La légende noire de la révolution industrielle selon Mises et Hayek. Par Tom Woods

tom-woodsQuel effet la révolution industrielle a-t-elle eu sur le niveau de vie ? Par Thomas E. Woods Jr

Publié le 1er novembre 2001 sur le site de la Foundation for Economic Education

Thomas Woods Jr détient un PhD de l’Université de Columbia et il est professeur d’histoire au Suffolk Community College de Brentwood, New York.

La vision standard de la révolution industrielle dans le grand public est qu’elle aurait conduit à la paupérisation généralisée de personnes qui jusqu’alors vivaient dans la joie et l’abondance. Durant ces dernières décennies, cependant, d’autres interprétations de cette période critique sont devenues tellement abondantes que même les manuels de civilisation occidentale, qui tentent toujours de s’adapter aux nouvelles tendances de la pensée universitaire, ont été forcés de concéder l’existence d’un « débat sur les niveaux de vie » autour de la révolution industrielle. Déjà dans les années 1940 et 1950, les grands économistes autrichiens F. A. Hayek et Ludwig von Mises étaient de ceux qui avançaient une autre vision.

Une des raisons pour lesquelles autant de mensonges et d’idées fausses sont venus brouiller notre compréhension de la révolution industrielle, selon Hayek, est que les historiens qui avaient étudié le sujet ont été aveuglés par leurs propres idées préconçues à base d’idéologies.

Beaucoup d’entre eux étaient marxistes, qui croyaient  que l’industrialisation avait simplement rendu les travailleurs misérables. Comme Hayek l’indique :

« Parce que leurs idées préconçues issues de leur théorie les menaient à postuler que la montée du capitalisme avait dû se faire au détriment des classes laborieuses, il n’est pas surprenant qu’ils aient trouvé ce qu’ils cherchaient. »

En résumé, ils n’ont pas considéré les faits avec l’esprit de rationalité impartiale qui sied aux universitaires, mais plutôt avec la moulinette idéologique qui caractérise les propagandistes. [1]

L’économiste et philosophe Leopold Kohr était loin d’être isolé parmi les intellectuels suspicieux à l’égard du capitalisme quand il a suggéré dans son livre The Breakdown of Nations (1957) que la formidable montée des mouvements de réforme et de critique sociale, dans le sillage de la révolution industrielle, était un indicateur de l’appauvrissement généralisé.

« Une augmentation des mouvements de réforme », a écrit Kohr, « est un signe de dégradation, non d’amélioration, des conditions. Si les réformateurs sociaux étaient rares dans les âges précédents, cela ne pouvait être que parce que ces âges étaient plus prospères que le nôtre. » [2]

Mais selon Hayek, ce n’est pas nécessairement vrai ; en fait, c’est l’exact opposé qui est plus probablement vrai. Le fait même que nous entendions des plaintes à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle à propos des épouvantables conditions dans lesquelles beaucoup de personnes vivaient et travaillaient est, assez ironiquement, un point en faveur de la révolution industrielle. Avant la révolution industrielle, chacun s’attendait à vivre dans une abjecte pauvreté, et plus encore, s’attendait à un sort totalement similaire pour ses descendants. L’étonnante richesse produite par la révolution industrielle rend maintenant les gens plus impatients à l’encontre de toutes les poches de pauvreté persistantes. Avant la révolution industrielle, quand chacun vivait écrasé par la pauvreté, personne ne notait ni n’exprimait d’indignation. Ainsi, comme le note Hayek, nous voyons durant le XVIIIe siècle

« une prise de conscience croissante de faits qui auparavant n’auraient pas été signalés. » Il poursuit : « L’augmentation même de la richesse et du bien être à laquelle on était parvenu augmentait les niveaux de vie et les aspirations. Ce qui semblait depuis des âges une situation naturelle et inévitable, ou même comme une amélioration par rapport au passé, en vint à être regardé comme incongru avec les opportunités que le nouvel âge apparaissait offrir. La souffrance économique devint à la fois plus visible et sembla moins justifiée, parce que la richesse générale étaient en train d’augmenter plus vite que jamais auparavant. » [3]

