Le moment Quesnay

François Quesnay

Comme je le rappelai en novembre 2013 dans une « histoire de l’histoire de la pensée économique », Dupont de Nemours est reconnu par les historiens du monde entier comme l’auteur de la première histoire de la pensée économique. Plus précisément : des deux premières. Après un bref « Catalogue des écrits composés suivant les principes de la science économique » (Éphémérides du Citoyen, 1768, volume 2, pp.191-202), il publia une « Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en France à former la science de l’économie politique » dans les neuf premiers volumes des Éphémérides de l’année 1769.

Dans la première livraison, il présente tout particulièrement les précurseurs de François Quesnay et les premiers travaux du maître de la Physiocratie. B.M.


Le moment Quesnay

(Notice abrégée des différents écrits modernes
qui ont concouru en France à former la science de l’économie politique, partie 1/9)

par Pierre-Samuel Dupont de Nemours

I.

(Éphémérides, 1769, tome 1)

L’époque de l’ébranlement général qui a déterminé les esprits à s’appliquer à l’étude de l’économie politique remonte jusqu’à M. de Montesquieu. Ce furent les éclairs de son génie, les charmes de son style, la séduisante variété des tournures fines, vives, saillantes, qui caractérisent la multitude d’observations qu’il a rassemblées sur les lois, qui montrèrent à notre nation encore si frivole que l’étude de l’intérêt des hommes réunis eu société pouvait être préférable aux recherches d’une métaphysique abstraite, et même plus constamment agréable que la lecture des petits romans.

Les succès de l’Esprit des lois, si bien dus au mérite personnel de son auteur, persuadèrent néanmoins à beaucoup de gens qui n’avaient pas le même mérite, que la gloire n’était pas fort chère dans la carrière qu’il avait parcourue. Quelques autres entrevirent à combien d’égards elle était encore à parcourir et l’Europe fut inondée d’un déluge d’écrits sur la législation, sur l’agriculture, sur le commerce, sur les manufactures, sur la population, etc.

Rien ne prouve mieux à quel point nous étions éloignés d’avoir une science qui décidât de ces objets importants que l’étrange diversité des opinions qui se débattaient alors entre ceux qui agitaient ces matières. M. Melon plaidait pour le luxe ; M. Dutot plaidait contre ; d’autres se tenaient entre deux. Les uns réclamaient la dîme royale ; cette erreur du grand, du sage, du trois fois bon Vauban, qui ne savait pas ce que c’était que le produit net et qui n’avait pas pensé que les frais de culture ne devaient jamais être soumis à l’impôt. Les autres demandaient des droits sur les consommations et ne se doutaient point que ces droits coûtaient nécessairement aux nations le double au moins de ce qu’ils rapportaient aux souverains. Le public embarrassé dans la foule des arguments pour et contre, et de même force, trouvait toujours la raison du côté de celui qui parlait le dernier.

Quelques-uns voyaient cependant en gros que la liberté était le droit de l’homme, qu’elle était la base du commerce et qu’elle devait être bonne à tout. Mais la noblesse et la bonté de leur cœur le leur disaient encore plus que les lumières de leur esprit. C’était une vérité devinée plutôt que connue, et sentie plus fortement qu’elle n’était clairement calculée. D’ailleurs, ceux qui haranguaient contre cette liberté et qui voulaient l’enchaîner sous une foule de règlements plus ou moins spécieux, avaient pour eux la pluralité des suffrages. La multiplicité des exceptions qui composaient le chaos de leur politique les faisait paraître plus circonspects et plus attentifs aux détails du bien public. Et comme ils partaient d’un usage malheureusement établi chez toutes les nations, ils étaient dans le cas de déployer une érudition plus imposante et de captiver les esprits par l’autorité ; ressource ordinaire des gens qui n’emploieraient pas avec succès les armes de la raison. Il faut l’avouer, le plus grand nombre avait pour les partisans de la liberté cette défiance involontaire que tous les ignorants timides ont pour les hommes éclairés et hardis, et peut-être même cette espèce de dédain stupide avec lequel les sots regardent les hommes de génie qui leur paraissent et doivent naturellement leur paraître des fous.

