque chose), si l’État avait en propre et par grâce d’en haut la possession de la vérité religieuse, scientifique, artistique, littéraire, l’infaillibilité en d’autres termes ; et s’il était, pour le communiquer à coup sûr aux générations dont il se fait l’initiateur, doué d’un sens esthétique et d’un sens moral supérieur. Mais si, ce qui peut arriver, il se trompe ; si, prenant, comme au temps de la condamnation de l’émétique et de la circulation du sang, parti pour les fausses méthodes et les faux systèmes, il enseigne l’erreur ; si, faisant de la littérature officielle ou de l’art officiel comme sous l’Empire, il corrompt le goût au lieu de l’épurer ; si, après avoir fait jouer les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine et interdit ceux de Victor Hugo, il s’éprend de la littérature naturaliste ou de la peinture impressionniste, et les fait régner en maîtresses dans ses musées et dans ses théâtres ; et si de plus, ce qui est fatal, il fait cela au profit de quelques-uns et aux dépens de tous ; si, comme M. de Rochefort le disait brutalement, mais justement, sous l’Empire, il prend à de pauvres habitants des Landes et de la Bretagne, qui ne verront jamais Paris, quelques francs ou quelques centimes qui mettraient un peu de lard dans leur soupe, pour permettre à des amateurs plus ou moins riches de ne payer que dix ou douze francs leur place à l’Opéra, au lieu de la payer quinze ou vingt, et si, en ajoutant aux inégalités naturelles déjà si dures des inégalités factices injustifiables, il fournit aux récriminations et aux attaques des prétextes dont on se servira pour le battre en brèche jusque dans ses fondements ; alors, il ne faut pas hésiter à le dire, l’État va contre son but, contre son devoir, contre son intérêt, et il devient lui-même l’artisan des troubles et des souffrances qu’il est précisément destiné à combattre.
M. Franck, interrompant M. F. Passy, demande à lui poser cette simple question : aurions-nous le Musée du Louvre et l’École polytechnique si l’État ne les avait pas créés ?
M. F. Passy répond qu’il ne veut pas s’arrêter ici et en ce moment à des cas particuliers, sur lesquels cependant il y aurait fort à dire ; car à son tour il pourrait demander à M. Franck ce qui arriverait si demain l’État, qui a failli un moment être le parti qui a brûlé les Tuileries et détruit les registres de l’état civil, professait pour la vanité des arts et pour l’inflexibilité des méthodes scientifiques le mépris dont plus d’un personnage fameux a donné l’exemple, et si en conséquence il faisait des enseignes avec les Raphaël et des cantonniers avec les professeurs de mathématiques. Mais il ne saurait, au moment où il achève ses observations, entamer une nouvelle discussion pour examiner comment telles ou telles institutions, les musées par exemple, ont été créés, et comment ils auraient pu l’être ou pourraient être maintenus si l’État cessait d’en faire son affaire. Sa thèse est plus générale. Il a voulu montrer qu’en agrandissant les attributions de l’État on s’engage sur une pente de plus en plus glissante et rapide sur laquelle on ne sait bientôt plus où et comment s’arrêter ; car une intervention conduit à une autre, et à mesure que l’on a sur un point pris à son compte ce qui aurait dû rester au compte des particuliers, on se voit obligé, pour suppléer à l’activité que l’on a supprimée, de faire un pas de plus et de substituer un mécanisme officiel au jeu naturel des forces vives de la nation. Et c’est ainsi que, de proche en proche et de mal en pis, on va à l’anéantissement de l’initiative, de la prévoyance et de la responsabilité individuelle. C’est toujours l’histoire de la poule aux œufs d’or. Elle n’est pas moins à l’usage des nations qu’à l’usage des individus.
En terminant, et comme exemples de cette influence fatale et énervante de l’action de l’État, M. Frédéric Passy raconte les deux anecdotes suivantes, qui dans leur simplicité lui paraissent significatives.
Son père, qui à l’époque de sa naissance avait une tannerie dans le faubourg Saint-Marceau, avait parmi ses ouvriers un jeune homme qu’il affectionnait à cause de sa bonne humeur, de son entrain au travail et de sa franchise, mais qui avait le tort d’avoir la main trop ouverte et de ne savoir rien garder de son salaire, qui était assez élevé pour un garçon. Il lui faisait un jour quelques amicales représentations à ce sujet, et lui demandait comment il ferait, s’il ne mettait rien de côté, quand il serait vieux. « Bah ! répondit en riant l’ouvrier, Bicêtre n’est pas fait pour les chiens. »
Une autre fois, c’était après 1830, dans le même quartier, M. Félix Passy était officier de la garde nationale. Causant avec ses hommes, et le sujet de la conversation étant naturellement la situation difficile des affaires : « Ah ! Monsieur, lui dit l’un d’eux, le gouvernement me fait bien du tort ; il me fait perdre six francs par jour. » — « Comment cela, mon ami, reprit M. F. Passy. » — « Je suis cordonnier, Monsieur ; je gagne six francs de mon métier. Le gouvernement me donne trois francs pour ne rien faire (on donnait alors assez largement des secours sous prétexte de chômage) ; je les bois avec les camarades, et je ne travaille pas. » — « Ne les prenez pas et travaillez, vous n’aurez plus à vous plaindre. » — « Oh! Monsieur, quand le gouvernement m’offre trois francs, je ne peux pas lui faire l’affront de les refuser. Tout de même il me fait bien du tort. »
C’est la nature même, conclut M. F. Passy. Mettez l’État en scène, l’individu s’efface.
M. Arthur Desjardins: Je ne saurais m’associer aux critiques qui ont été dirigées contre la formule habituellement employée par les économistes : « L’attribution, essentielle de l’État est de rendre la justice et de maintenir la sécurité ». Je me borne à demander qu’on n’attache pas un sens trop exclusif au mot « sécurité ». L’État ne sort pas de son rôle, on en convient généralement, quand il organise le régime des quarantaines, quand il ordonne par voie législative soit la destruction des étangs marécageux (loi du 11 septembre 1792), soit l’assainissement des logements insalubres (loi du 13 avril 1850) ou l’assainissement des landes (loi du 19 juin 1857), etc. Mais il n’en sort pas non plus, à mon avis, quand il prescrit certaines mesures d’hygiène morale ; il n’en sort pas même quand, en prévision du péril auquel l’esclavage ou le servage expose toute société, il décrète, par exemple, « qu’on ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée » (art. 1780 du code civil).
Mais a-t-on résolu le problème lorsqu’on vient dire avec M. Aucoc : « L’intervention de l’État est légitime quand il s’agit d’empêcher un mal » ? J’en doute, quelque séduisant que paraisse d’abord ce criterium. C’était, par exemple, un mal avant 1867 que de ne pas soumettre la constitution des sociétés anonymes à l’autorisation de l’État ; c’est, depuis 1867, un mal que de les y soumettre. Le désaccord peut éclater dans chaque question sur l’application du criterium. Il n’a jamais éclaté plus manifestement que sur cette question : la loi doit-elle réglementer les conventions particulières d’assurance ? En Hollande, le législateur a soumis aux prescriptions les plus minutieuses toutes les assurances, terrestres ou maritimes ; en Angleterre, il a laissé tous les contractants user de la liberté jusqu’à la licence et de tels abus sont nés de cette licence que M. Chamberlain a risqué son portefeuille, avant la chute du dernier cabinet, pour soumettre les assurances maritimes à une certaine réglementation. Quand on a rédigé le code de commerce allemand, la Prusse voulait soumettre toutes les conventions d’assurance à une série de règles législatives ; elle éprouva de vives résistances et le contrat d’assurance maritime fut seul réglementé. Il ne suffit pas, au demeurant, que l’État se propose d’empêcher un mal en intervenant, et la légitimité même de son intervention doit se déterminer par un principe supérieur.
Cherchant à circonscrire l’intervention de l’État sans l’exclure, M. Aucoc a demandé qu’on lui laissât tout au moins un poste à l’arrière-garde. Mais je me demande, en étudiant le mouvement des législations contemporaines, si l’État se contente de ce rôle modeste et s’il ne s’est pas jeté plutôt à l’avant-garde. Puisqu’on a tant parlé des « assurances ouvrières », je vais en parler à mon tour.
