Dans ses contributions régulières dans le journal d’audience local, le Mémorial des Deux-Sèvres, Ernest Martineau, un disciple fidèle de Frédéric Bastiat, cherche en 1882 à populariser les idées du libre-échange et à lutter contre les sophismes du protectionnisme, alors dominant. Il se réfère souvent à l’exemple de l’Anti-corn-law-league de Richard Cobden, qui fut en son temps un modèle et une inspiration pour son propre maître à penser, Frédéric Bastiat.
Le libre-échange intégral, sur le modèle de la Ligue de Cobden
ARTICLES D’ERNEST MARTINEAU DANS LE MÉMORIAL DES DEUX-SÈVRES
(ANNÉE 1882)
Les hommes spéciaux et pratiques (28 janvier 1882)
Il y a une objection qui revient souvent dans la bouche des adversaires de la liberté du commerce ; quand ils sont à court de raisons, ils disent à leurs contradicteurs : vous êtes des théoriciens, des économistes en chambre, nous n’admettons que les hommes spéciaux pour traiter les questions douanières, eux seuls sont compétents à cet effet. Si l’objection était fondée, aucune Assemblée législative ne pourrait régler ces questions : en effet, la protection est un système qui s’applique à un assez grand nombre d’industries, à la marine marchande, aux manufactures de lin, de laines, de coton, aux diverses industries métallurgiques, etc. ; comment pourrait-on trouver des hommes ayant une telle universalité de métiers et de connaissances qu’ils fussent à la fois armateurs, marins, métallurgistes, filateurs, tisseurs, de manière à pouvoir légiférer en parfaite connaissance de cause sur l’ensemble des matières commerciales ?
Heureusement la question douanière est beaucoup plus simple, c’est une question non de technologie, mais d’intérêt général ; il s’agit de savoir si un peuple doit avoir ou non la liberté de ses achats, si les consommateurs d’un produit quelconque doivent être en position de l’acheter à leur convenance et au meilleur marché possible, sans être entravés ni gênés par des tarifs restrictifs.
C’est donc une question générale, partant qui n’est pas du ressort ni de la compétence des hommes spéciaux en tant que tels. Loin de là, le producteur placé à son point de vue étroit et spéciaux est dans les conditions les plus mauvaises pour juger la question dans son ensemble, pour embrasser à la fois le double intérêt du producteur et du consommateur, et Pascal avait bien raison de dire que notre égoïsme est un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux.
En veut-on une preuve frappante ? Nous allons la trouver dans le procès-verbal de la commission du tarif des douanes, inséré au Journal officiel du 11 juin 1878, dans les paroles suivantes prononcées par un sénateur protectionniste, M. Claude, des Vosges : — M. Claude est un manufacturier, un de ces hommes spéciaux seuls compétents, nous dit-on, pour traiter les questions douanières ; or, voici un extrait de sa déposition dans l’enquête :
« Il paraît que l’on vient de découvrir en Angleterre un engrais d’une puissance fécondante considérable : il faudrait pouvoir frapper cet engrais d’un fort droit de douane, et il est fâcheux de ne pas le faire, car sa libre introduction est capable de tuer l’industrie des fabricants d’engrais français. » Est-ce assez monstrueux ? Ainsi voilà un engrais puissant, grandement utile, il faut s’empresser… de quoi faire ? de l’introduire chez nous ? — non, de le repousser, parce qu’il faut protéger l’industrie des fabricants d’engrais.
Voilà bien l’homme spécial, cantonné dans son étroit système, incapable de voir autre chose que son intérêt immédiat de producteur, car pour compléter sa pensée M. Claude le manufacturier a ajouté ceci : « transportez cet exemple dans le domaine du travail manufacturier, et vous en verrez les inconvénients. »
N’est-ce pas risible d’entendre cet aveugle engager les autres à regarder pour voir les prétendus maux qu’il signale ? S’il eût eu des yeux pour voir, il eût aperçu les effets de l’introduction de cet engrais au point de vue des consommateurs, des agriculteurs, mis ainsi d’autant mieux en mesure de soutenir la concurrence étrangère, et des consommateurs des produits agricoles profitant de l’accroissement et de l’abondance des récoltes.
Et c’est là, qu’on le remarque bien, le vice irrémédiable de la théorie protectionniste — l’oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs. Précisément parce que ce sont des hommes spéciaux, les manufacturiers sont incapables de comprendre et de voir les intérêts généraux ; de là un système conduisant aux absurdités de langage que je viens de signaler, système qui révolte le bon sens, si bien que j’entendais naguère quelqu’un me demander si j’avais bien lu, sur quoi je l’ai prié de se reporter au Journal officiel à la date indiquée, à la déposition dudit M. Claude, des Vosges.
Conclusion : il faut consulter sur les questions douanières, non des hommes à vues spéciales, mais des hommes à vues générales, capables d’embrasser l’ensemble des intérêts tant du producteur que du consommateur.
Le Télégraphe et les traités de commerce (4 février 1882)
Le Télégraphe, journal des cotonniers, de ces hommes spéciaux qui, à l’instar de M. Claude (des Vosges), ne voient que leur intérêt immédiat sans se soucier de l’intérêt général du pays, disait il y a quelques temps en parlant du projet de traité avec l’Angleterre : « Les Anglais ont, de jour en jour, des exigences plus grandes, ils voudraient nous forcer à de nouvelles concessions sur nos tarifs, mais il faut que les Chambres française tiennent bon et fassent preuve de liberté et d’indépendance. »
Un tel langage a lieu de surprendre, dans la bouche des défenseurs des privilèges commerciaux. Certes, le régime des traités est loin d’être notre idéal, à nous qui voulons la liberté complète, absolue du commerce ; c’est un système de transition entre servitude et la liberté qui a des inconvénients nombreux que nous nous proposons d’examiner prochainement, et le jour où la lumière sera faite dans les esprits, où la liberté aura vaincu le privilège, il ne sera plus besoin de traités, on lèvera les barrières et tout sera dit ; le commerce affranchi pourra se développer ensuite dans la plénitude de son indépendance. Mais si nous avons le droit légitime, nous libres-échangistes, de critiquer tout en le subissant momentanément un tel système, à quel titre nos adversaires peuvent-ils l’attaquer ?
Il sied bien, vraiment, à ces souteneurs de privilèges, de venir parler de liberté ; à ces monopoleurs qui réclament de nos Chambres législatives la continuation du régime humiliant de la tutelle pour leurs industries, qui veulent ainsi tenir dans leur dépendance les acheteurs de leurs produits, de parler de dignité et d’indépendance !
Le grand Berryer flétrissait un jour de sa parole éloquente, à la tribune de la Chambre des députés, le cynisme des apostasies ; sans doute il n’eût pas flétri avec moins d’énergie, lui dont le noble esprit avait d’instinct adopté la cause du libre-échange comme une des manifestations de la liberté et de la justice, le cynisme audacieux de ces défenseurs du privilège commercial qui osent faire appel au sentiment de la liberté et de l’indépendance.
Les producteurs privilégiés que protègent les tarifs sont d’autant moins fondés d’ailleurs à attaquer, comme ils le font, le système des traités de commerce, que c’est pour eux et à cause d’eux qu’un tel régime a été inventé et créé. À l’époque où ont été faits les premiers traités, en l’année 1860, lorsqu’on a songé à porter enfin la main sur ce régime odieux d’exploitation qui pesait d’un poids si lourd sur les acheteurs des produits protégés, étoffes de coton, de laine, etc., on n’a pas voulu établir immédiatement le régime de la liberté complète, on a cherché seulement à diminuer le poids des chaînes en ménageant la transition de manière à permettre aux manufacturiers de se mettre au niveau de leurs concurrents étrangers. C’est donc dans leur intérêt qu’a été adopté le système des traités de commerce et on pourrait s’étonner qu’ils le combattent.
Mais c’est que les protectionnistes n’auraient pas voulu de changement aucun à l’état de choses antérieur à l’année 1860. Oh ! c’était le bon temps alors… pour eux, du moins ; autour de nous, chez les peuples voisins, notamment en Angleterre, des progrès s’étaient accomplis, des perfectionnements avaient été apportés dans l’industrie, au grand avantage des acheteurs qui avaient les étoffes de laine, de coton, etc., en plus grande abondance et à meilleur marché ; nos manufacturiers, au contraire, n’avaient pas bougé, le stimulant puissant de la concurrence n’avait pas agi sur eux, et ils demeuraient dans leur routine, endormis sur le commode oreiller de la protection, en sûreté derrière les hautes barrières de la douane protectrice.
Songez donc, il eût fallu renouveler leur outillage, se procurer des machines perfectionnées ; ils préféraient éviter ces frais et laisser tout le fardeau à la charge des acheteurs obligés de payer cher ce que les acheteurs des pays libres obtenaient à bien meilleur compte. Voilà pourquoi ils maudissent les traités de 1860 et pourquoi ils voudraient aujourd’hui en empêcher le renouvellement.
Nous espérons que les naïfs qui se sont laissé prendre à ces protestations hypocrites des protectionnistes du Télégraphe en faveur de la liberté, comprendront qu’ils ont été des dupes, que si le système des traités de commerce ne réalise pas l’idéal de la liberté, il est du moins un acheminement vers elle, et que la liberté suppose à la fois l’abolition des traités et l’abolition des barrières protectrices.
Les traités de commerce (11 février 1882)
L’un des plus grands inconvénients, le plus grand peut-être, du régime des traités de commerce, est d’être un obstacle à la propagande libre-échangiste, en brouillant les idées du public sur ce sujet au point de lui faire prendre précisément le contre-pied de la vérité. Ceci mérite explication.
La règle la plus sûre pour le développement de la richesse d’un peuple, la seule que le bon sens avoue, est celle-ci : Acheter au meilleur marché, vendre le plus cher possible ; — il est incontestable que telle est bien la tendance pratique de tous les hommes quels qu’ils soient ; toujours, notamment, à moins qu’ils n’en aient été empêchés par la force, leurs préférences ont été, toutes choses égales d’ailleurs, pour le meilleur marché, d’où il suit, soit dit en passant, que le système protecteur qui a précisément pour but de renchérir artificiellement les prix, est, quoiqu’en disent ses défenseurs, le moins pratique qu’on puisse imaginer.
Telle étant notre règle, il en résulte que plus on abaisse les barrières en diminuant les tarifs de la douane, plus on donne satisfaction à l’intérêt public, à l’intérêt des consommateurs en les mettant à même d’acheter à meilleur marché.
Ce qu’un peuple éclairé a de mieux à faire dans son intérêt bien entendu, c’est donc de diminuer les droits de douane le plus possible.
Est-ce ainsi que la question se pose lorsqu’il s’agit de conclure un traité de commerce ? Les négociateurs chargés par chaque peuple contractant de cette mission se présentent-ils au débat en s’appuyant sur ces principes, sur cette règle qui, nous l’avons prouvé, est la règle du sens commun ? En aucune façon. Lorsqu’un des contractants consent un abaissement de tarifs, il a soin de dire à l’autre : « Vous le voyez, je vous fais une concession, un sacrifice, consentez-moi donc en échange une concession, un sacrifice ; de votre côté, abaissez également vos tarifs par réciprocité. »
Voilà comment les choses se passent sous les yeux du public, et c’est ainsi que le public les comprend, d’autant que les discussions des Assemblées ressemblent au langage des négociateurs, et sauf de rares exceptions, les orateurs s’étendent longuement sur les sacrifices faits à l’étranger, oubliant complètement notre règle fondamentale, ne s’occupant jamais de l’intérêt des consommateurs. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter au compte-rendu officiel lors de la ratification des traités de commerce, et nos lecteurs pourront s’en apercevoir dans quelques semaines, lorsqu’il s’agira de ratifier les traités conclus avec les puissances étrangères.