ANNÉES 1754 ET 1755.

Des mains de ces fous pleins de sagesse sortirent d’abord plusieurs écrits oh l’on voit briller des vues très utiles et très judicieuses, gâtées encore par un nombre à peu près égal d’erreurs fort préjudiciables. Tels furent le Mémoire sur le commerce des blés, par M. du Pin ; les Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne, relativement au commerce, par M. Dangeuil, et l’Essai sur la nature du commerce, par M. Cantillon. Mais parmi les livres publiés dans ces premiers temps où les hommes supérieurs attendaient et prévoyaient la lumière à peu près comme les Guèbres attendent, les yeux tournés vers l’orient, le moment du lever du soleil, le plus remarquable et celui qui montre le plus de connaissance des avantages de la liberté est l’Essai sur la police générale des grains, par M. Herbert, dont il y a deux éditions, l’une de 1754 et l’autre de 1755.

Cependant, dès ce temps même, François Quesnay, dont les travaux et les importantes découvertes ont élevé le nom si fort au-dessus des épithètes et des éloges qu’on y pourrait joindre, fut conduit par ses réflexions sur l’état de la culture et par ses recherches sur les caractères et le pouvoir de l’évidence, à examiner avec la profondeur naturelle de son génie si l’on pouvait parvenir à une assez grande suite de connaissances évidentes, pour qu’elles décidassent souverainement quelles sont les règles de l’administration publique la plus avantageuse au genre humain.

ANNÉE 1756.

En 1756, il fit paraître dans l’Encyclopédie le mot Fermiers (économie politique). La plupart des mots de ce dictionnaire sont, comme on sait, des dissertations importantes. Celle de M. Quesnay développe la nécessité dont il est que les cultivateurs soient riches pour que leur culture ait des succès et qu’elle soit aussi profitable qu’elle peut l’être. Il expose la différence extrême qui se trouve entre les produits de l’exploitation des terres, conduite, dirigée et défrayée par des fermiers opulents, et ceux que l’on retire du travail des pauvres métayers qui n’ont pas les avances nécessaires pour faire bien valoir les domaines qu’on leur confie. C’est cette différence qui constitue celle de la grande et de la petite culture. L’auteur fait voir combien il serait à désirer que la première succédât partout à la seconde. Il prouve que cela ne pourrait arriver que par l’accroissement de la richesse des cultivateurs. Il montre que les cultivateurs ne pourraient s’enrichir que par la liberté et la sûreté de leurs personnes, de leurs travaux et de leurs biens. Il en conclut que les corvées, les milices, les règlements qui prescrivaient une certaine culture plutôt qu’une autre, les gênes et les prohibitions dans le commerce des productions sont des fléaux publics qui, en détournant les personnes riches de se livrer à l’agriculture, en diminuant la fortune de ceux qui l’exercent, en engageant les fils de fermiers à s’établir dans les villes, étendent la petite culture et restreignent la grande qui serait infiniment plus profitable. Il démontre que l’humanité entière perd à ce désordre funeste ; que le sort de l’agriculture décide de celui de la société, parce que l’agriculture est le seul travail productif, et qu’on ne peut être dédommagé de son dépérissement par les arts ou par le commerce de fabrique et de revente qui ne renferment que des travaux stériles que le produit seul de l’agriculture peut salarier et soutenir.

Tel fut le premier ouvrage publié de M. Quesnay sur les matières économiques et l’on voit qu’il renferme deux grandes vérités bien inconnues jusqu’à lui par nos auteurs politiques. L’une, c’est que l’agriculture est la source UNIQUE des richesses. L’autre, que pour faire prospérer l’agriculture, il ne suffit pas d’avoir des bras et de la bonne volonté, il faut encore avoir de grandes richesses d’exploitation à y employer.

Dans cette même année 1756, il parut quelques autres écrits fort estimables et dont les principes s’accordaient beaucoup avec ceux de la dissertation dont nous venons de parler.