C’est M. Gladstone qui s’avise, en 1864, d’étendre « le bienfait de l’assurance aux classes ouvrières par l’intervention de l’État ». L’État anglais devient assureur en cas de décès, assureur en cas de vie par la constitution de rentes viagères (loi du 14 juillet 1864). À vrai dire, la tentative échoue complètement : en 1865, 547 polices assuraient 40 000 livres ; en 1878, il n’est plus souscrit que 229 polices assurant 19 000 livres. Cet échec ne décourage pas le législateur français : on l’attribue uniquement, chez nous, à l’élévation des tarifs anglais ; et la loi du 11 juillet 1868 organise l’assurance sur la vie et contre les accidents par l’État. L’échec n’est pas moins éclatant ; les recettes de l’année 1878 ne sont que de 59 000 francs, tandis que les paiements et remboursements atteignent 68 000 francs. Le pouvoir législatif danois constitue à son tour, en 1870, une caisse d’assurance pour venir en aide aux classes ouvrières ; mais celles-ci refusent d’en profiter et la loi s’applique uniquement dans les rapports du gouvernement et des fonctionnaires, pour lesquels l’assurance est obligatoire. Un des préopinants, tout en blâmant l’assurance obligatoire, justifiait l’organisation des assurances par l’État. Eh bien ! nous allons suivre l’« interventionnisme » dans son développement logique.
En Allemagne, une loi du 8 avril 1876 soumet à une première espèce d’assurance obligatoire contre les maladies les compagnons, les aides et les ouvriers des fabriques. Un arrêté municipal peut les obliger, quand ils ont plus de seize ans, à participer à une caisse fondée sur l’ordre de la commune : celui qui ne satisfait pas à l’obligation peut être forcé néanmoins de faire tous les paiements auxquels les participants sont astreints. Mais encore un tel système laissait-il une certaine latitude aux communes. Ce régime parut trop libéral à M. de Bismarck qui saisit, le 15 février 1881, le Reichstag d’un projet de loi sur l’assurance obligatoire de l’ouvrier contre les maladies. Après diverses péripéties, ce projet est devenu la loi du 15 juin 1883, dont le chapitre premier est intitulé « contrainte à l’assurance ». Les personnes occupées moyennant un traitement ou salaire dans les mines, salines, carrières, fabriques et forges, dans l’exploitation des chemins de fer et la navigation à vapeur à l’intérieur, dans les chantiers et l’industrie des constructions, dans les métiers manuels et autres emplois industriels à poste fixe, dans les industries où il est fait usage des machines à vapeur ou des machines mues par les forces naturelles sont astreintes à l’assurance. Peuvent y être astreintes par les communes six autres catégories d’ouvriers, parmi lesquels les travailleurs agricoles.
L’État, cette fois, ne s’est pas mis à l’arrière-garde et l’« interventionnisme » a glissé dans le socialisme. Qu’on en juge par les travaux préparatoires. C’est M. Lohmann, commissaire du gouvernement, qui dit hardiment : « Le principe de la liberté du travail conduit à la ruine des classes ouvrières ». C’est l’exposé des motifs qui s’aventure jusqu’à envisager l’État comme une « institution de bienfaisance ». Enfin c’est le socialiste démocrate Liebknecht qui fait la déclaration suivante : « Les socialistes voteront la loi. Ce n’est pas eux qui sont allés au chancelier, c’est le chancelier qui est venu à eux et quand il aura, de sa main puissante, fait entrer la nouvelle loi, comme la pointe d’un coin, dans l’organisation sociale moderne, il faut espérer que le gros bout fera éclater le reste. »
Il m’est impossible de ne pas rattacher au même principe, j’allais dire à la même erreur, les projets que MM. Peulevey et Faure ont soumis à notre Parlement. Le premier organise directement l’assurance par l’État. Moyennant un versement annuel de deux francs, tous les accidents graves, même si l’on peut les attribuer à une imprévoyance de la victime, seraient à la charge de l’État, l’indemnité ne pouvant pas d’ailleurs dépasser 800 francs. Le second met tous les accidents à la charge du patron, à moins qu’ils ne soient la conséquence d’un fait criminel ou délictueux, organisant d’ailleurs au profit du patron une assurance par l’État contre les risques attachés à cette responsabilité.Je sais quelle réserve l’Académie s’impose sur les projets de loi qui peuvent être débattus par les chambres, et je m’abstiens de toute autre appréciation.
Par le même motif, je mentionnerai brièvement un certain nombre de propositions qui tendent à bouleverser notre législation des mines. On demande, vous ne l’ignorez pas, que les heures de travail soient uniformément fixées par le législateur dans toutes les mines françaises. Les compagnies du bassin de la Loire ont autorisé les ouvriers à doubler leur journée une fois par semaine : on réclame la suppression du doublage. Les syndicats s’agitent pour faire abolir le travail à la tâche, comme si certains ouvriers, exceptionnellement robustes, n’avaient pas le droit d’augmenter les ressources de leur famille par un labeur extraordinaire. Quoi donc ! l’État prendrait parti non plus même pour des ouvriers contre des patrons, mais pour certains ouvriers contre d’autres ouvriers ! Y a-t-on bien réfléchi?
Je résume mon opinion dans les trois propositions suivantes.
D’abord la liberté de la personne humaine et l’initiative individuelle ne doivent être restreintes que dans les limites manifestement tracées par les nécessités sociales, et c’est dans le doute, le principe de liberté qui doit prévaloir. La raison est bien simple. C’est l’homme, l’homme lui-même, qui pousse en avant et transforme l’humanité.
Ensuite l’État ne doit pas faire concurrence à l’industrie privée. S’il enfreint cette obligation, la production devient plus défectueuse et plus onéreuse. Est-ce que le secret des petites économies appartient à l’État ? Est-ce que ses plus zélés serviteurs se consument à perfectionner les méthodes ? Il est absurde que la collectivité fourbisse des armes contre le travail individuel, qui est la source de la richesse individuelle et de la richesse collective.
Enfin l’État n’est pas l’organe d’une classe, mais l’organe de tous. Quand il intervient, ce ne doit être qu’au nom des intérêts généraux et dans les choses qui intéressent la communauté tout entière. Pas de privilèges. Un seul juge, une seule loi. Les jurisconsultes et les économistes sont naturellement unis pour la défense du « droit commun ».
M. E. Levasseur: Lorsque je me suis fait inscrire, après le plaidoyer éloquent de M. Leroy-Beaulieu en faveur de la liberté individuelle, j’ai dit que les orateurs qui prendraient ici la parole sur la question différaient par des nuances plutôt que par le fond même de la doctrine, mais qu’il était intéressant de marquer ces nuances.
Quelque diversité qu’aient présentée les opinions successivement émises dans les séances suivantes, c’est en effet par des nuances plus que par des oppositions de doctrine que ces opinions se distinguent ; mais leurs nuances composent une gamme de tons très étendue, et si la différence est peu sensible entre deux tons voisins, elle devient considérable aux deux extrémités de la gamme, par exemple, entre M. Courcelle-Seneuil, qui n’aperçoit l’action de l’État qu’à travers les faiblesses humaines du fonctionnaire, et M. Franck, qui considère l’État comme l’organisateur suprême de la civilisation.
Personne n’a nié la fécondité du principe de la liberté et personne ne pense que la société puisse se passer d’un gouvernement. J’aurais été disposé à donner successivement raison à chacun des orateurs que j’écoutais, parce qu’il y avait toujours dans l’argumentation de chacun d’eux un fond de vérité, et que, suivant le point de vue où ils se plaçaient, ils pouvaient, par un choix déterminé d’exemples, montrer soit les avantages que l’État procure à la société, soit les inconvénients que son intervention occasionne. Cependant la réflexion ne me permettrait pas de donner à tous une pleine adhésion, parce que plusieurs me paraissent n’envisager qu’un côté du problème, sans chercher la synthèse de l’antinomie.
