Dans cet article de juin 1906, Yves Guyot critique les propositions faites pour transformer l’industrie du raffinage de pétrole en un monopole d’État. Il y voit un non respect de la propriété et des lois sur l’expropriation légale, ainsi qu’une source d’embarras futurs pour les finances publiques, l’État ayant prouvé à de nombreuses reprises qu’il était toujours mauvais industriel.
Le monopole de l’État sur le pétrole, par Yves Guyot (Le Siècle, 6 juin 1906)
UN PROJET DE MONOPOLE
I.
Au mois d’octobre 1901, M. Caillaux, ministre des finances, avait proposé une taxe de 1 franc 50 par quintal de pétrole brut qui devait produire 4 500 000 fr. La commission du budget l’examina dans sa séance du 15 octobre. Elle la repoussa et, alors, M. Marcel Sembat proposa la dépossession des raffineurs de pétrole et leur remplacement par un monopole d’État. Par sept voix contre quatre et deux ou trois abstentions, cette proposition fut acceptée et une sous-commission fut nommée pour rédiger un texte.
Les articles suivants étaient dès le jour même introduits dans la loi de finances :
Article 1er. — À partir de la promulgation de la présente loi, l’achat, la raffinerie et la vente en gros des pétroles sont attribués exclusivement à l’État dans toute l’étendue du territoire.
Art. 2. — Le ministre des finances est autorisé à acheter les pétroles tant bruts que raffinés nécessaires à la consommation.
Art. 3. — Dans un délai de deux mois, après la promulgation de la présente loi, une commission spéciale de neuf membres, dont trois seront désignés par le ministre des finances, trois par les usiniers et trois par les premiers présidents et les présidents unis de la cour de Paris, sera chargée de fixer les indemnités qui pourraient être dues à l’industrie des pétroles, soit à la raison des marchés en cours, à la date du 15 octobre 1901, soit à raison de la cession à l’État des immeubles et du matériel des usines.
Art. 4. — La désignation des membres dont le choix est réservé aux usiniers et le fonctionnement de la commission seront régis par les articles 3, 4, 5 et 6 de la commission des 29 mai 1845.
Art. 5. — Les décisions de la commission ne deviendront définitives qu’en vertu d’une loi spéciale qui ouvrira les crédits nécessaires pour leur exécution.
Art. 6. — À partir du 1erjuillet 1902, il ne pourra plus être perçu de taxe d’octroi sur les huiles minérales.
Cette improvisation mérite quelques observations. Ces articles ne prévoient point d’expropriation ni de jury d’expropriation. On nomme des commissions spéciales et ce sera le Parlement qui jugera en dernier ressort.
On n’admet d’indemnité que pour les marchés en cours et pour la valeur des immeubles et du matériel des usines.
On ne prévoit pas d’indemnité pour la suppression d’une industrie ; et, cependant, une industrie est une propriété.
Évidemment les rédacteurs de ce projet ne s’étaient point inspirés de la Déclaration des droits de l’homme qui, dans son article 17, ne permet l’expropriation que « lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment ». Ils étaient remontés à la doctrine absolutiste de Louis XIV qui, en vertu de son droit divin, se considérait comme seul propriétaire de tout le royaume. En vertu de cette prétention, il pouvait tout prendre ; car les garanties du droit de propriété n’étaient pas stipulées par la loi.
Est-ce faire œuvre de progrès que de revenir en deçà de 1789 ?
L’article 4 introduisait à l’égard des raffineries de pétrole la procédure de la loi du 29 mai 1845. Mais qu’est-ce donc que cette loi ? C’est une loi relative au rachat des actions de jouissance des canaux exécutés par voie d’emprunt, en vertu des lois de 1821 et de 1822.
L’article 1erde la loi de 1845 qui, du reste, n’est pas visé dans le projet de la commission, stipule que les droits attribués aux compagnies pourront être rachetés par l’État pour cause d’utilité publique. On comprend maintenant pourquoi il n’est pas question de cet article 1er. Il respecte des droits que le projet sur le pétrole ne voulait pas reconnaître.
Mais ces rachats ne pourraient s’opérer pour chaque compagnie qu’en vertu de lois spéciales, de sorte que, si on procédait pour la dépossession des raffineries de pétrole d’après la loi de 1845, il faudrait autant de lois spéciales qu’il y a d’usiniers.
