Il y a un siècle, la fin du premier conflit mondial démontrait, outre le besoin d’une organisation de la paix mondiale, la fragilité de l’équilibre économique de la plupart des nations européennes, fortement dépendantes, pendant la paix mais surtout en cas de guerre, des approvisionnements en pétrole des États-Unis ou d’ailleurs. Aux yeux de nombreux économistes libéraux français, des impératifs de sécurité nationale semblaient légitimer un contrôle réglementaire de l’État sur la production et l’importation de pétrole en France. Un tel contrôle serait aussi un moindre mal, disait-on, en comparaison d’un monopole public sur le pétrole, dont l’idée était alors agitée.
Le problème du pétrole en France
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE. — SÉANCE DU 3 FÉVRIER 1928
[Journal des Économistes (Février 1928).]
La parole est donnée à M. Edgar Allix pour exposer le sujet inscrit à l’ordre du jour :
LE PROBLÈME DU PÉTROLE EN FRANCE
Le 31 mars 1926, la Chambre des députés a voté un amendement la loi de finances qui est devenu l’article 53 de la loi du 4 avril 1926, et qui est ainsi conçu : « À partir du 1er avril 1927, l’importation des pétroles bruts et de ses dérivés ne pourra être faite que par les représentants de l’État ou les personnes accréditées par lui. Un règlement d’administration publique déterminera les conditions d’application de cette disposition. » Le délai primitif a, depuis lors, été prorogé jusqu’au 1er avril 1928. Mais à cette date, si nous nous attachons au texte, le régime intitulé « régime définitif » du pétrole par la loi du 10 janvier 1925 devra avoir pris fin et céder la place à une organisation de monopole.
Comment se pose pour nous le problème du pétrole ? Quelle a été la politique du pétrole que nous avons suivie jusqu’ici ? Quelle est enfin la valeur de la solution du monopole ? Tels sont les trois points que je voudrais envisager brièvement.
L’importance du problème du pétrole ne nous a été révélée que par la dernière guerre. Apparu chez nous aux environs de 1862, le pétrole n’avait été pendant longtemps qu’un article d’épicerie. Depuis 1900, son rôle avait commencé à s’élargir et à se transformer, avec l’apparition en 1900 des premiers moteurs à explosion et le prodigieux développement de l’automobilisme, avec le moteur à combustion interne de Diesel, alimenté au mazout, et enfin avec l’utilisation du mazout pulvérisé par de puissants injecteurs pour la chauffe de la chaudière des grands navires et des locomotives. Nos importations étaient passées de 400 000 tonnes en 1900, à 700 000 en 1913.
La question du pétrole n’avait cependant guère été envisagée jusque-là chez nous qu’au point de vue fiscal. En 1914, il n’y avait plus pratiquement un seul raffineur en France.
Il fallut la guerre pour qu’on s’aperçût de la nécessité pour un grand pays comme le nôtre d’avoir une politique du pétrole. Au début, l’industrie française parvint, au prix de difficultés inouïes, à assurer notre ravitaillement civil et militaire. Les choses changèrent avec l’entrée en guerre des États-Unis, l’Amérique refusant de vendre du pétrole aux particuliers et réquisitionnant sa flotte pétrolière, alors que la nôtre était décimée par les sous-marins. Nos raffineurs durent demander aide au gouvernement. On était parvenu comme on l’a dit « à atteler la Standard Oil et la Royal Dutch » au char de la victoire.
Au plus fort de la crise, le gouvernement français avait pris en main la direction de notre ravitaillement et créé le 29 juin 1918 un consortium du pétrole. C’était là une application du système du monopole, nécessitée par les circonstances de guerre. Le consortium a fonctionné d’une façon satisfaisante, mais avec le concours et l’appui du gouvernement des États-Unis. En second lieu, à l’expiration du consortium, en 1921, les pétroles étaient en pleine baisse ; le consortium aurait liquidé avec un déficit d’environ 175 millions, si ce déficit n’avait été masqué par des artifices de péréquation.
Du fait de la guerre, la gravité du problème du pétrole éclatait à tous les yeux. Ce problème se ramène à ceci. Le pétrole est un produit indispensable dans la paix et surtout dans la guerre où le ravitaillement en essence est une question de vie ou de mort. Or la France n’en possède pas et elle est tributaire, pour ses approvisionnements, des pétroles étrangers, aux mains de trusts puissants.
L’importance du pétrole, un premier témoignage nous en est fourni par le prodigieux accroissement de la consommation française : 700 000 tonnes en 1913, 1 200 000 tonnes en 1922, 2 100 000 tonnes en 1926. À peu près le même chiffre en 1927.