La question ouvrière, laquelle consiste à savoir si l’État doit intervenir dans les rapports du capital et du travail en vue de protéger les faibles, et s’il le doit, de rechercher par quels moyens et jusqu’à quelle limite il le peut légitimement, a été le point de départ. M. L. Say, en la posant, en avait marqué avec netteté les limites et en même temps la portée. La discussion a élargi le cadre dès le début, et c’est la question générale des droits réciproques de l’individu et de l’État et du rôle de ce dernier dans l’ordre économique qui a été agitée. Je ne regrette pas, pour ma part, ce déplacement ; il était naturel que les orateurs envisageassent le problème dans son ensemble, et il est bon que les économistes disent d’après quels principes ils essaient de le résoudre ; car c’est un des plus graves et peut-être un des plus difficiles que la politique pose aujourd’hui à la science économique.
Si j’avais tout le loisir de développer ma pensée, je commencerais par essayer de fixer les principes en exposant la question générale, et j’indiquerais ensuite comment ils s’appliquent aux questions particulières et très diverses qui concernent la classe ouvrière. Mais voulant me borner, je parlerai seulement des principes.
L’économie politique est une science d’observation ; elle n’enregistre aucune loi qu’elle n’ait tirée de l’étude et de la comparaison des faits. Or, elle constate tout d’abord deux faits fondamentaux.
Partout l’homme vit en société. Voilà le premier fait qui est, pour ainsi dire, universel ; car, lorsque, par hasard, un cas contraire se rencontre, la condition dans laquelle l’homme se trouve isolé montre que l’exception est une monstruosité défavorable au développement des facultés humaines et à la production de la richesse. Les sociétés sont organisées en États qui different par le degré de civilisation, par le mode de gouvernement, mais qui ont tous un gouvernement ; et on ne saurait même comprendre qu’elles existâssent sans en avoir. L’histoire et l’expérience de chaque jour montrent, en outre, que la politique, laquelle résulte en grande partie de la direction imprimée aux affaires de l’État par le gouvernement, exerce sur l’économie générale de la société une influence considérable, et qu’elle est au nombre des causes les plus actives qui font ou défont la prospérité des nations ; lorsque l’ordre social est troublé par les fausses mesures de ceux qui, représentant la société, agissent en son nom et l’engagent par leur action, les efforts individuels deviennent le plus souvent impuissants à rétablir l’équilibre, et le corps social tout entier souffre. Une bonne politique est la condition nécessaire d’un bon état économique.
La société se compose d’individus et il n’y a pas de société sans gouvernement. Deux termes sont donc en présence sans lesquels on ne peut pas concevoir la vie sociale : l’individu et l’État. Ils sont l’un et l’autre nécessaires. La science le constate comme le simple bon sens ; elle doit s’efforcer de déterminer le rôle qui convient à chacun, mais elle ne peut nier que le rôle de tous deux soit considérable.
Un autre fait non moins universel, c’est que l’homme vit de richesse et que la richesse est produite par le travail des individus qui emploient à cette œuvre leurs muscles, leur intelligence et leurs capitaux. Lors même que l’État exerce directement une industrie, il enrôle des individus qui exécutent le travail sous la direction de ses agents, et son intervention, qui peut avoir de graves et souvent même de fâcheuses conséquences pour l’ensemble de la production, n’empêche pas que la richesse soit le résultat d’une somme d’efforts individuels.
Cette richesse est l’objet propre de la science économique qui l’étudie dans son origine et dans sa fin, c’est-à-dire dans la production et la consommation, et dans les phases intermédiaires de la répartition et de la circulation, tandis que l’étude de la société n’est pas véritablement l’objet de cette science et ne la concerne que dans la mesure où l’organisation sociale et l’action du gouvernement peuvent intéresser la richesse.
L’économie politique ne se contente pas de composer un recueil de faits relatifs à la richesse ; elle n’est une science que parce qu’elle s’élève, à l’aide des faits observés, à une doctrine. Or, elle voit dans l’homme le véritable artisan de la richesse et elle le proclame. Elle constate que, pour la produire, l’homme a besoin de la nature qui lui fournit ses matériaux et ses forces et que le genre et la quantité de richesse produite est dans une certaine relation avec l’état physique de chaque contrée ; mais que la production dépend beaucoup plus encore de la valeur de l’homme lui-même, de sa force, de son activité et de son assiduité dans le travail, du développement de son intelligence, de sa prévoyance et de sa puissance d’épargne, de sa probité, en un mot que les qualités morales de l’individu sont la force productive par excellence ; ce n’est pas sans raison que l’économie politique est classée au nombre des sciences morales.
C’est en effet la valeur morale de l’homme qui est le principe fondamental de la production de la richesse, la cause prédominante dans l’œuvre économique. La liberté n’est pas le principe, mais elle est la condition sans laquelle le principe ne peut pas exercer toute son action ; on comprend donc l’importance considérable de cette condition, puisque c’est grâce à elle que l’homme peut appliquer ses facultés de la manière qu’il juge la plus profitable et que sa valeur morale peut atteindre son complet épanouissement. Elle n’est pas d’ailleurs seulement une condition, elle implique aussi une sanction, puisqu’elle a pour conséquence la responsabilité et que, sous le régime de la liberté, chacun est payé de ses efforts suivant ses œuvres et par ses œuvres mêmes.
D’autre part, la société est une condition nécessaire au développement de la valeur morale de l’individu, et l’État, qu’il ne faut pas confondre avec la société, est nécessaire à son tour pour assurer l’ordre social et, par lui, le libre essor des activités individuelles,
Ces différents termes sont étroitement liés dans l’œuvre de la civilisation et chacun y a son rôle.
C’est celui de l’État que je veux analyser.
L’État est nécessaire pour assurer la paix sociale et donner la sécurité au travail et aux contrats. Il a de ce chef des devoirs de défense, de police et de justice : personne, dans cette discussion, ne les lui a contestés. Cependant, c’est un rôle sous le couvert duquel il peut commettre les plus dangereux abus, soit par l’exagération du système militaire, soit par l’ambition de conquêtes qu’il peut considérer comme indispensables à sa défense, soit par des mesures inquisitoriales qu’un gouvernement peut déclarer utiles au maintien de l’ordre ou à la stabilité du gouvernement. Les gouvernements despotiques donnent maintes preuves de ce genre d’abus et ils ne sont pas les seuls qu’on puisse en accuser.
Le rôle qui consiste à prévenir ou à punir le mal et qui est en effet le premier service et le plus important qu’une société organisée se doive à elle-même et qu’elle charge son gouvernement, c’est-à-dire l’État, de lui rendre est en quelque sorte négatif.
L’État a, en outre, des devoirs positifs, autrement dit, il doit dans des cas déterminés agir soit seul, soit en concurrence avec les particuliers en vue de procurer à la société certains avantages. Il exécute des travaux publics, tels que routes, ports, aménagement des cours d’eau, et il a le droit, conséquence de son devoir, de le faire lorsque la nature des travaux est telle que les particuliers ne pourraient pas s’en charger, ou que la situation des particuliers est telle qu’ils ne le voudraient pas.
Il contribue au développement intellectuel par l’entretien de musées, de grands établissements scientifiques, d’écoles, par des publications que seul il peut entreprendre, telles que la plupart des statistiques et des enquêtes générales ; il pratique l’assistance publique en prenant une partie des contributions qui sont elles-mêmes une portion du revenu des particuliers pour l’appliquer au soulagement de certaines infortunes et il le fait en vertu d’un sentiment de solidarité qui le porte à étendre ses bienfaits dans la mesure de ses ressources et à laisser d’autant moins l’infortune sans secours que la société est plus riche.
Il intervient dans la distribution de la richesse en déterminant par ses lois l’ordre des successions, tout au moins celui des successions ab intestat, et la nature des contrats. Il agit à la fois par le prélèvement de l’impôt et par le paiement des services publics sur la circulation et la distribution de la richesse.
Le nombre des cas dans lesquels l’action de l’État sur l’économie nationale est nécessaire, utile ou inévitable, est donc très considérable : il ne faut pas nier l’évidence.