Tels sont dans le même volume de l’Encyclopédie, les mots Ferme et Fermier (économie rustique) par M. le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles, écrivain clair, précis, méthodique sans apprêt, noble sans affectation, et qui par ses recherches sur les mêmes objets, comme par ses liaisons intimes avec M. Quesnay, était pour ainsi dire en communauté de doctrine avec lui relativement à la nécessité des avances et des riches avances pour faire prospérer l’agriculture.

Telles sont aussi les Observations sur divers moyens de soutenir et d’encourager l’agriculture, particulièrement dans la Guyenne, deux petites parties, imprimées à Paris chez Moreau, rue Gallande, et que nous devons à M. le chevalier de Vivens, citoyen très respectable à tous égards, qui dans cet ouvrage a développé avec beaucoup de force et de sagacité l’injustice des privilèges exclusifs de la ville et de la sénéchaussée de Bordeaux ; le dommage que ces privilèges causent à la Haute-Guyenne et la nullité du profit qu’en retire la ville même, en faveur de laquelle on les croit établis. Il indique aussi combien l’État a perdu par la prohibition de la culture du tabac qui portait la plus grande opulence dans plusieurs provinces. Il y joint quelques réflexions très sages sur le commerce des blés ; et par la justesse générale de ses observations, il a bien mérité qu’on lui pardonnât quelques légères erreurs qui sont celles des opinions alors universelles, beaucoup plus que celles de sa tête, faite en elle-même pour dissiper les préjugés des autres et non pas pour y être assujettie.

ANNÉE 1757.

Le premier, à tous les égards, des ouvrages qui parurent en 1757, est le mot Grains (économie politique), dans l’Encyclopédie, par M. Quesnay. On aperçoit dans la dissertation qui porte ce titre le progrès des découvertes et des lumières de l’auteur. Le mot Fermiers présentait quelques vérités mères d’une grande science. Dans le mot Grains, on voit cette science formée et presque complète. Toutes les mêmes vérités que l’auteur avait exposées l’année précédente se trouvent rappelées ici avec beaucoup de force et de vigueur, et développées avec une clarté qui fait voir qu’elles lui sont devenues encore plus propres. Elles y sont liées avec des vérités nouvelles, non moins importantes, et qui jettent le plus grand jour les unes sur les autres. Une de ces vérités qui n’a pu être reconnue que par un coup de génie, est la différence qui existe entre le prix commun des denrées pour les vendeurs de la première main, et celui de ces mêmes denrées pour les acheteurs consommateurs : différence fondée sur ce que, dans les mauvaises années, les cultivateurs et les propriétaires qui sont les vendeurs de la première main n’ont qu’une petite quantité de denrées à vendre cher, et que dans les années abondantes ils en ont beaucoup à vendre à bas prix ; tandis que les acheteurs consommateurs en achètent tous les ans une quantité égale, tantôt plus cher et tantôt à meilleur marché. De sorte que le prix commun pour la dépense de l’acheteur est composé de quantités ÉGALES à des prix différents, et que celui du vendeur est formé de la combinaison de quantités INÉGALES, avec les mêmes différences dans les prix : ce qui ne peut évidemment produire les mêmes résultats.

Cette différence au désavantage des premiers vendeurs est d’autant plus grande qu’il y a plus de variété dans les prix. Et il y a d’autant plus de variété dans les prix qu’il y a moins de liberté dans le commerce. C’est un argument sans réplique en faveur de la liberté du commerce en général et de celle du commerce des grains en particulier puisqu’il prouve que cette liberté qui assure la conservation du grain des années abondantes pour les années mauvaises, et le transport alternatif du superflu des pays qui en ont beaucoup à ceux qui en manquent, égalise les prix entre les différents cantons et entre les différentes années, et que cette égalisation augmente considérablement le revenu des terres et la somme des salaires qui en résulte, sans accroître la dépense des consommateurs.