On peut aussi mentionner dans ce contexte la fameuse observation du grand économiste Joseph Schumpeter. Selon lui, la fantastique richesse que le capitalisme a créé, a permis ironiquement aux critiques du capitalisme d’occuper la position d’intellectuels à temps plein, profitant du confort des loisirs et de la civilisation que le système tant décrié rendait possible. Schumpeter craignait, en fait, que ce développement ne se révèle fatal au capitalisme. La montée d’une classe distincte d’intellectuels, complètement ignorants en économie, qui blâment le capitalisme pour tous les maux de la société tendrait au fil du temps à amoindrir l’attachement du public au système et conduirait finalement au remplacement du capitalisme par un socialisme assumé. En résumé, Schumpeter craignait que le succès même du capitalisme ne sème les graines de sa propre destruction.

Le capitalisme crée le prolétariat

Hayek continue en disant que :

« La véritable histoire de la connexion entre le capitalisme et la montée du prolétariat est presque l’opposé de ce que ces théories de l’expropriation des masses suggèrent. » [4]

Selon lui, le capitalisme a créé le prolétariat en ce sens que les nouvelles opportunités d’emplois qu’il a créées signifiaient que plus de gens pouvaient survivre :

« Le prolétariat, que le capitalisme aurait créé, était non pas une proportion qui aurait existé sans lui et dont il a dégradé les conditions de vie ; c’était une population additionnelle qui a eu la possibilité de croître grâce aux nouvelles opportunités d’emplois que le capitalisme fournissait. » [5]

Avant la révolution industrielle, celui qui était incapable de vivre de l’agriculture, ou qui n’avait pas été pourvu par ses parents des outils nécessaires pour se lancer dans une affaire indépendante, était condamné à la misère.

Ce que la révolution industrielle a rendu possible, alors, était pour ces personnes, qui n’avaient rien d’autre à offrir au marché, de pouvoir vendre leur travail aux capitalistes en échange de salaires. C’est pourquoi ils ont été capables de survivre. La révolution industrielle a par conséquent permis une explosion de la population qui n’aurait pas été soutenable dans les conditions de stagnation de l’âge pré-industriel. Mises et Hayek contestent l’hypothèse que cet âge ait été prospère et satisfaisant. Cette légende, bien sûr, est bien relatée également par Mises :

« Les paysans étaient heureux. Ainsi étaient les travailleurs dans le secteur domestique. Ils travaillaient dans leurs propres cottages et profitaient d’une certaine indépendance économique depuis qu’ils possédaient leur bout de jardin et leurs outils. Mais alors « la révolution industrielle s’abattit comme une guerre ou la peste » sur ce peuple. Le système des usines réduisit le travailleur libre à un esclave virtuel, il abaissa son niveau de vie au point de simple subsistance ; en entassant les femmes et les enfants dans les moulins il a détruit la vie de famille et sapé les fondations mêmes de la société, de la morale, et de la santé publique. » [6]

Mises rejoint Hayek en suggérant que les conditions de vie avant la révolution industrielle étaient en fait catastrophiquement pauvres. L’économie de la veille de la révolution industrielle était désespérément statique, et ne possédait de débouchés d’aucune sorte pour le nombre en augmentation de personnes pour lesquelles une vie dans l’agriculture ou dans une manufacture domestique était impossible.

Comme le montre Mises, le simple fait que les gens prenaient un emploi dans une usine indiquait en premier lieu que ces emplois, quoique désastreux pour nous, représentaient la meilleure opportunité qu’ils avaient. (Ce qui est une illustration du concept de Murray Rothbard de « préférence démontrée », selon laquelle les préférences d’un individu, quand elles s’expriment dans des actions volontaires, fournissent le seul indicateur digne de foi qu’il a changé un état personnel moins satisfaisant pour un état plus satisfaisant.)

