Historien du luxe public et privé, Henri Baudrillart examine pour le Journal des économistes (1877) le cas de l’Égypte ancienne, à travers les siècles de sa longue histoire. La somptuosité des parures des femmes, signe d’une liberté rare en Orient, se mêle à l’extraordinaire majesté des édifices religieux, rappelant la puissance du pouvoir sacerdotal : le tout forme, par touches successives, un tableau vif en couleur et pleins d’enseignements, d’une civilisation ancienne qui avait comme la nôtre son faste bien ou mal entendu.
LE LUXE PUBLIC ET PRIVÉ DE L’ÉGYPTE
D’APRÈS LES NOUVELLES DÉCOUVERTES
par Henri Baudrillart
Journal des Économistes, septembre 1877.
I
Importance des découvertes de l’égyptologie moderne pour la détermination historique du luxe public et privé de l’ancienne Égypte. — Révolution opérée dans les idées qu’on se faisait de l’art égyptien. — Nouvelles lumières jetées sur les idées religieuses et l’état social qui expliquent les monuments du luxe public et une partie du luxe privé. — Nature des doctrines religieuses de l’Égypte. — Comment elle se retrouve dans ses monuments et ses symboles. — État social. — Erreurs répandues sur le régime des castes. — Caractère éminemment monarchique de l’Égypte et de son luxe public. — Époques du luxe égyptien.
Il eût été impossible de tracer, il y a moins de cinquante ans, avec un peu d’exactitude, une histoire du luxe public et privé de l’ancienne Égypte ; car si des renseignements précieux se rencontrent dans les historiens de l’antiquité grecque, les lacunes, les erreurs même y abondent aussi. Il a fallu les progrès de ce qu’on nomme l’égyptologie pour se fixer sur deux points essentiels qui jettent un jour nouveau sur l’histoire du luxe : 1° la chronologie, qui non seulement a donné la connaissance plus précise de la succession des dynasties, mais nous a fixés définitivement sur les âges jusqu’alors confondus de l’art égyptien ; — 2° des documents exacts sur les habitudes de la vie privée. On a fait justice de la confusion d’une prétendue enfance de l’art avec ce qui était en réalité un art de décadence tardive. Une telle erreur accréditée auprès des meilleurs esprits faussait les caractères mêmes de l’art égyptien[1].
Bien plus : cet art lui-même a manifesté clairement son inspiration. On en a eu la clé dans le déchiffrement des caractères hiéroglyphiques, dans l’explication des inscriptions et des écritures formées d’autres caractères, découvertes avec une incroyable abondance depuis un quart de siècle seulement. Sans les sculptures et les peintures mises récemment en lumière, qui décorent les tombeaux égyptiens, nous serions dans le vague le plus complet sur le luxe privé de la vieille Égypte.
De ces recherches fécondes un fait résulte, quant à l’histoire du luxe public et du luxe privé : l’on ne peut s’en faire une idée nette et complète, si on ne le rattache à sa source religieuse. Il faut aussi rendre un compte exact de l’état social, politique, économique, d’où ce luxe est sorti.
Les arts décoratifs, les symboles de l’Égypte reposent-ils sur un polythéisme ayant le panthéisme pour fond et pour base ? Nous voyons des juges d’une grande valeur incliner vers cette solution[2]. Il nous semble qu’elle rencontre à la fois dans les anciennes opinions les plus généralement établies et dans les textes nouveaux une contradiction qui permet d’affirmer que la grande idée religieuse de l’Égypte consiste dans l’existence d’un Dieu un et conscient. Ce Dieu est très mêlé à la nature sans doute, mais il en reste distinct, il organise le monde matériel, il est le type du monde moral, le juge des actions humaines. C’est sur ce monothéisme que s’est greffé successivement un polythéisme populaire, qui souvent a fini par passer aux yeux de la foule et des étrangers pour l’équivalent de la religion égyptienne. Tout donne lieu de le croire : c’est dans cette conception exprimée par textes, réalisée par certains emblèmes, que Platon et d’autres philosophes grecs avant lui, ont puisé leur théodicée. Qui ne sait à quel point l’auteur du Phédon met à contribution et les idées et les légendes égyptiennes ? Des textes de Plutarque, dans son traité sur Isis et Osiris, concluent dans le même sens. Mais on n’a que faire d’invoquer ces autorités anciennes, nous possédons la plus merveilleuse des œuvres arrachées à l’oubli, le recueil le plus complet des doctrines religieuses et morales de la vieille Égypte, le Rituel funéraire. Ni le texte lui-même ni le commentaire, accessible aux profanes, qu’en a fait un de nos plus éminents égyptologues, M. de Rougé, ne laissent subsister le moindre doute : cet être divin est un grand justicier, un être doué d’attributsmoraux. Il n’est pas moins élevé au-dessus de la foule des dieux secondaires que de l’humanité. Voilà le fond métaphysique de la religion égyptienne. Au-dessous se place d’abord un symbolisme qui se personnifie surtout dans le soleil (car nulle part l’esprit humain n’a pu s’en tenir à ce Dieu abstrait). Vient ensuite un symbolisme bien inférieur qui aboutit à la déification des animaux et des différentes formes de la vie, même les plus infimes. C’est de cette multiplicité de dieux faciles à tourner en ridicule, depuis le bœuf Apis jusqu’au crocodile, que s’est moqué Juvénal dans des vers célèbres. Le même développement de superstitions dégradantes, exploitées surtout dans des temps de décadence par des prêtres charlatans, a prêté le flanc aux attaques des Pères de l’Église et des apologistes chrétiens. Aux époques primitives de l’Égypte qui sont à tous les points de vue les belles époques, l’idée divine se révèle avec une grandeur tout autre. Les noms qui la désignent, bien que divers comme ses attributs, n’en représentent pas moins l’unité essentielle. On en peut juger par un auteur alexandrin, Jamblique, dans son traité des Mystères des Égyptiens. « Le Dieu égyptien,écrit-il, quand il est considéré comme cette force cachée qui amène les choses à la lumière, s’appelle Hammon ; quand il est l’esprit intelligent qui résume toutes les intelligences, il est Emeth (Imhotep des textes hiéroglyphiques) ; quand il est celui qui accomplit toute chose avec art et vérité, il s’appelle Phtah ; enfin, quand il est le dieu bon et bienfaisant, on le nomme Osiris. » — « Des témoignages bien antérieurs à Jamblique, écrit M. Alfred Maury, prouvent que la croyance à l’unité divine était l’essence de la théogonie égyptienne dès l’ancien empire et les premiers temps du nouveau. Une stèle du musée de Berlin, de la dix-neuvième dynastie, nomme Ammon le dieu « seul vivant en substance » ; une autre stèle de la première époque le qualifie de « seule substance éternelle », de « seul générateur dans le ciel et la terre, qui ne soit pas engendré », idée qui reparaît pour toutes les divinités qui, sous des noms divers, reproduisent les traits principaux de la divinité suprême.»
Ce dogme empreint toute la civilisation, toutes les coutumes, tous les arts de l’Égypte. Il inspire ses plus pompeux monuments, se grave sur la pierre en cent manières. Vous y retrouverez le Nou, l’Océan primordial, dans les profondeurs infinies duquel flottaient confondus les germes des choses, le Dieu qui, de toute éternité, s’engendra et s’enfanta lui-même au sein de cette mer liquide sans forme encore et sans usages, ce Dieu être unique, parfait, doué d’une science et d’une intelligence certaines, incompréhensible à ce point qu’on ne peut dire en quoi il est incompréhensible : le « un, unique, celui qui existe par essence, le seul générateur dans le ciel et sur la terre qui ne soit pas engendré ; le père des pères, la mère des mères[3]. » — Laissons, pour mieux marquer ce point de départ de tous les symboles du luxe religieux, la parole à M. Maspero : « Toujours égal, toujours immuable dans son immuable perfection, toujours présent au passé comme à l’avenir, il remplit l’univers sans qu’image au monde puisse donner même une faible idée de son immensité : on le sent partout, on ne le saisit nulle part. Unique en essence il n’est pas unique en personne. Il est père par cela seul qu’il est, et la puissance de sa nature est telle qu’il engendre éternellement sans jamais s’affaiblir ou s’épuiser. Il n’a pas besoin de sortir de lui-même pour devenir fécond ; il trouve en son propre sein la matière de son enfantement perpétuel. Seul, par la plénitude de son être, il conçoit son fruit, et comme en lui la conception ne saurait être distinguée de l’enfantement, de toute éternité il produit en lui-même un autre lui-même ». Ici se développe la pensée de la Trinité égyptienne qui reste encore dans les hauteurs de la métaphysique. Elle n’aboutit pour ainsi dire qu’à la dernière extrémité à ces réalisations matérielles auxquelles le luxe décoratif des temples et des tombeaux empruntera des représentations symboliques. Selon les expressions du dogme égyptien, analogues sur certains points au dogme chrétien, et très différentes sur d’autres, ce Dieu un et triple est à la fois père, mère et fils. « Engendrées de Dieu, enfantées de Dieu, sans sortir de Dieu, ces trois personnes sont Dieu en Dieu, et loin de diviser la nature divine, concourent toutes trois à son infinie perfection. Ce Dieu triple et un a tous les attributs de Dieu, l’immensité, l’éternité, l’indépendance, la volonté toute puissante, la bonté sans limites. Il développe éternellement ces qualités souveraines, ou plutôt, selon une expression chère aux écoles religieuses de l’ancienne Égypte, « il crée ses propres membres qui sont les dieux », et s’associent à son action bienfaisante. » Voici maintenant comment ce Dieu va tomber dans la multiplicité qui, en le rendant moins pur et moins élevé, le rendra aussi plus propre aux manifestations symboliques. — « Chacun de ces dieux secondaires, considéré comme identique au Dieu un, peut former un type nouveau d’où émanent à leur tour et par le même procédé d’autres types inférieurs. De trinités en trinités, de personnifications en personnifications, on en arrive bientôt à ce nombre vraiment incroyable de divinités aux formes parfois grotesques et souvent monstrueuses, qui descendent par degrés presque insensibles de l’ordre le plus élevé aux derniers étages de la nature. Néanmoins les noms variés, les formes innombrables que le vulgaire est tenté d’attribuer à autant d’êtres distincts et indépendants, n’étaient pour l’adorateur éclairé que des noms et des formes d’un même être. »[4]
Nous avons maintenant le secret des grandes constructions fastueuses, depuis les pyramides jusqu’aux sépultures monumentales des rois et des grands, jusqu’aux vastes édifices, temples et sanctuaires, ayant une destination divine. De même c’est cette espèce de dégradation successive de l’idée divine, si sublime au point de départ, qui nous rend compte de ces monuments élevés à des animaux sacrés, comme le serapeum, mis il y a vingt années au jour par l’illustre explorateur et savant M. Mariette.