Une autre découverte plus facile à faire, qui était sous les yeux de tout le monde et qui n’avait attiré les regards de personne ; une vérité qui se trouve exposée dans le mot grains et qui avait toujours été ignorée, et même, comme nous venons de le voir, par l’illustre Vauban, et même par le vertueux Abbé de Saint-Pierre, est celle que présente la distinction du produit total et du produit net de la culture. Cette distinction lumineuse développe les avantages du bon prix des productions, qui donne un grand excédent par-delà le remboursement des frais de culture. Lorsqu’on la joint à la connaissance de la propriété exclusive qu’a l’agriculture de produire des richesses, on y reconnaît toute la théorie de l’impôt, puisque ces deux observations réunies font voir que le commerce, les fabriques, les arts, les métiers, les travaux enfin de toute espèce, doivent être immunes, et que les reprises mêmes de l’agriculture ne doivent pas non plus être soumises à l’impôt qui ne peut sans ruine porter que sur le produit net et proportionnellement à ce produit.

La différence que la nature a mise entre gagner et produire, et qui avait été si bien saisie par l’auteur, l’éclairait encore sur l’illusion que les politiques modernes avaient faite aux nations au sujet de la balance en argent du commerce extérieur.

L’essence du gain véritable entre les hommes, qui ne consiste pas à avoir quelque chose pour rien, ce qui est contre les lois de la nature

Qui vend jusqu’aux bienfaits que l’on croit qu’elle donne,

mais qui consiste toujours dans des échanges de valeur pour valeur égale, réciproquement profitables à ceux qui se déterminent volontairement à ces échanges, lui faisait concevoir le désavantage que les nations ont à se nuire les unes aux autres et à enlever à ceux qui auraient naturellement fait le commerce avec elles les moyens de l’entretenir et d’en solder les retours.

On voit que l’ensemble de ces vérités entrées dans la tête de l’auteur par l’observation exacte et scrupuleuse des faits, et confirmées par le calcul, formait déjà un corps de science auquel ou a bien peu ajouté depuis[1].

Nous ne nous étendrons pas autant sur les autres ouvrages que nous devons embrasser dans cette notice abrégée : ce n’est pas que l’Extrait raisonné de tous les écrits économiques ne fut un livre utile et intéressant ; mais par la raison même qu’il serait un livre, nous ne pouvons pas le placer en entier dans cet avertissement. Il nous a seulement paru que nous devions un peu plus de détails sur les dissertations qui ont ouvert et franchi la carrière, et qui, dans un recueil de vingt-deux volumes in-folio fort chers, n’ont pas pu trouver autant de lecteurs qu’elles en méritaient.

Ce qu’elles présenteront sans doute de plus singulier est que, tandis que tous les autres moralistes sont partis du droit naturel de l’homme pour conduire aux règles de ses actions, l’auteur est parti de l’intérêt calculé des hommes pour arriver aux résultats que dicte sévèrement leur droit naturel. Les écrivain moraux et politiques ont souvent fait très bien sentir la justice de des lois naturelles qu’ils développaient ; mais ils ont toujours été embarrassés pour trouver la sanction physique de ces mêmes lois. M. Quesnay a commencé par constater leur sanction physique et impérieuse, et elle l’a conduit à en reconnaître la justice. Il n’est pas étonnant que sa morale également pure et lumineuse ait fait des progrès plus rapides, puisqu’elle présentait plus de motifs.

Il avait aussi composé pour l’Encyclopédie les mots : intérêt de l’argent, impôt et hommes (économie politique). Mais lorsque ce dictionnaire a cessé de se faire publiquement et sous la protection du gouvernement, M. Quesnay n’a pas cru devoir continuer d’y concourir. Il a gardé ses manuscrits, qui sont présentement entre nos mains et dont nous n’avons sûrement pas envie de frustrer nos compatriotes qui connaissent bien mieux aujourd’hui le prix et l’utilité des écrits de ce genre qu’ils ne le faisaient en 1757

Un des livres qui a le plus contribué, et par lui-même et par ses suites, à amener une si heureuse révolution, parut dans cette même année : c’est l’Ami des hommes, ou Traité de la population, par M. le marquis de Mirabeau. Cet ouvrage qui parut en trois parties, vers le milieu de l’année 1757, chez Hérissant, rue active Notre-Dame, n’est cependant point dans les principes de la science de l’économie politique. Il les contredit même entièrement puisque le fonds de son plan est de regarder la population comme la source des richesses, et non les richesses comme la cause de la population.