On dira, comme le journal le Télégraphe, que l’Angleterre est bien exigeante en demandant des abaissements nouveaux de tarifs, et qu’il faut protéger le travail français, comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus efficace que de protéger la liberté des travailleurs.
M. Claude (des Vosges) rééditera sans doute sa déclaration fameuse, faite devant la commission douanière : « Gardez-vous bien, dira-t-il, de laisser entrer en franchise les engrais de l’étranger, chargez-les, au contraire, d’un fort droit de douane, et si l’on venait vous demander plus tard de diminuer le tarif, réfléchissez bien avant de faire une telle concession, un si grand sacrifice » ; comme si les agriculteurs, et nous tous, consommateurs de produits agricoles, nous n’avions pas le plus grand intérêt à ce que ces engrais nous arrivent à bon marché.
M. Thiers ne parlait pas autrement que M. Claude le sénateur, et nous nous rappelons avec quelle vivacité et quelle énergie il dépeignait les souffrances de certaines industries, notamment de l’industrie du fer au bois ; depuis les traités de 1860; à quoi un autre orateur aurait pu répondre en exposant les doléances des laboureurs au pic depuis l’introduction de la charrue ; des moissonneurs et des batteurs au fléau, depuis la découvert des moissonneuses et des batteuses mécaniques ; en rappelant enfin les tentatives d’ouvriers ignorants pour briser les machines.
Si c’est une loi de l’humanité que tout progrès soit acheté au prix d’une souffrance passagère, faut-il nous protéger contre cette souffrance et maudire le progrès en lui opposant des obstacles ? Il ne l’entendait pas ainsi, ce grand homme d’État italien qui s’appelait M. de Cavour. Un jour qu’il était en conférence avec un ambassadeur étranger pour la conclusion d’un traité de commerce, celui-ci s’étonnait de la facilité avec laquelle son interlocuteur consentait aux réductions de tarifs qui lui étaient demandées ; comme il lui en fit l’observation, M. de Cavour lui adressa cette remarquable réponse : « Sans doute je cède toujours, parce que c’est l’intérêt du peuple italien qui me commande de céder » — esprit éclairé, il connaissait bien les véritables intérêts de son pays.
De même un autre homme d’État non moins célèbre, sir Robert Peel, ne craignit pas de quitter le parti qui l’avait élevé au pouvoir pour abolir les barrières de la douane protectrice, et établir, sans condition de réciprocité, le libre-échange en Angleterre en l’année 1846.
Concluons : le régime des traités est mauvais, il repose sur l’erreur protectionniste, l’oubli des intérêts du consommateur ; il faut donc se hâter de l’abolir, pour lui substituer enfin le régime de la liberté et de la justice.
Réciprocité (16 février 1882)
« Attendons, pour ouvrir nos portes aux produits étrangers, que les autres peuples soient disposés également à recevoir nos produits nationaux » : tel est le langage que l’on entend communément répéter. Si les protectionnistes seuls parlaient ainsi, nous ne nous en inquiéterions guère, car nous avons suffisamment prouvé l’absurdité de leurs systèmes. Mais il y a beaucoup de gens qui se disent et se croient libre-échangistes, et qui déclarent ne pas comprendre le libre-échange sans la réciprocité. Cela prouve qu’ils n’entendent pas la liberté comme elle doit être comprise, et qu’ils n’en apprécient guère les avantages.
Ce n’est pas sans raison que nous avons accusé le système des traités de commerce de brouiller toutes les idées du public sur notre sujet : un traité de cette espèce en effet suppose une transaction, et qui dit transaction dit sacrifices réciproques. Faites-moi des concessions, je vous en ferai aussi de mon côté, voilà ce qu’on voit dans une opération de ce genre, supposant ainsi que toute importation d’un produit étranger est un mal pour le travail national.
Supposition fausse s’il est vrai, comme le bon sens le dit, que l’intérêt d’un peuple est d’acheter au meilleur marché possible, intérêt que satisfait toujours, plus ou moins, un abaissement quelconque de tarifs.
Et voyez en effet comment l’Angleterre a fait sa révolution libre-échangiste. Une législation odieuse pesait sur la masse du peuple ; l’aristocratie maîtresse du sol protégeait les produits agricoles, le blé et la viande notamment, par des tarifs qui empêchaient l’entrée en Angleterre des blés et des viandes de l’étranger. De là des souffrances de toute sorte pour une population affamée par cette loi meurtrière ; de là un mouvement démocratique pour arriver à l’abolition d’un tel système.
Cependant l’aristocratie, pour lutter contre la réforme, faisait toutes sortes d’objections, elle invoquait surtout le moyen de la réciprocité. « Admettre les produits de l’étranger, disait-on, c’est fort bien ; mais, pour ne pas être dupes, il faut que nous attendions que l’étranger veuille bien aussi recevoir nos produits. » Mais combien Cobden répondait victorieusement : « C’est le système actuel qui fait dans la démocratie anglaise des dupes et des victimes. Nous avons besoin de blé et de viande, les étrangers ne demandent pas mieux que de nous en vendre, qu’avons-nous à attendre qu’ils veuillent bien abaisser leurs tarifs de douane ? S’ils sont assez maladroits pour refuser nos produits, est-ce une raison pour imiter leur sottise, et nous priver de subsistances et d’une nourriture confortable ? »
Le peuple se rendit à des raisons si solides, et en dépit du proverbe : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », il entendit d’autant mieux que son estomac se creusait de plus en plus.
Nous autres pauvres moutons de Panurge que nous sommes, nous croyons que sans la réciprocité nous jouerions un rôle de dupes, et nous attendons la fin des sottises des autres pour mettre un peu de sagesse dans nos lois commerciales. Cependant l’Angleterre pratique vis-à-vis des États-Unis le système de la non-réciprocité. Les États-Unis vendent librement leurs produits agricoles aux Anglais, et les Anglais ne peuvent pas vendre librement leurs produits manufacturés aux Américains, car ils rencontrent à la douane les tarifs de plus de 60%.
Qui a raison des deux peuples, et de quel côté se trouve la duperie ? D’après des calculs approximatifs, ce beau système coûte aux États-Unis près de deux milliards par an, deux milliards de tributs payés par les fermiers aux industriels protégés.
Et rien n’est plus facile à expliquer : cédant à la sotte et ridicule manie de vouloir tout produire chez eux, les Américains ont mis à la douane des droits énormes, plus de 60%, comme nous le disions, sur les produits manufacturés, renchérissant ainsi de plus de moitié le prix des étoffes et des vêtements de toute sorte, car il est à remarquer que certains fabricants anglais envoient malgré tout aux États-Unis des marchandises qui paient les droits et cependant se vendent encore sur le marché avec un profit pour le vendeur.
Qu’on juge par là des pertes infligées aux agriculteurs, et combien il faut que les ressources de ce pays soient prodigieuses pour ne pas l’empêcher de prospérer, malgré de si lourds tributs.
Et ce qu’il faut bien remarquer, c’est que ces deux milliards qui forment la rançon payée aux industriels sont un gaspillage sans profit pour personne, car les droits ont été établis pour faire vivre des industries rachitiques, qui produisent à perte, et ce sont les acheteurs qui comblent le déficit.
C’est comme s’il prenait fantaisie à un spéculateur de se livrer à la production des oranges en France, et qu’il vînt tenir au gouvernement ce langage : « La France doit se suffire à elle-même et cesser de payer tribut à l’étranger pour les oranges qu’il nous envoie ; aussi je viens vous proposer de créer dans notre pays cette industrie nouvelle, la production des oranges en serre-chaude : protégez-moi donc en conséquence et faites cesser cette invasion funeste qui jusqu’ici a empêché l’établissement d’une industrie qui fournirait un si précieux aliment au travail national en occupant une grande quantité d’ouvriers. »
Assurément il ne manquerait pas de protectionnistes dans nos Assemblées pour applaudir un langage qui n’est que la reproduction textuelle de leurs propres arguments ; mais si leur opinion triomphait, il est facile de comprendre que le supplément de prix payé aux marchands d’oranges serait un pur gaspillage, qui servirait uniquement à couvrir les pertes d’une industrie qui n’est pas capable de faire ses frais.
Tel est le résultat final du système protecteur, des pertes énormes, des masses de richesse sacrifiées comme si on les jetait à la rivière, pour le plus grand malheur des peuples.
Le protectionnisme, c’est l’ennemi (24 février 1882)
Les protectionnistes ont un langage singulier, leurs façons de parler sont tout à fait étonnantes ; on voit que ce sont d’habiles gens qui mettent de belles étiquettes pour attirer les yeux du public, espérant qu’il ne cherchera pas à regarder au fond du sac. S’agit-il de créer à leur profit de beaux et bons privilèges qui leur permettent de s’engraisser aux dépens de la masse du peuple, ils appellent cela protéger le travail national : protection, quoi de mieux et comment attaquer des gens qui ont des pensées si tutélaires ! Le malheur est que cette protection si désirable ne profite qu’à un petit nombre de privilégiés, et que le grand nombre qui ne prennent aucune part au gâteau sont cependant obligés d’en payer les frais.
De même, ils comparent l’entrée des produits étrangers à l’invasion d’une armée ennemie et considèrent tout achat d’une marchandise exotique comme un tribut payé à l’étranger. Ainsi, tout Français qui donne son argent contre un couteau anglais, une orange duPortugal ou des huîtres d’Ostende, est un malheureux tributaire à l’exemple du vaincu obligé de payer les frais et la rançon de l’invasion et de la guerre.
Voilà une comparaison qui mérite examen, car, ou nous nous trompons fort ou son exactitude est plus que douteuse. Il nous semble, en effet, qu’entre un tribut véritable et l’achat d’un produit étranger il y a quelque différence.
Payer tribut, en bon français, cela veut dire donner sans recevoir ; lorsqu’en 1871, après la guerre franco-allemande nous avons payé cinq milliards à la Prusse, certes, c’était bien là un tribut, car nous avons donné notre argent et nous n’avons rien reçu en échange. — Mais quand un Français achète pour son argent de la porcelaine de Chine, comment y aurait-il là un tribut payé ? Est-ce qu’il ne reçoit pas quelque chose en échange de son argent, et n’y a-t-il pas dès lors entre les deux cas une différence du tout au tout ? Autant vaudrait dire que lorsque j’achète un habit ou des souliers, je paie tribut à mon tailleur et à mon cordonnier.
Non seulement il y a entre un tribut et l’achat d’un produit étranger cette différence que dans le premier cas je donne sans recevoir, tandis que dans le second je reçois quelque chose en échange de mon argent ; mais de plus, dans le cas d’un tribut payé, le paiement n’est pas libre, il est arraché par la force, le vaincu subit la loi du vainqueur ; dans le second cas, au contraire, l’achat est complètement libre, je n’achète de la porcelaine de Chine que parce que je le veux bien, et apparemment le fabricant chinois n’a aucun moyen de me forcer à prendre sa marchandise.
Ainsi, il n’y a pas de tribut payé dans l’achat d’un produit étranger ; mais là où on trouve un vrai tribut, c’est dans l’achat d’un produit protégé. Oui, tout acheteur dans ce cas paie un tribut et voici comment : le régime protecteur a pour but et pour effet d’augmenter la cherté d’un produit, d’où il suit que tel couteau que je paierai un franc sous le régime libre, je suis obligé de le payer, par exemple, deux francs de par le tarif protecteur. Ce supplément de prix, ce franc que je paie au-delà du prix véritable, c’est bien un véritable tribut apparemment, puisque je donne ce supplément sans rien recevoir, et de plus je le donne forcément, obligé de payer au prix fixé par le tarif, alors que si j’étais libre je pourrais acheter à meilleur marché.
