Le monétarisme est un dirigisme masqué. Par Philippe Simonnot et Charles Le Lien

Extrait de La monnaie : histoire d’une imposture

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Pour Philippe Simonnot et Charles Le Lien, la crise économique actuelle ne trouve pas son origine dans les excès du marché ou la dérégulation de la finance, mais dans l’interventionnisme extrême d’États irrespectueux de la vraie nature de la monnaie.

Les racines de cet abus de pouvoir sont anciennes et profondément implantées, mais un pas a été franchi avec la création des banques centrales qui aujourd’hui émettent de la fausse monnaie à une échelle inégalée. L’imposture a connu une accélération décisive lorsque, le 15 août 1971, le dernier entre le système monétaire international et l’or a été rompu par Richard Nixon, alors président des États-Unis. La monnaie étant pour la première fois complètement déréalisée, la finance s’est déconnectée de l’économie. Depuis lors, les crises succèdent aux crises, toujours plus graves, toujours plus douloureuses pour ceux qu’elles privent d’emploi et de ressources.

La solution est pourtant à portée de main : rétablir une monnaie ancrée dans la réalité économique. L’obstacle est seulement politique : ceux qui nous gouvernent n’y ont pas intérêt. En enracinant l’actualité dans l’histoire, les deux auteurs révèlent la précarité du capitalisme mondial.

Économiste indépendant, Philippe Simonnot a publié de nombreux ouvrages, dont, récemment, Le jour où la France sortira de l’euro. Professionnel de la finance et spécialiste des questions monétaires, Charles Le Lien enseigne en milieu professionnel et universitaire et il publie dans diverses revues financières.

Le monétarisme est un dirigisme masqué. Par Philippe Simmonot et Charles Le Lien*

Le « monétarisme » a pris une telle ampleur et une telle influence depuis sa réinvention par Milton Friedman, le célèbre chef de file de l’école de Chicago, qu’il est nécessaire à notre propos de lui consacrer un chapitre entier. Son succès vient sans doute de ce que cette doctrine a paru être la mieux adaptée au régime d’inconvertibilité métallique. Faire aussi bien que l’étalon-or, mais sans ses contraintes, était son ambition.

L’objectif friedmanien est de dépolitiser la gestion de la monnaie en adoptant une fois pour toutes une règle de croissance monétaire optimale. Friedman a même lancé le pourcentage de 3 % par an, comme chiffre permettant une expansion économique sans inflation. Un tel chiffre est d’une apparence bénigne, mais il n’en correspond pas moins à un doublement des prix en moins de vingt-quatre ans. Il en dit long sur ce que l’on appelle la stabilité de nos jours.

Sur cet objectif s’est greffée la mode de l’indépendance des banques centrales, qui s’est répandue sur toute la surface de la terre – alors même que Friedman ne l’a jamais préconisée. La greffe a pris parce que la doctrine de l’indépendance de la banque centrale a le même « code génétique » que le monétarisme : la prétention que l’offre de monnaie est contrôlable. Augmente encore la confusion des esprits le fait que l’on retrouve le même code dans le keynésianisme, qui passe pourtant pour l’ennemi juré du monétarisme.

Pour y voir clair dans le brouillard de ces deux théories supposées aux antipodes l’une de l’autre, il est nécessaire de rappeler quelques fondamentaux.

Non pas arbitrairement, mais au contraire pour faire cesser l’arbitraire des princes, l’unité monétaire, appelée à mesurer les variations de la valeur de toutes les choses, a été définie, on le sait, par une quantité fixe de métal précieux depuis le début du XVIIIe siècle en Europe. C’est l’ère de la monnaie marchandise, qui enlève toute légitimité aux manipulations du cours des monnaies. La définition métallique des monnaies aboutit bien à une sorte de monnaie unique mondiale, mais qui garde un aspect national ou régional en fonction des différences de parité métallique entre des monnaies qui n’ont pas les mêmes poids et titres d’or.

Symétriquement, le régime des changes variables issu de la disparition de la définition métallique des monnaies est celui qui garantit le moins la valeur et la stabilité des contrats. Cette faille a engendré immédiatement la création d’un marché d’instruments de couverture de risques à terme, coûteux et partiellement efficaces.