Mais cette erreur dans le fond des principes n’empêchait pas que l’auteur ne retrouvât la vérité dans la plupart de ses résultats relativement à l’importance de l’agriculture, à la nécessité de la liberté du commerce, aux dangers du luxe, etc. Il se livra totalement dans cet ouvrage à l’impulsion de son propre génie et à la chaleur de son cœur fraternel, et cette chaleur intéressante rendit pour une infinité de gens ce Traité de la population un des plus utiles précurseurs de la science de l’économie politique. Le sentiment dont il est pétri saisit l’âme de tous ses lecteurs, il fixa leurs vues, encore égarées, du côté de l’agriculture. Le titre du livre[2] devint le nom connu de l’auteur. Cet ouvrage traduit en tant de langues et multiplié par tant d’éditions, fut lui chercher des partisans et des amis jusqu’aux barrières de l’Europe. Et quelques efforts qu’il ait faits depuis pour s’acquitter envers l’humanité, quelques écrits qu’il ait publiés et dont quelques-uns même ont été suivis d’événements propres à faire époque, c’est toujours sous ce nom qu’on le cherche ; et malgré son propre désaveu, c’est sur cet ouvrage qu’on le connaît.

Ce qui est tout autrement important pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la science de l’économie politique, c’est que son inventeur jugea dès lors que l’Ami des hommes deviendrait un digne organe de cette science par excellence, et des lois de l’ordre naturel, c’est qu’il chercha à le connaître ; c’est que dès la première vue il ne le marchanda pas sur ses erreurs ; c’est que l’âme docile de l’Ami des hommes reconnut la vérité, et que cet homme illustre, l’objet alors de l’engouement de tous les autres, devint écolier, abjura hautement et opiniâtrement son erreur, consacra tout le reste de son temps et de son travail et voua sa célébrité à la publication de la science découverte par Quesnay. C’est ce qu’il fit dans les suites même de son ouvrage.

ANNÉE 1758.

La première de ces suites parut en 1758 sous le titre de Quatrième partie de l’Ami des hommes. Il y en a, comme des trois premières parties, deux éditions originales, l’une en un volume in-4° et l’autre en deux volumes in-12 chez Hérissant, imprimeur-libraire à Paris, rue neuve Notre-Dame, et huit ou dix éditions contrefaites en province, sans compter les traductions et les éditions étrangères.

À la tête de cette quatrième partie de l’Ami des hommes, on trouve au lieu de préface, un Dialogue, très vif et très gai, entre le surintendant d’O et l’Ami des hommes. Le but de ce dialogue est de montrer que tous les hommes sont en communauté naturelle et nécessaire d’intérêts, et que l’autorité la plus arbitraire et la plus avide serait obligée de se conformer à des règles fixes, constantes et raisonnables si elle voulait faire pour elle-même un usage profitable de son pouvoir.

Ce dialogue est suivi par une Introduction au Mémoire sur les états provinciaux. Cette Introduction est un des plus beaux morceaux qui soient sortis de la plume de l’Ami des hommes. Il y remonte aux lois naturelles qui sont les seules lois fondamentales de toutes les sociétés et les distingue des lois positives ou de règlement qui doivent n’être que des émanations des premières, relatives aux circonstances. Il fait voir que le lien des sociétés est l’intérêt, et que leur base est la propriété et le respect pour les droits de tous. C’est bien dommage que dans quelques endroits de cette dissertation, si noble et si belle, l’auteur ait été obligé de poser quelques principes particuliers, plus conformes à la constitution présente de l’État qu’il habite qu’à la constitution naturelle et la plus avantageuse possible pour les sociétés.

Le Mémoire sur utilité des états provinciaux n’est dans la quatrième partie de l’Ami des hommes qu’une seconde édition dont nous ne donnerons point la notice parce que le titre suffit pour offrir une idée de l’objet de l’ouvrage, et que les détails et la discussion des raisons de l’auteur nous mèneraient trop loin.