Voilà le tribut payé, et payé non à un étranger, mais au monopoleur français, à l’industriel privilégié. C’est sans doute une habileté grande de la part des protectionnistes d’essayer de détourner l’attention du public et de crier à l’invasion et au tribut payé à l’étranger, pour empêcher de voir le tribut réel payé au monopole de son pays ; mais nous espérons que le public ne sera pas dupe de cette comédie, et que, voyant clairement qui l’exploite, il finira par dire avec nous : Le protectionnisme, c’est l’ennemi.
Le traité de commerce avec l’Angleterre (7 mars 1882)
Je n’avais que trop raison en reprochant au système des traités de commerce de brouiller les idées du public sur les résultats du commerce international et de lui faire prendre précisément le contrepied de la vérité. Les négociations avec l’Angleterre pour la conclusion du traité projeté viennent d’être rompues, et le langage de la plupart des journaux est celui de la grande masse du public : à les entendre, ce sont les exigences immodérées de l’Angleterre qui ont fait tout le mal et nos négociateurs étaient arrivés à une limite de sacrifices qu’ils n’ont pas pu franchir ; d’autre part, on ajoute que des représailles sont à craindre, que probablement les tarifs sur nos vins vont être relevés à leur entrée à la douane anglaise et que dans ce cas il faudra répondre de notre côté par une guerre de tarifs.
Je me réserve de revenir sur la première partie de ces observations, sur les prétendus sacrifices exigés de nous par l’étranger ; je ne veux examiner aujourd’hui que la question des représailles de la part du gouvernement anglais. Ce danger est-il réel, cette crainte est-elle fondée ? Pour le savoir, qu’il me soit permis de mettre sous les yeux du public les lignes suivantes que j’extrais d’une brochure anglaise publiée au moins de décembre dernier, il y a à peine deux mois.
Voici comment s’exprime l’auteur qui est un anglais, M. Farrer, au cours d’une discussion sur la question de l’utilité des représailles : « Supposons, dit-il, que nous ayions le malheur d’échouer dans nos négociations avec la France, faudra-t-il relever nos droits sur les soieries et les vins français ? D’après les statistiques, nos importations pour l’année 1880 se sont élevées en soieries au chiffre de cent cinquante millions de francs environ ; faudra-t-il, dans l’intérêt de nos fabriques de soieries anglaises, élever par représailles nos droits d’entrée sur cet article ?
« Non, répond-il, et cela pour plusieurs raisons. D’abord les acheteurs seraient victimes de ce système, ils seraient obligés de payer plus cher les étoffes de soie, et ce serait causer un grave préjudice à la masse du public que de le forcer à surpayer cet article. En second lieu, ce serait diminuer la production des articles anglais qui, directement ou indirectement, vont solder les soieries françaises vendues en Angleterre. »
« Objectera-t-on qu’en écartant les soieries de France cela augmentera la production des fabriques anglaises de manière à employer nos capitaux et nos ouvriers ? La réponse est facile. On achète les soieries de France parce que ces articles conviennent aux acheteurs qui les ont ainsi à meilleur marché et mieux à leur goût ; d’autre part, les Français trouvent leur avantage à fabriquer les soieries, et les profits qu’ils font leur permettent d’acheter nos produits en plus grande quantité. En détournant les capitaux et les ouvriers des emplois où ils sont occupés maintenant pour les diriger vers la fabrication des soieries, nous obtiendrions moins de profits qu’actuellement et il y aurait là une perte pour la masse du travail national. »
« En troisième lieu, nous priverions nos fabriques du stimulant fécond de la concurrence étrangère, considération importante si l’on songe à la supériorité du goût des ouvriers français et à la beauté de leurs produits. »
« Ce serait, en outre, faire naître des industries rachitiques, mal constituées comme toutes celles qui pour vivre et se soutenir ont besoin d’être protégées et soutenues par des tuteurs. »
« Enfin il nous faudrait avoir recours au système des droits différentiels, ce qui serait un système très peu pratique et d’une difficulté insurmontable. »
« Les représailles en ce qui concerne les vins de France donnent lieu aux mêmes objections. Mettre des droits différentiels au profit des vins d’Espagne et du Portugal, ce serait faire injure à la France, et c’est surtout au point de vue des bonnes relations avec les Français que nous sommes partisans du système des traités. »
Voilà le résumé fidèle des réflexions de l’auteur anglais de cette brochure ; voilà comment les libres-échangistes anglais apprécient la question des représailles.
Mais, dira-t-on, quel rapport peut avoir l’opinion de cet écrivain avec celle du gouvernement anglais, et en quoi cela écarte-t-il le danger des représailles officielles ? La réponse, la voici : C’est à la demande d’une association célèbre de Londres, l’Association du Cobden Club, qui porte le nom du grand homme qui a dirigé et fait triompher la réforme du Libre-Échange en Angleterre, que cette brochure a été écrite pour être distribuée et propagée ; or, sir Charles Dilke, le secrétaire d’État au département des affaires étrangères du gouvernement anglais, est un des membres du Cobden Club ; de même John Bright, ministre du gouvernement anglais, l’illustre compagnon de luttes de Cobden ; de même enfin M. Gladstone, le premier ministre d’Angleterre, appartiennent à cette grande Association dans laquelle ils exercent une influence prépondérante.
Ils partagent donc les sentiments exprimés dans une brochure dont ils ont été les instigateurs, et il n’y a pas à craindre de représailles de la part des membres d’une Association qui a pris pour devise cette magnifique formule : « Liberté, paix, amitié entre les nations. »
Le traité de commerce avec l’Angleterre (9 mars 1882)
Est-il vrai que les négociateurs anglais ont été trop exigeants, et qu’ils réclamaient des sacrifices que nous ne pouvions pas leur accorder ? Je sais bien que les protectionnistes l’affirment et que le Télégraphe s’écriait, il y a quelques jours : « C’est impossible, nous ne pouvons croire que le gouvernement veuille consentir aux réductions de droits demandées sur les filés de coton et de laine, aux détriments de l’industrie française », et qu’il a crié si fort, de concert avec les autres privilégiés, que nos ministres, craignant d’entrer avec eux en lutte ouverte, ont préféré rompre les négociations ; mais les plaintes de ces hommes spéciaux ne prouvent pas grand chose au point de vue de nos intérêts généraux. Il en est de leurs doléances comme de celles de M. Claude (des Vosges) touchant l’introduction des engrais étrangers, et si certains intérêts spéciaux eussent été contrariés par la diminution des droits sur les étoffes de coton et de laine, il me semble que les intérêts généraux de la nation auraient, au contraire, été satisfaits.
« Mais, dit-on, vous ne voyez donc pas que les Anglais plaident pour leurs intérêts, et qu’il faut bien aussi défendre les nôtres. » Sans doute, mais en quoi y a-t-il contradiction entre ces deux sortes d’intérêts ? En demandant des réductions de droits, dans leur intérêt, afin de vendre en plus grande quantité leurs étoffes de laine et de coton sur le marché français, les Anglais exigeaient-ils des sacrifices à notre charge et cette réduction n’était-elle pas profitable à l’intérêt général, à l’intérêt des consommateurs français, mis à même d’acheter à meilleur marché les étoffes de laine et de coton ?
« Il y a, dit-on, nos industriels fabricants de laine et de coton qu’il faut protéger », mais n’y a-t-il pas les consommateurs de ces produits dont il faut protéger aussi les intérêts ? Et, d’ailleurs, ce qu’il faut bien remarquer, c’est que parmi ces consommateurs nous avons aussi des industriels qu’il ne faut pas sacrifier apparemment à des prétentions injustes ; nous avons nos industries d’exportation qui ont besoin de la liberté pour soutenir la concurrence sur les marchés étrangers.
En veut-on une preuve frappante ? En 1866, nos fabriques de Lyon exportaient en Angleterre des soieries pour une valeur de deux cent cinquante millions de francs environ ; en 1879, elles n’en ont exporté que pour cent millions tout au plus. D’où vient cette énorme diminution ? L’explication est bien facile. Depuis quelques années, la mode est aux étoffes mélangées, aux vêtements de soie à trame de coton. Or, nos tarifs sont fort élevés sur les filés de coton, et nos fabricants lyonnais achetant cher leurs matières premières, ne peuvent pas vendre leurs produits à bon marché ; aussi qu’arrive-t-il, c’est qu’ils rencontrent sur le marché anglais des concurrents qui les battent parce qu’ils vendent à meilleur marché, et ces redoutables concurrents ne sont autres que les Suisses.
Il y a là un fait qui mérite de retenir l’attention du public, et qui montre bien la folie des peuples qui restent embarrassés dans les liens du système protecteur.
Pour la fabrication des étoffes de soie, la France est un pays merveilleusement préparé : nos contrées du midi ont les vers à soie, les mûriers, ils ont des ouvriers au goût délicat, de véritables artistes, comme le reconnaissent les libre-échangistes anglais ; la Suisse, au contraire, n’a rien de tout cela : son climat ne lui permet pas d’élever les vers à soie, de cultiver les mûriers, ses ouvriers ne sauraient soutenir la concurrence avec les nôtres, et cependant elle bat nos fabricants sur le marché étranger. Pourquoi ? Parce que, pendant que nous élevons sottement des barrières à l’entrée des filés de coton, elle admet en franchise les produits de l’étranger, ce qui lui permet de fabriquer à bon marché et de vendre ensuite à des prix moins élevés que les nôtres.
Voilà les effets comparés de la liberté et de la protection, voilà la situation faite par les tarifs protecteurs à nos industries, à toutes nos industries, car ce qui s’applique à nos soieries s’applique évidemment, par les mêmes motifs, à toutes nos industries d’exportation, et il en sera ainsi jusqu’au jour où nous en aurons fini avec les privilèges, au jour où nous aurons enfin compris le sens de ce noble mot de liberté que nos lèvres prononcent si souvent, et qui est depuis si longtemps écrit sur le drapeau de la démocratie.
L’Angleterre et le libre-échange (21 mars 1882)
L’une des plus sottes et des plus ridicules déclamations des protectionnistes consiste à soutenir que l’Angleterre libre-échangiste est toujours la perfide Albion, et qu’elle ne nous invite à accepter le libre-échange que pour nous dominer par sa supériorité industrielle dans le but de nous conduire peu à peu à l’appauvrissement et à la ruine.
Si je voulais réfuter directement cette objection, il me suffirait de rappeler ce que disait de nos fabriques de Lyon la brochure anglaise que j’ai citée dans un récent article, dans ce passage où l’auteur souhaite le développement et la prospérité de nos fabricants, afin que, faisant plus de profits, ils soient à même d’acheter en plus grande quantité des produits anglais ; mais c’est d’une autre manière que je veux procéder, afin que l’on voie comment ceux qui s’intitulent des gens pratiques sont tellement aveuglés par leurs intérêts d’hommes spéciaux, qu’ils sont absolument dénués de sens pratique et sont incapables de voir ce qui crève les yeux.
Je causais, il y a quelque temps, avec un jeune commerçant fort intelligent dont la clientèle se trouve principalement dans les deux Charentes ; c’était au retour d’une de ses tournées, et il paraissait préoccupé. Le dialogue suivant s’engagea entre nous : « D’où vous vient ce visage soucieux, lui dis-je, ne seriez-vous pas satisfait de l’état de vos affaires ? » — Non, dit-il, cela va mal, ma clientèle diminue, et je vois chaque jour baisser le chiffre de mes affaires dans ce pays, autrefois si riche, maintenant dévasté et ravagé par le phylloxera.