La clause de convertibilité métallique joue ainsi dans le domaine de la production de monnaie un rôle équivalent à celui du « trop-plein » dans la baignoire, système qui permet la régulation du niveau de l’eau en cas de débordement : si le robinet du crédit (créateur de monnaie nouvelle qui accroît la « masse monétaire » en circulation) coule trop fort par rapport à ce que la bonde permet d’évacuer (par le remboursement des crédits antérieurs, remboursement destructeur de la monnaie précédemment émise), alors le trop-plein entre en action et permet d’évacuer les excédents de monnaie fiduciaire (billets et dépôts à vue) en les convertissant en actif réel métallique, rétablissant ainsi l’équilibre entre la masse monétaire et la masse des richesses offertes. Supprimez le trop-plein par un acte administratif, c’est-à-dire supprimez le régime contractuel d’émission de convertibilité métallique, et vous aurez des débordements que ladite politique monétaire ne réussira pas à endiguer. Un couvercle posé en urgence sur une baignoire dont le trop-plein est bouché n’empêchera pas l’eau de fuir sur les côtés, provoquant une inondation.

Ainsi, la surproduction monétaire qui découle de la suppression de la convertibilité métallique entraîne-t-elle inexorablement l’hypertrophie financière.

L’inconvertibilité du dollar, décidée par Nixon le 15 août 1971, augure donc d’un régime national nécessairement administré et discrétionnaire de la monnaie, chaque pays étant encouragé à renationaliser sa politique monétaire. Le monde se balkanise au moment où l’on s’efforce par ailleurs de démanteler les droits de douanes et autres obstacles non tarifaires au développement du libre-échange.

Le cas de Friedman est particulièrement intéressant et troublant puisque cet apôtre de la direction monétaire centralisée, de ce que nous appelons « dirigisme monétaire », est un économiste « libéral » réputé.

Prix Nobel d’économie en 1970, auteur avec Anna Schwartz d’un livre déjà cité, L’Histoire monétaire des Etats-Unis [1], Milton Friedman est né à Brooklyn en 1912 de parents juifs émigrés aux Etats-Unis. En 1938, il épouse Rose, elle-même émigrée aux Etats-Unis [2]. Rose a beaucoup contribué à Capitalisme et Liberté, publié en 1962 aux Etats-Unis et traduit en France au début des années 1970. Cette œuvre, vive et talentueuse, fera connaître le nom de Friedman dans le monde entier.

Le point de départ du raisonnement de Friedman fait date à l’époque, car il est radicalement anti-keynésien, alors que Keynes est au sommet de sa gloire posthume : « Le seul remède dont dispose le gouvernement pour combattre l’inflation est de dépenser moins et de fabriquer moins de monnaie », remarque Friedman, et pour tous les connaisseurs de l’économie financière, et de l’économie tout court, ce fut un soulagement d’entendre enfin dénoncé le mythe keynésien.

Pour Friedman, la création monétaire n’a aucun impact réel sur l’économie et le seul résultat d’une augmentation de la masse monétaire est de faire progresser les prix. Ainsi est réhabilitée la « vieille » théorie quantitative de la monnaie. La masse monétaire doit progresser à un rythme régulier, il donne le chiffre de 3 %, voisin, dirions-nous aujourd’hui, du taux de croissance potentiel de l’économie, empêchant ainsi selon lui toute inflation. Ce raisonnement a servi jusqu’à aujourd’hui de fondement aux politiques inévitablement monétaristes des banques centrales en régime de fiat money.

Friedman rappelle cette évidence toute simple et trop oubliée : la monnaie a de l’importance. Ainsi s’oppose-t-il à Keynes qui négligeait le problème. La monnaie « compte » d’autant plus pour Friedman qu’une politique monétaire excessivement restrictive au mauvais moment peut aggraver une dépression, comme cela fut, selon lui, le cas du Système de réserve fédéral en 1929. C’est ici que le bât blesse. Au mythe keynésien s’est substitué le mythe friedmanien.