Un financier, soi-disant citoyen, attaqua dans le temps ce mémoire, et au lieu de la subministration municipale, à laquelle l’Ami des hommes croyait utile de confier la levée de l’impôt, il prétendit qu’on devait préférer de travailler les provinces en finance. Ses prétentions, ses expressions, les choses et les mots de son ouvrage furent également pulvérisés par les Réponses aux objections contre le mémoire sur les états provinciaux, qui suivent immédiatement ce mémoire et dans lesquelles l’Ami des hommes fit voir qu’il savait faire bonne, franche et rude guerre à ceux qui entreprenaient de travailler ses amis.

Le volume est terminé par des questions intéressantes sur la population, l’agriculture et le commerce, proposées aux académies et autres sociétés savantes des provinces. Ces questions, que l’Ami des hommes crut devoir joindre à son ouvrage, avaient été rédiges par MM. Quesnay et de Marivelt.

Un autre très bon ouvrage qui parut en 1758 est intitulé Considérations sur le commerce, et particulièrement sur les compagnies, sociétés et maîtrises. C’est un mémoire qui avait été couronné en 1757 par l’Académie royale des sciences et belles-lettres d’Amiens et composé par M. de l’Isle, sous les yeux et avec les conseils de l’illustre M. de Gournay, alors intendant du commerce. On y reconnaît, comme dans tout ce qui émanait de ce digne magistrat, d’excellents principes sur la liberté du commerce. On y trouve les observations les plus justes et les mieux fondées sur le tort que font à la société les règlements des manufactures et les statuts des arts et métiers, et les exemples les plus singuliers du dommage que causent les inspecteurs qui s’attachent à faire exécuter ces règlements, toujours inutiles quand ils ne sont pas dangereux et le plus souvent inexécutables.

Nous ne savons si c’est dans cette année ou dans la suivante que nous devons placer la première édition du Tableau économique, avec son Explication, et des Maximes générales du gouvernement économique qui y furent jointes sous le titre d’Extrait des économies royales de Sully : très belle édition in-4° qui fut faite au château de Versailles et dont on ne trouve plus d’exemplaires que chez les particuliers auxquels ils furent donnés. L’auteur qui est, comme on sait, M. Quesnay, nous a dit plusieurs fois que cette édition était du mois de décembre 1758 et qu’il en avait des époques sûres ; l’Ami des hommes, son premier disciple qui était alors intimement lié avec lui, nous assure qu’elle n’est que de l’année 1757 et même qu’elle n’est pas du commencement de cette année, et qu’il y en a aussi des époques sûres.

Nous ne rapportons cette différence de récit sur un fait si moderne et de la part de deux hommes qui doivent en être si bien instruits, que pour faire voir en passant combien il est difficile d’écrire l’histoire et combien on doit compter en général sur les dates qu’elle présente et sur les petites circonstances qu’elle rapporte. Heureusement que celle que nous traçons ici est celle des lumières et de leurs progrès, où les dates et les époques sont bien moins importantes que les vérités philosophiques.

Le Tableau économique est une formule arithmétique par laquelle on peut calculer avec beaucoup de rapidité, de justesse et de sûreté les effets de divers dérangements que la distribution, la circulation et la reproduction des richesses peuvent éprouver, soit en bien, soit en mal. Or, comme un ne peut faire presque aucune opération publique de gouvernement qui n’influe sur les richesses, le Tableau économique donne le moyen très prompt et très clair d’estimer fort équitablement la valeur de toutes ces opérations par l’étendue précise du profit ou du dommage qu’elles doivent causer à l’humanité, à la société et aux diverses classes d’hommes dont elle est composée. C’est pourquoi l’on a regardé l’invention de cette formule comme le complément de la science de l’économie politique.