Que serait pourtant comme explication de ce grand luxe religieux l’idée de la substance et de l’unité divine sans le complément qu’elle trouve dans une conception de la vie future exprimée avec une netteté, une énergie, et aussi une singularité, qu’on ne rencontre nulle part ailleurs ? Ici les Égyptiens paraissent en réalité des voyants. Ce que d’autres rêvent vaguement ils le perçoivent d’une manière distincte. Ne vous étonnez donc pas qu’ils le dessinent, qu’ils le gravent, qu’ils le peignent. Ces hommes-là ont vu le paradis et le purgatoire, et comme les enfants de Florence le disaient du Dante, nous sommes vraiment tentés de croire qu’ils en arrivent. Les scènes elles-mêmes, dans lesquelles nous avons, sur la pierre des cathédrales, représenté le diable et l’enfer, n’ont pas cette effrayante réalité. Le grotesque semble souvent chez nous protester contre le sérieux de la croyance, et même pour nos crédules ancêtres il y a des laideurs et des grimaces qui n’ont prétexte dans aucun dogme. Les scènes paradisiaques et infernales des hypogées égyptiennes ressemblent bien plus à la traduction précise de dogmes arrêtés. Voici ce qu’en dit le même orientaliste : « La fin est arrivée, l’homme est mort à la terre. Aussitôt l’esprit se retire dans l’âme, le sang se coagule, les veines et les artères se vident, le corps laissé à lui-même se résoudrait promptement en molécules informes, si les procédés de l’embaumement ne lui prêtaient un semblant d’éternité. L’intelligence délivrée reprend son enveloppe lumineuse et devient démon (Khou). L’âme abandonnée de l’intelligence qui la guidait, allégée en même temps du corps qui l’aggravait, comparait seule devant le tribunal où Osiris Khen-Ament siège entouré des quarante-deux membres du jury infernal. Sa conscience ou comme disaient les Égyptiens, son cœur parle contre elle[5] ; le témoignage de sa vie l’accable ou l’absout ; ses actions sont pesées dans la balance infaillible de vérité et de justice, et, selon qu’elles sont trouvées lourdes ou légères, le jury infernal porte un jugement que l’intelligence est chargée d’exécuter. Elle rentre dans l’âme impie, non plus nue et sans force, mais armée du feu divin, lui rappelle ses conseils méprisés, ses prières tournées en dérision, le flagelle du fouet de ses péchés et la livre aux tempêtes et aux tourbillons des éléments conjurés. Toujours ballottée entre ciel et terre, sans jamais échapper aux malédictions qui la lient, la damnée cherche un corps humain pour s’y loger, et, dès qu’elle l’a trouvé, elle le torture, l’accable de maladies, le précipite au meurtre et à la folie. Lorsque après des siècles elle touche enfin au terme de ses souffrances, c’est pour subir la seconde mort et retomber dans le néant. Mais l’âme juste, après avoir passé son jugement, n’est pas admise à contempler les vérités suprêmes ; avant de parvenir à la gloire, elle doit avant éprouver plus d’une épreuve. Elle s’élance à travers les espaces inconnus que la mort vient d’ouvrir à son vol, guidée par l’intelligence et soutenue par l’espoir certain d’une prochaine félicité. Sa science s’est accrue, ses pouvoirs se sont agrandis, elle est libre de prendre toutes les formes qu’il lui plaît de revêtir. En vain le mal se dresse contre elle sous mille figures hideuses et tente de l’arrêter par ses menaces et ses épouvantements. Identifiée avec Osiris et, partant, victorieuse comme lui, elle parcourt les demeures célestes et accomplit dans les Champs d’Aalon les cérémonies du labourage mystique. La fin de ces épreuves approche, les ombres se dissipent peu à peu, le jour de la bienheureuse éternité se lève et la pénètre de ses clartés ; elle se mêle à la troupe des dieux et marche avec eux dans l’adoration de l’Être parfait. Il y a deux chœurs de dieux, les uns errants, les autres fixes ; celui-ci est le dernier degré de l’initiation glorieuse de l’âme. À ce point, l’âme devient toute intelligence : elle voit Dieu face à face et s’abîme avec lui. »[6]
Tel est le fond même du luxe décoratif des temples, tombeaux, chapelles sépulcrales. Par exemple, ces figures, comme l’épervier d’or, lelotos, la grue, l’hirondelle, sont l’image de l’intelligence survivante et qui se plaît à revêtir ces formes. De même dans les vignettes des papyrus funénaires, le mauvais principe est figuré par le crocodile, la tortue et diverses espèces de serpents. Il en est ainsi des représentations sculptées et peintes du plerome (paradis), et du ker-neter (purgatoire), si nombreuses, si bien conservées, si variées.
Voilà la source religieuse des décorations et des monuments. Cherchons maintenant à indiquer une autre explication du luxe égyptien dans l’état politique et social.
Et d’abord, provient-il du régime des castes ? Est-ce par ce régime qu’il faut caractériser l’Égypte ? On l’a dit à tort, tantôt pour s’élever contre cette constitution oppressive, tantôt pour lui faire honneur avec Bossuet de cette « perfection dans les arts » qui n’a jamais été le résultat des organisations immobiles, car elle exclut toute libre inspiration, et ne laisse place qu’à une certaine habileté traditionnelle de la main-d’œuvre. Ce régime, qui distingue en effet d’une façon si forte et si durable certaines populations du haut Orient, comme l’Inde, n’a pas toujours et n’a jamais complètement régné en Égypte. On doit maintenir pourtant le fait de la transmission habituelle de père en fils des professions et des métiers. Ce fait, quoique assez fréquemment démenti, était établi par la coutume. Dans ces limites, une telle organisation ne dut pas être sans influence. Elle put, jointe à l’influence sacerdotale, contribuer à l’uniformité de certains types que présentent sans cesse, durant de longues périodes, les arts décoratifs. Les corporations industrielles, sous la main des prêtres, surtout en ce qui touchait les corps, les tombeaux, les temples, c’est-à-dire à peu près tout le luxe public, sont des institutions non pas spécialement, mais éminemment égyptiennes. Je fais donc la part à l’idée de la caste, mais sans la considérer comme exclusive. On verra que l’art a eu ses périodes de liberté. Il n’est pas plus exact de définir le gouvernement de l’Égypte comme une pure théocratie. Le sacerdoce y fut très puissant, dominant même à une époque primitive, et plus d’une fois il ressaisit une grande influence. Mais tous les textes, tous les emblèmes montrent que la base de l’organisation politique de l’ancienne Égypte fut la monarchie, il faut se hâter de le dire, car c’est là toute son originalité, une monarchie sacerdotale. Il y a loin de là à l’espèce de tutelle constamment exercée par les prêtres qu’on a supposée. Le sacerdoce peut l’avoir emporté plus tard, les transformations du luxe décoratif funéraire en portent même la marque manifeste : c’est ce qu’on a appelé le moyen et le nouvel empire, mais, même alors, il est loin de dominer seul. Il est notoire, par exemple, que les plus magnifiques tombeaux sont, avec ceux des monarques, ceux des hauts fonctionnaires publics, scribes et gouverneurs. L’Égypte, avec son organisation en nomes, son administration développée, sa paperasserie effrayante, dont nous avons les preuves, est un véritable pays de préfets. Avoir été un grand préfet est le comble des éloges inscrits sur les tombeaux. Après cela, vient celui d’avoir été un grand propriétaire foncier, un excellent fermier. Il y a des figures en ce genre qui sont incomparables, figures de bonnes gens, vrais patriarches à la physionomie honnête et tranquille, au milieu de leurs instruments agricoles et de leurs serviteurs qui travaillent avec eux.
Tenons donc pour avéré ce fait, dont les conséquences, quant au grand luxe public, sont incalculables, que, depuis une époque très éloignée, laquelle (selon Manéthon, confirmé par la plupart des égyptologues, notamment par M. Mariette) ne serait pas distante de moins de cinq mille ans, l’Égypte était constituée en une monarchie théocratique telle qu’on la retrouve deux mille cinq cents après. On voit la monarchie, dès le temps des six premières dynasties, disposer des plus hautes fonctions sacerdotales, souvent remplies de droit par les princes de la famille royale. Quant aux monarques eux-mêmes, ils sont plus que pontifes, ils sont dieux ! Ils prennent, tout au moins à partir de la quatrième dynastie, sous Chephrem, le titre de fils de Ra le dieu-soleil. De là les emblèmes décoratifs qui accompagnent les statues de certains monarques. À l’Exposition de 1867 la statue de ce même Chephrem montrait derrière la tête l’épervier, symbole du soleil, étendant sur le prince ses ailes ouvertes en signe de protection. Le monarque n’attendait pas la mort pour recevoir une apothéose, qui s’achevait et se perpétuait en l’autre vie. Tous les Pharaons trépassés devenaient donc autant de dieux ayant un culte spécial dont le Pharaon vivant devenait comme le pontife. De là tout un panthéon de rois divinisés. De là des temples non moins nombreux que magnifiques, tout remplis d’inscriptions commémoratives, qui sont autant de titres justificatifs de la divinité de ces princes. Les pyramides elles-mêmes ne furent pas seulement des tombeaux : elles furent des temples à la lettre. Un sacerdoce y était attaché du vivant même du monarque, qui dès lors y devenait l’objet d’un culte.
Les monuments du grand luxe public se répartissent pour l’ancienne Égypte qui finit, à vrai dire, aux Ptolémées, avant entre la période memphite, où Memphis est la capitale, et la période thébaine. La première finit avec la onzième dynastie. Elle est incomparable pour l’art et produit les monuments les plus fameux du faste public. La seconde dans laquelle se distinguent plusieurs époques, en continuant à multiplier les monuments de luxe religieux, produit aussi un grand luxe civil qu’on peut appeler officiel. Elle aboutit avec la dix-neuvième dynastie à l’âge pompeux des Sésostris. Chacune de ces longues périodes doit être caractérisée à part.
II
La corvée en Égypte, instrument de faste. — Autres magnificences : bibliothèques. — La perfection de l’art égyptien se place dans cette période. — Caractères spéciaux qu’offre le luxe décoratif des tombeaux de Saqqarah quant à la représentation de la vie actuelle et de la vie future. — Comparaison de l’ancien, du moyen et du nouvel empire.
C’est à la période memphite que remonte l’origine des plus étonnants monuments du faste égyptien. Le fondateur d’une des principales pyramides, Chephrem, le successeur de Cheops, est le troisième roi de la quatrième dynastie. Ce faste diffère sensiblement du luxe décoratif du temps des rois de Thèbes dans des constructions postérieures de trois mille ans. Rien dans l’intérieur de la grande pyramide n’est donné à l’ostentation.
C’est l’œuvre à la fois d’une pensée religieuse qui défie le temps et d’un orgueil monarchique qui se joue de tous les obstacles. L’absence de machines suffisantes, la nécessité de trainer et de faire monter à la hauteur nécessaire les blocs de pierre par la force des bras, qui n’étaient guère aidés que par des câbles et des rouleaux, ont exigé un emploi, disons mieux, un abus prodigieux de forces humaines. Il a fallu des populations innombrables et d’épouvantables corvées pour élever au faste ce monument impérissable et merveilleux, dont l’habileté d’exécution ne commande pas moins l’étonnement que la masse elle-même. Les hommes de l’art admirent comment les chambres intérieures peuvent porter sans fléchir le fardeau d’un poids si énorme depuis tant de siècles.
L’importance de tels colosses a pu être déterminée par le calcul avec une précision qui met la réalité au-dessus de ce que l’imagination pourrait se figurer. C’est sur plus de deux cents couches d’énormes blocs que la grande pyramide de Khéops repose. La hauteur, intacte, était de cent cinquante-deux mètres : la base, en longueur, en avait deux cent trente-cinq. Les pierres dont cette masse est formée équivalent à vingt-cinq millions de mètres cubes, et pourraient fournir les matériaux d’un mur haut de six pieds et long de mille lieux. Il serait superflu d’insister sur ce côté gigantesque du faste égyptien. On n’a plus à le décrire : il suffit de le rappeler. Ce qu’ont coûté ces colosses de pierre, devenus si intéressants au point de vue historique, à peine le pouvons-nous conjecturer par les indications qui nous ont été léguées : car il faudrait tenir un compte exact de la dépréciation monétaire. La plus grande pyramide porte une inscription indiquant les dépenses en légumes et en raves consommées par les ouvriers ; elles se sont élevés à plus de mille six cents talents, ce qui fait huit millions huit cent mille francs. De combien faut-il augmenter ce chiffre pour arriver à une évaluation qui donne une notion approximative de la valeur actuelle de l’argent et de cette dépense de forces ? Comment s’étonner qu’une immense impopularité ait pesé sur les princes qui fondèrent ces monuments en y employant les bras non seulement des captifs mais des indigènes ? Chose singulière ! Ils craignaient pour leurs cadavres les haines qu’ils avaient bravées de leur vivant. La population accablée de travail, qui haïssait ces rois, à cause de leurs injustices et de leurs violences, menaçait d’arracher leurs corps des tombeaux et de les déchirer ignominieusement. Voilà pourquoi ils ordonnèrent en mourant à leurs serviteurs de les ensevelir clandestinement et dans un lieu inconnu[7]. Bossuet, toujours éloquent, sinon toujours exact, en parlant de l’ancienne Égypte a exprimé cette idée dans une phrase justement célèbre : « Quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux, encore les rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pas joui de leur sépulcre. »
À la même période se rapporte ce monument qu’on ne saurait séparer des premières grandes pyramides, ce sphinx colossal, de 30 mètres de long et de 25 de hauteur qu’on voit au pied de ces gigantesques monuments. Il personnifie la plus ancienne divinité de l’Égypte. On dirait un rêve éternel fixé sous la forme immuable du rocher dont il ne se distingue pas : attentif, il écoute, il regarde : majestueuse figure qui respire une sorte de douceur méditative et sereine.