« Les propriétaires d’usines», écrit Mises, « n’avaient pas le pouvoir de contraindre quiconque de prendre un emploi à l’usine. Ils pouvaient seulement embaucher les gens qui étaient prêts à travailler pour les salaires offerts à eux. Aussi bas que ces salaires étaient, ils étaient néanmoins plus élevés que ce que ces indigents pouvaient gagner dans n’importe quel autre secteur ouvert à eux. C’est une distorsion des faits que de dire que les usines enlevaient les femmes des nurseries et des cuisines et les enfants de leurs jeux. Ces femmes n’avaient rien pour cuisiner et nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient démunis et affamés. Leur seul refuge était l’usine. Elle les sauvait, au sens propre du terme, de la famine. » [7]

Mises concède que pendant les premières décennies de la révolution industrielle :

« Les niveaux de vie des travailleurs d’usine étaient particulièrement mauvais en comparaison avec les conditions de vie contemporaines des classes supérieures et avec les conditions de vie actuelles des masses industrielles. Les horaires de travail étaient longs, les conditions sanitaires des lieux de travail déplorables… Mais le fait demeure que pour le surplus de population que le mouvement des enclosures a réduit à une misère extrême et pour qui il ne restait littéralement aucune place dans le schéma du système de production prévalant, le travail dans les usines a été un salut. Ces personnes se sont précipitées dans les usines pour aucune autre raison que l’envie d’améliorer leur niveau de vie. » [8]

Production de masse

Un autre point central est que le capitalisme industriel est dédié à la production de masse.

« Le processus des affaires des premiers âges », explique Mises, « a presque exclusivement pourvu aux besoins des plus aisés. Son expansion était limitée par le montant de produits de luxe que la strate des plus aisés avait les moyens de s’offrir. » [9]

La production des usines, au contraire, était destinée à la production de masse de produits bon marché pour le commun des mortels. Ce qui représente un énorme pas en avant pour le niveau de vie de chacun. Et c’est sur ce principe que le système capitaliste est entièrement basé :

« Le fait remarquable à propos de la révolution industrielle et qu’elle a ouvert un âge de production de masse pour les besoins des masses. Ceux qui gagnent des salaires ne sont plus simplement des gens qui peinent pour le bien être d’autres. Ils sont eux-mêmes les principaux consommateurs des produits des usines. La grande entreprise dépend de la consommation de masse. Il n’y a pas, dans l’Amérique d’aujourd’hui, une seule grande entreprise qui ne fournit pas les besoins des masses. Le principe même de l’entrepreneuriat capitaliste est de satisfaire les besoins du commun des mortels… Il n’y a dans l’économie de marché aucun autre moyen d’acquérir et de conserver la richesse que de fournir les masses de la meilleure et moins onéreuse manière avec tous les biens qu’elles demandent.  » [10]

Notre compréhension des événements historiques influence nécessairement notre vision politique ici et maintenant. Notre vision de la révolution industrielle colore indirectement notre perception des questions économiques d’aujourd’hui. Est-ce que le capitalisme, quand il n’est pas perturbé, tend à accroître le bien être de chacun, ou est-ce que l’intervention de l’État est nécessaire pour empêcher une large paupérisation ? C’est ce qui est en jeu dans ce débat en cours sur la révolution industrielle, et dans cette entreprise, F. A. Hayek et Ludwig von Mises étaient notablement en avance sur leur temps.


[1] F.A. Hayek, “History and Politics,” in Capitalism and the Historians, ed. F.A. Hayek (Chicago: University of Chicago Press, 1954), p. 22.

[2] Leopold Kohr, The Breakdown of Nations (New York: Rhinehart & Co., 1957), p. 155.

[3] Hayek, “History and Politics,” p. 18.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Ibid., p. 16.

[6] Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics, 3rd. rev. ed. (Chicago: Henry Regnery, 1966 [1949]), p. 618.

[7] Ibid., pp. 619–20.

[8] Ibid., p. 620.

[9] Ibid

[10] Ibid, p. 621

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