En 1899, Yves Guyot commente le projet sioniste, de constitution d’une nation juive en Palestine. Pour lui, très engagé pour défendre Dreyfus et les juifs contre la vague antisémite qui s’est répandue en Europe, le sionisme est un mirage dangereux, qui renforce maladroitement l’antisémitisme. Au lieu de faire société, dans les nations au sein desquelles ils vivent, les juifs demandent à s’isoler, ils affirment qu’ils sont des membres épars d’une grande nation qui doit encore être créée. Ils abandonnent ainsi la cause de la liberté et font ce que leurs ennemis veulent qu’ils fassent.
Yves Guyot, « Le sionisme et l’antisémitisme », Le Siècle, 4 juillet 1899.
LE SIONISME ET L’ANTISÉMITISME
I. Le sionisme
M. Alfred Berl vient de publier dans la Grande Revue une remarquable étude sur le mouvement sioniste.
« L’an prochain à Jérusalem », est une phrase consacrée dans le ritualisme hébreux : mais jusqu’en 1896 chacun la répétait sans y attacher plus d’importance qu’aux anciennes prophéties qu’on interprétait dans un sens religieux et mystique et non dans un sens temporel. « Depuis la conquête romaine et sous l’action graduelle des siècles, dit M. Alfred Berl, les juifs dispersés à travers l’Europe, l’Afrique septentrionale et l’Asie mineure, avaient cessé de former un peuple. » Il ajoute : « au Moyen-âge, ils n’étaient plus qu’une race ». Une race ? En est-il bien sûr ? Et qu’est-ce qu’une race ?
Pendant le XVIIIe siècle, en Allemagne, Moïse Mendelssohn exprima les vues de ses compatriotes et de ses coreligionnaires, en déclarant que la nationalité juive n’existait plus depuis le IIe siècle et que les juifs ne formaient plus qu’une confession religieuse. Chaque israélite appartenait donc à la nation dans laquelle il était né et où il vivait. Ce fut ce principe qu’invoquèrent, en France, Mirabeau et l’abbé Grégoire pour les faire participer aux droits et aux charges civiques. Pendant tout le XIXe siècle, les juifs, loin de vouloir se séparer, demandaient leur assimilation. Ils l’obtinrent dans toute l’Europe occidentale. La Roumanie et la Russie seules résistaient à ce mouvement. Cependant Nicolas Ier et Alexandre II commencèrent à abattre les barrières qui cantonnaient les juifs polonais dans certaines régions et dans certaines professions. L’éducation supérieure leur était ouverte. En 1865, ils se précipitèrent vers elle. On peut évaluer que, sur six millions de membres du judaïsme polonais et russe, un dixième avait achevé sa transformation au moment de la mort d’Alexandre II, en 1881.
M. Pobedonoszef, procurateur du Saint-Synode, et le général Ignatief étouffèrent ce mouvement qu’ils voyaient avec méfiance. On appliqua avec rigueur les anciennes lois ; on en fit de nouvelles pour refouler les israélites et les parquer dans un ghetto légal et moral. À l’exception de ceux qui étaient compris dans les catégories « de diplômés supérieurs, de marchands de première guilde et d’artisans habiles », on interna les autres dans les dix gouvernements de la Vistule et les quinze gouvernements appartenant à la Petite-Russie, à la Russie Blanche et à la Nouvelle Russie. Là ils se trouvaient en proie à la misère matérielle et étaient exilés même des écoles primaires.
Des populations ainsi malmenées espéraient leur salut dans l’émigration. Le docteur Pinsker reprit alors les idées que Moïse Hesse avait indiquées en 1850 dans un livre qui n’avait eu aucune répercussion. Telle est l’origine du sionisme. Mais les ouvriers ne songèrent point à aller à Jérusalem. Environ 700 000 d’entre eux, depuis 1881, ont émigré aux États-Unis. Le baron de Hirsch, en 1892, dirigea l’émigration juive vers la République Argentine.
Ce furent des étudiants russes et des étudiants roumains qui essayèrent de reconstituer le royaume de Jérusalem, en fondant près de Jaffa une première colonie. Grâce aux libéralités de M. Edmond de Rothschild, qui agissait par philanthropie et non pour la propagande sioniste, ils sont parvenus à fonder une vingtaine de villages où vivent un millier de familles.
En fait le sionisme conscient date de 1896 et reçut sa formule et son impulsion du docteur Théodore Herzl, ancien correspondant à Paris de la Nouvelle Presse libre de Vienne, à qui se joignit le docteur Max Nordau, bien connu en France par ses Mensonges de la civilisation et la Dégénérescence. L’un et l’autre sont des esprits très libres, qui ne sont point dirigés par les idées mystiques empruntées aux traditions liturgiques, ou aux anciennes prophéties.
Le sionisme pratique avait été provoqué par les persécutions russes : le sionisme théorique est la conséquence de l’antisémitisme qui s’est produit dans l’Europe occidentale.
II. L’antisémitisme
En Allemagne, pour combattre le parti progressiste, M. de Bismarck soutint le réactionnaire piétiste Stœcker.