Ne nous diront-elles rien d’autre sur le luxe égyptien ces trois pyramides principales, — qu’escorte une multitude d’autres pyramides isolées ou assemblées en groupes inégaux dans les environs ? Ne nous apprendront-elles rien de plus particulier ces splendides nécropoles de Kouwou (Khéops), de Khawrâ (Chephrem), de Menkerâ (Mykerinos ou Mycérinus) ? Pénétrons-y, et nous verrons que l’ornementation de l’intérieur et les inscriptions qui s’y joignent initient mieux que tous les historiens à cette vieille Égypte de l’ancien empire. Rois et peuples, prêtres et soldats, officiers du palais et simples artisans, vous nous êtes rendus avec vos mœurs, vos coutumes, votre histoire ! C’est l’almanach royal de la cour de Khouwou qui ressuscite le luxe jusque dans ses plus petits détails !
Vous y rencontrerez même des faits instructifs sur le luxe. Ainsi, le fondateur de cette dynastie, Snewrou, non seulement fit la guerre aux tribus nomades, ce que montre un bas-relief qui le représente écrasant un guerrier barbare, mais il fit exploiter les mines de cuivre et de turquoises du Sinaï. Le sarcophage de Menkerâ était lui-même un des plus beaux spécimens du luxe de ces temps reculés. Il a péri sur la côte du Portugal avec le navire qui le transportait en Angleterre. Nous n’avons plus aujourd’hui que le couvercle du cercueil en bois de sycomore dans lequel reposait la momie du Pharaon.
Une bien autre richesse, témoignage d’un état intellectuel fort avancé, et qui nous est révélée aussi par un des tombeaux de Gizeh, c’est l’existence de belles et grandes bibliothèques. Un haut fonctionnaire des premiers temps de la sixième dynastie prend le titre de Gouverneur de la maison des livres. Qui peut dire ce que serait pour l’histoire un tel dépôt si on avait pu le conserver ? Assez de fragments importants de la littérature qui subsistent, assez de titres d’ouvrages connus permettent qu’on s’en forme une idée. On a pu découvrir les fragments d’un recueil philosophique qui renferme des principes de morale. Ils sont contenus surtout dans les quinze dernières pages connues sous le nom d’instructions de Ptahhotep, fils d’un roi de la cinquième dynastie. Ces instructions sont pour l’historien du luxe une sorte de bonne fortune. Le bon Ptahhotep est quant au luxe un moraliste indulgent. S’il ne veut pas qu’on l’exagère, il lui fait sa part. Ainsi il demande que le mari ait égard aux goûts de parure de sa femme. « Si tu es sage, munis bien ta maison ; aime ta femme sans querelles, nourris-là, pare-la, c’est le luxe de ses membres. Parfume-la,réjouis-la le temps que tu vis : c’est un bien qui doit être digne de son possesseur. Ne soit pas brutal. »La douceur envers les subalternes lui paraît nécessaire au salut, car ce sage, religieux comme tout bon Égyptien, enseigne le chemin de l’éternité bienheureuse ; avec non moins de soins qu’il recommande la science, il fait l’éloge de la douceur.
Il est infiniment regrettable que nous n’ayons pas un plus grand nombre de débris de l’architecture des temples et des palais de cette première période, de même que nous possédons tant de produits d’art arrachés aux tombeaux. Nous savons que ces monuments étaient vastes, magnifiques. On a pourtant connaissance d’une époque primitive qui rejoint peut-être les premières dynasties, inconnues de nous, jusqu’à la quatrième. À cette époque un culte austère admettait peu d’ornements. Ainsi les fouilles récentes, pratiquées à une trentaine de mètres sud-est du sphinx, ont mis à jour un temple d’une époque très ancienne. Il est sans ornement, sans sculpture, et confirme ce passage du traité « de la déesse de Syrie » attribué faussement à Lucien : « Autrefois, chez les Égyptiens, il y avait aussi des temples sans images sculptées. » Combien de temps dura cette période où le luxe décoratif s’efface presque entièrement derrière l’architecture ? Nous l’ignorons. Mais ce que nous montrent de ce luxe intérieur les tombeaux, surtout de Saqquarah, dépasse pour l’art tout ce que l’Égypte devait produire aux époques ultérieures. Si cet art qui doit fleurir plus tard acquiert certaines qualités, il n’a plus cette liberté, il n’a plus ce réalisme heureux et expressif, qui est la vraie originalité du génie égyptien. Les arts ont, à l’époque de l’ancien empire, sous la IVe dynastie par exemple, une précision, une indépendance d’allure qui devait leur être singulièrement favorable. On s’était imaginé qu’en raison même de leur antiquité les œuvres de la statuaire avaient eu quelque chose de gauche, de gêné, d’immobile, tandis qu’en réalité elles joignent un art savant à la vérité et à la vie. Qui ne sait aujourd’hui que c’est à cet art relativement primitif que se rapportent le scribe assis du Louvre, le scheik en bois de cèdre de Saqquarah, que l’on admirait à l’Exposition de 1867, la statue de Chephrem, placée au musée de Boulaq, et les têtes de Meydoun, récemment publiées ?
Ces morceaux ont un charme réel, un fini d’exécution qui étonne. Nous avons pu tous en juger par l’admirable petit scribe accroupi, si fin d’exécution, d’expression aussi, vrai sténographe en action. Comme il a l’air de saisir au vol de son pénétrant regard, comme il traduit du même coup sur ses tablettes les paroles qu’il entend dire ! En vérité, il faut faire effort pour croire qu’une telle œuvre appartient à un art primitif, qu’elle est de deux mille ans peut-être plus ancienne que ces géants de basalte, ces personnages fantastiques, monstrueux et pétrifiés, que l’on voit à quelques pas plus loin. La statue du scheik de village, déposée au musée de Boulaq, n’est pas moins curieuse sous ce rapport. C’est la statue non d’un scheik, malgré le sobriquet, mais de Phtah-Sé, gendre d’un roi. La statue de sa femme a été trouvée près de lui. L’expression de contentement naïf répandue sur ces deux figures souriantes serait à elle seule un indice qu’avant sa période de royauté despotique et somptueuse, l’Égypte a eu une époque de patriarcale liberté. Ces deux morceaux sont en effet de la quatrième ou de la cinquième dynastie.
Nous voici conduit à signaler une autre différence capitale entre le luxe décoratif de l’ancien empire, selon la désignation de M. Mariette, comparé à celui qui se développé sous le moyen et le nouvel empire de la période thébaine. Cette différence tient à la nature même du sujet non moins qu’au caractère de l’ornementation. Dans les mastaba (tombes) de Saqqarah, ce qui domine, c’est la vie dans toutes ses variétés. On la trouve presque toujours représentée dans des scènes aussi agréables que variées. Telles sont ces chasses et ces pêches, ces joutes sur l’eau auxquelles assiste le personnage mort. C’est de même au passage de l’homme sur la terre que se rapportent ces travaux agricoles, ces chants et ces danses de femmes, et ces maisons, et ces meubles, et ces barques que divers artisans sont en train de construire. Des représentations qui se rattachent au passage dans l’autre vie ou au séjour qu’y fait le mort, ont presque toutes également cet air doux et riant. Dans les périodes qui suivent la vie présente passe après les représentations de la vie future. Les sombres mystères des expiations du ker-neter, prennent des formes épouvantables. Elles l’emportent sur les images bien heureuses du plérome. On le comprend, lorsqu’on a présente l’histoire de l’Égypte. Qu’on n’oublie pas qu’après des intervalles tantôt très prolongés, tantôt plus courts, elle a été la proie de peuplades barbares qui l’ont envahie, saccagée, asservie, et fait descendre de la plus splendide civilisation à un état inculte et dévasté. Deux fois l’empire des Pharaons a passé par ce cataclysme, et deux fois, après des siècles de sommeil, il s’est relevé, et a reconstruit l’édifice d’une civilisation nouvelle. De la sixième à la onzième dynastie, laps de temps considérable, l’éclipse semble totale. L’Égypte n’existe plus, elle semble comme rayée du rang des nations. Quand elle se révolte, c’est sur de nouveaux frais, presque sans transition, qu’il lui faut reprendre sa marche et renaître à la vie. Sous la douzième dynastie, elle semble atteindre l’apogée de sa splendeur, et dès la treizième elle retombe ; mêmes désastres, mêmes dévastations. Les pasteurs(hyksos) frappent de mort la contrée ; puis, peu à peu, au contact des vaincus, ils se civilisent à leur tour. Enfin après mille péripéties, avec la dix-huitième dynastie recommence une ère nouvelle d’éclat et de prospérité, la plus célèbre époque de l’Égypte. Seulement, ces deux grandes renaissances, désignées par ces noms de moyen et de nouvel empire, ont cela de particulier que les sculptures qui en proviennent, bien que plus raffinées et plus savantes peut-être, sont moins souples, moins vraies, moins conformes à la nature, moins librement conçues et exécutées que celles de l’époque antérieure. Elles trahissent une influence sacerdotale, plus souveraine et plus dominatrice.
Sous les Toutmosis et les Sesostris, autrement dits Thoutmès et Ramsès, l’art égyptien produit encore des œuvres délicates, après s’être immobilisé dans la reproduction de certaines formes. Instrument docile au service de la pensée théocratique, il se borne à traduire des symboles. Les arts du dessin prennent la fixité de l’écriture, et toute la liberté de l’artiste se réduit à de menus détails de ciselure, à l’expression dans la manière de rendre les objets naturels représentant les oiseaux sacrés. Cet art hiératique et compassé, qui se déploiera sous le moyen et le nouvel empire, ne traduira plus qu’accidentellement la nature, tout occupé à reproduire des idées abstraites et des types convenus.
La période thébaine n’ouvrira pas moins l’ère des plus grandes splendeurs du luxe égyptien à partir de la onzième dynastie. Rien qui ne soit conforme, dans ces splendeurs mêlées aux calamités, aux lois de l’histoire. Nous voici en plein dans les grandes époques de monarchie guerrière et conquérante, qui sont aussi des époques de faste. C’en est fait des heureux temps de la vie pacifique et patriarcale si fort au goût des Égyptiens, guerriers par circonstance et nécessité, non par intérêt et par goût. Nous allons donc voir se manifester un nouvel épanouissement plus abondant, plus éclatant, sous certains rapports, du luxe public. Il ne coïncide pas souvent avec la perfection de l’art. L’architecture, prodigieuse par ses effets, est loin de celle qui a élevé les Pyramides. Elle est plus somptueuse que solide. Des monuments grandioses présentent assez fréquemment une exécution assez médiocre, comme si elle avait surtout en vue de fournir un soutien à la peinture décorative. Le mauvais choix, la disposition peu régulière des matériaux, trahissent la négligence et la précipitation. La personnalité du souverain, qui a voulu que l’édifice élevé à sa gloire fût vite fini, perce à chaque instant ; l’effet est considéré comme le but principal de l’artiste. Cette période thébaine n’a pas moins enfanté de très remarquables monuments. Arrêtons-nous devant elle un instant. C’est une période de plus de 2 000 ans que nous allons parcourir à grands pas — de la onzième à la dix-huitième dynastie, —, qui brilla d’un si vif éclat dix-sept siècles avant le Christ.