Cui bono ? A qui profite le mythe ? Grosso modo, on peut dire que le mythe keynésien est formaté pour les gouvernements, leur donnant des outils statistiques « macroéconomiques » de comptabilité nationale trompeurs sur la capacité de l’Etat à gouverner la « machine économique » avec quelques manettes. Le mythe friedmanien, quant à lui, est plus particulièrement destiné aux gouverneurs de banque centrale en donnant une allure scientifique à leur politique monétaire, alors même que Friedman était le premier à se méfier de ces hauts personnages de l’aristocratie d’Etat. Il voulait en fait, comme on l’a dit, transformer le gouverneur de banque centrale en une sorte de robot, sans pouvoir discrétionnaire, avec dans son cerveau électronique un taux de croissance monétaire automatique, fixé une fois pour toutes par voie législative.

Depuis quarante ans, le mythe friedmanien a été soigneusement entretenu et amplifié. L’un de ses thuriféraires les mieux placés n’est autre que l’actuel président du Système américain, Ben Bernanke. Il a succédé à Alan Greenspan, d’origine libertarienne comme on l’a dit. Ce dernier avait complètement trahi ses convictions philosophiques pour devenir le « sorcier de Wall Street », quitte à faire marcher alertement la planche à billets électronique. Bernanke, lui, est un friedmanien pur sucre, qui a trouvé son chemin de Damas dans l’étude de ce qui s’est passé en 1929. Il passe même, aux yeux de ses pairs, pour un spécialiste de l’histoire du plus grand krach du XXe siècle. « La compréhension de la crise de 1929 est le Saint-Graal de la science économique », a-t-il coutume de dire. Sans doute ! Mais à condition de ne pas se tromper de diagnostic. Lors de la fête anniversaire donnée en l’honneur de Friedman en 2002, Bernanke ne manqua pas de déclarer : « Vous avez raison, Milton, nous, à la banque centrale, nous avons provoqué la crise de 1929. Nous en sommes désolés. Mais grâce à vous, nous ne le ferons plus. »

Ce n’est pas pour rien si le président du Système de réserve des Etats-Unis a été surnommé Helicopter Ben. « Le gouvernement américain, s’est-il aventuré à déclarer lors d’une conférence en 2002, dispose d’une technologie, qu’on appelle la planche à billets, ou aujourd’hui, son équivalent électronique, qui lui permet de produire autant de dollars qu’il le veut sans que ça lui coûte rien, pratiquement. » Quel aveu ! De là à jeter des billets sur Wall Street à partir d’un hélicoptère pour éviter un krach, il n’y a qu’un pas que Bernanke n’a pas franchi. C’est Milton Friedman, son maître, qui avait employé cette image. Mais elle est restée collée à son disciple, qui l’a justifiée après coup en se lançant dans une politique d’achat de bons du Trésor américains et autres papiers d’Etat extrêmement dangereuse. De fait, l’actuel président du Système fédéral de réserve renforce la thèse selon laquelle en période de crise il faut administrer des potions monétaires de plus en plus fortes à un malade que son accoutumance à la drogue a rendu de moins en moins réactif.

Friedman, malheureusement, a repris à son compte la simpliste « théorie quantitative de la monnaie » qui veut que toute augmentation de la « masse monétaire » se traduise automatiquement par une augmentation des prix. Donc il suffirait de maîtriser cette fameuse masse monétaire pour contrôler la hausse des prix.

Toute cette théorie n’a aucun sens dans la pratique. Car, les « experts » n’ont jamais réussi à se mettre d’accord sur la définition de la masse monétaire M. S’agit-il de ce que l’on appelle dans le jargon la « base monétaire », dite « M0 », c’est-à-dire les dépôts ou réserves des banques auprès de leur banque centrale ? Ou bien de la somme des billets et des dépôts à vue dans les banques susceptibles d’être dépensés directement et sans conversion, c’est-à-dire l’argent immédiatement disponible, appelé « M1 » ? Ou bien « M2 », soit l’agrégat « M1 » auquel on ajoute un certain nombre de comptes à terme et sur livrets qui peuvent, par une conversion préalable et un transfert sur un compte à vue, livrer de l’argent directement utilisable pour n’importe quel achat ? Ou bien encore « M3 » un agrégat qui comprend en plus de « M2 », un certain nombre d’OPCVM (terme barbare pour signifier les organismes de placement collectifs en valeurs mobilières telles que des SICAV ou des fonds communs de placement investis en actions, obligations et autres titres) qui peuvent être convertis en moyens de paiement sans perte en capital ? Laquelle de ces poupées russes, que des banquiers centraux, disciples de Friedman, s’efforcent d’emboîter les unes dans les autres, faut-il retenir ?