Quelques économistes, tout en reconnaissant cette évidence, paraissent disposés à dire que l’État est « un mal nécessaire » qu’il faut accepter, puisqu’il n’est pas possible de s’en passer. Cette expression me paraît malsonnante et contraire au sentiment que l’observation doit inspirer à l’économie politique. Je crois qu’il faut dire : « l’État est une nécessité et un bien », puisque sans gouvernement la société tomberait en poussière, que le droit n’auraient plus de sanction, que la liberté risquerait à chaque instant d’être opprimée, que les qualités morales et la force productive des individus auraient plus de peine à se développer et qu’un grand nombre d’œuvres profitables à la communauté et à ses membres seraient impossibles à réaliser.
Dire que l’État est un bien ne signifie pas que tout ce que l’État peut faire soit bon. L’État est une force considérable ; on peut abuser de lui, comme de toute puissance, et produire le mal en employant à faux un instrument destiné par essence à faire le bien. Il faut d’autant plus y prendre garde que l’instrument, étant très fort, ne saurait être arrêté aussi aisément que l’individu dont l’activité libre est contenue par les activités concurrentes, et que la responsabilité des actes des membres ou des agents du gouvernement ne pèsent pas sur leurs auteurs de la même manière que les actes privés sur les particuliers. Si l’individu se trompe, c’est à son détriment personnel ; si l’État agit mal, c’est la société qui pâtit. L’individu produit la richesse et s’enrichit ou s’appauvrit selon la manière dont il consomme celle dont il est propriétaire. L’État, sauf exception, et ces exceptions ne sont pas toujours dignes d’approbation, ne produit pas ; il consomme la richesse qu’il prélève par l’impôt et il est plus rare d’être économe de l’argent des autres que du sien : on se laisse aller plus facilement au désir d’être utile ou agréable quand les libéralités ne coûtent rien à celui qui n’a que le mérite de les avoir provoquées ou distribuées.
Individu et État, individualisme et socialisme ne sont pas des mots nouveaux ; il y a longtemps qu’ils servent de drapeau à des doctrines qui sont en lutte sur le grand champ de bataille de la philosophie sociale. Le mot socialisme d’État est plus récent et je crains que l’emploi de cette expression, qui n’est pas susceptible d’une définition précise et qui indique une tendance fâcheuse, trop marquée aujourd’hui dans la conduite de plusieurs gouvernements, plutôt qu’une doctrine, n’ait causé parfois quelque confusion dans la langue des sciences sociales. Je ne voudrais pas que l’économie politique acceptât l’antithèse de l’individu et de l’État comme définissant l’objet de ses études et le parti pris de l’individualisme contre le gouvernement comme étant l’expression exacte de sa doctrine. Son objet en réalité est plus large et son caractère plus général ; l’individualisme absolu, celui qui considère l’État comme un mal, est une base trop étroite pour asseoir une science qui étudie la richesse sous toutes ses formes, les relations qui en dérivent et les causes diverses qui peuvent agir sur l’accroissement ou la diminution de la fortune privée et publique.
Je regarde cette doctrine, non seulement comme étroite au point de vue scientifique, mais comme dangereuse au point de vue de l’influence que l’économie politique doit prétendre à exercer dans la pratique des affaires. Car, si elle fait avec raison à la plupart des théories du socialisme le reproche d’être des utopies, il ne faut pas qu’elle donne à ses adversaires le droit de la dénoncer elle-même à l’opinion publique comme étant une doctrine d’école qui se place en dehors des conditions de la vie réelle des nations.
L’économie politique proclame l’énergie libre des individus comme étant la cause de la richesse : c’est là en quelque sorte sa citadelle. Mais il semble qu’elle en démantèle les défenses extérieures lorsque, refusant à l’État tout droit d’agir et toute bonne influence en dehors de la sécurité, elle ouvre elle-même à la critique le chemin de sa forteresse. La critique pénètrerait aisément par cette brèche et la politique passerait dédaigneusement à côté en disant : doctrine académique.
C’est pourquoi je pense que les économistes libéraux professent une doctrine à la fois large, vraie et moins attaquable lorsqu’ils reconnaissent à l’État la part qui lui appartient légitimement. Ils prouvent ainsi au socialisme que, loin d’être des utopistes et des adversaires de la société, ils sont au contraire les défenseurs de la société constituée sur ses fondements naturels, de l’ordre social tel qu’il existe chez les peuples modernes, avec la propriété et la liberté pour bases, l’État pour organe de la communauté et la loi pour garantie des droits de chacun.
Les premiers maîtres de la science ne se sont pas prononcés contre toute action de l’État qui n’aurait pas pour objet unique la sécurité. A. Smith et J.-B. Say, quoique très peu disposés à faire une large part à l’État, lui reconnaissent cependant le droit de donner l’instruction, l’éducation religieuse, d’entretenir « certains établissements utiles au public qu’il n’est jamais dans l’intérêt d’un individu ou d’un petit nombre d’individus de créer ou d’entretenir pour leur compte ». Je ne partage pas toutes les opinions deJ. Stuart-Mill sur le rôle, beaucoup plus considérable, qu’il assigne à l’État ; mais j’adopte la règle générale qu’il a posée et je répète volontiers avec lui : « Le laisser-faire est la règle générale ; c’est à ceux qui demandent et non à ceux qui repoussent l’intervention de l’État de prouver qu’ils ont raison. »
Je puis rapporter à cette règle chaque cas particulier et la prendre pour mesure de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. La doctrine que soutenait naguère M. Dupont-White n’aurait pas été ébranlée par la formule « L’État est un mal nécessaire », parce qu’elle démontrait avec évidence le contraire. Mais elle peut être combattue par cette maxime : « Si l’État contribue à la civilisation et à la prospérité des nations, les individus produisent la richesse et contribuent plus encore au progrès général, et c’est tout d’abord à garantir le libre et complet développement de l’individu que l’État doit s’appliquer. »
Lorsque l’État répand l’instruction, il fait bien. Lorsque l’État s’attribue le monopole exclusif ou gêne la liberté de l’enseignement, sans prouver que de solides considérations de moralité lui en imposent le devoir, il fait mal.
Lorsqu’au Moyen-âge un duc de Bourgogne ordonnait la culture du pinot et proscrivait celle du gamey en vue de maintenir la réputation des vins du pays, lorsque des administrateurs réglaient l’assolement des terres en vue d’améliorer la culture, lorsque les princes conféraient le privilège exclusif de l’exercice d’une industrie dans une ville à des corps de métiers qui le demandaient sous prétexte d’assurer la bonne confection des produits, ils gênaient la liberté et entravaient la production en prétendant la diriger. Dans une nation civilisée, l’État n’a pas pour mission de régenter le travail et il fait mal lorsqu’il essaie, d’une manière quelconque, de se substituer aux individus pour fixer ou imposer les meilleurs procédés de fabrication et de vente.
Mais quand l’État publie sur l’agriculture, l’industrie, le commerce des statistiques, quand il encourage des expériences agricoles, quand il institue des concours, quand il organise des expositions, il instruit, il stimule sans empêcher aucune liberté d’agir : il fait bien.
Pour juger du bien ou du mal que produit l’intervention de l’État, il est nécessaire de procéder à un examen attentif qui, pénétrant au-delà des apparences premières, pousse jusqu’au fond des choses et s’étende jusqu’aux conséquences. Les caisses d’épargne sont une institution excellente ; il est bon que l’État les encourage. Pour les encourager, il s’est chargé d’administrer leurs fonds. L’intention était généreuse et le procédé paraissait sage. Cependant, par suite de l’énorme accroissement de la somme déposée, la conséquence a été une surcharge d’intérêts pour le Trésor, un emprunt déguisé et continu, une aggravation dangereuse de la dette flottante et l’absorption d’une grande quantité de petits capitaux dans des dépenses d’État. Le mal s’est insinué en quelque sorte à travers le bien et indique que la mesure étant dépassé, il faut chercher la limite ou le remède.