Or, ce pétrole qui est pour nous comme pour tous les peuples modernes un élément vital, où en trouve-t-on ? Hors de chez nous, à l’exception d’un contingent infime.
Géographiquement, le pétrole est très inégalement réparti dans le monde. On peut distinguer plusieurs centres de production : 1° les États-Unis qui fournissent 71 à 72% de la production mondiale. Notons, ceci est essentiel, que la consommation de ce pays absorbe aujourd’hui et au-delà la production nationale. Ce qu’il exporte, ce sont les pétroles du Mexique et aussi de l’Amérique centrale et du Sud qui viennent se faire raffiner dans ses usines.
2° Le Mexique, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud qui, en 1926, ont fourni environ 14% de la production mondiale et qui, n’ayant qu’une consommation restreinte et ne possédant pas, d’autre part, de raffineries, sont largement exportateurs de produits bruts dont une partie passe pour s’y faire raffiner par les États-Unis ;
3° Le groupe : Indes orientales, Perse, Oural, Caucase, Mésopotamie, qui se trouve en général dans la même situation. La production mésopotamique, encore à ses débuts, paraît vouée à un grand avenir. Quant à la Russie, elle s’efforce de développer ses exportations, même au détriment de sa consommation nationale, et augmente l’outillage de ses raffineries pour accroître la proportion de ses ventes de raffinés ;
4° Enfin la Pologne et la Roumanie dont la production ne couvre guère que les besoins et où est interdite l’exportation de non raffinés. La production mondiale qui n’était, en 1914, que de 56 millions de tonnes a dépassé, en 1926, 156 millions 1/2. La part de la France est infinitésimale : 70 000 tonnes.
Les affaires de pétrole — et c’est là le point capital — sont aux mains de quelques grands trusts qui se font une guerre acharnée tant pour la conquête des débouchés que pour celle des lieux d’extraction.
La plupart des entreprises pétrolières se rattachent, en effet, à l’un des trois grands groupes de la Standard Oil, de la Royal Dutch-Shell et de l’Anglo-Persian. Le plus ancien est la Standard Oil fondée en 1870 et subdivisé depuis 1911 en un certain nombre de sociétés particulières pour échapper à la loi fédérale contre les trusts.
En dehors de ces groupements figurent ce que l’on appelle « les Indépendants ».
Défions-nous cependant de ce catalogage. La réalité est bien plus complexe que ne le ferait supposer une semblable nomenclature. Les trusts d’abord sont des formations conjointes réunissant dans une même communauté d’intérêts des éléments très divers et qui ne sont pas toujours d’accord entre eux : leur contrôle est ramifié dans l’espace et inégalement gradué, depuis la domination absolue de certaines entreprises jusqu’à une simple participation minoritaire dans d’autres, d’où un enchevêtrement d’influences inextricables. Un rapport récent de la Federal Trade Commission américaine semble indiquer que les sociétés groupées dans la Standard Oil sont, depuis 1911, devenues plus ou moins indépendantes les unes des autres, et de fait, on a vu récemment la Standard Oil de New York et celle de New Jersey se chamailler à propos des pétroles russes.
Quant aux indépendants, ce ne sont pas seulement quelques isolés, échappés aux tentacules des trusts géants ; à eux tous, ils représentent 40% de la production américaine. Leur indépendance n’est d’ailleurs que relative ; chez eux aussi, on retrouve des participations et des communautés d’intérêts, si bien qu’on distingue parfois les indépendants et les demi-indépendants et ils comprennent des groupes fort importants comme le groupe Sinclair ou encore la Philipp Petroleum Cy dont on a beaucoup parlé en ces derniers temps et qui produit, à elle seule, près du double de la quantité de pétrole consommée en France.
Cette concentration mondiale de l’industrie du pétrole a naturellement réagi sur l’organisation des marchés d’exportation et, en particulier, du marché français, où on relève une emprise croissante des trusts. En 1918, il y avait, en France, dix grandes sociétés de pétrole qui achetaient librement, choisissant leur fournisseur au mieux de leurs intérêts et selon les circonstances. L’adjonction de la Société de Pechelbronn depuis la guerre et de la Société française des carburants en ont porté le nombre à une douzaine. Or, plusieurs de ces sociétés ont été absorbées par les trusts dont elles ne sont plus que les représentants : la Société Jupiter (Deutsch de la Meurthe) par la Royal Dutch, la Pétroléenne et la Compagnie générale de Marseille par la Standard, la Compagnie industrielle des pétroles, par le groupe Sinclair, les maisons Paix et Lesuir, par l’Anglo-Persian.
Les Sociétés françaises indépendantes, du type de Lille-Bonnières, par exemple, qui continuent à s’approvisionner librement suivant les occasions, sont aujourd’hui une minorité qui lutte péniblement pour l’existence.