Moi. — Que peut-il y avoir de commun entre les ravages de cet insecte et votre commerce de draps et de coton ? Avez-vous donc quelque intérêt à la prospérité des vignes des Charentes ?
Lui. — C’est-à-dire que c’est pour mes affaires une question de vie ou de mort, et que le premier intérêt de tout commerçant c’est la richesse de sa clientèle.
Moi. — Tel n’est pourtant pas l’avis d’un de nos grands écrivains, de Montaigne, qui a consacré un chapitre à prouver que « le profit de l’un est le dommage de l’autre », et que l’on ne peut s’enrichir qu’à la condition que les autresse ruinent.
Lui. — Votre Montaigne, avec tout son génie, n’était qu’un ignorant en ces matières ; moi qui suis commerçant, je vois bien en consultant mes livres que je faisais d’autant plus d’affaires dans les Charentes que la récolte était meilleure.
Moi. — Ainsi vous pensez qu’il y a un lien de solidarité entre votre industrie et l’industrie agricole, et que l’axiome de Montaigne n’est pas conforme à la réalité ?
Lui. — Sans doute, et tous les commerçants, tous les hommes pratiques pensent comme moi ; en sorte que d’une manière générale on peut retourner la maxime de Montaigne et dire : « Le profit de l’un est le profit de l’autre. »
Moi. — Cependant quand deux joueurs font une partie l’un d’eux ne peut gagner qu’à la condition que l’autre perde ; de même dans une guerre, l’un des combattants ne peut triompher qu’à la condition que l’autre armée soit vaincue et détruite.
Lui. — C’est possible, mais remarquez qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre le jeu et la guerre d’une part, et de l’autre le commerce et le travail : ce sont là des éléments trop dissemblables pour que la comparaison soit juste.
Moi. — Eh bien Monsieur, vous venez de résoudre, sans vous en douter, un des plus graves problèmes qui divisent les hommes, vous venez de prendre parti dans la grande querelle entre les protectionnistes et les libres-échangistes.
Lui. — Comment cela, et en quoi ce que j’ai dit se rapporte-t-il à une question que je ne connais que très superficiellement ?
Moi. — C’est que les protectionnistes soutiennent que les commerçants anglais désirent appauvrir et ruiner la France pour l’inonder de leurs produits.
Lui. — Ces protectionnistes sont de singulières gens ; je suis bien sûr qu’il ne doit pas se rencontrer parmi eux un seul commerçant.
Moi. — Vous vous trompez, il y en a beaucoup, et même de fort intelligents ; seulement ils redoutent les concurrents de l’étranger, et, aveuglés par cette crainte, ils inventent toutes sortes de moyens pour écarter leurs rivaux.
Lui. — En tout cas, c’est un langage bien ridicule que de prétendre que les Anglais veulent nous ruiner dans leur intérêt ; loin de désirer la ruine de ma clientèle des Charentes, je ne souhaite rien tant que de la voir prospérer et s’enrichir, et il doit en être de même de l’Angleterre libre-échangiste vis-à-vis de sa clientèle de France.
Moi. — Vous parlez comme un libre-échangiste convaincu, et nous ne disons pas autre chose en soutenant que la liberté du commerce n’est pas seulement conforme au droit et à la justice, mais aussi à l’intérêt de toutes les nations.
L’Angleterre et le libre-échange (28 mars 1882).
J’ai rencontré de nouveau mon interlocuteur de l’autre jour, et l’abordant avec empressement. « Eh bien, lui dis-je, M. l’économiste sans le savoir, avez-vous réfléchi à notre dernier entretien ? » — « Certainement, me répondit-il, et je commence à comprendre que cette question du Libre-Échange a une grande importance. »
Moi. — Vous y êtes intéressé, et très directement, à cause de votre commerce de draps et de cotons.
Lui. — Comment cela ? Veuillez me l’expliquer, car j’ai parmi mes fabricants un industriel de Rouen et un autre de Roubaix, et ils me disent pis que pendre de la concurrence de l’Angleterre, en sorte que, malgré tout, mes idées se brouillent un peu dans ma tête, et j’ai grand besoin de nouveaux éclaircissements sur ce sujet.
Moi. — Causons donc un moment, si vous en avez le temps, ce ne sera pas d’ailleurs du temps perdu.
Si vos fabricants du nord ont ou croient avoir intérêt à écarter la concurrence étrangère, croyez-vous que vous en tiriez un profit personnel ? Loin de là, c’est à votre préjudice, car le résultat direct et immédiat de la protection est de vous faire payer plus cher vos marchandises : les droits protecteurs n’ont été créés et mis au monde que pour cela.
Lui. — C’est possible, mais je ne vois pas trop le mal que j’en éprouve, car vous devez bien comprendre que je vends d’autant plus cher à mes acheteurs, les marchands en détail, en sorte que la cherté ne retombe pas sur moi, pas plus d’ailleurs que sur les marchands au détail, qui vendent aussi d’autant plus cher au consommateur.
Moi. — Il y a du vrai dans votre observation, et il est bien certain que c’est, en définitive, le consommateur qui subit le mal de la cherté. Mais prenez garde à ceci, c’est que le nombre des consommateurs n’est pas une quantité invariable et fixe, et qu’une marchandise trouve d’autant moins d’acheteurs qu’elle est plus chère. Le nombre des acheteurs est en raison directe du bon marché, en sorte que vos marchandises trouvent un écoulement d’autant plus facile que vous pouvez les vendre moins cher. D’ailleurs n’est-ce pas votre tendance ordinaire de réduire vos frais ?
Lui. — Je le crois bien, je ne rêve que cela, et il est bien certain que si j’avais le choix libre entre les fabriques anglaises et françaises, toutes choses égales d’ailleurs, je me déciderais de préférence pour le meilleur marché.
Moi. — C’est bien naturel, et c’est pour cela que les protectionnistes ont fait placer des douaniers à la frontière pour vous en empêcher. La meilleure preuve que le système protecteur n’est pas pratique, c’est que sous un régime libre les hommes se décident toujours pour le bon marché ; la protection est donc un système contraire à la pratique de tous les hommes, quels qu’ils soient.
Lui. — Je commence à comprendre maintenant l’utilité du libre-échange pour mes intérêts. Comme vous le dites, le commerce ne peut que gagner à la liberté qui nous permettra de nous approvisionner à bon marché de manière à revendre ensuite à de meilleures conditions, en sorte que l’écoulement sera d’autant plus facile, et que notre chiffre d’affaires ira toujours en augmentant. Décidément je commence à croire que la protection a une grande ressemblance avec le phylloxéra.
Moi. — Oui, quant aux effets : le système protecteur diminue la qualité des produits sur le marché, il crée une disette artificielle pour le plus grand malheur des peuples ; le remède est pourtant bien facile, et si les peuples n’avaient pas un bandeau sur les yeux, ils l’auraient bien vite employé.
Lui. — Comment se fait-il qu’un système aussi absurde que le système protecteur dure depuis si longtemps et continue encore de subsister ? La maxime de Montaigne n’y serait-elle pas pour quelque chose, et le public ne partagerait-il pas l’opinion de ce grand écrivain que « le profit de l’un est le dommage de l’autre ? »
Moi. — Malheureusement, c’est là une opinion encore bien répandue, et qui facilite la propagande de nos adversaires ; vous n’avez qu’à lire les journaux protectionnistes et vous y verrez qu’ils nous accusent, nous autres libre-échangistes, d’être de mauvais patriotes, et de sacrifier les intérêts du pays aux intérêts anglais. Il n’y a pas longtemps qu’ils osaient dire que les défenseurs du libre-échange étaient payés par le gouvernement anglais pour trahir la France.
Lui. — Je vais de ce pas acheter un journal protectionniste, et dans un prochain entretien je vous communiquerai mes réflexions sur cette lecture.
Moi. — Très volontiers. Je suis heureux de vous voir dans ces dispositions, et je désirerais fort que la plupart de mes concitoyens imitâssent votre exemple.
Actes et Paroles des protectionnistes (22 avril 1882).
X… est retourné hier me voir, et après les salutations d’usage : « J’ai hâte, me dit-il, de reprendre notre entretien interrompu de l’autre jour et de savoir ce que pensent des événements d’Espagne nos protectionnistes français. »
Moi. — Volontiers ; mais d’abord permettez-moi de vous raconter un incident de la discussion du traité aux Cortès : un député protectionniste de la Catalogne est venu signaler avec indignation à la tribune la présence d’une escadre française dans les eaux de Barcelone ; or, vérification faite, il s’est trouvé que l’escadre avait simplement été aperçue dans le lointain se dirigeant vers le sud ; c’était la féconde imagination des protectionnistes qui l’avait pour un instant fait entrer dans le port de Barcelone.
Lui. — Qu’espéraient-ils obtenir par ce moyen ?
Moi. — Leur but était de faire croire à une intervention de la France dans les affaires de Catalogne : par là ils voulaient exciter l’amour-propre national, irriter la fierté espagnole si prompte à s’effaroucher, et par vengeance de cette prétendue humiliation obtenir un vote hostile au projet de traité.
Lui. — Ils ne craignent donc pas de brouiller leur pays avec la France au risque de provoquer une guerre entre les deux peuples ?
Moi. — C’est le triste résultat, c’est la conséquence forcée de leur système de diviser les nations et d’établir entre elles des relations difficiles et toujours tendues : les guerres de tarifs conduisent aux guerres à coups de canon et l’histoire moderne est là pour le prouver.
Lui. — Le libre-échange est donc beaucoup plus favorable à la paix et à l’amitié entre les peuples ?
Moi. — Sans aucun doute : c’est une grande consolation pour les amis de la liberté de penser que le chemin du droit et de la justice est aussi celui de la paix fraternelle entre les nations : les relations du commerce entrelacent les intérêts des peuples et en faisant des affaires ensemble, ils apprennent à se connaître, à se lier par des liens d’amitié, de sorte que les guerres deviennent ainsi de plus en plus difficiles. Cela est si vrai que beaucoup qui n’ont pas assez approfondi la question économique inclinent cependant vers le libre-échange parce qu’ils comprennent que c’est là le seul régime conforme aux principes républicains.
Lui. — Cette digression n’a pas été inutile puisqu’elle a prouvé deux choses : d’abord que vous n’avez pas exagéré en signalant les singuliers procédés de polémique des protectionnistes ; ensuite que la liberté est le seul régime favorable à la paix et aux bonnes relations internationales ; cependant je voudrais que vous m’expliquiez en quoi l’attitude de nos protectionnistes est intéressante à observer au sujet des événements d’Espagne.
Moi. — J’y arrive maintenant : pour bien comprendre ce que je vais vous dire il ne faut pas perdre de vue l’objectif des protectionnistes : la protection à l’intérieur, et au dehors des débouchés. Ces messieurs pensent qu’un peuple pour s’enrichir doit vendre le plus possible aux autres, tout en achetant le moins possible, ce qui se résume dans la formule complexe ci-dessus : Protection et débouchés ; en d’autres termes ils disent au gouvernement : garantissez-nous le marché intérieur, et tâchez de négocier des traités avec l’étranger pour l’écoulement de nos marchandises. Apercevez-vous déjà la bizarrerie du système ?
Lui. — Oui, cela me paraît un peu singulier, car enfin, si le système est bon pour un pays, il doit être bon pour les autres aussi, et si le seul moyen de s’enrichir est de vendre sans acheter, il est clair que toutes les nations arriveront à cette conclusion : tout le monde voudra vendre et personne ne voudra acheter.
