Ernest Martineau, Le régime protectionniste c’est la diète !, Journal des Économistes, novembre 1904.
LE RÉGIME PROTECTIONNISTE C’EST LA DIÈTE !
Je dois quelques explications aux lecteurs du Journal des Économistes au sujet du titre de cet article. Un accident léger m’ayant privé momentanément de l’usage de la main droite, un jeune étudiant en droit, qui s’intéresse aux questions économiques, s’offrit obligeamment pour me servir de secrétaire.
Je lui dictai un article portant ce titre : Le régime protectionniste, c’est la disette. Reprenant ensuite, en le développant à un point de vue nouveau, le thème que j’ai déjà traité dans mon article d’octobre dernier sur le campagnol du protectionnisme :
« Cette variété de campagnol, lui dictai-je, se distingue du campagnol ordinaire si justement redouté de nos agriculteurs, en ce que les ravages de celui-ci s’exercent sur les récoltes alors qu’elles sont encore sur pied, tandis que le campagnol protectionniste fait sa mauvaise besogne après les récoltes faites sur le marché où se vendent les produits ; c’est là qu’il ronge, détruit, transforme l’abondance en disette, en vue de produire la cherté. »
Protection, en effet, c’est renchérissement ; protéger, c’est forcément, de l’aveu même de M. Méline, fort expert en la matière, c’est inévitablement renchérir ; protection, c’est donc disette, puisque les législateurs n’ont aucun autre moyen à leur disposition pour créer une cherté artificielle, que d’opérer la rareté des produits, de faire le vide sur le marché.
« Étrange régime, ajoutai-je, qui enchaîne notre liberté d’acheter et nous place sous la tutelle d’un protecteur qui, pour nous enrichir, applique ce principe : La richesse, c’est la disette. »
La dictée finie, je priai mon secrétaire improvisé de me remettre le manuscrit pour le lire. Quelle ne fut pas ma surprise en m’apercevant que partout où j’avais dicté disette, mon fallacieux secrétaire avait écrit : diète. Je m’adressai à lui d’un air sévère, d’autant plus qu’il me sembla que le traître souriait, d’un air malin, dans sa barbe naissante.
« Que signifie, lui dis-je, cette substitution de diète à disette ? Si la chose ne s’était produite qu’une fois, je mettrais la faute au compte d’une étourderie, d’une distraction passagère, mais cette faute se répète partout ; chaque fois que j’ai dicté : disette, vous avez écrit : diète. »
— Est-ce bien une faute, objecta-t-il avec un grand sang-froid, et croyez-vous que j’ai trahi votre pensée en remplaçant disette par diète ?
Et comme je me préparais à répliquer, il ouvrit un dictionnaire au mot diète et lut :
« Diète, abstinence complète ou partielle d’aliments. » — Vous voyez bien, ajouta-t-il, que diète, disette, c’est la même chose. La racine des deux mots paraît bien être identique ; et puis si, au lieu du gros morceau de pain de la liberté, je suis réduit au petit morceau de pain de la protection, je suis rationné apparemment, mis au régime de l’abstinence partielle ; si, en outre, par suite du renchérissement du pain résultant de la disette du blé, le vide est fait dans ma bourse, il ne me reste plus le moyen d’acheter du beurre pour mettre sur mon pain, et c’est l’abstinence totale, complète de l’aliment beurre. Est-ce clair, et n’avais-je pas raison de dire que je n’ai nullement trahi votre pensée en mettant diète à la place de disette ?
J’étais, je l’avoue, à bout d’objections, étonné et ravi à la fois de la force de cette argumentation, de la sagacité de cette jeune intelligence. Cependant, pour contrôler ses dires, je le priai de me passer le dictionnaire, voulant me rendre compte par moi-même de la définition dont il m’avait donné lecture. Je remarquai alors que, dans le dictionnaire, à la suite des mots : abstinence d’aliments, se trouvait ce complément: « pour cause de maladie ». Ceci me fit réfléchir ; il me parut que mon secrétaire avait, avec intention, troqué la citation, la définition donnée, et, pensant le trouver en défaut, je lui fis remarquer que le mot diète décidément ne pouvait convenir, puisque la diète étant une abstinence d’aliments en cas de maladie, il faudrait supposer, pour l’exactitude de sa substitution, que le peuple français tout entier était malade, hypothèse évidemment inadmissible.
La réplique ne se fit pas attendre :
— Je soutiens, au contraire, répondit-il sans sourciller, que c’est votre manière de voir qui est inadmissible.
Peut-on admettre, en effet, qu’un peuple qui laisse opérer dans ses lois, non la multiplication mais la soustraction des pains et, du reste, la soustraction de tous les produits protégés, qui se laisse ainsi condamner, par les docteurs de la Faculté protectionniste, au régime du carême forcé à perpétuité ou à temps, est-il possible d’admettre que ce peuple soit à l’état sain ? Non ; pour se laisser traiter de la sorte, ce peuple, à coup sûr, a une fêlure au cerveau.
— Ce n’est pas précisément exact, dis-je ; le cerveau de ce peuple n’est pas fêlé, il n’est qu’obscurci par des préjugés absurdes.
— Mais encore, répliqua-t-il, vous voyez bien qu’il n’est pas à l’état sain, et qu’il faut le purger.
Que répondre à cela ? Il ne me restait qu’à m’incliner et à conclure, d’accord avec lui, à la nécessité d’une purge, au moyen de quelques grains de bon sens, pour rendre à ce peuple, protégé de cette étrange sorte, assez de lucidité d’esprit pour lui faire voir que ce qui constitue la vraie richesse des hommes, c’est l’abondance des choses.
Et voilà pourquoi, toute réflexion faite, j’ai conservé le titre de cet article, tel que mon secrétaire l’a écrit :
« Le régime protectionniste, c’est la diète. »
ERNEST MARTINEAU.
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