Telle est la situation. Elle n’est pas, au point de vue français, très réjouissante.
Relevons d’abord le reproche adressé au gouvernement de ne pas avoir eu une politique du pétrole. Rien n’est plus faux ; depuis plusieurs années, nous assistons, au contraire, au développement méthodique d’une action qui s’est manifestée dans plusieurs directions
Tout d’abord — et c’est là l’effet le plus intéressant — dans l’extension de notre participation aux grands gisements de pétrole. Sans avoir le loisir d’insister sur ce qui a été fait du côté de la Pologne et de la Roumanie, je me bornerai à rappeler l’accord de San Rémo et la création de la Compagnie française des pétroles. Aux termes du pacte de San Rémo du 24 avril 1920, la part de la Deutsche Bank dans la Turkish Petroleum Cy qui était de 25%, 25% appartenant à la Royal Dutch et 50% à l’Anglo-Persian, a été transférée à la France. Depuis lors, les États-Unis, ayant protesté au nom du principe de la porte ouverte, 25% ont été attribués à la Standard Oil sur la part de l’Anglo-Persian, qui a été réduite d’autant, celle de la France restant fixée à 25%. Nous sommes donc quatre participants aux pétroles de Mésopotamie.
Pour gérer cette participation, le gouvernement a provoqué, en mars 1924, la constitution de la Compagnie française des pétroles, maintenant au capital de 75 millions et fondée avec le concours de nos grandes banques d’affaires et de sociétés pétrolières, y compris d’ailleurs les filiales françaises des trusts. C’est une société purement privée, l’État n’ayant souscrit aucune part de capital, mais cependant contrôlée par l’État, qui y est représenté par deux commissaires et dont tous les administrateurs doivent être français et agréés par le gouvernement. De par ses statuts, elle ne peut faire en France d’opérations directes ou indirectes de distribution avec des produits autres que ceux de sa production. Depuis 1923, la Compagnie s’est également intéressée pour moitié dans un groupe de recherches en Colombie.
L’État, en second lieu, s’est efforcé d’accroître nos ressources indigènes, à peu près inexistantes avant que les gisements alsaciens de Pechelbronn ne soient venus nous apporter un contingent d’environ 60 000 à 70 000 tonnes. La loi du 16 décembre 1922 a modifié en faveur des prospecteurs de pétrole notre régime minier de 1810-1919, et provoqué de nombreuses recherches, qui n’ont donné que peu de résultats si l’on excepte le gisement de Gabian dans l’Hérault, découvert par l’État en 1925 et concédé par lui à l’Office national des combustibles liquides en 1926. Ce gisement peu important a fourni, en 1926, 6 000 tonnes.
Enfin, des encouragements considérables, notamment sous forme de primes et de dégrèvements fiscaux, ont été donnés à la découverte et à l’emploi des succédanés du pétrole. On assure que la fabrication des carburants synthétiques est actuellement au point en Allemagne. Si cet espoir se confirme, ce serait la solution indirecte — mais complète — du problème du pétrole pour la France.
Mais qu’a-t-on fait jusqu’ici, que peut-on et que doit-on faire encore pour le régime intérieur des pétroles ? Après la fin du consortium, nous avons eu un régime provisoire, dans lequel l’importation ne pouvait avoir lieu que moyennant licence obtenue du gouvernement : l’octroi de celle-ci étant subordonné à l’engagement de l’importateur de constituer des stocks de réserve et de débarrasser l’État d’un certain quantum des pétroles du consortium qui lui était facturé avec une majoration de prix pour couvrir la dépréciation des approvisionnements.
Ce régime a duré jusqu’à la loi du 10 janvier 1925 qui a institué un régime proclamé définitif, celui qui va être remplacé au mois d’avril prochain.
Pour établir ce régime définitif, on pouvait théoriquement envisager trois systèmes : la liberté, la réglementation, ce qu’on a appelé d’une façon un peu contradictoire la liberté contrôlée, par opposition au monopole, et enfin le monopole.
La liberté de l’importation a été tout de suite écartée. À vrai dire, si l’on pouvait négliger le point de vue politique et le point de vue militaire pour ne s’attacher qu’aux considérations économiques, je me demande si ce ne serait pas là le régime préférable tant pour les finances publiques que pour les intérêts des consommateurs.
Notre sécurité : Voilà la raison qui nous interdit la liberté complète. Le pétrole est une munition de guerre.
C’est dans ce sens que la question a été résolue par la loi du 10 janvier 1925, complétée par celle du 10 juin 1925.
L’État n’a plus le monopole de l’importation, mais celle-ci n’est pas libre. Ne peuvent introduire du pétrole en France que les personnes qui ont obtenu une autorisation du ministre du Commerce, en souscrivant à certains engagements tant dans l’intérêt de la défense nationale que dans celui de la solution du problème des carburants.