III
PÉRIODE THÉBAINE DU LUXE PUBLIC DE L’ÉGYPTE.
Comparaison de Memphis et de Thèbes. — L’Égypte se relève sous la douzième dynastie. — Période prospère des Ousortesen. — État brillant des arts décoratifs dans cette première période thébaine. — Le Labyrinthe : Hérodote et M. Lepsius. — Faste des édifices religieux. — Le palais-temple de Karnak. — Temple d’Abydos. — Le Serapeum. — Temple de Denderah. — Fêtes religieuses de l’Égypte. — Grand luxe officiel de la XIXe dynastie. — Période des Seti et des Ramsès (Sésostris).— L’art à cette époque inférieur au faste. — Jugement sur le génie égyptien.
Memphis avait présidé à un grand mouvement de civilisation matérielle et même intellectuelle, dont elle était le foyer non unique, mais principal. Elle avait fait du palais même de ses rois un centre de culture pour les sciences exactes. Elle avait vu naître les chefs-d’œuvre des arts plastiques. Elle avait enfanté les plus imposants monuments du luxe public, et son magnifique temple de Phtah était devenu un des principaux sanctuaires de cette Égypte qui en comptait partout de si importants. À la fois entrepôt de commerce et d’industrie, ville forte, ville scientifique et littéraire, elle avait connu déjà les douceurs et les somptuosités de la civilisation, mais avec quelque chose de sévère qui perce dans ses œuvres. Sa transformation en résidence des rois avait eu sa signification historique. C’était le triomphe de la monarchie sur le vieil élément théocratique qui avait eu son ancien foyer à Theni, ville sainte, dont l’héritage fut recueilli par Abydos, sous le rapport exclusivement religieux. La troisième dynastie est déjà memphite, et le rôle de Ména est un rôle de législateur à la fois religieux et civil. Il reste jusqu’à un certain point indépendant du sacerdoce qui en garda une immortelle rancune à sa mémoire. Cette splendeur de Memphis dura pendant sept siècles, après lesquels elle commence à décliner pour s’éclipser un peu devant Héracléopolis, dans la moyenne Égypte, sous les neuvième et dixième dynasties, et presque entièrement devant Thèbes avec la onzième.
Les superbes descriptions qu’on lit de Thèbes n’empêchent pas ses embellissements d’avoir été successifs. Elle prend un grand éclat avec les princes d’une des plus grandes dynasties qu’ait eues l’Égypte, la douzième. Ces rois ne furent pas seulement des guerriers occupés à défendre le pays contre les nouvelles invasions, mais de grands ingénieurs, des constructeurs de monuments utiles ou grandioses. Ils ont eu le mérite de coloniser la vallée du Nil dans sa partie moyenne, de la première cataracte à la quatrième, et régularisé le système des canaux. La création du lac Mœris, destiné à en faire une plus juste répartition, reste leur œuvre capitale. Pendant plus de deux siècles ils embellissent Héliopolis, Tunis, d’autres villes importantes, surtout Thèbes, appelée encore à de grands accroissements ultérieurs. Cette époque des Ousortesenfigure au nombre des plus heureuses de la civilisation antique. L’Égypte s’y relève complètement, elle y jouit d’une prospérité sans égale, d’une paix habituelle. L’utile l’emporte dans cette belle période sur les somptuosités dispendieuses qui auront, àquelques siècles de là, leur moment d’incomparable éclat.
Dans cet heureux temps des Ousortesen (heureux pour la classe aisée du moins), les industries utiles et les arts plastiques, expression d’un luxe sans faste, tiennent une place des plus importantes. On en rencontre les preuves fréquentes dans le luxe décoratif lui-même. Les murailles des tombeaux de Beni-Hassan et les planches du grand ouvrage de Lepsius en offrent la preuve parlante. Ces peintures nous montrent les différents métiers alors en usage, et rien ne donne mieux l’idée de l’activité avec laquelle étaient poussés les travaux. On y voit le labourage pratiqué à force de bœufs ou à bras d’hommes. On y ensemence les terres, on les foule à l’aide des béliers, on les herse, on fait la récolte, on met en gerbes le lin et le blé. Nous avons sous les yeux des opérations de battage et de mesurage. On transporte les denrées au grenier à dos d’ânes. Ici c’est le raisin qu’on vendange ou qu’on égrène. Là c’est la fabrication du vin dans deux pressoirs différents. Voici la mise en amphores, la disposition des caves. Peu de métiers font défaut. Le sculpteur sur pierre et le sculpteur sur bois sont à leurs pièces ; les verriers soufflent des bouteilles ; les potiers modèlent leurs vases et les enfournent. Avec quelle application travaillent ces cordonniers, ces charpentiers, ces menuisiers, ces corroyeurs, ces femmes au métier qui tissent la toile sous la surveillance des eunuques. C’est l’histoire de la vie de chaque jour racontée par le luxe décoratif. Ce développement de travail et d’industrie n’est pas moins attesté par certaines inscriptions de Beni-Hassan. Dans un de ces tombeaux, le mort lui-même raconte sa vie. Comme général il a fait une campagne dans le Soudan ; il fut, en outre, chef d’une caravane escortée de quatre cents hommes, qui ramena à Keft l’or provenant de Gebel-Atohy. Comme préfet, il mérita les louanges du souverain par sa bonne administration. « Toutes les terres, dit-il, étaient labourées et ensemencées du nord au sud. Rien ne fut volé dans mes ateliers. Jamais petit enfant ne fut affligé, jamais veuve ne fut maltraitée par moi. J’ai donné également à la veuve et à la jeune mariée, et je n’ai pas préféré le grand ou petit dans les jugements que j’ai rendus. » Combien une telle inscription dépose elle-même en faveur d’une civilisation morale avancée ! Une quantité d’autres témoignages prouvent à ces époques le même développement des idées d’une justice très pure et d’une affectueuse charité. Nous pourrions citer aussi des morceaux entiers qui attestent l’importance accordée à la médecine comme art et à la culture des lettres.
Les arts décoratifs, dans cette intéressante période, ne sont ni moins florissants ni moins instructifs. Si le temps a fait disparaître presque jusqu’aux débris des grands édifices qui ornaient toutes les villes royales de l’Égypte, s’il ne nous est pas possible de nous figurer exactement ce qu’était alors un temple ou un palais, les portiques de Beni-Hassen permettent d’affirmer que l’architecture produisait de vrais chefs-d’œuvre. L’un de ces portiques est décoré de colonnes doriques du style le plus pur, et antérieures de deux mille ans pour le moins aux plus anciennes colonnes de cet ordre qui aient été élevées en Grèce. « La sculpture, bien qu’inférieure en certains points au grand art de l’Ancien Empire[8], nous a laissé tant de morceaux admirables, qu’on se demande où l’Égypte a pu trouver assez d’artistes pour les exécuter. Les statues d’Amenemhat Ier et de Ousortesen Ier, que M. Mariette a récemment découvertes à Tanès, sont presque aussi parfaites que la statue de Khasrrâ. Elles paraissaient si belles aux Égyptiens eux-mêmes que les Pharaons d’époque postérieure, Ramsès II et Menephtah, les ont usurpées. En général le type de ces monuments est remarquable par une vigueur souvent exagérée ; les jambes sont traitées avec une grande liberté de ciseau. Tous les accessoires, dessins des ornements, gravures des hiéroglyphes, ont atteint une perfection qu’ils ne retrouveront jamais plus. Les bas-reliefs, toujours dénués de perspective, sont, comme pendant la période memphiste, d’une extrême finesse ; on les revêtait de couleurs vives qui conservent encore aujourd’hui tout leur éclat premier. L’art de la douzième dynastie, pris dans son ensemble, était de bien peu inférieur à l’art des dynasties memphites. Les défauts qui plus tard arrêtèrent le développement de la sculpture égyptienne, la convention dans le rendu des détails, la lourdeur des jointures, la raideur hiératique se faisaient à peine sentir. Toutes les fois qu’au milieu de la décadence artistique une renaissance partielle se produisait, les sculpteurs de la dix-huitième et de la vingt-sixième dynastie allaient chercher leur modèle parmi les œuvres de la douzième et de la quatrième, et s’essayaient de reproduire le style de leurs prédécesseurs. »[9]
C’est du même temps que date un des plus célèbres monuments de l’ancienne Égypte, ce Labyrinthe, qui fut d’abord un palais élevé par Amenemhat III, à l’entrée du lac Mœris, et qui devint un temple après sa mort. Hérodote n’a pas été démenti quand il affirme, après l’avoir visité, que c’est la principale merveille de l’Égypte. Il ajoutait même : « Je crois qu’en réunissant tous les bâtiments construits, tous les ouvrages exécutés par les Grecs, on resterait encore au-dessous de cet édifice et pour le travail et pour la dépense, quoique le temple d’Éphèse et celui de Samos soient justement célèbres.» Peu importe que les mesures de l’étendue de l’édifice, prises par M. Lepsius et la commission prussienne, diffèrent de celles qu’avaient données l’historien grec, et qu’on estime que c’était un vaste massif quadrangulaire d’environ deux cents mètres de long sur cent soixante-dix de large, les autres traits de la description d’Hérodote sont considérés comme étant d’une grande exactitude. Qu’on se figure donc dans l’intérieur douze cours recouvertes d’un toit, et dont les portes étaient opposées alternativement les unes aux autres, six de ces cours tournées au nord et six au midi, contiguës et situées dans une enceinte formée par un mur extérieur ; les chambres que renferment les bâtiments du Labyrinthe toutes doubles, les unes voûtées et souterraines, les autres élevées sur ces premières chambres qui étaient au nombre de trois mille cinq cents à chaque étage ! — « Nous avons parcouru, dit Hérodote, celles qui sont au-dessus du sol, et nous en parlons d’après ce que nous avons vu ; mais pour celles qui sont au-dessous, nous n’en savons que ce que l’on nous en a dit, les gardiens n’ayant voulu pour rien au monde consentir à nous les montrer ; elles renferment, disent-ils, les tombeaux des rois qui ont anciennement fait bâtir le labyrinthe et ceux des crocodiles sacrés… Quant aux chambres de l’étage supérieur, nous n’avons rien vu de plus grand parmi les ouvrages sortis de la main des hommes : la variété infinie des communications et des galeries rentrant les unes dans les autres, que l’on traverse pour arriver aux cours, cause mille surprises à ceux qui parcourent ces lieux, en passant tantôt d’une de ces cours dans les chambres qui les environnent, tantôt de ces chambres dans les portiques, ou de ces portiques dans une autre cour. » Et quel luxe décoratif dans ces intérieurs ! « Les plafonds sont partout en marbre, ainsi que les murailles, et ces murailles sont chargées d’une foule de figures sculptées en creux ; chaque cour est ornée d’un péristyle presque toujours exécuté en marbre blanc. À l’angle qui termine le labyrinthe on voit une pyramide de quarante orgyes de haut, décorée de grandes figures sculptées en creux ; on communique à cette pyramide par un chemin pratiqué sous terre. »[10] Dans cette description d’un témoin, encore tout ému de ce qu’il vient de voir, on n’a pu relever que de bien petites erreurs. Ainsi ce que Hérodote prenait pour du marbre était du calcaire d’une éclatante blancheur.
