Dans cet article qu’il consacre à la toute fin de sa vie à la question très débattue alors de la baisse de la natalité française, Gustave de Molinari prend le contre-pied des analyses habituelles des hommes politiques. Si la France connaît un problème de dépopulation, explique-t-il, c’est avant tout à cause de l’État, qui par ses lois sur le travail, sur l’éducation obligatoire, et sur le service militaire — sans parler même de ses impôts très lourds —, a rendu les naissances si coûteuses et si peu profitables. La solution, par conséquent, n’est pas à trouver dans un système fiscal ou légal qui favorise les pères de familles nombreuses : il est dans la modestie aux finances publiques et dans la liberté la plus complète donnée aux individus.
Le problème de la dépopulation
Par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, août 1910.)
On ne connaît qu’approximativement le problème de la population dans l’antiquité. Les peuples anciens ont presque tous disparu. On ne sait qu’à peu près l’histoire intime des Assyriens et même des Grecs et des Romains. Les hommes d’élite qui brillaient autrefois, philosophes ou guerriers, n’ont pas laissé de descendance. On ne peut dire si ces populations ont succombé dans des guerres civiles ou étrangères. Elles ont été remplacées par d’autres peuples, tant Bourguignons, Vandales, Goths, etc., sortis de la Germaine, que Huns et Magyars provenant de l’Asie. Le passé nous montre ainsi une succession de nations qui se sont communiqué les unes autres autres les bienfaits de la civilisation.
Aujourd’hui, le problème de la dépopulation se présente un peu partout, mais particulièrement en France, avec une grande acuité. On cherche les moyens d’enrayer la décroissance de la natalité. C’est ainsi que nous voyons un médecin éminent et un économiste distingué s’efforcer de fixer certaines populations, tout au moins la population française qu’il serait dommage de voir disparaître et remplacer par d’autres races. Les procédés qu’ils préconisent pour remédier à la diminution des naissances consistent, en définitive, en un accroissement de l’impôt.
Actuellement, la population française est d’environ 39 millions. Ils voudraient la voir augmenter d’un million chaque année. Et pour atteindre ce but, on propose « profitant du goût des Français pour les fonctions publiques, de réserver absolument toutes ces fonctions aux pères ou mères de trois enfants (vivants) ou davantage » sans s’inquiéter s’ils sont aptes ou non à les remplir, puis d’allouer « une prime de 500 francs, payable en deux annuités, pour la naissance du troisième enfant vivant et de chaque enfant au-delà, par ménage de souche française ; cela pourrait coûter au Trésor de 150 à 175 millions. »
Mais d’abord ils ne réfléchissent pas que le nombre d’hommes sortis de l’enfance et en voie de devenir valides se compte par millions pendant dix et quinze années pendant lesquelles ils coûtent sans rapporter. La population serait appauvrie du montant de l’impôt évalué à 175 millions. Elle devrait récupérer cette avance et on n’a jamais vu que l’augmentation de l’impôt enrichisse la nation.
Et ce serait un appauvrissement progressif, car même une somme de 200 millions serait insuffisante pour compenser les frais d’instruction supérieure qu’exige la préparation aux professions libérales : médecin, avocat, ingénieur, etc., et même fonctionnaire. Le pays la regagnerait peut-être plus tard par une augmentation de ses ressources, mais celles-ci sont beaucoup plus limitées que celles de l’Amérique ou de la Russie : le sous-sol de la France est peu abondant et il est douteux que son commerce puisse s’étendre d’une manière indéfinie. Sa population est donc forcément limitée et les remèdes proposés contre sa décroissance ne pourraient que l’accélérer.
À notre avis, le gouvernement est le plus parfait artisan de la dépopulation et nous croyons que l’impôt qu’il devrait établir, à moins d’être excessif, n’aurait aucune efficacité sur les rangs supérieurs de la population. Il en coûte de 20 000 à 30 000 francs, au moins, pour former les jeunes gens aux professions libérales. Assurément une partie de cette somme est gaspillée, l’enseignement supérieur étant généralement organisé dans les grandes villes telles que Paris où les distractions abondent ; mais aussi les programmes d’études sont parfois arriérés ; on oblige de futurs avocats ou médecins à apprendre le latin, voire le grec, et même la totalité de leur science, tandis qu’il leur suffirait souvent de connaître la pratique de leur art ou de la spécialité qu’ils auraient choisie. Le reste de la science pourrait être économiquement négligé, et ainsi une partie de la somme nécessitée pour leur instruction serait épargnée.
Mais les frais de l’éducation imposée aux jeunes hommes réagissent sur l’autre sexe en provoquant la hausse des dots compensatrices de ces avances et de leur mise en œuvre[1]. — Et on voudrait, en sus, lui imposer la fatigue des maternités répétées ! — On ne se rend pas toujours compte des répercussions de la philanthropie de l’État et des lois qu’elle inspire.
Mais la philanthropie d’État occasionne d’autres pertes de population ; dans les classes inférieures en abrégeant le temps où les parents peuvent user des services de leurs enfants : 1° par l’obligation scolaire jusqu’à un âge fixé, 2° par la limitation de la durée du travail, 3° par le service militaire. L’instruction, aussi bien primaire que supérieure, est devenue d’autant plus coûteuse qu’on a érigé, un peu partout, des palais scolaires ; les inconvénients des lois sur la durée du travail des femmes et des enfants sont bien connus et ont privé la classe ouvrière d’un appoint de ressources qui lui était fort utile; quant au service militaire, il est si impopulaire[2], particulièrement chez les paysans, que beaucoup se mutilent pour s’y soustraire.
Des primes de 500 francs ne peuvent avoir une influence quelconque sur sur les éléments inférieurs de la population, les moins désirables, que leurs vices et leur imprévoyance ne portent que trop à se mutiler sans frein, assurés qu’ils sont de toujours s’entendre à exploiter la bienfaisance publique ou privée.
L’impôt qu’il faudrait établir devrait être excessivement élevé, nous l’avons déjà dit, pour compenser les pertes que la philanthropie d’État occasionne aux classes inférieures, sans parler du renchérissement artificiel qu’il causerait aux classes supérieures. C’est pourquoi nous avons pu dire que le gouvernement est le principal artisan de la dépopulation, et qu’il suffirait peut-être que le gouvernement n’abrégeât pas, par des charges trop lourdes, la durée de l’existence normale du peuple qui lui est confié, pour remédier à la dépopulation.
Le vrai moyen, c’est la diminution générale de l’impôt. Mais celui-ci est regardé comme intangible[3]. Cependant sa diminution provoquerait l’augmentation de la population jusqu’à la limite marquée par le contingent des ressources du pays et par l’activité de ses habitants.
G. de Molinari
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[1] Qui n’aurait quelque preuve à donner de cette assertion ? Et combien sont nombreux les jeunes gens qui aimeraient à se montrer désintéressés en matière de mariage, mais, élevés en vue de devenir un jour notaires, avoués, ou pourvus d’une charge quelconque, sont obligés de prier les amis et connaissances de trouver la femme dont la dot la leur procurera ? Leur éducation ne les pousse-t-elle pas ainsi vers l’arrivisme ?
[2] D’après le rapport adressé par le ministre de la Guerre au chef de l’État, le nombre des insoumis qui, en 1907, était de 4 905, fut, en 1908, de 11 782 ; en 1909, le chiffre des réfractaires atteignit 17 258.
[3] Nous ne mentionnons que pour mémoire l’abaissement des tarifs de douane.
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