Le système des licences limitées à certains bénéficiaires, employé pendant le régime provisoire, disparaît. L’autorisation est de droit pour tout importateur.
D’autre part, l’État a créé, par la loi du 10 juin 1925, l’Office national des combustibles liquides qui dispose d’un budget propre, centralise toutes les questions relatives à la politique des carburants, fournit des primes aux navires-citernes battant pavillon français et encourage également, par des primes ou des subventions, les établissements qui mettent en œuvre des procédés nouveaux.
Une troisième solution enfin était celle du monopole. Nombreux avaient été les projets de monopole, avant que le principe en fût adopté par l’article 53 de la loi de finances de 1926. Cette grave décision de principe a été suivie de plusieurs propositions d’organisation, dont les principales sont la proposition du groupe socialiste ou proposition Baron du 7 avril 1927 et les propositions Margaine : la première du 27 mai, la seconde du 7 avril 1927. Enfin, dans une troisième proposition récente, le 6 décembre 1927, M. Margaine semblant faire table rase de ses anciennes propositions, admet l’importation libre des pétroles par mer en droiture et crée un régime de privilège pour certaines usines qui seront reconnues par l’État pour une durée de douze ans, moyennant d’assez lourds engagements.
Ceux-ci ne pourraient guère être assumés que par des trusts ou par des grandes entreprises indépendantes, si bien que, par un retour imprévu, cette dernière proposition aboutirait à consolider des monopoles privés.
Essayons de voir quels pourraient être les résultats du monopole au point de vue de nos finances, au point de vue du consommateur et enfin, c’est le point capital, au point de vue de notre indépendance nationale.
Au point de vue financier en 1926, l’État a perçu sur une valeur de 3 082 812 000 francs de produits pétrolifères importés, 1 126 millions 755 000 francs de droits divers : douanes et impôts sans parler des impôts cédulaires acquittés par les sociétés de pétrole : au total près de 1 milliard et demi de rendement fiscal. L’État a touché sans aucun risque pour lui et à titre purement fiscal environ 71 francs de droits par hectolitres. Nous ne connaissons pas les bénéfices exacts de toutes les compagnies installées en France, mais on peut inférer, d’après les chiffres connus pour certaines d’entre elles, que ces bénéfices ne dépassent pas, pour l’ensemble, 200 000 000 de francs. En 1925, d’après les très intéressants calculs du Courrier des pétroles du 7 mai 1927, ils auraient été de 160 millions, ce qui représenterait environ 6,66 par hectolitre. C’est donc à peine 7 francs de bénéfice supplémentaire que le monopole rapporterait à l’État par hectolitre sur lequel il perçoit déjà 71 francs. Rapproché du capital engagé, le bénéfice moyen ne s’écarte guère de 10%. Dans ces dernières années, quelques sociétés dont les résultats sont connus ont fourni un bénéfice moyen de 11,45% ; Lille-Bonnières a donné 9% de dividende brut en 1925-1926. Voilà les bénéfices scandaleux qu’on dénonce à l’envie publique.
Un monopole d’importation rapporterait donc à l’État, toutes choses égales, d’ailleurs, peut-être 200 millions de francs. Mais ces 300 millions ne tomberont pas dans nos caisses comme des impôts. Pour les obtenir, il faudra racheter les installations existantes et constituer un fonds de roulement.
Un autre risque enfin, qui n’est pas le moindre, et que j’appellerai le risque moral : l’inconvénient de faire des représentants de l’État les négociateurs de grosses opérations spéculatives commerciales, les arbitres entre les offres des maisons influentes, de les exposer à des suspicions qui, si mal fondées qu’elles soient, démoralisent l’opinion et compromettent le prestige de la puissance publique.
Le consommateur tirera-t-il quelque avantage de ce régime ? Certainement non. Contrairement à une légende, il n’a pas à se plaindre des cours pratiqués en France. Depuis la fin du consortium, les importateurs se sont livrés bataille, au contraire, à coup de réductions de tarifs. En 1923, 1924 et au début de 1927, il y a eu des ventes à perte.
Si l’État est seul à vendre, ne subissant plus la pression de la concurrence et préoccupé de la situation budgétaire, il aura tendance à vendre plus cher, d’autant plus, par la force des choses, le pétrole aux mains de l’État sera employé comme élément de péréquation du prix des autres carburants.