En Autriche, l’antisémitisme, au lendemain du krach de 1873, dit M. Alfred Berl, fut la revanche des catholiques contre la politique réformatrice, libérale, laïcisatrice que le comte Schmerling et le prince Auersperg avaient substituée à la politique de compression et d’obscurantisme des Metternich, des Bach et des Stadion. Lichtenstein demanda l’abrogation de la neutralité de l’école. Il échoua. Alors il mit en œuvre la vieille tactique, indiquée par Michelet dans son Histoire de France (f° VII) : « Lorsque l’absolutisme clérical se sent menacé dans son autorité, ou dans son influence, ou dans ses intérêts par les progrès de l’esprit critique, il pare le coup par une diversion contre les juifs. »
Lichtenstein attaqua le parti libéral en attaquant les juifs, et M. Taaffe les sacrifia pour payer l’appoint parlementaire des cléricaux et des Slaves de Bohême. Cette politique a produit M. Lueger, le maire de Vienne, le chef de la démagogie antisémite.
En France, M. Brunetière a dit avec raison que l’antisémitisme est la revanche du Seize-Mai, des réactionnaires et des cléricaux, qui ne pardonnent pas à la République d’avoir remplacé les régimes de leur rêve. Ne pouvant culbuter la République, les jésuites ont fait comme en Autriche. Ils se sont vengés des décrets du 30 mars 1880, du krach de l’Union générale, de la laïcisation de l’enseignement par l’antisémitisme, auquel ils ont mêlé le boulangisme et le Panama, et dont l’affaire Dreyfus est la plus haute expression.
Les deux journaux du Vatican, la Voce della Verità et l’Osservatore, sont antisémites.
Toutefois, il y a encore des pays où l’antisémitisme n’a pas d’influence. En Italie, l’abstention du parti noir dans les élections en a préservé le Parlement ; la Hongrie, quoique en grande majorité catholique, malgré quelques manifestations locales, n’en est pas imprégnée ; l’Angleterre, la Hollande la Suisse, les Pays Scandinaves en sont à l’abri.
Les juifs ne sont donc pas expulsés ni pourchassés de partout : et, en dépit de Drumont et des bandes à Guérin, beaucoup pourront trouver encore que le séjour de Paris n’est pas trop désagréable.
III. La duperie du sionisme
Le sionisme de MM. Herzl et Max Nordau est une conception à la Gribouille. Les antisémites veulent l’expulsion des juifs. — « Nous ne demandons pas mieux que de nous en aller », acquiescent MM. Herzl, et Max Nordau. Drumont, au nom des jésuites, veut les chasser de France. Ils lui répondent : « Que ta volonté soit faite ! Nous frétons le bateau qui nous emportera à Jérusalem. »
Alors Drumont et ses complices redoublent d’audace, du moment qu’ils voient les juifs prêts à fuir, et leur crient : « Plus vite que ça ! Allons ! Déguerpissez ! Allez à Jérusalem ! Vous reconnaissez vous-mêmes que vous êtes des étrangers dans chaque pays, que vous n’avez qu’une patrie : allez la rejoindre ! »
M. Herzl donne un argument aux antisémites quand il dit : « La question juive existe ; ce n’est point une question religieuse ni même sociale. C’est une question nationale… » Il affirme la persistance des différences qui séparent les juifs des autres peuples. On peut y répondre par cette formule humoristique que chaque peuple a les juifs qu’il mérite. Ces différences pourront être sensibles en Pologne.
Elles s’effacent en France. Je me sens très proche parent de juifs chez qui depuis plus de vingt ans, à travers les bonnes et les mauvaises fortunes de ma vie accidentée, j’ai trouvé toujours la même amitié, tandis que je ne pourrais pas en dire autant de quantité de chrétiens.
Les sionistes posent la question comme les antisémites. Singulière manière de leur répondre : et ils en arrivent à faire partie liée. M. Herzl reconnaît que l’assimilation s’accomplirait si l’antisémitisme consentait à désarmer pendant une cinquantaine d’années. L’antisémitisme est le marteau pilon qui agglomère et consolide le judaïsme. Si les docteurs du sionisme, MM. Herzl et Max Nordau, étaient des fanatiques, ils devraient rendre des actions de grâce à d’antisémitisme.
Mais, en réalité, ces hommes intelligents, ces esprits affranchis de superstitions, ces perspicaces sont des dupes.
Ils veulent faire ce que leurs ennemis veulent qu’ils fassent.
Le sionisme est un piège antisémite. Le sionisme, c’est la résignation à la proscription.
M. Alfred Berl a très bien dit que « le sionisme, s’il pouvait aboutir, ne serait qu’un expédient précaire ; il ne ferait que sauver momentanément des proscrits. Cela ne suffit pas. C’est la proscription même, c’est l’idée de proscrire qu’il faut anéantir. »
IV. Notre solidarité
Singulier aveuglement de croire que l’antisémitisme ne met que les juifs en cause !
M. Alfred Berl précise admirablement la question :
« Les deux ennemis irréductibles, l’esprit libéral et l’esprit réactionnaire, sont de nouveau aux prises. Les antisémites sont les enfants perdus du parti clérical et réactionnaire ; l’extermination des juifs n’est qu’un article du programme ; elle ne se suffit pas à elle-même, et le parti, s’il est victorieux, exigera bien d’autres exécutions. Mais l’antisémitisme ne saurait triompher tout seul : il suivra le sort de toute la réaction. De même, le destin des juifs est lié à l’avenir des principes libéraux. »
Nous, pénétrés de la Déclaration des droits de l’homme, nous venons d’affirmer aux juifs, nous venons de leur prouver, non seulement par des paroles, mais par des actes, que nous ne séparons pas notre sort du leur. À notre tour, au nom de la liberté, nous venons dire à ceux qui seraient tentés de se laisser entraîner vers le sionisme : — Ne séparez pas votre sort du nôtre ! Car nous avons les uns et les autres à défendre une chose commune : la liberté !
Yves Guyot.
Laisser un commentaire