L’article 2 dit que le prix de rachat sera fixé par une commission spéciale, instituée pour chaque compagnie, par une ordonnance royale et composée de neuf membres dans les mêmes conditions que celles indiquées par la commission du budget.
Ce projet était dans la logique socialiste qui a pour idéal de socialiser tous les moyens de production et d’échange. La Chambre des députés n’était pas encore préparée à cette marche en avant vers le collectivisme. Le 6 mars 1902, elle vota la disjonction, par 375 voix contre 130 et adopta la taxe de fabrication proposée par M. Caillaux, réduite à 1 fr. par 100 kg et comportant une évaluation de recettes de 3 200 000 francs.
La commission du budget estimait que le monopole lui rapporterait 6 millions ! Elle voulait donc se livrer à cette formidable entreprise pour obtenir une recette de 2 800 000 francs supérieure à celle que lui proposait le ministre dont les prévisions se sont réalisées. La taxe a rapporté, en 1904, 3 884 000 francs.
II.
Mais les législateurs se figuraient-ils donc qu’il suffisait d’introduire leurs six articles dans la loi de finances pour obtenir immédiatement des recettes ? Si on voit de ces miracles dans les fééries, on ne les voit pas dans la réalité.
Du jour au lendemain, l’État saisit les établissements de pétrole. Bien. On règlera après, en dépit de la loi sur l’expropriation qui spécifie que l’indemnité doit être payée d’avance. Que devient le personnel ? Il n’en est pas question.
Les ingénieurs des compagnies privées deviennent-ils fonctionnaires de l’État ? Continueront-ils à recevoir des remises et des primes ? Dans quelles conditions ? Avec quels appointements ? Admettons que toutes ces questions soient tranchées sans difficulté.
Mais les acheteurs de pétrole, les épiciers ne paient pas comptant le pétrole raffiné. Il leur faut un crédit de trois mois. Va-t-on le leur couper du jour au lendemain ? Les obliger à payer le pétrole en le prenant, comme les buralistes de tabac doivent payer leur tabac ? Ce n’est pas possible. D’un autre côté, il faut que les raffineurs de pétrole paient leurs achats, entretiennent leur matériel et leur personnel. Ces opérations représentent des avances considérables. On a évalué le fonds de roulement pour l’industrie du pétrole à 100 millions. Donc, la première opération que devrait faire le ministre des finances, s’il mettait la main sur l’industrie du pétrole, serait d’engager plusieurs dizaines de millions dans ce fonds de roulement. Où les prendrait-il ? Sur le budget ? Mais alors, au lieu de combler le déficit, cette merveilleuse combinaison l’agrandirait et le creuserait. Au lieu de donner un excédent de recettes, le monopole provoquerait un excédent de dépenses ; excellente manière, à coup sûr, d’assurer l’équilibre budgétaire !
Mais est-ce tout ? Il y a des lois en France qui garantissent la propriété de chaque citoyen. Nous n’allons pas tomber au niveau des nations barbares chez lesquelles les peuples civilisés envoient des escadres pour leur inspirer le respect de la propriété. Par conséquent, il faudra bien donner des indemnités aux industriels expropriés, non seulement pour les marchés en cours, non seulement pour les immeubles et l’outillage, mais encore pour la valeur même de leur industrie, d’après la moyenne des bénéfices qu’elles ont réalisés pendant les dernières années : supposons sept années, par exemple, en retranchant les deux plus basses et les deux plus élevées.
Mais les bénéfices réalisés par les raffineurs représentent un capital formidable. Il n’y a pas un ministre qui essayera de se dérober à l’obligation de les payer soit en rentes, soit en capital. La première opération consiste donc à faire deux trous : l’un pour les fonds de roulement, un autre pour les frais d’expropriation et d’achat. Je vois, comme résultat de cette opération, des charges et non des ressources.
Et quelles seront ces charges ? Si des ministres vous en indiquent de modestes, n’en croyez rien !
Non, n’en croyez rien, parce que l’expérience générale, non seulement vous autorise à ce scepticisme, mais elle vous en fait un devoir.
Pour le moment, je ne cite que les faits suivants. Quand l’État racheta les téléphones, il offrait cinq millions ; la société en demandait 18 800 000 francs. L’État fut condamné à payer 9 313 000 francs qui, avec les intérêts et les frais, s’élevèrent à 11 334 000 francs. Donc, 126% en plus de ses prévisions.