Notre politique du pétrole étant dominée par le souci de la sécurité nationale en temps de guerre, on pourrait, il est vrai, admettre que l’obtention de cet avantage vaut bien quelques sacrifices. Examinons donc le monopole à ce dernier point de vue. Peut-il assurer notre indépendance ? Certes, il serait infiniment désirable que l’hégémonie des trusts ne s’exerçât pas chez nous d’une façon trop brutale et ne rendît pas impossible la concurrence aux autres entreprises susceptibles de nous approvisionner. Remarquons d’ailleurs, qu’elle n’est pas tellement exclusive qu’on le prétend. En 1926, 66,7% de nos importations viennent des États-Unis, 13,8% viennent de Perse, et 5,9% de Russie, et le pourcentage américain a décru en 1927. En tout cas, si jamais un monopole est sûr de ne pas atteindre le but poursuivi c’est bien celui-là. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons pas être indépendants pour l’approvisionnement d’un article que nous ne produisons pas nous-mêmes. Si nous faisons disparaître la filiale de distribution installée chez nous, nous retrouverons au dehors de chez nous, la maison mère qui nous fournira, si bien que la seule élimination véritable sera celle des sociétés françaises indépendantes qui subsistent encore, sans être les prête-noms d’une firme de production et qu’on juge précisément les plus intéressantes. Quant aux autres, elles n’auront qu’à attendre chez elles les commandes du monopole. Seulement, aujourd’hui ces grands groupements sont obligés de faire des affaires chez nous, par souci du capital investi en France, de s’ingénier à étendre leurs ventes et à se concurrencer réciproquement. Le monopole une fois institué n’ayant plus de capitaux en France, ils vont se trouver en présence d’un acheteur unique qui sera l’État, c’est un acheteur qui n’est pas négligeable, mais qui n’est cependant pas capable de dicter sa loi, car la consommation française représente en tout 2/156es de la production universelle.
Je sais bien que les projets dont je vous ai entretenus semblent surtout dirigés contre les trusts anglo-saxons et s’inspirent de l’arrière-pensée de changer nos fournisseurs. La proposition Baron et la deuxième proposition Margaine paraissent songer surtout au développement des importations russes ; il serait, dit-on, plutôt question aujourd’hui de faire appel aux indépendants du type de la Philipp Pétroleum.
Mais ici plusieurs objections se présentent immédiatement :
Pour s’approvisionner, l’État peut soit faire des opérations de circonstance, soit passer des marchés à long terme. Faire des opérations de circonstance, c’est spéculer, profiter de la baisse pour remplir les réservoirs qu’on utilise pendant la hausse, saisir l’occasion favorable comme le font Lille-Bonnières ou Desmarais. J’appréhende fort ce rôle pour les fonctionnaires de l’État, et, en tout cas, cette manière de procéder ne nous donne aucune sécurité en temps de guerre. Cette sécurité ne peut résulter que de contrats réguliers comportant des engagements précis.
Mais ces contrats d’abord, est-ce le moment de les conclure et de nous lier d’une façon rigide, alors que nous ignorons tout de la situation de demain, que nous ne savons pas les ressources que nous pourrons tirer de notre participation aux pétroles de Mésopotamie et de l’industrie des carburants de synthèse. Ce serait, à mon sens, la pire imprévoyance.
D’autre part, avec qui les conclure ? Il nous faut des sources d’approvisionnement avec lesquelles nous puissions garder le contact en temps de guerre. À cet égard, les pétroles galiciens, roumains ou russes nous offrent peu de garanties ; nos arrivages de Mésopotamie dépendront de l’appui de la flotte anglaise ; les pétroles américains restent ceux qui ont le plus de chance de franchir les obstacles tendus par l’ennemi sur nos routes de ravitaillement. Est-il sage de nous brouiller, dans ces conditions, avec les firmes anglo-saxonnes ? Quant à dépendre d’un indépendant qui ne sera lui-même qu’un trust ou d’un trust proprement dit, je ne vois pas le bénéfice évident de cette substitution.
Il y a encore une autre considération qu’on ne saurait négliger ; le pétrole aujourd’hui n’est plus un simple article de concurrence, c’est aussi un article de politique internationale. Ce que l’État français aura en face de lui, dans ses tractations, ce seront les exportateurs étrangers et, derrière ces exportateurs, les gouvernements étrangers. S’il veut pratiquer une politique d’exclusion, il s’attirera des difficultés diplomatiques. Loin d’aplanir les difficultés, le monopole les aggrave et les multiplie. Est-ce à dire qu’il n’y a rien à faire ? Non, certes. Mais par d’autres voies que le monopole. Évitons tout d’abord de nous leurrer de l’illusion que nous pouvons, en matière de pétrole, réaliser actuellement notre indépendance. Tant que le problème des carburants de synthèse ne sera pas résolu, nous dépendrons fatalement de l’extérieur. Or, le bon sens nous indique qu’il vaut mieux dépendre un peu de tout le monde que d’un seul, ce qui implique que nous ne devons exclure aucun concours, mais, au contraire, faciliter à tous les moyens de se manifester. Pas de source unique, pas d’exclusivité de fourniture.