Quand une nation s’enrichit, les impôts rendent davantage et l’État peut améliorer ou étendre les services que la société réclame de lui : il le fait légitimement et il doit résulter probablement un bien de ces services. Mais si, cédant à l’entraînement des administrateurs qui aiment naturellement à administrerou aux sollicitations des administrés qui, guidés par des motifs d’interêt personnel ou par des considérations générales d’ordre public et d’humanité, lui suggèrent d’intervenir, l’État augmente ses dépenses plus vite que ne s’accroît le revenu national, si même il absorbe une partie trop considérable de l’excédent à mesure que celui-ci est créé et surtout s’il escompte par des emprunts l’excédent présumé de l’avenir sans que les sommes empruntées soient suffisamment productives, il fait mal. Les économistes peuvent avec raison s’inquiéter de l’accroissement rapide des budgets de presque tous les peuples civilisés depuis un demi-siècle, de l’énormité de certaines dettes publiques et ils ont le devoir de signaler le danger. Je sais bien que l’entraînement est tel aujourd’hui qu’ils n’ont guère la puissance d’arrêter les gouvernements par leurs avertissements ; cependant l’expression du bon sens, appuyée sur de solides arguments, et présenté avec le calme désintéressé de la science, n’est pas sans faire quelque impression et les conseils qu’ils peuvent donner ainsi à l’État ont d’autant plus de chance d’être accueillis favorablement que les conseillers n’affectent pas d’être des adversaires systématiques.
L’expérience montre que les gouvernements, aujourd’hui comme autrefois, sont enclins à cette exagération des dépenses. Les démocraties contemporaines, sollicitées par le désir de satisfaire la foule qui a généralement plus de besoins que de ressources ou par l’ambition de ceux qui recherchent la popularité, y sont particulièrement exposées. C’est pourquoi je comprends le sentiment des économistes qui veulent d’autant plus énergiquement affirmer les droits de la liberté qu’ils la croient plus menacée par les empiétements de l’État dans la pratique et par la doctrine dite socialisme d’État dans la théorie. Ils font ainsi de la politique ; je ne veux faire en ce moment que de la science et la science ne doit jamais, pour réagir contre l’erreur, se pousser jusque dans l’exagération contraire.
M. F. Passy a reproché, je crois, à M. Baudrillart d’avoir dit qu’il fallait combattre le socialisme en lui faisant des concessions. Je ne me souviens pas que M.Baudrillart ait parlé de concessions. Quant à moi, je dirais volontiers que la science économique n’a pas de concessions à faire, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas battre en retraite, qu’au contraire elle doit tenir ferme sur le champ de bataille, ne pas livrer son propre camp à l’ennemi, et n’abandonner aucune parcelle du terrain économique. Elle est la philosophie de l’industrie humaine ; elle ne doit négliger l’étude d’aucune des forces qui sont les organes de cette industrie et des causes de richesse et elle doit proclamer que, si l’individu en est la cause efficiente, la bonne organisation de l’État en est la condition nécessaire.
M. Glasson : Dans la longue mais intéressante discussion ouverte devant l’Académie sur la question ouvrière, on s’est jusqu’à présent surtout placé au point de vue social ou économique ; des observations ont été également présentées au nom du droit public. Je voudrais aborder la question en me plaçant sur un terrain nouveau, sur celui du droit civil. Sous cet aspect, la question est encore très importante et offre un intérêt pratique considérable. Les rapports qui s’établissent entre patrons et ouvriers ne résultent-ils pas en effet d’un contrat du droit civil ? L’ouvrier est créancier de son salaire et trop souvent il a des dettes. Créancier ou débiteur, il mérite à tous égards la sollicitude du législateur. Mais ce n’est pas tout : s’il est marié, sa femme et ses enfants ne doivent pas être oubliés par la loi. Et cependant lorsqu’on recherche dans notre code civil des dispositions destinées à réglementer ces situations si diverses, on est d’abord surpris de ne rien trouver. À vrai dire, l’ouvrier a été presque entièrement oublié dans notre code civil. Il ne faut pourtant pas s’en étonner : tel qu’il existe aujourd’hui, l’ouvrier, travailleur libre et indépendant, est un homme tout nouveau dans notre société. C’est de nos jours seulement que l’industrie a accompli des progrès immenses et est parvenue à un prodigieux développement. Si l’on compare cette industrie moderne à celle des siècles précédents, on peut dire sans exagération que cette dernière était restée à peu près dans l’enfance. D’un autre côté, partout où l’on employait des ouvriers, ceux-ci étaient, comme les patrons, organisés en corporations et les règlements intérieurs de ces corporations déterminaient la condition des ouvriers dans leurs rapports avec les patrons ; ils s’occupaient même de la famille de l’ouvrier, protégeaient sa femme et ses enfants. Lorsque les lois de la Révolution ont supprimé les maîtrises et jurandes, elles ont donné la liberté à l’ouvrier comme au patron. Désormais l’ouvrier était placé dans une condition toute nouvelle. Quelles seraient les conséquences de cette révolution ? Il était tout à fait impossible de le savoir sous le Consulat, au lendemain de la tourmente révolutionnaire. L’industrie n’était pas encore parvenue à s’organiser sur de nouvelles bases. Entre patrons et ouvriers il n’existait aucun usage définitivement établi. En l’absence de précédents, à défaut d’usages, les rédacteurs du code civil ont presque entièrement passé les ouvriers sous silence. Il existe sans doute au titre du contrat de louage deux articles qui parlent des domestiques et ouvriers. Le premier consacre une disposition presque banale en disant qu’on ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée. Autant rappeler l’abolition de l’esclavage et du servage ! — La seconde disposition, celle de l’article 1781, apportait en matière de preuve et au profit du patron ou du maître, une dérogation au droit commun aujourd’hui abrogée par la loi du 2 août 1868 qui a d’ailleurs soulevé plus d’une critique. À vrai dire, le contrat de louage de services entre patrons et ouvriers n’est pas réglementé et les rares dispositions contenues dans des lois spéciales relatives à l’industrie, sont loin de combler cette grave lacune. Les autres contrats de la vie civile, vente, échange, louage des choses, mandat, dépôt, etc., etc., font l’objet de dispositions nombreuses qui évitent aux particuliers les incertitudes et les procès. Nous voudrions que le contrat de louage de services fût réglementé de la même manière, par des lois qui, s’inspirant des usages établis, détermineraient les effets de ce contrat. D’ailleurs ces lois, comme la plupart de celles qui concernent les conventions, étant d’intérêt privé, rien ne s’opposerait à ce qu’il y fût dérogé par des stipulations contraires. En un mot, nous demandons des lois offertes et non imposées aux parties ; c’est à cette condition seulement qu’on évite de tomber dans le socialisme d’État. Même avec ce caractère, ces lois présentent un grand intérêt pratique : elles ont l’avantage de prévenir les procès, de dispenser les particuliers d’entrer dans de longues explications lorsqu’ils contractent les uns avec les autres. Elles servent aussi de modérateur, car on hésite souvent, à moins d’un motif très grave, à s’écarter, bien que d’ailleurs on en ait le droit, d’une disposition consacrée par le code civil. On dit parfois qu’à défaut de loi la jurisprudence en tient lieu et que le contrat de louage entre patrons et ouvriers est suffisamment réglementé de cette manière. Qu’on y prenne garde cependant : les tribunaux ne rendent leurs décisions qu’à la suite de procès. J’aime mieux des textes précis de lois qui préviennent les contestations et dans le silence actuel du code, le contrat de louage de services peut faire naître entre patrons et ouvriers plus de difficultés qu’on ne le croit généralement. J’en citerai une seule à titre d’exemple : lorsqu’un ouvrier est victime d’un accident et demande des dommages-intérêts à son patron, à qui incombe la charge de la preuve ? Est-ce à l’ouvrier à établir que l’accident provient de la faute du patron ou de ses agents ? Est-ce au contraire au patron à prouver que l’accident a sa cause dans l’imprudence de l’ouvrier ? On répond que dans le silence de la loi il faut appliquer le droit commun. Mais quel est le droit commun ? Les jurisconsultes sont loin de s’entendre sur ce point et sans entrer aujourd’hui dans l’examen de cette question, je dirai qu’à mon avis la question est fort complexe et ne comporte pas une solution unique. L’intervention du législateur est indispensable pour mettre un terme aux incertitudes actuelles.