Moi. — Sans doute, et comme on n’a jamais encore pu vendre sans trouver d’acheteurs, vous voyez d’ici le résultat. Mais ce n’est pas tout, il faut pousser notre examen plus loin, et j’arrive ainsi au cœur même de notre sujet, il faut voir à quelle contradiction sont condamnés nos protectionnistes, c’est-à-dire que pour faire accepter leur théorie des débouchés, il leur faut changer de langage à la frontière, et se faire libre-échangistes… chez les autres.
Lui. — Comment cela ? Je ne comprends guère ce que vous dites.
Moi. — Je veux dire que pour rester d’accord avec eux-mêmes, nos protectionnistes seraient obligés de dire aux étrangers, aux Espagnols par exemple : « Vous avez raison de repousser les produits français qui pour vous sont des produits étrangers, car un peuple se ruine en achetant au dehors, et il faut protéger le travail national avant tout » ; mais dans ce cas, que deviendrait la fameuse théorie des débouchés, et comment écouler des produits à l’étranger ? De là leur dédain pour les principes absolus ; d’après eux, il n’y a rien de vrai ni de faux, il n’y a pas de principes, et la protection bonne pour la France est mauvaise pour l’Espagne, qui ne peut que gagner à recevoir les cotons et les autres produits manufacturés français.
Lui. — Vous aviez raison, et ce n’était pas pour piquer inutilement ma curiosité que vous me signaliez l’autre jour la bizarrerie d’un tel système. Si l’on organisait un Congrès de protectionnistes de différents pays, ce serait quelque chose de bien amusant.
Moi. — Les sténographes seraient à plaindre, pour peu qu’ils voudraient essayer de comprendre. Il est à croire que l’histoire primitive contient une lacune au sujet de la fameuse tour de Babel, et ce qu’elle nous dit de la confusion des langues doit se rapporter évidemment à un Congrès de protectionnistes de différents pays. Entendez-vous d’ici le langage des orateurs ?
Lui. — Je suis obligé, à mon grand regret, d’interrompre notre entretien, à cause d’une affaire pressante ; remettons-le à une prochaine entrevue.
Moi. — Volontiers. Si votre attention n’est pas lassée, j’ai encore bien des choses à vous raconter.
Un congrès international de protectionnistes (2 mai 1882)
« Il me semble, disait X… en reprenant ce matin notre entretien, qu’un Congrès de protectionnistes serait un spectacle bien curieux. »
Moi. — Assurément la chose ne manquerait pas d’intérêt ; les Espagnols disent en parlant de la capitale de l’Andalousie :
Quien no ha visto Sevilla
On pourrait dire la même chose d’un Congrès international de protectionnistes, si jamais une telle réunion avait lieu : imaginez-vous cette série de discours.
Voici d’abord un landlord anglais à la tribune : « Messieurs, dit-il, nous sommes ici entre protectionnistes, unissons-nous contre l’ennemi commun et n’oublions pas notre devise : Défense du travail national. L’Angleterre est sur le chemin de la ruine depuis que l’aristocratie a perdu ses monopoles, depuis que le peuple anglais peut acheter son blé et sa viande à l’étranger, et que la liberté des mers a été proclamée ainsi que l’affranchissement commercial de nos colonies. Au nom du parti protectionniste, je demande l’abolition du libre-échange, de l’affranchissement colonial, et le retour au régime de l’acte de navigation. (Tumulte et mouvements divers. Plusieurs membres se précipitent vers la tribune.)
Le président rétablit l’ordre et donne d’abord la parole à un agriculteur des États-Unis : « Messieurs, dit-il, l’orateur qui m’a précédé à cette tribune a émis des doctrines trop absolues ; en outre, il a commis des exagérations certaines qu’il est utile de relever. (Oui, oui, disent en chœur les protectionnistes des autres pays). Comment peut-on oser dire que l’Angleterre se ruine alors que depuis vingt ans elle a payé plus de sept cent cinquante millions de sa dette ? Comment demander la suppression de la liberté des mers alors que la marine anglaise est de plus en plus florissante, et que le nombre de ses vaisseaux marchands a presque doublé depuis dix ans ? Quant à l’agriculture anglaise est-elle donc si appauvrie depuis le libre-échange ? Il est vrai que les États-Unis, la France et d’autres pays envoient en Angleterre beaucoup de produits agricoles, mais cela n’empêche pas l’agriculture anglaise de se maintenir, et sous le règne du monopole il ne faut pas oublier que la classe ouvrière était si misérable qu’elle ne pouvait acheter de viande, ni de beurre, ni d’autres produits agricoles, et qu’une grande partie était obligée de s’expatrier pour ne pas mourir de faim. L’abolition du monopole a augmenté l’aisance des ouvriers et ouvert des débouchés aux produits de tous les peuples. (Applaudissements prolongés.) L’orateur, en descendant de la tribune reçoit les félicitations de tous les éleveurs, agriculteurs, armateurs, etc., excepté des protectionnistes anglais.
Le landlord anglais furieux : Mes appels à la concorde et à l’union n’ont pas été entendus ; au lieu de cet accord sur lequel je comptais j’entends ici un langage digne des théoriciens du libre-échange.
Vous prétendez que l’Angleterre s’enrichit depuis plus de vingt ans : comment pouvez-vous mettre cette prétention d’accord avec les résultats de la balance du commerce ? La preuve que mon pays se ruine, c’est que l’excédent des importations sur les exportations va sans cesse en augmentant. Il est vrai qu’on a remboursé sept à huit cents millions de dettes, mais c’est là un phénomène bizarre qui ne saurait affaiblir la portée de notre balance du commerce.
Une voix, des tribunes : Votre balance du commerce est une bêtise, et les résultats du libre-échange en Angleterre ont dépassé toutes les espérances au point de vue de la prospérité publique. Les adversaires du noble lord ont raison de le combattre et de réfuter ses assertions ; mais comment, après cela, peuvent-ils s’intituler protectionnistes ? Si l’Angleterre s’enrichit par le libre-échange il en sera de même pour les autres pays, surtout lorsque le libre-échange existera chez les peuples les plus civilisés. (Cris dans la salle : Faites évacuer les tribunes.) Le président ordonne que les tribunes soient évacuées ; l’ordre se rétablit.
Un manufacturier français : « L’interrupteur des tribunes était sans doute quelque théoricien du libre-échange qui cherchait à nous embarrasser et à semer la division dans nos rangs. (Bruit et rires. Plusieurs protectionnistes anglais et espagnols s’écrient : Nous sommes assez divisés d’avance.) Il faut se méfier des théories absolues, et il est certain, par exemple, que rien n’est plus avantageux à l’Espagne que le traité de commerce projeté avec la France. Par là, les consommateurs espagnols recevront à meilleur marché des produits manufacturés en échange desquels ils nous enverront leurs vins, leurs laines, etc., et ainsi tout le monde profitera de cet échange de produits.
Un manufacturier espagnol : Je soupçonne le précédent orateur d’être vendu aux libre-échangistes : il vient en effet de parler le même langage que les orateurs et les journalistes espagnols qui défendent le libre-échange ; quant à moi, fidèle aux principes protectionnistes, je défends les droits du travail national compromis par le traité projeté. (L’orateur s’anime de plus en plus et termine en disant au manufacturier français : Vous êtes un traître.) Cris et tumulte. Le président, ne pouvant rétablir l’ordre, se couvre et lève la séance au milieu d’un tumulte indescriptible.
Telle est la fidèle image d’un congrès international de protectionnistes. N’avais-je pas raison de vous dire que c’est une véritable merveille ?
Lui. — C’est un joli imbroglio, et on ne devait pas parler autrement dans la tour de Babel ; vous avez fait parler un landlord anglais, je serai curieux de connaître l’histoire de la réforme libre-échangiste en Angleterre.
Moi. — Je vous conterai cela prochainement ; ensuite, je vous parlerai du régime des États-Unis.
Histoire d’une révolution pacifique (20 mai 1882)
« Vous m’avez promis de me raconter l’histoire de la réforme du libre-échange en Angleterre », me disait X… ce matin, je viens vous demander l’exécution de votre promesse ; j’ai bien besoin que la lumière soit faite là-dessus, car je viens de lire les plus importants discours des protectionnistes, de MM. Pouyer-Quertier et consorts, et j’ai été frappé des nombreux griefs qu’ils font valoir à l’encontre des Anglais. L’Angleterre est véritablement la tête de Turc des protectionnistes, c’est, à les entendre, le bouc-émissaire chargé de tous les pêchés d’Israël. J’ai encore dans la tête les parties principales de ces discours, et si j’ai bien compris, voici le résumé de leurs accusations :
1° Le libre-échange est une réforme aristocratique que la démocratie française ne saurait admettre sans inconséquence ;
2° Les Anglais et les Français sont des ennemis naturels, il y a entre leurs intérêts un antagonisme irrémédiable ;
3° Le libre-échange est une nouvelle perfidie de la très perfide Albion ; après s’être enrichis par le système protecteur, après avoir développé par ce moyen leurs industries, leur puissance maritime et coloniale, les Anglais, devenus les plus forts, ont brisé un mécanisme devenu inutile, et changeant de tactique, ils se sont mis à prêcher au monde le libre-échange, pour le dominer par leur supériorité économique et industrielle ; ils veulent étouffer partout le travail et l’industrie pour appauvrir et ruiner les autres et assurer ainsi leur domination exclusive. Voilà, si je ne me trompe, les accusations principales qu’ils dirigent contre les Anglais.
Moi. — Et vous y avez ajouté foi ?
X… — À vous parler franchement, j’en ai été assez impressionné : car enfin il y a du vrai dans ce que disent les protectionnistes des agissements de l’Angleterre vis-à-vis des autres peuples et en particulier vis-à-vis de nous ; la diplomatie anglaise a toujours été perfide et trompeuse, elle a cherché à accaparer le commerce à son profit dans toutes les parties du monde, et je ne puis oublier qu’elle nous a cherché querelle partout, et que dans sa jalousie elle a essayé maintes et maintes fois de nous humilier. Voilà mes doutes, je vous les soumets franchement, et c’est ce qui fait que je vous demande une explication complète et détaillé sur ce sujet.
Moi. — Je suis heureux de voir avec quelle franchise vous me faites connaître vos embarras et vos hésitations ; je ne suis pas surpris d’ailleurs de cette situation de votre esprit, ces préventions que vous avez contre l’Angleterre et la politique anglaise ne sont malheureusement que trop justifiées par l’histoire du passé, et l’Angleterre actuelle porte le poids des fautes et des perfidies de l’Angleterre protectionniste. Vous avez donc raison de désirer une explication complète, et pour ma part, en essayant de vous la fournir, je ne vous demande qu’une chose, qui m’est d’ailleurs garantie d’avance par votre attitude et votre caractère, c’est d’écarter toute espèce de prévention et de préjugés, et d’écouter ce récit avec l’attention d’un homme qui ne recherche que la vérité et qui n’est pas décidé à fermer volontairement les yeux à la lumière.
Et d’abord, il est certain, comme je viens de le dire, que les accusations que vous portez contre la politique de l’Angleterre dans le passé sont absolument justifiées, et cela s’explique par la nature même de la politique commerciale protectionniste. Rappelez-vous, en effet, ce que je vous disais dernièrement ; cette politique bizarre se résume dans cette formule contradictoire : Protection à l’intérieur, Débouché à l’extérieur ; de là un état d’antagonisme obligé entre les divers peuples, tout le monde voulant vendre et personne ne voulant acheter ; de là l’intervention de la force et de la violence pour briser les barrières des autres, et pour se procurer des colonies en arrachant aux autres peuples par la conquête leurs établissements commerciaux.