Choix d’autant plus difficile qu’une « loi », dite « loi de Goodhart », a porté le coup de grâce au travail byzantin des banques centrales. Son inventeur est Charles Goodhart, professeur à la London School of Economics, ancien conseiller de la Banque d’Angleterre. Cette loi montre que si par un heureux hasard vous trouvez le bon « agrégat », pour mesurer la masse monétaire, cet indice cessera ipso facto de devenir un bon indicateur dès que vous l’utiliserez comme cible monétaire pour votre politique.

Les banques centrales peuvent donc toujours « courir », le bon indicateur reste hors de leur portée et au moment où elles pourraient mettre la main sur leur objectif, il s’échappe à nouveau. Lassées de leurs échecs, elles ont privilégié un objectif en termes de niveau des prix des biens de consommation, plus facile à définir et à atteindre (ce que l’on appelle l’inflation targeting). Cette stratégie est favorisée par la divine surprise de ladite « grande modération » que la mondialisation opère sur les prix des produits industriels importés grâce à l’ouverture des marchés et qui pèse indirectement sur les indices des prix à la consommation. Mais cette simplification outrancière suppose que l’argent disponible s’arrête à la porte de certains marchés comme celui de l’immobilier, ou ceux des matières premières ou des actifs financiers. Il ne subsiste plus en matière de politique monétaire réelle qu’un pilotage à vue visant à éviter les récifs de l’inflation trop apparents. Néanmoins, on continue à enseigner ces approximations sur les bancs de nos écoles.

En réalité, on a bien assisté à une perte totale de contrôle sur la monnaie du fait de la croissance exponentielle des liquidités internationales. La cause en est double : d’une part l’étalon-dollar permet aux Etats-Unis de récupérer les dollars qui ont servi à payer son déficit commercial ; d’autre part, le cours forcé du papier-monnaie conduit à des interventions de plus en plus massives des banques centrales. Ce que la presse appelle le recours accru à « la planche à billets » – à juste titre sur le fond, mais anachroniquement sur la forme.

Un économiste britannique, Theodor Emanuel Gregory [3], célèbre en son temps, l’avait pressenti dès 1934 : « Pour éviter la dépression, disait-il, il faut éviter l’emballement ; mais les banques centrales sont amenées par crainte de l’opinion publique à retarder leur action jusqu’à ce qu’il soit trop tard. » On signalera au passage l’impuissance manifeste de l’euro à endiguer cet emballement monétaire et l’inévitable entraînement de la Banque centrale européenne dans le sillage du Système de réserve des Etats-Unis.

Du même coup, la position dite « libérale » de Friedman sur le régime des changes n’est plus tenable. Certes, si l’on pouvait obtenir un accompagnement monétaire « neutre » de la croissance économique voisin de 3 % l’an, il n’y aurait en effet aucune raison pour que des taux de change flottant librement divergent considérablement. Dans ces conditions « pourquoi ne pas laisser le chien (l’économie) remuer la queue (le taux de change), au lieu de laisser la queue remuer le chien [4] » ? Malheureusement, les choses ne se sont pas passées comme prévu ! Lorsque la queue du chien frétille indéfiniment et de plus en plus fort, le chien finit par attraper la danse de Saint-Guy et tout le chenil avec.


* Chapitre 8, « Le monétarisme est un dirigisme masqué », La monnaie, histoire d’une imposture, Éd. Perrin, Paris, 2012

[1] M. Friedman et A. Schwartz, Monetary History of the United States 1867-1960, Princeton University Press for the National Bureau of Economic Research, 1963.

[2] M. et R. Friedman, Two Lucky People, Memoirs, University of Chicago Press, 1998.

[3] T.E. Gregory, The Independent, 29 décembre 1934, économiste anglais cité par Edwin Kemmerer (1935) lors de son audition par le Sénat américain au sujet du Banking Act de 1935.

[4] M. Friedman et R. Roosa, The Balance of Payments: Free versus Fixed Exchange Rates, American Enterprise Institute for Public Policy Research, 1967.

3 Réponses

  1. Nbusta

    Ce chapitre néglige un point important; Friedman à l’instar de certains libéraux comme T. Sowell, souhaite abolir la banque centrale !

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