Il y a deux choses à remarquer dans le Tableau économique ; la formule même qui peint la circulation des richesses et qui, selon la diversité des données, offre les divers résultats avantageux, indifférents ou nuisibles ; et la somme des vérités qu’il a fallu rassembler et dont il a fallu reconnaître l’enchaînement et peser les rapports pour l’inventer, et qu’il faut saisir pour la bien comprendre. La formule est fort simple : comme toutes celles de l’arithmétique, elle peut être fort utile à ceux même qui ne la conçoivent pas parfaitement. Il y a beaucoup de gens qui font des divisions à merveille et seraient très embarrassés à rendre raison du procédé qui leur procure des résultats incontestables. La formule du Tableau économique est plus aisée à concevoir superficiellement que celle de la division, parce qu’elle parle aux yeux et qu’elle peint ce qu’elle veut faire entendre. Mais l’art de saisir dans les différents cas les données auxquelles on peut appliquer cette formule est beaucoup plus difficile et beaucoup plus compliqué. Il demande une connaissance préalable et complète de presque toutes les branches de la science de l’économie politique. Très peu de gens ont cette connaissance ; et de là vient que la plupart ont regardé le Tableau économique comme obscur et de peu d’usage. C’est un excellent outil, qui avance beaucoup le travail, mais dont le prix ne peut être connu que par les maîtres qui le savent bien manier.

Dans cette première édition, l’auteur présente le Tableau économique d’une nation dans l’état de prospérité. Il explique les expressions dont il se sort dans ce tableau. Il donne un exemple de la manière de calculer la somme totale des richesses d’une nation quand on connaît le produit net de son territoire et l’état de sa culture. L’Extrait prétendu des économies royales de M. de Sully expose en vingt-quatre maximes les conditions nécessaires pour entretenir l’état de prospérité d’une nation. Ces maximes sont accompagnées des notes les plus intéressantes, écrites avec la plus grande noblesse, et où brillent toute la chaleur du patriotisme et toutes les lumières d’une philosophie libre et sublime. On voit que l’importance du sujet et l’utilité dont pouvaient être ses maximes élevaient l’âme de l’auteur. De pareils écrits sont bien rares et il est peut-être plus rare encore qu’ils soient composés et imprimés dans les palais des rois.

ANNÉE 1759.

L’année 1759 nous présente d’abord un Discours très éloquent, adressé à la Société économique de Berne, par l’Ami des hommes, sur l’agriculture, sur les raisons puissantes qui doivent engager les nations à la respecter, à la favoriser, à s’y livrer de préférence ; sur les erreurs dont l’administration de tous les États doit se préserver sous peine de nuire à l’agriculture et par conséquent à la reproduction des richesses qui doivent nourrir et rendre heureux les hommes soumis à sa domination, et par conséquent sous peine de détruire sa propre puissance.

Après ce discours, et sous le titre commun de Cinquième partie de l’Ami des hommes, on trouve un extrait du livre anglais le plus estimé sur les détails de l’agriculture pratique.

La Sixième partie de l’Ami des hommes ne tarda pas beaucoup à suivre la cinquième. Elle est de la même année et comprend une réponse à un intitulé Essai sur la voierie, dont l’auteur, grand partisan des corvées, s’était livré à de mauvais raisonnements et à de ridicules déclamations contre ce que l’Ami des hommes avait dit dans son premier ouvrage de cette redoutable manière de construire les chemins. Celui-ci défendit la liberté des cultivateurs par les raisons les plus fortes et avec la brûlante vivacité de son caractère. C’est dans trois ou quatre endroits de cet ouvrage qu’il lui est arrivé, ce qui n’appartient peut-être qu’à lui seul, de faire rire et pleurer ses lecteurs dans la même page.

Sous le titre de Suite de la sixième partie de l’Ami des hommes, et dans le même temps que la Réponse à l’Essai sur la voierie, fut imprimée la seconde explication du Tableau économique, qui est la première de celles que l’Ami des hommes a données au public. Dans cette explication divisée en quatorze sections, l’auteur a fondu une grande partie des notes et du texte de l’édition de Versailles dont nous avons parlé plus haut.

Cette même année nous offre encore deux autres ouvrages qui méritent place dans notre notice : le premier est l’Essai sur l’amélioration des terres, par M. Pattullo, un volume in-12, à Paris, chez Durand, rue du Foin. C’est une espèce de cours d’agriculture selon la méthode anglaise qui est terminée par des réflexions assez étendues et très judicieuses sur la liberté du débit des grains, qui est la condition préalable de toute amélioration de culture, et celle sans laquelle il serait imprudent d’en tenter aucune, et très impossible de le faire avec succès. L’auteur rappelle dans ces réflexions le calcul que l’on trouve au mot Grains de l’Encyclopédie, sur la différence du prix commun du vendeur et du prix commun de l’acheteur, et sur l’avantage de la stabilité des prix qu’on ne peut attendre que de la liberté du commerce.