Cette politique funeste, elle a été pratiquée par tous les peuples européens sans exception, l’histoire moderne est là pour le prouver. Oui, ces peuples chrétiens prétendus civilisés, qui, dans leur orgueilleuse présomption, essayaient de colorer leurs usurpations et leurs injustes conquêtes en se prétendant des missionnaires de civilisation et de progrès, ils se disputaient le nouveau monde à l’exemple des barbares qui ont envahi l’empire romain au commencement du Moyen-âge, et l’impartiale histoire nous a fait connaître les atrocités et les sauvageries de ces luttes pour arriver à conquérir de grands empires coloniaux.
Dans ces conflits incessants, dans ces guerres commerciales, aucun peuple n’a suivi une politique plus persistante et plus audacieuse, nul n’a lutté avec plus de succès que le peuple anglais. Invulnérable dans son île, protégée qu’elle était par la supériorité de ses vaisseaux et de ses marins, l’Angleterre, sous la direction de son aristocratie, a appliqué avec une persévérance et une ténacité sans exemple cette politique funeste. La formule de son fameux acte de navigation par lequel elle s’arrogeait l’empire des mers est une application logique de ce système. Il faut, y est-il dit, que l’Angleterre écrase la Hollande ou qu’elle en soit écrasée.
De là cet immense empire colonial qu’elle s’est créé dans toutes les parties du monde ; de là ce système d’écrasement et d’abaissement vis-à-vis des autres nations européennes, et particulièrement vis-à-vis de la France qu’elle rencontrait partout, comme étant sa voisine et une de ses rivales les plus dangereuses.
Aussi l’histoire est remplie des récits des hostilités de l’Angleterre et de la France, la politique perfide de la diplomatie anglaise nous suscitait partout des ennemis, elle divisait ses adversaires pour mieux régner, et pour les affaiblir les uns par les autres.
Il n’est donc pas étonnant qu’une telle politique ait engendré des haines profondes et que le peuple français ait des préventions contre l’Angleterre ; mais ce qu’il nous faut examiner, c’est si ces préventions suscitées par la politique de l’aristocratie anglaise agissant sous l’empire du système de la protection, doivent continuer à subsister à l’encontre de la politique nouvelle et opposée du régime de la liberté ; en un mot, il faut savoir si les causes absolument opposées dans leur nature ne doivent pas produire des effets absolument différents et opposés au point de vue des résultats. Voilà ce que nous examinerons dans un prochain entretien.
Histoire d’une révolution pacifique (27 mai 1882)
Je vous ai expliqué précédemment, disais-je ce matin à X… en reprenant notre entretien, comment l’Angleterre, dans les luttes que le système protectionniste avait fait naître entre les divers peuples européens, en était arrivée à conquérir la suprématie et à donner à son empire colonial un immense développement.
Ce qu’il faut bien remarquer, c’est que la conservation d’un tel système nécessitait des dépenses énormes. D’abord, il fallait une marine militaire considérable pour la garde des colonies ; en outre, à raison de l’hostilité des autres puissances et de l’éventualité de guerres nouvelles, il fallait de nombreuses armées permanentes ; le budget de la guerre et de la marine s’augmentait donc chaque année, et le fardeau de la dette anglaise devenait de plus en plus écrasant pour le peuple. C’était le peuple anglais, en effet, qui portait tout le poids de ce lourd fardeau, et quant à l’aristocratie, qui dirigeait exclusivement le gouvernement et la politique de l’Angleterre, elle tirait profit du système protectionniste sous sa double forme, à l’extérieur et à l’intérieur.
À l’exemple de toutes les aristocraties, la noblesse anglaise donnait à l’aîné de la famille toute la fortune patrimoniale, à l’exclusion des autres enfants ; il fallait donc chercher des emplois pour les cadets de famille, et le commerce et l’industrie étant considérés comme des métiers indignes de la noblesse, c’est dans le gouvernement que l’on cherchait des places à leur donner. Or, le développement de l’armée, de la marine militaire et des colonies, était une excellente ressource à cet effet : ne fallait-il pas des gouverneurs, des sous-gouverneurs pour les colonies, des officiers de tout grade pour les armées de terre et de mer ?
Voilà pour la situation extérieure : à l’intérieur, les monopoles du système protecteur formaient le profit des aînés. Il ne faut pas oublier, à cet égard, que le territoire anglais est la propriété de l’aristocratie ; qu’à la différence de la France où la propriété est morcelée, et où la terre appartient au paysan qui la cultive, le sol de l’Angleterre appartient à des landlords qui le font cultiver par des fermiers. Les landlords, maîtres du gouvernement et du droit de faire les lois, les avaient faites à leur profit ; en organisant le système protecteur, ils avaient interdit l’entrée de l’Angleterre aux produits agricoles des autres pays. Cette noblesse, si dédaigneuse des emplois du commerce, ne craignait pas ainsi de faire du mercantilisme en se réservant le marché intérieur, de manière à augmenter la rente de ses terres, en forçant le peuple anglais à acheter exclusivement son blé et sa viande.
Ce n’était donc pas seulement, remarquez-le bien, les autres peuples européens qui souffraient du système protectionniste appliqué par l’aristocratie anglaise ; le peuple anglais en subissait aussi le poids intolérable. Les impôts pesaient principalement sur le peuple, la noblesse ayant eu le soin de s’en réserver la part la plus petite ; et le système des monopoles, dont la loi sur les céréales était la disposition dominante, était un véritable fléau qui, ajouté aux charges militaires et navales, était pour la démocratie anglaise une cause de misère et de ruine.
La réaction devait inévitablement arriver et elle arriva en effet. Les luttes de la démocratie contre l’aristocratie se sont manifestées sous des formes multiples et nous ne devons pas oublier que lorsque le gouvernement anglais voulut déclarer la guerre à la Révolution française après 1789, le peuple anglais donna à la France de nombreux témoignages de sympathie et fit son possible pour s’opposer à cette lutte funeste.
X… — Permettez-moi une interruption : Je viens d’écouter cette histoire si intéressante, et je m’explique à cette heure l’intérêt de l’aristocratie anglaise en faveur du système protecteur ; mais comment se fait-il que M. Pouyer-Quertier ait signalé la réforme du libre-échange comme une œuvre de l’aristocratie ? Comment se fait-il aussi que personne n’ait relevé cette contre-vérité au moment où elle était soutenue par l’orateur normand ?
Moi. — Attendez, le moment n’est pas encore venu de nous expliquer à cet égard, et s’il est facile de prévoir que le libre-échange a été une réforme faite par la démocratie, je ne vous ai pas encore fourni de détails sur ce point ; ce n’est qu’à la fin de ces explications que nous pourrons porter un jugement sur les affirmations des protectionnistes et mesurer le degré de confiance que méritent leurs déclarations.
C’est en l’année 1838 que commença l’agitation en faveur de la réforme du libre-échange. L’attaque fut dirigée principalement contre la loi sur les céréales, loi qui excluait les blés étrangers et affamait le peuple anglais. Avec le développement de l’industrie manufacturière et du commerce, la population ouvrière s’était considérablement accrue en Angleterre et, dans les années de récoltes médiocres, la quantité de blé était insuffisante ; en outre, le prix du blé monopolisé était très cher ;de là des famines épouvantables, cause de misère et de mort pour la population ouvrière.
C’est contre une législation si odieuse que la démocratie anglaise entreprit de lutter. La lutte dura sept années, lutte gigantesque dans laquelle, comme le disait après le triomphe le grand homme qui fut le chef de la Ligue, Cobden, la plume de l’écrivain fut l’arme la plus sûre, la voix de l’orateur l’artillerie la plus retentissante. Oui, pendant cette nouvelle guerre de sept ans, on eut le spectacle imposant et inusité d’un combat livré au milieu de trente millions d’hommes sans qu’une seule goutte de sang ait été versée.
Je viens de nommer Cobden, je dois ajouter qu’il fut puissamment secondé par de nombreux auxiliaires, notamment par un autre grand orateur, devenu son ami le plus cher, M. John Bright, aujourd’hui ministre du gouvernement de M. Gladstone. Je vous raconterai prochainement le triomphe de cette Ligue du bien public, et les conséquences au point de vue de la politique européenne.
Décentralisation et octrois (3 juin 1882)
M. Goblet, ministre de l’intérieur, est sur le point de présenter un projet de loi aux Chambres pour étendre les attributions des conseils municipaux ; en outre, il propose d’enlever aux préfets la tutelle des communes pour la transporter aux conseils généraux. Il y a dans ce projet une pensée libérale qu’on ne saurait trop approuver.
M. Goblet pense que la politique de la République doit consister à mettre en application les principes républicains et non les principes napoléoniens ; qu’il est logique et utile de substituer aux institutions autoritaires établies par l’empire les institutions libérales basées sur les principes de liberté et de justice de la démocratie.
En cela, j’estime que la logique et l’honnêteté sont du côté de l’honorable ministre ; je pense que l’honneur d’un homme politique consiste à appliquer au pouvoir les principes qu’il a proclamés dans l’opposition, parce qu’il prouve ainsi que son langage était celui d’un homme convaincu, sachant mettre ses actes d’accord avec ses paroles.
Il importe de remarquer, toutefois, que le projet ministériel ne réalise qu’imparfaitement la liberté municipale, car il ne fait que déplacer la tutelle des communes, alors que les principes en commandent la complète suppression.
Je me propose de revenir plus tard sur cette grave question de la décentralisation administrative ; ce que je veux examiner seulement aujourd’hui, c’est la question des attributions fiscales des conseils municipaux.
On peut formuler ainsi la théorie de la décentralisation : À l’État, le règlement des affaires nationales ; au département, le règlement des affaires départementales ; à la commune, le règlement des affaires communales. À cet égard, on ne saurait nier que la question du budget est une question absolument et exclusivement d’ordre communal : rationnellement, la commune doit être maîtresse de son budget ; elle doit régler en toute liberté les questions relatives à ses dépenses et à ses recettes.
Quel avantage, d’ailleurs, n’y aurait-il pas avec une telle législation ! Combien de question délicates seraient bien plus aisément résolues !
Ainsi, par exemple, il y a une question qui depuis longtemps est résolue en théorie, c’est la question de la suppression des octrois. Pas un économiste n’oserait défendre une institution aussi monstrueuse, un impôt non moins injuste que matériel, funeste en même temps au développement des villes et à leur prospérité. Comment donc se fait-il que la question n’ait pas encore été tranchée par les législateurs ? Ah ! c’est qu’il s’agit de légiférer pour la France entière, et les ministres hésitent longtemps avant de proposer une solution applicable à toute la nation.
Au lieu de cela, si la question des octrois était ce qu’elle devrait être, une question purement municipale, il y a longtemps qu’elle serait résolue en pratique. Les électeurs niortais, en particulier, n’ont-ils pas manifesté de la façon la plus formelle leur intention à cet égard lors des dernières élections municipales ? N’ont-ils pas fait, de l’examen de cette question, un article de leur programme en vue de l’abolition de cet impôt ; en sorte que, si leurs mandataires en avaient les moyens, ils auraient le devoir d’abolir l’octroi pour y substituer un impôt plus équitable, ce qui assurément ne serait pas difficile à trouver ; je le prouverai prochainement.
D’autres villes ont manifesté la même répugnance pour cette institution digne du Moyen-âge ; si la question eût été une question communale, chaque conseil aurait donc apporté sa solution, et l’expérience aurait ensuite montré parmi les solutions diverses adoptées par les différentes municipalités celle qui était la meilleure.
Tels sont les avantages qui seraient inévitablement résultés de l’application de cette législation rationnelle, et c’est pour cela que je souhaite que, dans le projet préparé par le ministre, il y ait un article spécial attribuant aux communes le droit de régler souverainement leur budget.