De la période thébaine datent les principaux édifices religieux et une grande partie des monuments civils de l’ancienne Égypte. Thèbes en eut sa part dans la douzième dynastie et sous la dynastie suivante qui ne paraît pas avoir compté moins de quatre cent cinquante ans et de soixante rois, dont l’ordre de succession est encore incertain. C’est de ces beaux travaux, qui subsistaient bien plus tard, que Diodore parle en termes si magnifiques. Il émet un doute curieux sur les fameuses « cent portes » par lesquelles Homère désigne Thèbes ; ce ne serait point cent portes de la ville, mais cette expression s’appliquerait aux nombreux et grands propylées de ses temples. Le même historien ajoute qu’on ne trouve pas de ville sous le soleil qui soit ornée d’un grand nombre de monuments immenses, de statues colossales, en argent, en or, en ivoire ; à quoi, dit-il, il faut joindre les constructions faites d’une seule pierre, « les obélisques monolithes ». Il parle aussi de « quatre temples immenses ». Ici il faut évidemment distinguer ce qui appartient à l’époque dont nous parlons, et aux princes postérieurs à la dynastie des Hyksos. Les Pasteurs, il faut d’ailleurs le reconnaître à l’honneur de ces conquérants, respectèrent, entretinrent même très pieusement les monuments de Thèbes. C’est à propos du principal temple de Thèbes, temple immense que Ousortesen Ieravait commencé d’élever en granit et en degrés, et achevé par ses successeurs, que Diodore écrit : « Les monuments de l’intérieur répondaient, par leur richesse et la perfection de la main-d’œuvre, à la magnificence extérieure. » — « Ces édifices, dit-il encore, ont subsisté jusqu’à une époque assez récente ; l’argent, l’or et les objets richement travaillés en ivoire et en pierreries qu’ils renfermaient furent pillés par les Perses à l’époque où Cambyse incendia les temples de l’Égypte. On rapporte qu’il fit alors transporter ces dépouilles en Asie, et qu’il emmena avec lui des artisans égyptiens pour construire les palais royaux si célèbres à Persepolis, à Suse et dans la Médie. On ajoute que ces richesses étaient si considérables que les débris qui avaient été sauvés du pillage et de l’incendie donnaient plus de trois cents talents d’or, et un peu moins de deux mille trois cents talents d’argent. » Quelle profusion de luxe dans cette architecture et dans cet art religieux !
Mais la merveille en ce genre de monuments fastueux, d’un caractère si extraordinaire qu’elle domine nos cathédrales elles-mêmes, qui ne l’a nommée ? Qui n’a nommé ce prodigieux temple de Karnak, dont les ruines subsistent, et dont l’étendue a pu être mesurée ? En parlant de cette ruine sans égale, les écrivains les plus froids n’ont pu s’empêcher de se monter au ton de l’enthousiasme, de déclarer que les termes leur manquaient. Quels monuments élevés de main humaine justifient mieux en effet cet étonnement ! Quelle ampleur imposante des proportions ! Comme étendue, ce temple formait un édifice quadruple de Notre-Dame de Paris. Quelle colossale réunion de constructions que cet édifice auquel ont travaillé plusieurs dynasties, et qui s’étendait sur une longueur de mille cent soixante-dix pieds ! Quelle dimension des portes ! Quelle hauteur des colonnes ! Quelle longueur des avenues ! La façade de l’énorme édifice est tournée vers le fleuve, où conduisait une allée remplie de sphinx gigantesques ; deux sont encore debout, avec leurs têtes de béliers, leurs corps de lions, les pattes étendues en avant. Laissons de plus compétents décrire le portique ou salon, la plus imposante des ruines égyptiennes, où l’on arrivait par un escalier de vingt-sept marches, dont l’étendue était telle, que l’église chrétienne que nous venons de nommer pourrait y tenir tout entière, et ce plafond, en énormes blocs de pierre, supporté par cent trente-quatre colonnes, égales en grosseur à notre colonne Vendôme, en hauteur à notre obélisque, et dont on peut juger par celles qui subsistent. De telles masses écrasent l’imagination. Mais quelle vie, quelle richesse dans cette multitude de sculptures peintes qui ornent portes et colonnes du haut jusqu’en bas, les unes en relief, les autres en creux, dans ces bas-reliefs représentant des batailles, des marches triomphales, les initiations des rois par les prêtres !
Qu’importe que cette étonnante construction aille se rejoindre à la dix-huitième dynastie, que la grande salle hypostyle de Karnack ait été commencée par Sethi, et achevée par le grand Ramsès, le monument n’en doit pas moins être rattaché par ses origines à l’époque dont nous nous occupons. Mais est-ce une exception qu’un tel édifice ? Faut-il juger de l’étendue des temples égyptiens par les dimensions du petit temple de Philœ que nous avons vu à l’Exposition universelle de 1867 ? Loin de là : la plupart de ces sanctuaires, sans approcher des dimensions de Karnak, occupaient un prodigieux espace et présentaient aux dieux les plus magnifiques demeures. Récemment encore, M. Mariette, dont le nom se représente si souvent, a mis au jour un des temples les plus considérables et les plus luxueux de l’Égypte, celui d’Abydos. Cet immense sanctuaire était réservé, comme la plupart des grands temples égyptiens, au roi seul et à un sacerdoce d’élite : car chaque Égyptien avait à sa disposition, outre quantité de temples partout répandus, sa chapelle particulière où il faisait ses dévotions. Quelle magnificence et quelle variété d’ornements, et comme ici encore les débris de ce luxe viennent instruire l’historien !
À Abydos on a retrouvé sept chambres voûtées présentant une série de cent quarante scènes, vingt par chambre, où l’on voit le roi Seti Ier, le fondateur du temple, accomplissant dans l’une des postures de l’adoration un rite spécial. Le luxe du culte se répartissait dans les différentes parties de l’édifice : au côté droit du sanctuaire, c’étaient des objets matériels et solides ; au côté gauche, on brûlait des parfums. Au reste, ce vieil emplacement d’Abydos, sur lequel s’élevait, selon toute apparence, This, la plus ancienne ville de l’Égypte, comptait trois temples qu’on a pu dégager des sables qui les inondaient : au sud, celui que Strabon appelait à tort le Memmonium, et qui n’est autre que celui de Seti Ier, objet des fouilles qui ont amené ces remarquables résultats ; un peu plus loin, le temple de Ramsès II, tout à fait ruiné, mais qui a donné la première liste royale d’Abydos, aujourd’hui à Londres ; le troisième, situé au nord, qu’on devine à sa vaste enceinte de briques crues, mais dont on n’a pu rien tirer, le temple d’Abydos, formant le principal sanctuaire d’Osiris, honoré d’un culte universel en Égypte. On a pu le comparer, pour les peuples de la vallée du Nil, à ce qu’était le temple de Jérusalem pour les Juifs. Le vaste édifice religieux de Seti appartient à la belle époque pharaonique ; mais par là même il présente moins de luxe décoratif que les édifices d’un âge postérieur. C’est là pourtant qu’on a trouvé toute une série de tableaux qui représentent l’apothéose du père de Ramsès II.
Y a-t-il pourtant rien à mettre au-dessus de cet édifice consacré au culte de Apis, dont la découverte a signalé, à travers mille péripéties et mille dangers, la mission scientifique du même illustre investigateur français ? C’est encore M. Mariette qui nous introduit dans le Serapeum, où il reconnaît trois époques archéologiques distinctes : la plus ancienne commence à Aménophis III (dix-sept siècles avant J. C.) et s’arrête à Ramsès II ou Sésostris ; la seconde comprend les Apis inhumés entre les règnes de Sésostris et de Psammatichus Ier; enfin une troisième s’étend de l’an 53 de ce règne jusqu’au premier siècle de notre ère. Le luxe décoratif occupe ici une place de premier ordre[11].
Quelle fut profonde l’émotion de celui qui, le premier, après des difficultés sans nombre et des doutes poignants, se trouva tout à coup face à face avec ces mystères, dans ces lieux que l’œil de l’homme n’avait pas vus depuis tant de siècles ! N’était-ce pas aussi découvrir un monde ?… Il se voyait aller de merveille en merveille. Dans la chambre du plus ancien Apis, daté du règne d’Aménophis III, une peinture représente ce roi accompagné de Touthmès, son fils, et faisant au taureau divin l’offrande de l’encens. Le septième et le huitième Apis ont été trouvés dans un même caveau ; ils appartiennent tous deux au long règne de Rhamsès II. C’est la plus belle découverte faite au Serapeum. C’est dans cette tombe qu’ont été trouvés tant de merveilleux bijoux d’or et d’émaux cloisonnés, qui datent de 39 siècles, une centaine de statuettes en pierre dure, en calcaire, en terre cuite émaillée ; l’épervier d’or et d’émail, aux ailes déployées et à tête de bélier, qu’on peut voir avec ces autres objets sous une vitrine du Louvre, présente une finesse de modelé, une perfection de détail telle qu’on a pu le déclarer digne du ciseau d’un Cellini.
Combien d’autres temples encore — ceux du temps des Ptolémées, si splendides, celui d’Esneh, entre Thèbes et Eléphantine, sur la rive gauche du Nil, édifice superbe, mais d’une époque relativement trop récente, etc. Mais comment ne pas s’arrêter devant le plus imposant des monuments que la science moderne ait mis au jour, devant Denderah ? Il fut construit seulement sous Ptolémée XI, en remplacement d’un édifice plus ancien, antérieur même aux Pyramides, et dont il en reproduit le plan. Mais on y voit peut-être mieux encore que dans les autres édifices religieux, par la nature du luxe décoratif, l’inspiration profondément monarchique mêlée au luxe religieux égyptien. Dans ce temple, consacré à la déesse Hathor, le roi fondateur tient une place immense ; il consacre les objets liturgiques ; il règle tous les détails des cérémonies et des fêtes. Les tableaux sculptés et peints sur les murs, accompagnés de longs textes explicatifs, montrent toujours le roi face à face avec la divinité ; il est l’unique intermédiaire entre le peuple et elle : il adresse à Hathon les hommages et les offrandes de la nation. On peut se faire une idée du luxe de l’intérieur qui nous renseigne aussi sur ce qu’étonnent les pompes de ce culte. Dans les prescriptions adressées au sacerdoce, il est question de statues habillées avec de riches étoffes, de processions pompeuses, de bijoux, de diadèmes, de colliers, servant de parure aux statues divines, etc. Les magnificences du culte égyptien n’étaient pas, on le voit, au-dessus des splendeurs des édifices. Les fêtes religieuses, d’un éclat incomparable se rencontrent partout, bien qu’Abydos paraisse avoir été plus spécialement la ville sainte. À ce seul titre, elle occupait, après Thèbes, le second rang. Elle avait pourtant assez peu d’étendue, resserrée entre le désert et un canal dérivé du Nil. Ses fêtes étaient suivies par toute l’Égypte. Les gens riches des autres nomes tenaient en outre à honneur de se faire ensevelir dans sa nécropole autour du tombeau d’Osiris. Elle ne perdit son titre de capitale que sous les Ptolémées, qui fut attribué au bourg agrandi de Sous sous le nom de Ptolémaïs. Mais si, pendant des siècles, on voit dans cette cité le plus éclatant foyer des fêtes nationales, les fêtes religieuses eurent une quantité d’autres centres. Elles prirent mille formes chez ce peuple le plus dévot des peuples et un des plus épris de spectacles. Les cérémonies habituelles accomplies dans les temples frappaient déjà bien vivement les étrangers. Il venait s’y joindre une quantité innombrable de fêtes. On en a la preuve dans le calendrier souvent inscrit à l’entrée des temples. Quelques-unes étaient d’une splendeur inouïe. Telles étaient celles où l’on portait en procession les naosou châsses des divinités et les barques qui leur étaient consacrées. Ajoutez que chaque province avait ses dieux spéciaux, ses rites particuliers, ses animaux sacrés. Ce luxe sacré était la joie de ces hommes souvent soumis à de rudes travaux. Il fallait les voir y accourant par milliers, chantant, battant des mains, soufflant dans des instruments. Il en était encore ainsi du temps des Lagides, dont les fêtes ont été souvent décrites. Ces solennités présentaient alors l’image de l’ivresse. On y retrouvait peu la trace des pensées moins grossières et plus patriotiques qu’y avait attachées souvent la vieille terre de Ménès. L’Égypte des Lagides est une Égypte faite tant bien que mal à l’image de la Grèce. Elle ne garde presque, en les exagérant trop souvent, que ses superstitions les plus corrompues. Ainsi la fête des Pampres, une des cérémonies les plus brillantes qui s’accomplissaient à Denderah, semble n’avoir été autre chose qu’une imitation des orgies dionysiaques. Les danses affolées des femmes, l’ivresse des hommes couronnés de fleurs, parcourant la ville en chantant, rappellent ces fêtes de la Grèce. Les nouveaux dominateurs de l’Égypte défigurèrent à ce point le culte austère de la déesse Hastor, qu’ils avaient fait de celle-ci une Aphrodite. Les antiques solennités gardèrent pourtant à toutes les époques leur place traditionnelle dans l’année. La fête vraiment nationale resta celle du nouvel an. Dans cette panégyrie de tous les dieux et de toutes les déesses, la statue d’Astor, revêtue de magnifiques habits, était portée sur les terrasses supérieures, à l’aurore ; on la découvrait alors, et le soleil levant frappait de ses premiers rayons l’image divine. Outre ces solennités d’un caractère riant, il y avait aussi des solennités lugubres. Telle la fête commémorative de la mort du dieu Osiris, qui était censé enseveli pendant plus de quinze jours, au bout desquels il ressuscitait. Tout était alors combiné pour porter dans les âmes, par les sens, les impressions du deuil et de l’effroi.