Quand l’État procéda au rachat du canal du Midi, opération dont le besoin ne se faisait pas sentir, ses promoteurs répétaient sur tous les tons : « Cela ne coûtera rien à l’État. » Or la commission arbitrale a condamné l’État à remettre à la Compagnie du Midi un titre de rente de 750 000 francs qui représente un capital de 25 millions.
Est-ce seulement en France que se produisent de telles déceptions ? La Suisse en a éprouvé de semblables quand elle s’est livrée à l’opération du rachat des chemins de fer. Le gouvernement fédéral prévoyait, pour le Central, une somme de 54 300 000 francs. Le rachat lui a coûté 75 millions, soit 20 700 000 fr. en plus ou 36%.
Il prévoyait pour le Nord-Est 54 millions. Il a dû payer 82 millions, soit 27 900 000 fr. en plus ou 51,7%
Il prévoyait pour l’Union suisse 31 700 000 francs ; il a dû payer 40 millions, soit 26,3%.
Pour l’ensemble de l’opération, il prévoyait 221 000 000 fr. Il a payé 301 000 000 francs, soit en plus 79 millions ou 35,8%.
Qui donc, après de tels exemples, pourrait croire que le gouvernement français aura pour rien les raffineries de pétrole ? Il faudra qu’il les paye et qu’il les paye cher. Il devra acheter non seulement leur flotte de bateaux-citernes, non seulement leurs immeubles et leur outillage situés en France, mais encore leurs docks à l’étranger qui contiennent plus d’un million de barils de pétrole. En France, il y a non seulement de nombreux bateaux-citernes sur les canaux, mais plus de 500 dépôts de pétrole qui, grâce à une organisation très compliquées, peuvent fournir jusqu’à la plus petite commune.
Chacune de ces installations paye une patente. Telle usine est assujettie à plus de cent patentes. Voilà une rente qui disparaîtra. En 1905, les droits de douane sur les pétroles ont produit 64 millions ; en 1904, 61 700 000 francs. De ce chef, l’État ne percevra pas plus.
Maintiendra-t-il le prix de vente actuel des pétroles ? Alors, il gagnera moins que ne gagnent les raffineurs de pétrole. L’État exploite toujours plus chèrement.
Augmentera-t-il ses prix ? Au nom de l’intérêt agricole, les représentants des huiles oléagineuses le lui demanderont. Alors l’État frappera d’une augmentation d’impôt ce moyen populaire d’éclairage et de chauffage. Il en restreindra la consommation. Mais cette gêne, qu’il fera peser sur les ménages, les petits ateliers, augmentera-t-elle ses ressources ?
Comment va-t-il pourvoir aux charges résultant de l’expropriation des industriels, de l’achat et de la réfection du matériel, des fonds de roulement nécessaires ? Va-t-il augmenter le chiffre de ses obligations à court terme ? Mais il ne peut prévoir un amortissement de six années pour les rembourser. Quel amortissement prévoira-t-il ? Peut-il émettre des bons du pétrole à trente ans ? Prenons garde. Nous descendons au rang des puissance qui sont obligées de spécialiser leurs budgets.
Va-t-on faire un budget annexe pour le pétrole ? Alors nous renonçons à cette règle fondamentale de l’unité budgétaire et nous introduisons l’anarchie dans nos finances.
Et quel contrôle subissent les budgets spéciaux ? Sur un chapitre du budget ordinaire, le Parlement se livre à des discussions à propos de quelques francs ; mais il accepte en bloc les 75 millions annuels d’achat de tabac. Est-ce que le Parlement peut les contrôler ? Est-ce qu’il pourra s’ingérer dans les achats de pétrole brut ? Et pourra-t-il se mêler des ventes, comportant des crédits, des remises, des tarifs différentiels selon la distance et selon les quantités d’achat ?
Actuellement, le gouvernement ne trouve pas de ressources pour équilibrer le budget. Il n’en a pas pour permettre aux abonnés du téléphone de s’en servir utilement, malgré les 400 francs annuels qu’ils paient à Paris. Il n’en a pas pour la réfection des voies de chemins de fer de l’État et pour achever les travaux publics commencés.
Je doute que ce soit le moment d’engager le budget dans une aventure financière qui exigera d’abord une mise de fonds de plus de cent millions : et pour quel résultat ? La commission du budget de 1901 prévoyait une recette de six millions !
YVES GUYOT
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