La loi nouvelle devra aussi s’occuper de l’ouvrier créancier de son salaire. Par des raisons d’humanité faciles à comprendre, les rédacteurs du code civil ont déclaré certains créanciers privilégiés, notamment les moissonneurs, les maçons, les gens de service, c’est-à-dire les domestiques ; mais ce dernier terme ne saurait comprendre les ouvriers, comme le décide avec raison depuis longtemps la jurisprudence. Ainsi les rédacteurs du code civil (art. 2101 et 2102), ont songé aux travailleurs qui existaient déjà de leur temps, mais ils n’ont rien dit pour l’ouvrier de l’usine qui a été également oublié dans le code de commerce. En 1838, à propos de la loi sur les faillites, on a pensé à accorder un privilège à l’ouvrier, lorsque son patron est tombé en faillite et ainsi a été réparée en partie une des lacunes des lois du premier Empire. Mais ne doit-on pas accorder aussi un privilège à l’ouvrier lorsque son patron n’étant pas commerçant, se trouve en état de déconfiture ? Sans doute, le plus souvent, le patron est commerçant ; le contraire peut cependant arriver ; c’est ce qui se produit si le patron est une société constituée pour l’exploitation d’une mine et dans ce cas l’ouvrier n’est plus privilégié. N’y a-t-il pas là à la fois contradiction et injustice ?
Si nous supposons maintenant l’ouvrier débiteur, nous allons voir qu’à ce point de vue aussi, il a été oublié. Ici encore des raisons d’humanité, sur lesquelles il n’est pas nécessaire d’insister, ont amené les lois à déclarer certains biens ou certaines créances insaisissables, en totalité ou tout au moins en partie ; et par exemple le coucher nécessaire du saisi et celui de ses enfants ; les livres utiles à la profession, jusqu’à concurrence de trois cents francs ; pour le paysan une vache, trois brebis ou deux chèvres, etc. Les traitements des fonctionnaires publics sont en partie insaisissables (loi du 21 ventose an IX) ; les salaires des matelots le sont complètement d’après une ordonnance du 1er novembre 1745 (art. 3) et un décret du 2 prairial an XI (art. 11). Pour quel motif les salaires des ouvriers qui ont, dans une certaine mesure un caractère alimentaire, ne seraient-ils pas aussi, pour partie au moins, déclarés insaisissables ? Ici encore une loi serait nécessaire. Certains arrêts, il est vrai, ont prétendu que le salaire de l’ouvrier ne peut pas être saisi dans la mesure où il a un caractère alimentaire, mais cette solution est très contestée et il ne serait pas difficile de citer des arrêts de la cour de cassation dans les deux sens.
La femme de l’ouvrier et ses enfants devraient aussi attirer l’attention du législateur. Quelle est en effet aujourd’hui, au point de vue des intérêts pécuniaires, la situation de la femme de l’ouvrier ? Elle est mariée sous le régime de la communauté ; le mari est chef de cette communauté et en cette qualité, il a non seulement le droit de garder ses propres salaires, mais encore celui d’exiger que sa femme lui donne les produits de son travail et il ne lui doit aucun compte de l’emploi qu’il fait de cet argent. Si la femme estime que son mari se livre à des dépenses exagérées, elle peut sans doute demander la séparation de biens, mais il suffit de connaître cette procédure de séparation de biens avec ministère d’avocat, d’avoué, d’huissier, renvoi devant un notaire, etc., pour se convaincre qu’elle ne saurait profiter à la femme de l’ouvrier. En réalité cette législation du code civil protège très efficacement la femme lorsque le ménage possède une certaine fortune, mais elle n’est pas faite pour la femme de l’ouvrier. Aussi cette malheureuse tombe-t-elle dans la plus extrême misère lorsqu’elle est abandonnée par son mari. Il ne lui reste pour toute ressource, dans sa détresse, qu’à invoquer le secours de l’assistance publique. Or ces abandons sont plus fréquents qu’on ne le croit généralement. Il suffit pour s’en convaincre de se renseigner auprès des bureaux de bienfaisance. Chose triste à dire, plus la femme a d’enfants, plus elle court le risque d’être délaissée par son mari. L’ivrognerie et l’adultère sont les deux principales causes de ces abandons. Ne conviendrait-il pas d’établir au profit de ces malheureuses femmes une justice rapide et une procédure simple qui leur permettraient de pratiquer entre les mains du patron une sorte de saisie-arrêt sur une partie du salaire de leur mari et à plus forte raison auraient-elles aussi le droit de conserver pour elles-mêmes, dans certaines circonstances, l’intégralité du produit de leur travail ? On parle trop à l’ouvrier de ses droits, on oublie de lui rappeler ses devoirs. Une loi sur les droits de la femme ouvrière lui dirait qu’il a, comme tous les citoyens, des devoirs à remplir envers sa famille et c’est seulement en lui donnant cet esprit de famille, en lui faisant comprendre la nécessité de l’économie, qu’on parviendra à améliorer sérieusement la condition matérielle et morale de l’ouvrier.
Ces mesures, on le voit, ne sauraient encourir le reproche qu’on adresse avec raison à d’autres projets, d’être entachées de socialisme. Il ne s’agit pas de rendre l’ouvrier incapable civilement, ni d’en faire une personne privilégiée. Ne serait-il pas extraordinaire, à une époque où les ouvriers ont la jouissance et l’exercice de tous les droits politiques, de les frapper d’incapacité civile, tout au moins partielle, sous prétexte de protection ou autre ? Une pareille loi consacrerait la plus étrange des anomalies. Il ne peut pas être davantage question de constituer les ouvriers en classe privilégiée ; nous avons supprimé les classes et les privilèges aussi bien en bas qu’en haut de l’échelle sociale. L’ouvrier doit être et rester dans le droit commun, mais dans certains cas sa situation particulière ou celle de sa famille exige qu’on prenne des dispositions spéciales destinées à le faire profiter de ce droit commun ; il importe que les bienfaits de la loi civile soient accessibles à l’ouvrier et à sa famille. On pourrait y parvenir en adoptant quelques-unes des mesures que nous avons proposées et aussi en élargissant la compétence des conseils de prud’hommes, à la condition d’avoir le soin de maintenir toujours une égalité parfaite dans cette juridiction entre l’élément patron et l’élément ouvrier et de placer ces conseils sous la surveillance et l’autorité des tribunaux d’arrondissement qui devraient remplacer comme juges d’appel les tribunaux de commerce.
De semblables réformes peuvent faire beaucoup de bien et peu de bruit, ce sont encore là les meilleures.
M. Georges Picot : Si j’ai demandé la parole au terme de ce débat, c’est qu’à propos d’une question spéciale[3], j’ai pu vérifier les progrès que fait autour de nous, dans la société moderne, la doctrine du socialisme d’État ; ces progrès me causent une alarme profonde ; aussi me paraît-il très important de ne perdre aucune occasion, non seulement de protester, mais de chercher en commun un remède efficace.
Peut-être est-il facile de dégager de la discussion un petit nombre de principes pratiques, très précis, qui pourront faire avancer la question.
Quelques bons esprits, inquiets des abus dont ils sont les témoins impuissants, très frappés de la puissance publique, veulent s’en servir pour guérir les maux de l’humanité. Ils ont identifié l’État et la société, et comme l’homme a le droit de demander à son semblable aide et assistance, ils en ont conclu qu’il avait le même droit à l’égard de l’État. Toute l’erreur vient du sens attribué aux mots. La société est un fait antérieur qui préexiste à l’idée de l’État, est bien autrement large et comprend de tous autres besoins ; l’homme peut avoir recours à la société dans ses souffrances, dans son isolement, dans l’insuffisance de ses efforts individuels.
L’État n’a ni autant de devoirs, ni autant de droits que la société : il forme le corps politique de la nation, chargé d’assurer l’existence indépendante d’un peuple. L’État agit et parle par l’organe du gouvernement, qui se compose de l’ensemble des hommes qui dirigent les affaires politiques.