Tout m’attire, me frappe, me retient dans ces témoins du luxe antique qui reflètent ces temps, qui mieux encore les révèlent. Il faut se borner pourtant. Contentons-nous d’indiquer les merveilles que virent naître les plus brillantes dynasties qu’ait eues l’Égypte, la dix-huitième et la dix-neuvième. C’est l’âge tant vanté des Thoutmosis et des Sésostris. Les représentations commémoratives qui se rapportent à ces siècles, féconds en guerres et en grandes constructions, sont extrêmement nombreuses, et les inscriptions, du plus pompeux langage officiel, ne manquent pas davantage à l’apothéose de ces Pharaons. Thoutrès III raconte lui-même sa gloire, gravée sur la muraille du sanctuaire du temple de Karnak. On trouve d’ailleurs dans ce récit, il faut le reconnaître, à son honneur, des indications précises de faits et de chiffres, infiniment précieuses pour l’histoire, et non les termes emphatiques si prodigués ailleurs. Ces images des peuples vaincus et des gouverneurs de provinces, qui rendent hommage, en présentant les tributs en or, en argent et en grains au Pharaon, sont elles-mêmes des pages du luxe décoratif où l’on peut voir l’état des arts. Thoutmès III, grand conquérant, est aussi un grand constructeur, qu’on voit fonder et dédier au Soleil le temple d’Amada, restaurer à Semneh le temple où l’on adorait le roi Osourtesen III, rétablir et embellir une foule de villes. On retrouve encore aujourd’hui d’imposants vestiges de ses constructions à Héliopolis, à Memphis, à Ombos, à Eléphantine, surtout à Thèbes. Un autre de ces « Louis XIV », selon l’expression de M. E. Renan, Amenhotep (Amenophis) III, couvre les bords du Nil de monuments d’une grandeur imposante et riches en sculptures. Dans son long règne, il élève la temple de Djebel-Barkal, dans l’Éthiopie égyptienne, celui de Kleb, près de la troisième cataracte, il multiplie des édifices remarquables à Syène, à Éléphantine, à Silsilis, etc. Enfin il ajoute des constructions considérables au temple de Karnak, fait bâtir toute la portion du temple de Louqsor ensevelie aujourd’hui sous les maisons du village qui porte ce nom, et s’élève à lui-même une statue colossale à Thèbes, en avant d’un temple aujourd’hui détruit, et que l’on y voit encore. Elle n’est autre que la fameuse statue dite de Memnon, haute de plus de dix-neuf mètres, et représente le Pharaon assis, les mains étendues sur les genoux, dans une attitude de repos. Il n’y a plus à contester ces sons merveilleux rendus au lever de l’aurore attestés par de nombreux témoins ; ils ont été fort bien expliqués d’ailleurs par les membres de la Commission d’Égypte comme l’effet d’une vibration rapide, que produisaient les rayons du soleil sur cette pierre un peu élastique, après l’humidité de la nuit. Le phénomène cessa de se produire quand la statue, brisée par un tremblement de terre, eut étérestaurée.
La plus grande ère de luxe public est contemporaine de Seti Ier et de ce Ramsès II (Sésostris), qui en est devenu la personnification infiniment trop exclusive. Nous avons indiqué les plus grandes œuvres de Seti, en nommant le temple d’Abydos et la salle des colonnes dans l’immense palais de Karnak. Seti fit exploiter aussi des mines d’or dans le désert. L’apogée du faste public monarchique reste marquée par le règne de ce fameux Sésostris. Les anciens historiens ont recueilli sa légende surchargée de toutes sortes de conquêtes fabuleuses. Les découvertes de l’archéologie moderne lui laissent un rôle moins extraordinaire, mais fort important. Toutes les splendeurs, mais aussi tous les défauts du luxe issu de la monarchie absolue et des formes officielles qu’elle entraîne, paraissent caractériser le règne de soixante-huit ans du principal monarque de la dix-neuvième dynastie. Ce n’est pas sans raison que, tout compte tenu des différences profondes des sociétés et des civilisations, le nom de Louis XIV a été prononcé spécialement à propos de ce grand monarque. Le rapprochement semble indiqué, soit qu’on ait égard au caractère belliqueux du règne, soit qu’on ait en vue la passion de bâtir des deux princes, soit que l’on compare l’absolu de leur pouvoir et l’immense orgueil de ces deux rois soleils[12]. Nous ne subissons pas pourtant l’illusion qu’exercent la distance et le prestige des noms antiques, en assignant dans l’histoire du faste monarchique, à Sésostris, une place encore plus grande que celle qui appartient au plus magnifique des rois de France. Certes on a mis à son nom plus d’un monument en Égypte et en Nubie, dont l’honneur revient à ses prédécesseurs. Des architectes courtisans allèrent jusqu’à effacer sur des statues et des temples les noms de ses devanciers, pour y substituer celui de Ramsès. Quoi qu’il en soit, sa part reste immense. Il construit le grand Speos d’Isamboul, destiné à perpétuer le souvenir des campagnes contre les Nègres et les Syriens : quatre colonnes monolithes de vingt mètres de haut décorent l’entrée de ce monument. Il achève le temple de Louqsor, orné en outre de deux obélisques en granit, dont le plus beau décore notre place de la Concorde. Il fait représenter de cent façons la bataille de Kadesh sur le second pylône du temple de Karnak. Il consacre le temple de Kournah, il agrandit le temple de Tonis et relève complètement cette ville. Sans parler des autres temples et de sculptures innombrables, rappelons le célèbre Ramasseïon : que ce soit ou non ce tombeau d’Osymandias, si magnifiquement décrit par Diodore, mais dont on conteste l’existence même, c’est un des plus imposants monuments de l’ancienne Égypte. Il se composait d’une suite de cours et de salles entourées ou remplies de colonnes couvertes d’hiéroglyphes qui racontaient les exploits de Ramsès-le-Grand. Un colosse en granit de dix-sept mètres représentait le monarque assis sur son trône. C’est la plus grande ruine de statue qu’on puisse voir : son pied seul a plus de quatre mètres de long. Le Ramasseïon était complété par une bibliothèque riche en livres, et où la gloire du monarque n’était sans doute guère moins célébrée que dans les fastueuses inscriptions des stèles : nous possédons d’imposants fragments d’un poème épique dont Ramsès est le héros. C’est une épopée à la façon d’Homère, moins, a-t-on dit, la vérité et la grandeur de l’inspiration. Elle est toute remplie d’exploits fabuleux, d’intervention des divinités. Le prince, toutes les fois qu’il redoute d’être vaincu, rappelle dans ses invocations aux dieux les temples qu’il leur a élevés, les fêtes qu’il a célébrées en leur honneur. Poésie de cour grandiose, qui fait une auréole plus radieuse encore autour du Pharaon divinisé, que celle dont ont environné Louis XIV des poètes arrêtés sur la limite extrême de l’apothéose par les scrupules de l’esprit chrétien. La peinture seule chez nous osa franchir cette limite en personnifiant le grand roi sous les traits des dieux mythologiques.
Nous arrêtons ici cette esquisse du luxe public égyptien qui achève, avec une si longue période, d’épuiser son originalité. Il y aurait peu d’intérêt dans l’indication de certaines nuances propres aux temps qui précèdent la conquête perse, suivie par la domination macédonienne et romaine. L’antique Égypte a produit ici tout ce qu’elle offre de capital. Marquons seulement notre impression finale sur cet instructif spectacle qui nous a montré dans le luxe décoratif lui-même la révélation d’une imposante civilisation morale et matérielle. Elle nous frappe, dans son immense durée, d’un respectueux étonnement et parfois d’une vive et légitime admiration. Nous pensons pourtant qu’il y a lieu de mêler à ce sentiment de fortes réserves. Sous le rapport de l’intelligence et de l’art le spectacle est merveilleux, mais il manque de cette grandeur qui s’attache à l’individu et à la perfection idéale de la forme. L’Égypte n’est pas la terre des grands hommes et des chefs-d’œuvre, et on a pu dire qu’elle est plus près de ressembler à la Chine qu’à la Grèce, qui transforme tout ce qu’elle emprunte à la terre de Ménès. Ce qu’elle a laissé doit plus à la puissance collective qu’au génie, et l’on est frappé de voir qu’ayant enfanté tant de sculptures et de peintures d’une perfection relative qui surprend, elle n’ait eu pourtant ni un grand sculpteur ni un grand peintre. N’est-ce pas que dans cette race à certains égards si bien douée, l’organisation n’est ni éminente, ni très souple ? Dans son éloquente apologie de l’Égypte, Bossuet fait tourner à l’honneur de ses habitants la dureté de leurs crânes comparée à la mollesse du crâne des Perses. Est-on bien sûr que ce soit là un mérite ? En fait, ce furent des têtes dures que rien n’entama. La civilisation égyptienne devait représenter la solidité jusqu’à l’inflexible raideur. La sagesse pratique de cette population, attestée dans ses livres, est un peu plate. Sa manière même de comprendre la supériorité des lettres, qui rappelle la façon dont les Chinois l’apprécient, est assez mesquine, comme sa conception tant vantée, mais tout empirique, de concevoir l’art médical[13].
L’étude du luxe public permet de louer aussi les bons et solides côtés de ce peuple travailleur et rangé, comme l’attestent les images que les monuments présentent. Mais les arts décoratifs et l’architecture ne sont pas tout dans la vie d’un peuple. On ne peut s’empêcher de remarquer que le peuple égyptien n’a rien dans ses annales qui approche même de très loin d’un Homère, d’un Sophocle, d’un Aristophane, d’un Phidias, d’un Praxitèle, d’un Platon. C’est une mauvaise note pour une nation qui a tant vécu. Si les sages vertus de ce peuple égyptien ne constituent guère la haute moralité et l’héroïsme, l’esprit patient et l’habileté d’exécution ne sont pas davantage l’originalité et la supériorité du génie. Un peuple ami à ce point du faste écrasant et du luxe décoratif accuse par là même son infériorité devant l’art simple, pur, élevé, inspiré. Nous avons loué aussi le bonheur de ces classes aisées pendant de longs siècles, tant que les Pasteurs ou d’autres conquérants ne venaient pas déranger leur travail et leur bien-être. Cela exige de même certaines réserves. La masse populaire ou rurale fut opprimée. C’est ici la terre de ces éternels fellah employés de temps immémorialà porter des pierres sur leur dos, condamnés à un travail immodéré sous toutes les formes. En somme, ce grand luxe public a coûté cher, et en rendant justice à ses mérites, les esprits réfléchis ne sauraient perdre de vue les sacrifices immenses dont il a fallu le payer.
IV
LE LUXE PRIVÉ DANS L’ANCIENNE ÉGYPTE.