La centralisation jugée par l’expérience(8 juin 1882)
Le Mémorial contenait, dans un de ses derniers numéros, une citation de notre grand écrivain de Tocqueville sur l’importance des libertés communales ; dans ce même ordre d’idées, il convient de citer le discours suivant d’un homme politique éminent d’Espagne, M. Moret, ancien ministre, l’un des orateurs qui ont le plus éloquemment défendu aux Cortès le traité de commerce franco-espagnol.
À une séance du Cobden Club à Londres, il s’exprimait ainsi dernièrement : « Je désire que les défenseurs de la liberté ne perdent pas confiance dans la puissance de l’initiative individuelle, pour se fier à l’excellence de la centralisation. Je vous prie de remarquer, Messieurs, que je suis citoyen d’un pays où la centralisation et la toute-puissance du gouvernement ont prédominé pendant trois siècles, de manière à nous permettre de juger parfaitement le système avec toutes ses conséquences.
« Nous n’oublierons jamais que ce système de centralisation du pouvoir s’est établi à un moment où mon pays était en possession des plus vastes colonies du monde, avec un commerce considérable de plus en plus florissant et un développement magnifique de la littérature, des arts et des sciences ; nous n’oublierons jamais qu’à la fin de ces trois siècles de compression et de centralisation, ce funeste système a laissé l’Espagne sans colonies, sans richesses, sans commerce, sans gloire, avec une population plongée dans l’ignorance et dans le fanatisme. »
« Expérience décisive apparemment et qui nous a coûté si cher que nous ne voudrions pas engager les autres peuples à nous imiter ! »
« Je comprends que l’on soit tenté de recourir à l’État, de réclamer son intervention pour écarter certains obstacles ; la tentation est grande, sans doute, mais le peuple devrait se préoccuper aussi des inconvénients et des dangers de cette intervention, il devrait remarquer que dans une foule de cas l’État ne peut apporter aucun remède au mal, en sorte que le peuple subit en définitive la charge de cette intervention sans en tirer aucun profit. »
« Les progrès faits par l’Angleterre prouvent en faveur de l’initiative individuelle et qu’il importe de restreindre les attributions de l’État à sa fonction propre qui consiste à faire respecter les droits de tous et de chacun. Abandonner un tel principe, c’est provoquer une confusion fâcheuse. Perdre confiance dans les pouvoirs du citoyen, et substituer à son action celle de l’État, c’est annihiler et violer les droits du citoyen. Ainsi, par exemple, quant à la question du rachat des chemins de fer par l’État, si vous rachetez ces chemins dans l’intérêt du commerce, vous arriverez à créer un précédent qui sera invoqué pour le rachat du sol dans l’intérêt des cultivateurs, des mines dans l’intérêt des mineurs, des manufactures dans l’intérêts des ouvriers, et ainsi de suite. Toutes ces questions, en effet, sont de même nature, et la logique que vous fera descendre peu à peu jusqu’au bout cette pente fatale.
« Ainsi vous arriveriez à affaiblir et à énerver l’activité et l’énergie individuelle pour tout attribuer à l’État, c’est-à-dire à l’intrigue et à l’inertie, et finalement quel serait le résultat ? C’est que tout ce système de centralisation s’écroulerait comme un colosse aux pieds d’argile, comme cela est arrivé à l’Espagne au bout de trois siècles, par suite de l’épuisement de toutes les sources vitales du progrès, qui, partant de l’individu, sont le soutien réel de toute société.
« Il n’y a dans une nation de science, de poésie, de travail, de richesse, que ce qui est possédé par l’ensemble des individus qui composent cette nation. Si toute l’initiative appartient à l’État, la liberté et l’initiative de l’individu deviendront inutiles et s’éteindront faute d’usage. Le gouvernement absorbera toutes les sources de l’activité humaine, et les citoyens composeront un troupeau d’esclaves sans énergie, sans idées, sans instruction, demandant tout à l’État et se transformant en fonctionnaires.
« N’oubliez donc pas notre exemple, et évitez de tomber dans les mêmes fautes. »
Il n’y a rien à ajouter à un tel langage, qui emprunte son éloquence aux faits et à cette expérience si instructive. Tels sont les résultats de trois siècles de centralisation en Espagne : nous pourrions y joindre l’expérience de la centralisation française des Louis XIV et des Bonaparte ; qu’il nous suffise d’observer que les principes de la Révolution de 1789 ont été établis pour combattre et détruire la concentration des pouvoirs entre les mains de l’État, et que la démocratie moderne n’a qu’à lire l’histoire du dix-huitième siècle et de la Révolution pour chercher et trouver la route vraie du progrès républicain.
L’État et les citoyens (20 juin 1882)
Le discours que nous avons précédemment cité, prononcé au Cobden Club par M. Moret, ancien ministre d’Espagne, est de nature à soulever certaines observations. C’est une chose assez remarquable de trouver, dans la bouche d’un homme d’État appartenant à la race latine, des exhortations si pressantes en faveur du self-government adressées à des Anglais, à des membres de la race anglo-saxonne. Cependant il n’y a pas lieu, à la réflexion, de s’en étonner.
L’orateur éloquent qui s’est élevé avec tant de force contre l’intervention de l’État en dehors du domaine de la justice est sans doute un représentant des races latines, de ces races qui ont subi si complètement l’action funeste des doctrines du Bas-Empire romain sur le gouvernementalisme et la centralisation, mais c’est un esprit éclairé qui s’est débarrassé des préjugés de sa race parce qu’il a étudié l’action de l’État substituée aux énergies libres des citoyens et qu’il en a observé et constaté les funestes effets.
Et pour les observer, ces tristes résultats, il n’a pas eu à sortir de son pays ; il lui a suffi de consulter l’histoire de ces trois siècles de centralisation et de despotisme de l’État qui ont commencé avec Charles-Quint pour arriver jusqu’à nos jours.
De là ces objurgations si pressantes : Prenez garde, pouvait-il dire, hommes de la race anglo-saxonne, vous qui avez donné au monde l’exemple de la liberté politique et de la limitation de l’action de l’État, gardez-vous d’approcher vos lèvres de la coupe empoisonnée à laquelle les races latines ont bu ce fatal breuvage qui porte dans le corps social l’engourdissement et la mort ; conservez ces fortes doctrines de liberté qui font que les citoyens ne comptent que sur eux-mêmes pour tout ce qui est en dehors de la protection de leurs droits, au lieu d’attendre de ce personnage fantastique, appelé État, la richesse, la vertu et les lumières.
Et dans cet ordre d’idées il aurait pu invoquer la puissante autorité de l’illustre Anglais qui a été une des plus grandes intelligences de ce siècle, de Cobden ; dans un discours prononcé à la Chambre des communes d’Angleterre, il s’exprimait ainsi :
« Pouvez-vous, par l’action de l’État, par son intervention, augmenter la richesse publique, ajouter un centime à la fortune du pays ? On peut par de mauvaises lois, par des monopoles et des privilèges, votés en un seul jour, détruire les fruits et les capitaux accumulés d’un siècle de travail persévérant, mais je vous défie de me montrer comment l’État peut ajouter quelque chose à la richesse de la nation. Vous ne pouvez pas diriger les producteurs, ils s’y connaissent mieux que vous ; ce que vous avez de mieux à faire est de les laisser libres d’agir d’après leurs propres instincts.
Si vous essayez, vous État, de donner une direction à leur travail et à leur commerce, il y a mille contre un à parier que votre direction sera mauvaise : que si par hasard votre direction était bonne, elle serait inutile et superflue ; ceux pour qui vous agiriez auraient bien fait sans vous et mieux qu’avec vous. »
Et comment pourrait-il en être autrement ? Les partisans de l’État allèguent d’ordinaire que les défenseurs de la liberté soutiennent des doctrines abstraites, et ils ne s’aperçoivent pas que leur propre système n’est pas autre chose que de la métaphysique politique qui consiste à faire de l’État un personnage vivant, doté d’une personnalité propre, à personnifier ainsi une abstraction.
Est-ce qu’il y un État en dehors des individus ? Si, comme l’a rappelé avec raison un député, l’honorable M. Granet, tous les pouvoirs sortent de la nation, c’est-à-dire de la collection des citoyens, est-ce que l’État est autre chose qu’une délégation du peuple, et n’est-ce pas la collection des pouvoirs publics ? Quelle chose bizarre, dès lors, que d’imaginer un État possesseur de richesses, de lumières, de vertus à lui propres ?
Rien n’est plus dangereux qu’un tel mysticisme en politique, et c’est sans doute à l’image de ces systèmes qu’ont été faites ces statues représentant la République sous la forme d’une femme aux puissantes mamelles. Les masses ignorantes s’imaginent ainsi volontiers que la République est une sorte de divinité possédant des richesses à elle propres avec lesquelles elle peut venir en aide aux individus.
Je voudrais qu’à côté de ces statues et comme correctif on plaçât l’image d’un percepteur tenant dans ses mains le registre des contributions : de cette façon les naïfs n’oublieraient pas que les mamelles de l’État ne se peuvent gonfler qu’en s’alimentant à la source de l’impôt, et que ce n’est pas l’État qui peut faire vivre les citoyens, par la raison bien simple que ce n’est pas l’enfant qui allaite la mère : or, la mère, c’est la bourse des contribuables ; l’enfant, c’est l’État.
Autorité et liberté (27 juin 1882)
La République doit-elle être organisée avec les institutions de la monarchie ou avec celles de la démocratie ? Est-ce le mot ou la chose que le peuple désire, et lui suffit-il d’accoler l’épithète républicaine sur les institutions que nous a léguées la fausse démocratie impériale, la démocratie césarienne ? En d’autres termes faut-il accorder la prééminence au système d’autorité et de centralisation qui forme la base des monarchies, ou bien aux principes de justice et de liberté qui constituent l’essence même de la démocratie ? Telle est la question qui se pose devant l’opinion publique et devant le parlement.
À mon sens, la solution n’est pas douteuse : l’avenir appartient sûrement à la liberté et à la justice. Cette solution d’ailleurs est pleinement confirmée par la marche du progrès historique. Les progrès se marquent par l’affranchissement des peuples, et l’impartiale histoire démontre que si, à l’origine, dans la période d’ignorance et de croyances superstitieuses, les peuples se sont laissé dominer et asservir par la force brutale et l’imposture, la réaction s’est opérée peu à peu, et grâce aux progrès de la science, grâce aussi au sentiment de la puissance de l’opinion, la force est passée du côté des peuples, et à mesure qu’ils se sont éclairés ils ont réduit les attributions de l’État pour agrandir de cercle de leurs libertés.
Voilà la marche historique indéniable : le progrès s’est fait de l’autorité à la liberté ; du droit du plus fort au droit du plus juste ; de l’insolente maxime des hommes de gouvernement autoritaires à la façon de M. de Bismarck disant : « La force prime le droit », à la noble et pacifique devise du monde moderne : « Le droit prime la force ».
La ligne de conduite de la démocratie républicaine se trouve dès lors nettement tracée ; devant elle apparaît clairement le but à atteindre : la réduction des droits de l’État et le développement des droits individuels et politiques des citoyens. Mais pour hâter l’heure du triomphe, il est nécessaire de faire pénétrer les vérités politiques dans les couches profondes des masses populaires.
Il faut bien, en effet, se mettre en garde contre l’illusion de croire qu’il suffit, pour que le progrès se fasse, que la lumière brille seulement dans l’esprit des politiciens de profession. L’homme d’État n’est pas toujours libre de suivre les inspirations du philosophe, et celui-là est un imprudent qui vote la réalisation d’une réforme qui n’a pas été suffisamment mûrie par l’opinion publique.