Je crois que pour la clarté du débat, il ne faut pas se servir du mot État, mais de l’expression plus concrète de gouvernement.
Un exemple fera comprendre l’avantage de ces définitions : on déclare que l’État ne peut se désintéresser des caisses d’épargne, des sociétés de secours mutuels, des assurances ; rien de plus juste si l’on veut parler de la société française qui doit faire vivre toutes ces institutions de prévoyance. Rien de plus faux, si l’on demande au gouvernement de créer des caisses d’épargne et des sociétés de secours mutuels. Il y a donc une assistance que le citoyen peut demander à la société, c’est-à-dire à son semblable et qu’il ne peut sans danger solliciter du gouvernement.
En prenant trois exemples : les chemins de fer, l’assistance publique et les logements insalubres, il sera aisé d’arriver à une conclusion.
1° La construction des chemins de fer français a donné lieu à une crise trop oubliée de nos jours et qui nous offre en la matière qui nous occupe l’enseignement le plus saisissant.
Une compagnie avait ouvert la première ligne, celle de Paris à Saint-Germain. Une admiration sans limite avait provoqué la création hâtive de compagnies que l’agiotageavait compromises. Un an après, l’initiative privée était découragée et on déposait un projet donnant la construction des chemins de fer à l’État. Des esprits éminents comprirent le péril. Aux partisans exclusifs de la construction par l’État, M. Dufaure, ministre des Travaux publics, répondait : « Ce serait pour l’État le plus noble rôle que de rendre la confiance à l’esprit d’association, de le faire sortir victorieux d’une première et périlleuse épreuve : c’est l’œuvre que nous voulons tenter » (Exposé des motifs, 10 juin 1839. Moniteur, page 943). Toute la discussion de 1839 nous montre le représentant de l’État sur la brèche pour défendre l’action féconde des associations libres et empêcher la Chambre des députés de donner à l’État le périlleux monopole des chemins de fer[4].
S’il ne s’était pas trouvé au ministère des esprits vraiment libéraux, l’ignorance des députés, les entraînements d’une idée simple, eussent créé en France un réseau d’État dont les conséquences pour la fortune publique eussent été désastreuses. Au lieu de cela, de sages transactions, l’expropriation par l’État, les premiers travaux d’art accomplis par ses ingénieurs, puis une rétrocession aux compagnies qui achevèrent les travaux, exploitèrent et préparèrent pour l’avenir une réserve précieuse, tels furent les moyens qui ont permis à l’esprit d’association d’accomplir, avec 10 à 11 milliards de capitaux privés, l’une de ses œuvres les plus fécondes.
2° L’assistance est de toutes les chimères du socialisme celle qui a donné lieu aux plus téméraires divagations. Il y a une école que blesse la vue de la charité privée et qui voudrait faire de la bienfaisance le monopole de l’État. C’est une idée fausse. Il faut laisser la misère toucher ceux qu’elle rencontre, il faut laisser la bienfaisance des individus, celle de la religion se multiplier ; il y a place pour tous les efforts dans le soulagement des misères humaines. Si l’aumône était transformée en impôt, la taxe des pauvres tarirait les sources de la charité privée comme en Angleterre. Il faut en France que l’initiative privée tende à accroître le patrimoine des pauvres. Sait-on que le revenu propre des bureaux de bienfaisance, en dehors des subventions communales et des dons annuels, est de 14 831 000 fr. (1881) ? Les bureaux de bienfaisance ne demandent que 10 millions par an aux communes.
Les établissements hospitaliers en sont au même point. Le revenu annuel constituant leur fortune est de 38 millions par an. Les communes votent 27 millions.
Or chaque année, les dons et legs produisent entre 10 et 15 millions de capital qui viennent accroître le domaine des pauvres.
Si l’on favorisait davantage les dons[5], n’est-il pas évident que dans une certaine période, la subvention de l’État serait nulle ? Tous les efforts devraient tendre vers ce but. Dans nos grandes villes, la création des hôpitaux, des hospices, des maisons de secours, de la charité sous toutes les formes doit appartenir aux individus se groupant dans une pensée de bienfaisance et non à une administration mettant la minutie à la place de l’élan, le calcul à la place du cœur.
Ainsi voilà une question en laquelle nous saisissons sur le vif le socialisme d’État : on voit comment il peut être combattu par les dons de l’initiative privée ; mais cela ne suffit pas, il faut qu’à côté des dons à l’assistance publique, c’est-à-dire à l’État qui a, en France, le monopole de l’assistance, il soit permis de s’associer pour une œuvre de bienfaisance, pour bâtir un hôpital ou fonder un hospice en pleine liberté. Quand ce jour sera venu, les dépenses toujours croissantes de l’assistance publique diminueront. L’individu aura reconquis ce qui est son domaine et l’État se bornera à une haute surveillance, prêt à se charger, en cas de nécessité urgente, du bien qui n’aura pas été accompli.
3° L’insalubrité des logements dans les grandes villes a donné lieu aux théories les plus exagérées. En Angleterre, les partisans de l’État ne se contentent pas de l’inspection locale, des pénalités contre les propriétaires récalcitrants, enfin de l’expropriation ; ils ont obtenu toute une série de mesures pour contraindre le propriétaire à construire sur le terrain déblayé des habitations à bas prix : intervention de l’autorité publique dans le plan, prêt de fonds avec un intérêt réduit, telles sont les dispositions en vigueur. Cela ne suffit pas encore. On propose sérieusement à l’État de se faire constructeur et de loger dans de vastes casernes les employés de certaines administrations. Nous sommes là en plein socialisme d’État. En France, on parle couramment de subventions aux constructeurs, on délibère sur la forme des primes, sur ce qu’on tirera du budget municipal ou ce qu’on réclamera au Crédit foncier. Le jour où l’autorité publique entrerait dans cette voie, on n’obtiendrait plus rien de l’initiative privée. J’ai dit à l’Académie comment à Londres cette initiative s’était exercée, comment en quelques années elle avait assuré à 20 000 familles des logements sains et indépendants, consacrant à cette œuvre 100 millions qui rapportent 5%, et quel élan un tel résultat avait donné aux constructions à bon marché.
Voilà l’exemple que nous devons imiter. Pendant longtemps notre inertie a été absolue ; aujourd’hui il se fait un réveil ; à Rouen, le mois dernier, j’assistais à une réunion de vaillants fondateurs qui, ne demandant rien à la municipalité, ont réuni des fonds qui rapporteront, n’en doutez pas, un intérêt légitime, et qui commencent une vaste construction dans le quartier le plus populeux. Un mouvement analogue se prépare à Paris et dans d’autres villes. Qui pourrait affirmer qu’il y a trente-cinq ans, l’admirable exemple de Mulhouse donnant à sa population ouvrière 1 200 logements, n’ait pas été vicié par le don du chef de l’État accordant d’énormes subventions qui ont eu pour effet de retarder ailleurs l’initiative ? Si à l’heure présente, l’État, ou ce qui revient au même, le Conseil municipal de Paris, accordait quelques millions d’encouragement aux constructeurs, tous les calculs seraient faussés, et j’ose affirmer que les sociétés en germe avorteraient, désertant pour une longue période, une lutte rendue inégale.
En cette matière des logements insalubres, l’État, chargé de la sécurité publique, n’a, en résumé, qu’un droit : la surveillance et la répression. La loi de 1850, révisée, améliorée dans son action, a posé les vrais principes. Partout où la vie est menacée par l’insalubrité du logement, l’autorité publique a le droit de pénétrer, et, comme dernière limite de l’intervention, si un ensemble de masures est déclaré insalubre, l’expropriation peut être décrétée. Pour cela, il n’y a pas de changements à apporter à la loi ; il faut que l’initiative privée contrôle et stimule les autorités locales. Il faut que l’association se dresse en face de l’État comme la protection salutaire de l’indépendance individuelle.