Part du bien-être et part du luxe dans la vie privée des Égyptiens. — Modération en général du luxe privé des rois. Légende de Thawnech et de Mena. — Luxe qui environnait les animaux sacrés. — Part du commerce dans le luxe égyptien. — Révolution sous ce rapport introduite par Amasis. — Les industries de luxe en Égypte. En quoi l’organisation de la famille était contraire, en quoi favorable au luxe privé : rôle de la femme très différent de celui de la femme d’Orient en général. — Parure des femmes égyptiennes. — Résumé.
Le colossal déploiement du luxe public en Égypte a un peu obscurci la part du luxe privé dans les classes élevées de la société. On voit se développer là partout comme ailleurs un usage légitime des choses de luxe. On y voit aussi, bien que moindre qu’en beaucoup d’autres contrées, une somme d’abus que la sagesse vantée des Égyptiens ne doit pas dissimuler. Les éléments de bien-être et de luxe étaient fournis en partie par le pays lui-même, en partie par le commerce. Réduite à ses seules ressources, l’Égypte n’aurait guère eu d’autre luxe que quelques mines de pierres précieuses. Quant à l’abondance, le Nil la lui assurait par la quantité de végétaux utiles qu’il alimente, par le nombre des animaux qui vivent sur les rivages, par celui des poissons excellents et variés qu’il nourrit dans son sein. Les hymnes adressés au Nil par la reconnaissance des Égyptiens n’avaient rien d’exagéré. Ils pouvaient bien le louer d’avoir « donné la vie à l’Égypte». Ils auraient pu pourtant rapporter une grande partie de cet honneur aux anciens habitants. En face d’un fleuve qui laissait à sec certaines régions et séjournait au contraire dans d’autres de manière à en faire des bourbiers pestilentiels, ils avaient su, à force de travail et d’habileté, régler le cours du fleuve, l’endiguer, porter enfin par des canaux d’irrigation la fertilité dans toutes les parties de la vallée. Il en résulta pour la masse une moyenne de bien-être très appréciable. Elle eut sous la main les principaux aliments, les dattes, le blé, le lotus plus commun, dont on faisait une espèce de pain, et des légumes très divers qu’une culture facile fit naître sur les bords du fleuve. Les captifs eux-mêmes n’étaient pas mal nourris. Il put leur arriver, de retour dans leur pays, de regretter les « oignons d’Égypte», comme à ces Israélites qui, au milieu du désert, disaient moitié gémissants, moitié séditieux : « Qui nous donnera de la chair à manger ?Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte pour rien. Les concombres, les melons, les poireaux, les oignons et l’ail nous reviennent dans l’esprit… Nous étions assis près des marmites pleines de viandes, et nous mangions du pain tant que nous voulions. »
Peut-être avant les développements du commerce et les tributs de la conquête, les raffinements du luxe, réduits à quelques délicatesses, furent concentrés dans la demeure des rois et chez un petit nombre de grands. Bien que rien n’annonce que Memphis ait été une ville de jouissances amollies, Ména ou Ménès passe pour un prince livré au luxe. Du moins les prêtres, avec lesquels ce roi, très décidément historique, paraît avoir été en lutte, lui firent-ils cette réputation. Ce monarque, qui régna plus de soixante ans en jouant le double rôle de législateur et de guerrier, eut longtemps le renom d’un prince voluptueux. Une curieuse légende s’attache sous ce rapport à ce prince. Il aurait inventé l’art de compter un dîner, montré à ses sujets la manière de manger sur un lit, enseigné l’usage des riches tapis, et toutes sortes de somptuosités. On ajoute que Tnephactus (Thawnecht), père de Bochoris-le-Sage (Bokenrawn), prince, fort clérical au contraire, qui régna plusieurs générations après, fut obligé, pendant une expédition en Arabie, où il manquait de vivres dans le désert, de se contenter d’un régime très simple chez des particuliers qu’il avait rencontrés, de quoi il se réjouit fort. Il renonce dès lors au luxe et lance une malédiction contre le roi qui avait le premier enseigné une vie somptueuse. Il prit tant à cœur ce changement de nourriture, de boisson et de repas, qu’il fit transcrire cette malédiction en lettres sacrées contre Menès, dans le temple de Jupiter à Thèbes[14]. Cet anathème d’un prince intimement uni avec le sacerdoce n’a pas une valeur bien décisive. En fait, il paraît avéré que les rois égyptiens avaient peu de luxe. Mettons à part celui que purent déployer certains princes conquérants dans leurs chevaux et leur équipage de guerre. Ils paraissent avoir été fort esclaves de l’étiquette, et la sévérité de la surveillance sacerdotale laissa des traces dans la tempérance habituelle du régime. On les représente se nourrissant de viandes simples, ne buvant qu’une certaine mesure de vin mesurée à l’avance.
Quoi qu’on puisse penser des somptuosités de leur ameublement, sur lesquelles nous sommes peu renseignés, ces hommes réputés divins étaient l’objet d’un luxe personnel moins recherché que celui dont jouissaient, au sein de vrais palais, les animaux sacrés. Voyez plutôt le tableau tracé par Diodore des félicités de ces bienheureux animaux. Quels soins délicats ! quelles recherches d’une somptuosité, qu’ils appréciaient moins sans doute que leur excellente nourriture ! Confiés aux mains de grands personnages, ils sont nourris de fleur de farine cuite, de gruau dans du lait, de gâteaux de miel, de viandes bien préparées ! On les oint des huiles les plus précieuses, on brûle sans cesse devant eux les parfums les plus suaves. On les revêt des plus belles fourrures, on les couvre des ornements les plus riches. Le harem de ces animaux privilégiés n’est pas l’objet d’attentions moins délicates. Les femelles, honorées du titre de concubines, sont d’une beauté de choix, et vêtues avec un luxe à faire envie à des princesses. Lorsque ces animaux meurent, on leur célèbre de somptueuses funérailles. Celles du bœuf Apis étaient ruineuses. On peut s’en faire une idée par le fait suivant. Au moment où Ptolémée, fils de Lagus, vint prendre possession de l’Égypte, il arriva que le bœuf Apis mourut de vieillesse à Memphis[15]. Celui qui en avait eu la garde dépensa pour les funérailles des sommes qui épuisèrent toutes ses ressources. Il emprunta à Ptolémée, pour achever de faire face aux frais, cinquante talents d’argent (275 000 fr.). Au temps de Diodore, qui vivait du temps de César et d’Auguste, les frais de funéraille de ce bœuf dispendieux étaient encore évaluées à 500 000 fr.
Le commerce tient une place considérable dans le luxe égyptien. C’est presque exclusivement l’importation qui amène sur le marché les produits les plus raffinés. L’Égypte emprunte à l’Éthiopie son or et son ivoire, à l’Arabie son encens, à l’Inde ses épiceries, leurs vins à la Grèce et à la Phénicie. Elle donnait en échange ses produits fabriqués et ses matières premières. On peut se convaincre, par la vue de certaines peintures, que les peuples vaincus payaient aussi tribut pour ces produits rares et précieux. Le commerce, et en particulier le commerce de luxe, ne devait arriver à prendre tout son développement qu’à une époque relativement assez récente, 600 avant J. C. Le règne d’Amasis marque, sous ce rapport, une véritable révolution. Il se fait alors une modification assez profonde dans la richesse, dans les mœurs et peut-être dans les idées. Ce mouvement semble avoir pris naissance dans les relations ouvertes avec les Grecs, et dans le commerce étendu avec les étrangers. On leur permit, pour la première fois, l’entrée des bouches du Nil[16]. On fit concession, aux Grecs de la ville de Taucrate et de terrains pour y bâtir des autels et des temples. De nombreuses faveurs leur furent accordées. On mit en circulation des richesses aurifères, depuis longtemps entassées. On importa des marchandises nouvelles qui firent naître de nouveaux besoins et de nouvelles industries. Tout cela ne put que contribuer à donner l’essor au goût des raffinements. Nul doute d’ailleurs que ce changement moral et matériel, véritable altération du vieil esprit national, n’ait eu bien des signes précurseurs avant Amasis. L’Égypte n’avait pu elle-même échapper entièrement à l’influence du contact déjà si fréquent avec les autres peuples. L’effet d’un pareil contact sur les pays immobilisés a toujours été le même. Ce qu’il y a de dur et d’exclusif dans le génie indigène, semble s’y amollir et s’y fondre. Les idées y gagnent en largeur, les mœurs s’y adoucissent, s’y raffinent, mais cette étendue plus grande de l’intelligence dégénère en un scepticisme amollissant : les raffinements deviennent corruption, et dans ces transitions inévitables, favorables à la civilisation en fin de compte, mais funestes à la nationalité, les peuples risquent de perdre leur énergie, leur personnalité, leur existence même. Espérons pour le Japon qu’il n’en fasse pas aujourd’hui l’expérience.
Il y avait des industries de luxe nombreuses et importantes dans l’ancienne Égypte. Elle était célèbre par la beauté de ses tissus. La tisseranderie occupait une partie notable de la nation. Isaïe, annonçant les malheurs qui frapperont l’Égypte et les classes industrieuses du peuple, cite les tisserands à côté des pêcheurs. « À Tyr, s’écrie aussi Ézéchiel, le fin lin d’Égypte, tissu en broderies, a composé la voile qui a été suspendue à votre mât. » Selon Hérodote, c’étaient les hommes qui tissaient. On croit même qu’ils ne se livraient pas qu’à ce travail seulement dans l’intérieur des maisons, mais dans des établissements publics. Cet emploi du sexe masculin ne fut pas sans conséquence sur le perfectionnement de cette industrie. Les hommes y déployèrent la vigueur qui permet de se servir de métiers puissants, et des facultés inventives dont la nature les a doués. Il est certain que les travailleurs égyptiens avaient des procédés particuliers. Ils poussaient la trame en bas, lorsqu’ils faisaient la toile, tandis que les autres nations la poussaient en haut[17]. Ce travail masculin, profitable à la solidité, fut loin de nuire à la délicatesse. On trouve, d’après les dessins d’anciens monuments, relevés par MM. Belzoni et Minutoli, des étoffes, destinées à l’habillement, d’une finesse transparente. La preuve de la perfection très ancienne de ces manufactures éclate dans les tentures et les tapis du tabernacle. L’Exode, en effet, indique quelle part prit à ces produits l’ouvrier égyptien Besseléel, qui fit l’éphod, c’est-à-dire la coiffure du grand-prêtre des Hébreux, d’or, d’hyacinthe, de pourpre, d’écarlate teinte deux fois et de fin lin retors, et coupa des feuilles d’or fort minces qu’il réduisit en fils pour les faire entrer dans le tissu. C’était aussi en Égypte qu’étaient brodées les courtes-pointes dont on se servait en Palestine[18]. On y fabriquait des tapis qui avaient plus de deux cents pieds de long, souvent ornés de broderies, de fils colorés ou de fils d’or. Des tissus précieux pour les robes étaient déjà regardés aux temps de Joseph comme des présents d’honneur d’un usage répandu[19]. En général, pourtant, l’habillement égyptien paraît avoir été simple. Le roi et les guerriers portent ordinairement un habit court, usage dont ceux-ci ne dérogent que dans les processions ; les laboureurs et les ouvriers n’ont qu’un tablier blanc. « Les prêtres, dit Hérodote, ne portent qu’une robe de lin et des chaussures en écorce de papyrus ; il ne leur est pas permis d’avoir d’autre habit ni d’autre chaussure. » Ces robes longues sont jetées parfois autour du corps. Il en est qui ne sont point seulement blanches, mais rayées de rouge ou parsemées de fleurs ; quelques-unes brillent de tout l’éclat des couleurs de l’Orient[20].
Le rôle important joué par la teinturerie apparaît dans quelques-uns des exemples que nous avons empruntés au tissage. L’Égypte possédait toutes les couleurs, le blanc, le rouge, le bleu, le vert et le noir d’une parfaite beauté, mais sans mélange. Les procédés employés pour teindre les habits ont été décrits par Pline avec une assez grande précision de détails[21].