Ce calcul décisif est encore représenté dans l’autre ouvrage dont nous avons à parler pour cette année, qui est intitulé Observations sur la liberté du commerce des grains, par M. de Chambousset, brochure in- 12 chez Michel Lambert, rue de la Comédie, et chez Humblot, rue du Foin. L’auteur expose dans cette brochure, avec la simplicité, la clarté et la modestie qui lui sont naturelles, la plupart des raisons que l’on trouve dans l’Encyclopédie au mot Grains, en faveur de la liberté du commerce de cette production principale de notre territoire.

ANNÉE 1760.

L’année 1760 ne vit pas paraître un si grand nombre d’écrits ; mais le seul qu’elle nous ait donné peut en compenser plusieurs autres ; c’est la Théorie de l’impôt, par l’Ami des hommes. Nous n’entrerons dans aucun détail au sujet de cet ouvrage sublime, multiplié, de notre connaissance, par dix-huit éditions, et dont l’objet est de prouver que toutes les impositions, quelles qu’elles soient, retombent sur le revenu des propriétaires des biens-fonds ; qu’il y en a que leur forme rend très onéreuse à ces propriétaires ; qu’il y aurait moyen de les suppléer a l’avantage du fisc et de la nation, et qu’il serait très pressant de le faire.

Apparemment qu’il était alors imprudent de divulguer ces vérités si essentielles à savoir pour le bien de la patrie et qui aujourd’hui ne sont ignorées de personne. Elles attirèrent à l’auteur une disgrâce sur laquelle nous n’avons rien à dire et dont le souvenir nous fait tomber la plume des mains.

_______________

[1] L’évidence de cette science était si palpable pour son inventeur qu’il commença dès lors à la résumer en maximes. Il en présente une suite vers la fin de sa dissertation ; et nous ne pouvons résister au désir d’en transcrire ici quelques-unes des principales, pour la commodité des lecteurs qui n’ont pas l’Encyclopédie et auxquels il pourrait être difficile de se la procurer.

« Les travaux d’industrie ne multiplient pas les richesses.

« Les hommes se multiplient à proportion des revenus des biens-fonds.

« Les travaux d’industrie qui occupent les hommes au préjudice de la culture des biens-fonds nuisent à la population et à l’accroissement des richesses.

« Les richesses des cultivateurs font naître les richesses de la culture.

« L’agriculture produit deux sortes de richesses : savoir le produit annuel des revenus des propriétaires et la restitution des frais de la culture

« Les richesses employées aux frais de la culture doivent être réservées aux cultivateurs et être exemptes de toutes impositions.

« Lorsque le commerce des denrées du cru est facile et libre, les travaux de main-d’œuvre sont toujours assurés infailliblement par le revenu des biens-fonds.

« Une nation qui a peu de commerce de denrée de son cru et qui est réduite, pour subsister, à un commerce d’industrie, est dans un état précaire et incertain.

« Une nation qui a un grand territoire et qui fait baisser le prix des denrées de son cru pour favoriser la fabrication des ouvrages de main-d’œuvre, se détruit de toutes parts.

« La non-valeur avec l’abondance n’est point richesse. La cherté avec disette est misère. L’abondance avec cherté (permanente) est opulence.

« Les avantages du commerce extérieur ne consistent pas dans l’accroissement des richesses pécuniaires.

« On ne peut connaître par l’état de la balance du commerce entre diverses nations, l’avantage du commerce et l’état des richesses de chaque nation.

« Une nation ne pourrait rien entreprendre contre le commerce de ses voisins sans déranger son état et sans se nuire à elle-même, surtout dans le commerce réciproque qu’elle aurait directement ou indirectement établi avec eux. »

[2] L’Ami des hommes.

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