Reconstituons également chez nous une industrie du raffinage qui nous permettra de traiter directement avec les pays producteurs de pétrole brut qui n’ont pas de centres de raffinage chez eux et dont certains sont, pour cette seule raison, tributaires de l’industrie pétrolière des États-Unis.
C’est précisément dans cet esprit qu’ont été élaborés les deux projets gouvernementaux qu’il me reste à signaler en terminant cet exposé. L’un concerne le régime douanier du pétrole, l’autre le régime de l’importation.
Essentiel au point de vue qui nous occupe est le projet du 17 novembre dernier concernant le régime d’importation. En voici, en bref, l’économie : toutes les importations de plus de 500 tonnes par mois ne peuvent avoir lieu que sous le régime dit de l’autorisation spéciale. Cette autorisation est donnée par décret en Conseil des ministres après avis d’une commission technique interministérielle. Ce décret fixe la nature des produits auxquels s’applique l’autorisation et le chiffre maximum annuel de l’importation autorisée. Voici donc une règle nouvelle et fondamentale qui n’existait pas dans la loi de 1925 : chaque importateur se voit assigner un maximum. Il est indispensable, d’autre part, si on veut éviter de légitimes protestations, de respecter les situations acquises les entreprises actuellement en exercice auront droit à un chiffre au moins égal au chiffre maximum de leurs importations annuelles dans les cinq dernières années. Est-ce là, comme on l’a dit, la consécration de l’hégémonie des trusts ? Nullement. Ils auront le droit, ce qui est équitable, d’importer autant de pétrole qu’avant le nouveau régime, mais le placement ne leur en est pas garanti, pas plus qu’aux autres importateurs. Et comme les autorisations dépasseront certainement le chiffre de la consommation — actuellement les permissions d’importer accordées en vertu de la loi de 1925 le dépassent d’environ 300 000 tonnes — il y aura toujours un volant, plus ou moins grand, au gré du gouvernement, qui maintiendra le jeu de la libre concurrence. L’intérêt de ce texte est, au contraire, de limiter la part attribuée aux trusts proportionnellement à celle qui sera concédée aux autres importateurs.
L’octroi de ces autorisations spéciales est d’ailleurs subordonné à des conditions précises et extrêmement intéressantes. Remarquons d’abord que l’autorisation, qui est renouvelable, ne peut dépasser trois ans pour les importateurs de raffinés, tandis qu’elle peut atteindre quinze ans pour les importateurs de produits bruts. Ceux-ci, c’est-à-dire toutes les maisons qui font raffiner en France, bénéficient donc d’un avantage de sécurité très sensible par rapport aux autres et sont assurées d’un avenir suffisant pour investir des capitaux.
En outre, le titulaire de l’autorisation est astreint à des obligations que lui fixe le décret d’autorisation, concernant la constitution et la répartition d’un stock de réserve par nature de produits fabriqués, ainsi que la priorité des fournitures aux services publics.
Enfin, et surtout, le décret d’autorisation détermine les obligations de l’intéressé d’assurer éventuellement, en proportion de ses importations et à la demande de l’État, l’exécution des contrats d’intérêt national pour l’acquisition de pétrole ou de succédanés, soit directement, soit indirectement, par participation aux organismes qui seraient constitués à cet effet. Il est inutile d’insister sur la portée de cette disposition, puisqu’elle permet de réserver d’office, dans les importations autorisées, leur place aux pétroles qui sont sous notre contrôle, notamment aux pétroles de Mésopotamie.
Aussi le gouvernement peut-il écrire à juste titre, dans son exposé des motifs : « L’État n’intervient que dans la limite de ses attributions d’autorité, sans participation à la gestion et aux risques des entreprises. » Il établit et maintient, entre les importateurs, un équilibre indispensable par la voie de la répartition quantitative du maximum des importations. Le projet ne comporte pour l’État aucun risque financier. Il n’implique davantage de sa part aucun rachat d’installation, respectant les droits acquis, il ôte tout fondement à des réclamations ou revendications d’indemnité.
J’ajouterai, en terminant, un dernier avantage : il ne nous place, à l’inverse du monopole, devant rien d’immuable et d’irréparable et c’est cela qu’il faut éviter par-dessus tout dans les circonstances présentes. Nous ignorons ce que donneront les pétroles de Mésopotamie, dont la place est d’ailleurs aménagée dans le projet, ni les carburants de synthèse. Ce serait folie pour l’État de construire sur ce sol incertain. Tout ce qu’il peut faire, c’est s’arranger pour tenir en main les leviers de commande de notre politique du pétrole et pouvoir les manœuvrer selon les circonstances. Ces leviers de commande, le projet de loi soumis au Parlement a l’immense avantage de les lui livrer en le préservant de la saugrenue, funeste et ruineuse expérience du monopole.