On accuse souvent notre race de répugner à l’initiative. Or, ce qu’a produit l’association en France est prodigieux et nous sommes persuadés que nous assistons aux débuts d’un mouvement qui deviendra le fait dominant du siècle prochain. Sait-on que le capital des sociétés commerciales et industrielles peut être évalué en France à une somme de 35 milliards ![6]
Dans l’État moderne, les services généraux ne peuvent être assurés que par les grandes associations ou par l’État. Quand les économistes parlent de l’effort de l’individu, il faut donc entendre l’individu à l’état collectif, créant une association ou s’unissant à une société déjà formée, mais presque jamais l’individu isolé.
Est-ce à dire que si l’individu n’agit pas, la société doit souffrir ? Que le gouvernement doit demeurer spectateur impassible d’une apathie qui rendait certaine la ruine des intérêts généraux ? Ce serait le contraire de notre pensée.
Si, en 1818, M. Benjamin Delessert n’avait pas fondé les caisses d’épargne, si cette grande initiative individuelle ne s’était pas produite, nul doute que le gouvernement aurait dû se préoccuper de créer cette institution.
Si, en 1839, il ne s’était pas formé de compagnies pour demander la concession des chemins de fer, est-ce que l’État n’aurait pas été forcé d’exploiter les voies ferrées ?
S’il ne s’était pas formé de compagnies pour l’exploitation du gaz, est-ce que l’État ou la ville de Paris n’auraient pas été forcés de créer des usines à gaz nationales ou municipales ?
Suivant l’heureuse et très exacte expression de M. Jules Simon, « il n’y a que les progrès de l’association qui puissent permettre à l’État de retirer sa main, car avant de cesser d’agir, il faut qu’il soit remplacé. S’il n’y avait pas de compagnies capables de creuser nos canaux, d’ouvrir et d’exploiter nos chemins de fer, il est clair que nous serions obligés de demander à l’État de s’en charger lui-même. Cet exemple est frappant : la même nécessité s’étend à tout, aux routes, aux hôpitaux, aux écoles, aux bibliothèques, aux institutions de crédit[7]. » Ainsi donc l’État ne doit agir qu’à défaut de l’initiative privée.
Revenons à la classe ouvrière et au temps présent. Pour le passé, les exemples sont sensibles ; voyons ce que les partisans du socialisme veulent de nos jours attribuer à l’État, et demandons-nous si, par hasard, l’esprit d’association ne suffirait plus à sa tâche.
On parle de l’assurance obligatoire par l’État. Les individus ne comprendraient-ils pas leurs intérêts ? Serait-il nécessaire que l’État, les poussant dans une voie où ils hésiteraient à entrer, se fit leur tuteur ? Rien n’est moins nécessaire. Le mouvement naturel qui porte vers l’assurance agit de telle sorte qu’en cinq années les capitaux assurés ont doublé[8] ?
Pour la caisse des retraites, a-t-on mesuré le courant qui entraîne les déposants ? De 7 millions en moyenne avant 1870, les dépôts se sont élevés à 39 millions en 1879, à 59 millions en 1880, à 68 millions en 1881. Dans cette dernière année 106 000 parties prenantes touchaient au total une rente de 17 millions de francs.
Ce développement inouï prouve que l’obligation est inutile. Lorsque la libre prévoyance se manifeste, pourquoi introduire la tutelle de l’État ?
Ce n’est pas seulement dans l’ordre purement industriel ou en vue des accidents de la vieillesse que s’est produite l’activité individuelle. Les associations agricoles se forment de toutes parts. Afin de conjurer la crise, pour multiplier les forces, pour introduire le progrès dans l’agriculture et répandre les engrais chimiques, des syndicats s’établissent en un grand nombre de départements. Contre les ravages du phylloxera, il y a un département, le Rhône, où plus de 300 syndicats se sont constitués pour lutter et vaincre les ravages de l’insecte à l’aide de sulfure de carbone.
Prétendre que notre race est impropre à l’association, à l’initiative et qu’elle a besoin partout et toujours de l’État est une calomnie.
Il faut développer toutes les formes de la prévoyance, il faut en introduire de nouvelles ; il faut établir parmi nous et répandre les sociétés de consommation, qui en 1882 comptaient en Angleterre 613 000 membres et faisaient 640 millions d’affaires ; il faut faire connaître le mécanisme des sociétés de prêts fonciers (Building Societies) au nombre de 1 773 comptant 508 371 membres et possédant un capital de plus de 1 200 000 fr. ; il faut étudier les banques populaires italiennes qui se sont multipliées sous l’ardente influence de M. Luzzatti, et qui possèdent 62 millions de capital et 236 millions de dépôts. Ce que nous avons fait est le gage de ce que nous saurons faire. Le découragement, l’abdication entre les mains de l’État est la pire des conduites.
Plus la démocratie se développe, et plus il faut se défier des doctrines qui tendent à faire de l’État le moteur universel. « Avec le progrès de l’égalité, disent certains sophistes, avec la diminution des grandes influences venues de la fortune héréditaire, il faut rendre le gouvernement plus habile et plus actif, afin que la société puisse exécuter ce que les individus ne peuvent plus faire. La tâche du pouvoir social s’accroîtra donc sans cesse, et ses efforts même la rendront chaque jour plus vaste. »
À ces erreurs funestes, il n’y a qu’une réponse : ce sont les associations qui, chez les peuples démocratiques, doivent tenir lieu des particuliers puissants que l’égalité des conditions à fait disparaître. « Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, a dit admirablement M. de Tocqueville, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît. » (Tocqueville, Démocratie en Amérique, III, 182).
À défaut de cet effort, l’individu isolé étant impuissant, le triomphe du socialisme d’État dans le monde est un fait inévitable.
M. Aucoc demande la permission d’ajouter aux observations de M. Picot, auxquelles il s’associe complètement, un fait et un nom qui lui paraissent dignes de l’intérêt de l’Académie.
M. Picot a parlé des difficultés qu’avait rencontrées, à ses débuts, la création des chemins de fer par l’industrie privée. Parmi les fondateurs du premier chemin de fer établi à la fois pour les voyageurs et les marchandises, le chemin de chemin de fer de Saint-Germain dont l’énergie a su triompher de ces difficultés, un seul survit aujourd’hui. C’est M. d’Eichthal, qui, après avoir présidé en 1835, il y a cinquante ans, le conseil d’administration du chemin de Saint-Germain, préside encore aujourd’hui le conseil d’administration des chemins de fer du Midi.M. d’Eichthal est arrivé à l’âge de quatre-vingts ans, il n’a rien perdu de son activité.
Ce n’est pas seulement aux grandes affaires industrielles qu’il a donné son concours. Il est un des fondateurs de la Société qui a créé l’École libre des sciences politiques si bien dirigée par notre confrère, M. Boutmy ; il a été président de la Société pour l’avancement des sciences ; il est vice-président de la Société des amis des sciences, fondée par MM. Thénard et Dumas pour soulager les infortunes des savants ou de leurs familles. Il a donné, dans toute sa vie, un bel exemple de l’initiative privée et du bien qu’elle peut faire.
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[1] L’Individu contre l’État, traduit par J. Gerschel, p. 100.
[3] Les logements d’ouvriers à Londres et à Paris. Voir le mémoire lu à l’Académie en mai 1885.
[4] M. Dufaure, sa vie et ses discours. Paris, C. Levy, 1883, p. 137.
[5] Les plus généreuses donations ne donnent même pas lieu à une plaque de marbre rappelant le donateur. Il semble que la routine administrative s’applique à décourager les élans par tous les moyens.
[6] L’impôt de 3% sur les valeurs mobilières a produit en 1884 la somme de 47 millions, ce qui correspond à un revenu de 1 567 millions, soit à un capital supérieur à 30 milliards.
[7] La Liberté, t. I, p. 271, 274.
[8] Les capitaux assurés, de 315 060 000 fr. pendant l’année 1878, sont montés à 689 865 156 fr. dans le cours de l’année de 1882. Le total des sommes assurées aux compagnies françaises qui était de 1 778 570 000 fr. au 31 décembre 1878, montait au 31 décembre 1882 à 2 760 170 529 fr.
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