L’art de travailler les métaux précieux n’était guère moins avancé. Outre une masse d’ustensiles fabriqués en airain, ces vieux Égyptiens avaient une quantité de trépieds, de bassins en argent. Ils excellaient dans l’art de tailler les pierres précieuses, et c’est à leur école que les Israélites apprirent à graver des topases, des améthystes, des émeraudes et d’autres gemmes. Peut-être connaissaient-ils déjà la pointe de diamant pour inciser les pierres dures. Le diamant, au rapport de Pline, se trouvait en Éthiopie, près de Méroé[22]. L’Égypte possédait en outre quantité de gisements de pierres précieuses, notamment près de la mer Rouge, des mines d’émeraudes qui en produisaient d’admirables pour la pureté et la grosseur.
Leur ameublement ne décèle pas moins de recherches et d’art. Leurs lits de repos, leurs sièges sont de vrais modèles. Un goût délicat brille dans leurs petits ouvrages en corne, en écaille, en ivoire. On admire la correction du dessin qui règne dans leurs glaives, leurs flèches, leurs divers outils, l’élégance et la grâce de leurs instruments de musique, tels que les harpes, les lyres, les psaltérions.
La constitution de la famille modérait le luxe d’un côté, et de l’autre semblait le favoriser. Ceci veut être expliqué. La femme en Égypte joue un rôle qui n’a rien de commun avec celui qui lui est le plus souvent assigné en Orient. Elle y possède une importance réelle. En général, on peut croire que le sérieux des fonctions qui lui étaient attribuées dut contribuer à resserrer le luxe dans certaines limites. Et, en effet, on ne cite, en fait d’excès de luxe privé, rien qui se rapproche de l’Assyrie, de la Babylonie, de la Perse. De même que parmi les rois on ne rencontre pas un Sardanapale, on cite à peine quelques reines qui déploient un luxe excessif. La femme épouse, mère de famille, maîtresse de maison, chose rare dans ces temps et dans ces sociétés ! Aussi se sent-on disposé d’une manière favorable à cette société, sur ce point du moins plus libérale, lorsqu’on y voit la femme chargée des affaires du dehors, sortant pour acheter, surveillant les travaux, chargée en partie de l’administration intérieure, concourant même à l’accomplissement des rites sacrés, offrant avec son époux des sacrifices et portant le sistre dans les solennités religieuses. Bien plus, elle transmet à ses enfants les droits qu’elle tient de sa naissance, et ils portent son nom. Dans une certaine mesure, l’élégance et la parure ne font qu’attester cette importance sociale. Mais l’abus était près de l’usage. Nous avons les preuves d’un luxe de toilette brillant et raffiné dans une quantité de représentations figurées. On y voit les femmes vêtues d’étoffes de lin ou de coton d’une très grande finesse ; leur chevelure est disposée avec beaucoup d’art, leurs doigts, leurs bras, leurs jambes, leur poitrine, sont ornés de bijoux de toute sorte. Si ce goût d’élégance n’a pas habituellement fait disparaître cette gravité des mœurs de famille dont le souvenir s’est maintenu, il dut être et il fut plus d’une fois un écueil. La femme égyptienne abusa trop souvent pour le luxe et pour la licence de cette indépendance qui lui permettait d’échapper à une surveillance jalouse. Mêlée à la vie sociale, aux spectacles, aux festins, aux concerts, aux jeux mondains, elle court des périls que la femme orientale ne connait ailleurs que bien rarement. Ne nous étonnons pas qu’on nous présente des tableaux en apparence contradictoires ; rien de plus grave et de plus chaste, de plus adonné aux vertus domestiques que la femme égyptienne, nous dit-on, et d’un autre côté il est peu de pays où les femmes soient accusées si souvent d’avoir violé la foi conjugale. La légende du Pharaon, fils de Sésostris, devenu aveugle, racontée par Hérodote (liv. I), en donne une idée. La guérison du jeune homme dépend de la rencontre qu’il fera d’une épouse fidèle. Il s’adresse à sa femme d’abord naturellement, puis à bien d’autres, et ne recouvre pas la vue. Il la recouvre enfin, ayant rencontré l’objet rare qu’il cherchait, et, rassemblant toutes les femmes qui ne lui avaient pas rendu l’usage des yeux, il les brûle vives. Le Livre des morts confirme le genre d’accusation que renferme cette anecdote.
Quant aux détails de ce luxe de parure, est-il besoin de les rappeler ? La vue seule du musée égyptien au Louvre suffit pour montrer que rien ne manquait à l’attirail de la toilette de la grande dame de Thèbes, de Memphis, d’Éléphantine, etc. Elle avait boîtes à parfums, elle avait écrins remplis de colliers et de bracelets, elle avait les bagues gravées, les pendants d’oreilles, les précieux coffrets, les élégants miroirs ; elle se teignait les ongles, les sourcils et les cils. Le progrès, sous ce rapport, n’a guère été qu’apparent ; l’Égyptienne est presque aussi forte sur le fait de la toilette que la Romaine, laquelle ne le cède guère à la Française. On a trop pris, en fait de toilette et de parure, la variation des modes pour la perfection des raffinements.
Ce qui ressort de ce tableau du luxe égyptien, c’est que, d’un côté, le faste public de l’Égypte n’a pas été surpassé, il n’a même pas été égalé dans les rapports qu’il offre avec la pensée religieuse et l’idée de la mort ; d’un autre côté, le luxe privé, quoique développé sous le rapport de la parure, demeure inférieur par beaucoup d’autres côtés à celui des nations asiatiques et même de certaines nations occidentales. Ce double fait trouve son explication dans les observations qui précèdent sur l’état intellectuel, moral, social, politique de ces populations. Ne l’oublions pas : le luxe public ou privé est le fruit des civilisations. Elles en déterminent la nature, bonne ou mauvaise, les formes variées comme les degrés de développement. C’est donc elles qu’il faut décrire, apprécier avant tout. Dire seulement que ce fruit fut savoureux ou empoisonné, se borner à le montrer, est un procédé superficiel et peu instructif. Veut-on en juger sainement, c’est l’arbre qui le porte qu’on doit s’appliquer à bien connaître.
HENRI BAUDRILLART.
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[1] En veut-on la preuve ? Qu’on voie par exemple comment l’art égyptien est apprécié par un grand juge pourtant, Winkelmann. Il prend lui aussi pour un art primitif un art de décadence, et pour l’équivalent de l’art égyptien ce qui n’en est qu’une des formes.
[2] M. Mariette, dont le nom reviendra souvent dans cette étude avec de justes éloges, M. Ernest Desjardins, semblent pencher pour cette opinion. M. Ernest Renan, dans une fort belle étude, publiée, il y a douze ans, sur les antiquités égyptiennes, déclarait rester au moins indécis.
[3] Voir ici M. de Rougé, Études sur le Rituel funéraire.
[4] G. Maspero, professeur de langue et d’archéologie égyptiennes au Collège de France, Histoire ancienne des pays d’Orient.
[5] On trouve au ch. XXX du Todtenbuch: « Ô cœur, cœur qui me vient de ma mère, cœur de quand j’étais sur terre, ne te dresse pas comme témoin ; ne lutte pas contre moi en chef divin, ne me charge point devant le Dieu grand. »
[8] Cette expression de grand art ne nous laisse pas sans quelque doute : art de perfection relative, oui : grand art, non : la haute inspiration fait trop défaut.
[10] Herod. liv. II, (Euterpe), CXLVIII.
[11] Renseignements sur les soixante-quatre Apis trouvés dans le Serapeum. Choix de monuments et de dessins découverts ou exécutés pendant le déblaiement du Serapeum (1856). — Mémoire sur la mère d’Apis, le plus important de ces ouvrages pour la connaissance du dogme religieux.
[12] Le parallèle, s’il se poursuivait, ne saurait s’expliquer complètement sous le rapport de la légitimité. Ramsès Ier succède à la glorieuse XVIIIe dynastie, qui, pensant les 241 ans qu’elle occupe le trône, porte au plus haut point la puissance de l’Égypte, mais dont la fin est troublée par des révoltes. Or, Soti Ierne paraît avoir été qu’un général renommé, devenu le gendre de ce roi Ramsès Ier. Il s’associa son fils au trône. C’est donc seulement par les femmes que Sésostris se serait rattaché à la dynastie régnante.
[13] Nous avons la preuve de la façon un peu terre à terre et à la fois assez ridiculement aristocratique dont était comprise la supériorité de la littérature, dans l’inscription d’un vieux scribe pédant qui veut dégoûter son fils des métiers et en faire un « lettré ». Voici le tableau des avantages des lettres : c’est un métier propre, on ne s’y salit pas les mains, on y est honoré, on peut même y gagner de l’argent, enfin on y est indépendant. Voici maintenant le tableau des métiers dont j’emprunte seulement quelques traits. — « J’ai vu le forgeron à ses travaux, à la gueule du four ; ses doigts sont rugueux comme des objets en peau de crocodile, il est puant plus qu’un œuf de poisson », — suit la description de l’artisan en métaux, du tailleur de pierres, du barbier qui « se rompt les bras pour remplir son ventre », — du batelier, — du maçon. « Ses deux bras s’usent au travail, ses vêtements sont en désordre, il se ronge lui-même, ses doigts lui sont des pains, il ne se lave qu’une fois par jour. — Le tisserand est « plus malheureux qu’une femme : ses genoux sont à la hauteur de son cœur, il ne goûte pas l’air libre. » — Le fabricant d’armes, le courrier, ont leur tour. Le cordonnier est très malheureux : sa santé est celle d’un poisson crevé ; il ronge le cuir. Le teinturier : ses doigts puent, il passe son temps à couper des haillons, etc. » À la bonne heure les lettres ! C’est un doux métier et profitable ! — A-t-on jamais mieux recommandé la littérature comme « moyen de parvenir » ?
[15] Ce fait attesté par Diodore paraît pourtant peu en rapport avec la coutume égyptienne, qui ne laissait pas mourir l’Apis de « vieillesse ». Passé vingt-cinq ans, les prêtres le noyaient dans une fontaine consacrée au Soleil.
[18] « J’ai suspendu mon lit, dit Salomon (Proverbes), et je l’ai couvert des courtes-pointes d’Égypte en broderies. »
[20] À Karnack, on a fouillé des milliers de sépultures. C’est là qu’on a trouvé le cercueil en bois doré de la reine Aah-Hotep, mère d’Ahmès, qui a expulsé les pasteurs et fondé la XVIIIe dynastie. Les bijoux qui avaient été déposés sur la momie royale ont été exposés à Londres en 1862 et à Paris en 1867. On admira comme les produits d’un art merveilleux dont l’orfèvrerie moderne a perdu les procédés, ces œuvres qui datent de plus de 3 000 ans, ce diadème d’or accosté de deux petits sphinx incrusté de lapis, le poignard, également en or, incrusté de bronze noir et cloisonné d’émaux, ayant pour garde la tête d’Apis, le collier formé d’un fil d’or tressé sur lui-même, les bracelets à fonds de lapis incrustés dans l’or, le naos ou broche pectorale, sans parler du miroir, de la hache d’or massif, du flabellum et de la barque symbolique portant le mort aux régions infernales.
[21] Le chef-d’œuvre de cette industrie du tissage semble avoir été le corselet dont parle Hérodote, et qui fut envoyé aux Lacédémoniens par le roi Amasis. Il était orné d’un grand nombre de figures tissées, moitié or et moitié lin. Chacun des fils, bien que d’une ténuité extrême, se composait de trois cents soixante brins. Les momies attestent encore la solidité de ces tissus. Cette industrie, comme toutes les autres, eut un caractère religieux et sacerdotal. Parfois les prêtres y présidaient. La célèbre pierre de Rosette mentionne une remise d’impôts accordée aux ministres du culte pour les toiles dont ils avaient le monopole, et qu’ils faisaient servir à envelopper les momies.
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