M. Maurice Ajam, ancien sous-secrétaire d’État de la Marine marchande, déclare qu’il approuve sans réserve l’exposé historique si lumineusement présenté par M. Edgar Allix. « J’ai été, dit-il, rapporteur de la Commission des mines et de la force motrice à la Chambre des députés, depuis 1910 jusqu’en 1924. Les lois qui touchent le pétrole, celles qui sont actuellement en préparation sont le résultat de l’étude patiente qui a été effectuée de 1919 à 1925 par la Commission alors présidée par l’honorable M. Crolard. Après enquêtes sur enquêtes la majorité de la Commission avait acquis cette certitude que le monopole des pétroles était une chimère aussi absurde que pouvait l’être le monopole du café ou du caoutchouc. Toute réglementation d’État, en dehors de monopole, est également incompréhensible, car les importateurs ne devraient pas être l’objet de taxes plus élevées que les autres commerçants. D’ailleurs toute taxe se répercute fatalement sur le consommateur.
« Seulement les tracasseries à l’égard des importateurs de pétroles sont devenues des procédés de démagogie classique.
Ce n’est pas une question économique, c’est une affaire électorale. M. Margaine, qui est un polytechnicien enragé, n’a fait, en réclamant le monopole, que traduire un préjugé général. La liberté absolue devrait présider à ce commerce comme à tous les autres. Nous en sommes réduits à souhaiter la liberté contrôlée comme un moindre mal. Les nouveaux projets du gouvernement sont plus raisonnables que le monopole, c’est tout ce qu’on en peut dire ! Ils sont absolument inopérants à protéger le consommateur français contre les trusts. Il est aussi impossible de contrôler un produit qui n’existe ni en France ni aux colonies que de vouloir détruire les lois de la pesanteur. Contentons-nous d’espérer que le gouvernement puisse faire passer prochainement la loi Bokanowski. La nomination de M. Charlot, comme rapporteur par la Commission des mines, est de bon augure. L’échec de M. Margaine est un retour à la raison. »
M. André Risler s’excuse de prendre la parole après l’exposé si complet et si lumineux de M. Edgar Allix, mais il tient à préciser certains points sur lesquels il n’est pas d’accord avec l’éminent conférencier.
À l’origine il existait trois grandes sociétés qui, toutes trois, importaient des produits de la Standard Oil. Par la suite, il s’est constitué d’autres sociétés qui sont entrées dans le sein des trusts. Par conséquent, vers 1910 ou 1911, il n’existait pas de société pétrolifère qui ne fût sous le contrôle de la Standard Oil. C’est en 1912 qu’a été créée la Société française des carburants. Elle n’a pu lutter contre les trusts que grâce au concours d’un groupe de fabricants d’automobiles qui l’avait fondée et qui s’approvisionnait directement chez elle, c’est ce qui explique qu’elle ait pu survivre. Pendant la guerre, le consortium a été formé. Après la guerre, un certain nombre de sociétés en France étaient indépendantes des trusts, il y eut entre elles une âpre concurrence et une lutte excessive, mais par la suite un accord est intervenu entre ces sociétés.
On peut affirmer qu’en 1914, si l’État avait eu le monopole de l’importation du pétrole pas un seul bateau ne serait sorti des ports américains. À ce moment les États-Unis n’étaient pas entrés en guerre et ils étaient obligés de garder une stricte neutralité. Contrairement donc à ce que prétend M. Edgar Allix, on peut dire qu’au point de vue de la défense nationale, le monopole du pétrole n’a aucune importance.
D’autre part, il ne semble pas à l’orateur qu’il y ait intérêt à installer en France des raffineries de pétrole. Pour les alimenter il faudrait augmenter le volume de nos importations en pétrole brut et nous trouverions avoir en excédent des produits secondaires de raffinage qui nous seraient inutiles.
M. André Risler déclare, en outre, qu’il n’est point un admirateur du projet de loi Bokanowski sur le régime des pétroles en France, car il est toujours grave de promettre ce qu’on n’est pas assuré de tenir.
Enfin, l’orateur termine en affirmant que les pétroliers n’ont pas réalisé les chiffres de bénéfices cités par M. Allix.
M. Edgar Allix remercie M. André Risler d’avoir précisé certains points, mais il tient à faire remarquer que les faits auxquels il se référait étaient antérieurs à 1914.
En ce qui concerne la nouvelle loi, la question qui se pose est celle-ci : ou bien le monopole du pétrole ou bien l’adoption du projet actuel. M. Allix préfère le projet actuel et déclare qu’il vaut mieux s’y résigner plutôt que d’encourir le risque du monopole.
En ce qui concerne les bénéfices réalisés par les pétroliers, M. Allix tient à préciser qu’il n’a pas dit que leurs bénéfices avaient été de 200 millions de francs mais pouvaient atteindre cette somme.
M. l’amiral Moreau estime que de quelque manière, monopole ou autre, qu’on cherche à résoudre le grand problème national de notre approvisionnement, on est conduit d’abord à reconnaître, vu l’insuffisance de nos ressources métropolitaines, que le pétrole ne peut venir que par mer.
Si le pétrole est nécessaire à la marine de guerre, les bâtiments construits depuis la guerre chauffent tous au pétrole, la marine est également nécessaire au pétrole, que toute la France attend dans ses ports.
Le pétrole, à lui seul, suffirait à justifier l’entretien d’une marine de guerre efficace, si cette nécessité ne se justifiait pas de cent autres points de vue.
Ce premier point établi, notre approvisionnement aux sources d’extraction doit en tout temps demeurer libre.
Malgré le contrôle des capitaux français sur une partie importante de la production en Roumanie et en Pologne, ces sources, d’ailleurs insuffisantes, peuvent être coupées. La mer Noire, et partant l’accès au pétrole russe, peut être fermée ; il ne resterait plus alors que les grandes sociétés anglo-saxonnes.
Le Bosphore fermé, le reste du monde appartient aux trusts.
Aussi a-t-on salué avec joie l’annonce d’une participation française, pour un quart environ, dans la constitution d’une compagnie destinée à exploiter les pétroles de l’Irak.
Admettons que les difficultés de réalisation ont été heureusement surmontées : un pipe-line construit avec des capitaux réellement français (pour la part à laquelle nous avons droit), amène le pétrole des bords du Tigre dans un port placé sous mandat français. Les sources tiennent leurs promesses et donnent tout ce qu’on veut bien leur demander. Toutes les difficultés matérielles d’exécution, si grandes, ont été victorieusement surmontées, et nous entrons dans la période d’exploitation.
Aurons-nous la garantie que notre approvisionnement sera assuré ? La Compagnie française, dans les conseils où elle va siéger trouvera en face d’elle trois sociétés étrangères, pourvues chacune des mêmes droits qu’elle, et dont chacune représente un trust. Or, ces trusts disposent ailleurs d’autres champs d’extraction, en pleine exploitation. S’il leur importe d’avoir la main sur les nouveaux gisements, ce n’est sans doute pas pour ouvrir cette main toute grande et multiplier les forages à grands frais sans égard pour l’abaissement possible des prix. Certains d’entre eux ont déjà été conduits à pratiquer une politique de restriction. Que nous faut-il au contraire, à nous ? De l’huile, abondamment, pour alimenter nos futures raffineries et suffire à la consommation française, au besoin en nous passant des trusts.
N’est-il donc pas à prévoir que les intérêts de nos coparticipants peuvent s’orienter et se grouper contre les nôtres ?
Et en ce cas, il serait à craindre que le pipe-line ne nous livre l’huile, mais en quantité inférieure a nos besoins.
Tout en favorisant autant qu’il dépend de nous, et particulièrement en capitaux vraiment français, la grande et belle entreprise des pétroles de Mossoul, nous ne devons pas considérer le problème comme résolu, même en principe ; il importe au contraire de poursuivre inlassablement la recherche des carburants sur le sol même ou dans le sous-sol des territoires qui dépendent de la France ou placés sous son mandat. Le succès de ces recherches nous apportera seul des garanties entièrement satisfaisantes, avec la condition d’une marine de guerre à la hauteur, ne l’oublions pas.
M. André Risler tient à déclarer que, dans la discussion, il n’a pas été l’avocat des trusts, mais qu’il a été simplement guidé par le souci de la vérité.
M. Yves Guyot. — M. Allix a passé en revue le problème du pétrole et a soulevé les objections de M. Risler. Ce n’est pas étonnant. Tel qu’il est posé, il comporte l’accord de contradictoires, c’est-à-dire un miracle. M. Allix l’a qualifié « de munition de guerre ». Mais maintenant on peut donner cette qualification à beaucoup d’autres produits, au coton entre autres. Alors, non seulement se dresse le monopole auquel sa qualification sert de prétexte, mais si on ne va pas jusque-là, on demande des interventions du gouvernement que M. Risler a qualifiées en termes sévères. Telle que la question est posée, elle ne peut provoquer que des contradictions.
La séance est levée à 11 heures 1/4.
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