Oui, sous un régime de suffrage universel, il est impossible et contradictoire d’admettre qu’un progrès quelconque puisse s’opérer en dehors de l’assentiment de l’opinion. Et dans ces conditions, il faut le reconnaître, le progrès se fait avec une lenteur désespérante pour les esprits éclairés.
Que les conservateurs se rassurent, hélas ! eux qui repoussent avec effroi l’idée d’une réforme quelconque, ils peuvent, en consultant l’histoire, remarquer que le progrès ne marche pas à la vapeur, et quant aux révolutions en apparence soudaines, elles sont le plus souvent le fruit du travail lent et constant d’un grand nombre d’années.
Ce sera devant l’histoire le grand titre d’honneur de la République d’avoir songé, avant toutes choses, au développement de l’instruction populaire ; grâce à la liberté politique reconquise, nous pourrons donner ainsi une impulsion plus rapide et plus sûre à la cause du progrès.
Et, ne l’oublions pas, il n’y a pas deux manières de réaliser le progrès ; sur son drapeau, la démocratie doit inscrire cette noble devise : Le progrès par la liberté et par la justice.
Histoire d’une révolution pacifique (6 juillet 1882)
Les deux politiciens éminents qui ont pris la tête du mouvement libre-échangiste en Angleterre sont incontestablement Cobden et Bright ; le premier, mort depuis plusieurs années ; le second, actuellement ministre du cabinet Gladstone. On raconte une anecdote touchante sur les premières relations de ces deux hommes illustres.
Cobden nourrissait depuis longtemps le projet de combattre les prohibitions portées par la loi des céréalescontre la libre introduction en Angleterre, prohibition qui affamait le peuple anglais au profit de l’aristocratie, maîtresse du sol, qui s’était ainsi réservée le monopole de la vente des grains.
Il avait entendu parler de John Bright, l’avait visité une ou deux fois, et désirait se l’associer dans la lutte contre l’aristocratie. À cet effet, il se rend à Leamington, le 13 septembre 1841, au domicile de M. Bright, mais que trouve-t-il ? une maison en deuil ; un mari désolé qui venait de perdre sa jeune femme.
« Après quelques paroles de condoléance », dit M. Bright, qui a raconté lui-même cette scène dans un discours prononcé lors de l’érection de la statue de Cobden à Bradford en 1877, « Cobden me dit : ‘Vous souffrez d’une immense douleur, sans doute, mais songez qu’en ce moment aussi il y a des milliers de maisons en Angleterre où les hommes, des femmes, des enfants sont plongés dans les angoisses de la faim. Quand le paroxysme de votre douleur sera passé, venez donc avec moi, pour lutter sans trêve et sans repos jusqu’à l’abolition de cette loi infâme, de cette loi meurtrière.’ J’acceptai cette invitation, je me rendis compte de la vérité de ces paroles, et qu’en effet des milliers de familles mouraient littéralement de faim ; j’entendis dans ma conscience une voix qui me criait que c’était mon devoir d’engager la lutte avec lui, et c’est pour cela que depuis cette époque nous n’avons cessé de combattre jusqu’au jour de l’abolition des lois de monopole. »
Telle a été l’origine de cette campagne fameuse qui a été une guerre de sept ans, dans laquelle ces deux hommes, à la tête de la Ligue contre les lois-céréales, ont combattu pour l’abolition des monopoles, prenant la devise suivante : Abolition totale, immédiate et sans condition, de toutes les lois protectrices de l’agriculture, du commerce et de la navigation. C’était un spectacle touchant de voir ces deux apôtres dévoués, abandonnant leurs affaires personnelles, travailler ainsi d’une manière infatigable pour le bien public, pour les droits sacrés de la justice et pour l’intérêt général du pays.
Sept ans durant, ils ont agité l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, parcourant les villes et les campagnes, organisant partout de grandes réunions dans lesquelles ils expliquaient le but de leur entreprise, et partout remuant les masses et faisant pénétrer la lumière dans les esprits. Et enfin, grâce à ces puissants moyens d’action tirés de la liberté politique et de la liberté de la presse, l’heure du triomphe arriva et le 26 juin 1846, la Chambre des Lords, suivant l’exemple de la Chambre des communes, votait la loi d’abolition des lois-céréales.
Lui. — La lutte a été longue, et pourtant la liberté politique existe en Angleterre ; que de temps il eût fallu dans un pays d’absolutisme, pour arriver à un tel résultat!
Moi. — Sans doute, et on n’eût pu réussir que par une révolution violente. De tels exemples devraient bien ouvrir les yeux de ces prétendus conservateurs qui maudissent, de par l’Encyclique et le Syllabus, la liberté de la presse et la liberté de réunion. Ces aveugles déclament ensuite contre les excès des révolutions : comme si la responsabilité des actes révolutionnaires ne devait pas retomber sur les politiciens réactionnaires qui, cantonnés dans leurs étroits systèmes, repoussent impitoyablement les réformes les plus légitimes et les plus nécessaires.
Lui. — Vous avez bien raison, et un peuple ne saurait jamais trop estimer les libertés politiques ; gardons-nous bien de jamais nous en laisser dépouiller, et tâchons, au contraire, de revendiquer ce qui nous manque encore, c’est-à-dire la liberté d’association. Avec un si puissant levier, nous réaliserons toutes les réformes utiles à notre démocratie.
La démocratie césarienne (11 juillet 1882)
C’est une discipline sévère qui n’admet qu’une seule volonté et une seule action. Qui a dit cela ? Qui a donné cette lumineuse définition du césarisme ? Quelqu’un qui s’y connaissait, l’auteur de la Vie de César, Napoléon III lui-même, en réponse à un discours de son cousin le prince Napoléon, dans lequel celui-ci avait essayé de présenter Napoléon Iercomme un ami de la liberté.
Telle est bien, en effet, la théorie césarienne, et les autoritaires de tous les régimes sont d’accord pour en vanter les bienfaits. Tous vantent les charmes de la discipline, les avantages sans nombre qui découlent pour un peuple de la remise de ses pouvoirs entre les mains d’un seul.
Les politiciens qui défendent un tel système ont en horreur la liberté et le libéralisme : pour eux, la politique de principes est une politique de niais et de dupes, et ils n’ont pas assez de railleries et de dédains pour accabler les politiciens assez naïfs pour croire à la liberté et à la justice. Ce sont là, apparemment, de vieilles guitares, dont il était bon de jouer sous l’empire comme tactique d’opposition, mais qu’il faut remiser au magasin des accessoires depuis que les hommes d’opposition sont devenus des hommes de gouvernement.
Le programme de ces Césariens est bien simple : il consiste à n’en pas avoir, à vivre d’expédients au jour le jour, ou plutôt à se serrer autour d’un homme, signalé à l’attention du peuple comme un oracle infaillible, capable de rouler dans son vaste cerveau les destinées de tout un peuple. Confions-nous à lui, et nous le verrons agir avec le génie d’un Richelieu, sinon d’un Machiavel, pourvu que nous soyons des hommes de discipline et que nous sachions pratiquer cette obéissance passive qui est la première vertu du soldat. Telle est cette politique qui, à l’intérieur, confie à un seul le soin de régler ce qui doit être fait dans l’intérêt public.
Et voyez le lien logique qui relie toutes les choses de la politique : les hommes qui veulent la liberté à l’intérieur, défendent, au dehors, la politique de paix et le principe de non-intervention : ne nous mêlons pas des affaires des autres peuples, et que la France ne tire son épée que pour la défense de son honneur et de ses intérêts. Voilà un programme dont toutes les parties se tiennent, puisqu’il est basé, à l’extérieur, sur le principe de la justice internationale et qu’il consiste dans le respect de la liberté des autres, au dehors comme au dedans. Les Césariens ne sauraient s’accommoder d’un tel système : pour eux, la France doit avoir, à moins de consentir à une situation humiliante et effacée, une politique extérieure, et par là ils entendent une politique d’action extérieure et d’intervention effective dans les affaires des autres. Les traditions le veulent ainsi, disent-ils, et ils invoquent à cet effet l’histoire, et ils exaltent, dans leur chauvinisme, les sentiments et les vertus guerrières du peuple français.
Rien de plus naturel, d’ailleurs, que de voir les autoritaires défendre à l’extérieur la politique d’action et d’aventures : si la liberté et le principe de non-intervention se tiennent, il en est de même du Césarisme et des aventures guerrières. Le peuple est d’instinct porté à demander des réformes, à réclamer la liberté ; dans l’intérêt du pouvoir, pour maintenir la domination des hommes d’État qui détiennent le gouvernement pour la satisfaction de leurs ambitions, il importe donc de créer une diversion et de tourner vers la politique extérieure une attention qui, en temps de paix, offrirait ce grave danger pour les hommes de gouvernement de se tourner vers la liberté, et de réclamer la diminution des pouvoirs et des attributions de l’État. C’est le secret de toutes ces guerres que les monarchies ont entreprises pour faire obstacle à la liberté ; c’est notamment, on le sait, le motif qui a amené la guerre de 1870.
Que la démocratie républicaine réfléchisse, et qu’elle se demande si elle veut recommencer une telle politique.
Histoire d’une révolution pacifique (19 juillet 1882)
Je vous ai raconté, disais-je à X…, en reprenant notre entretien, l’histoire de cette grande et glorieuse révolution qui a établi en Angleterre le règne du libre-échange ; il me reste maintenant à examiner les objections des protectionnistes. Vous rappelez-vous l’énumération que je vous en ai déjà faite ?
X… — Parfaitement ; il y a une objection qui m’a frappé : c’est celle de M. Pouyer-Quertier disant devant la Commission du Sénat que le libre-échange a été une réforme opérée par l’aristocratie et à son profit.
Moi. — Vous devez savoir maintenant à quoi vous en tenir sur ce point ; cependant, je veux placer sous vos yeux les pièces mêmes du procès, je veux vous citer des extraits des discours de Cobden et de Bright, les deux grands orateurs de la Ligue, il vous sera facile ensuite de mesurer le degré de confiance qu’il faut attacher aux paroles du grand chef de la protection en France.
Dans une séance de la Chambre des communes du 17 février 1843, Cobden parlait ainsi : « Qui bénéficie de la loi-céréale ? Les agriculteurs ? En aucune façon ; remarquez que je n’appelle pas les landlords des agriculteurs, c’est là un abus de mots que je n’accepte pas. Les agriculteurs sont ceux qui cultivent le sol, c’est-à-dire les fermiers et leurs ouvriers, et je défie que l’on prouve que cette loi injuste leur procure des bénéfices. On a dit que si la loi de monopole était abolie, l’aristocratie verrait réduire ses rentes et ne pourrait plus vivre comme une aristocratie. Je réponds qu’une aristocratie n’a pas le droit de prélever une richesse qui n’est qu’une dîme aux dépens des veuves et des orphelins, en même temps qu’aux dépens des cultivateurs du sol. »
Dans un autre discours du 28 septembre 1843, il dit : « La loi-céréale est le grand arbre du monopole et nous voulons l’abattre ; nous n’admettons pas qu’on puisse prélever une taxe sur la nourriture du peuple au profit d’une classe particulière. Si l’aristocratie continue à résister à notre demande, elle deviendra aussi impopulaire que la noblesse en France avant la Révolution : ce sera sa faute apparemment de s’être maintenue sur un piédestal d’injustice, base fragile qui entraîne avec elle dans sa chute ceux qu’elle soutient. »
Quant à M. Bright, l’illustre compagnon d’armes de Cobden, il me suffira de citer les paroles suivantes, tirées d’un discours prononcé à Londres, dans une réunion publique, le 19 décembre 1845 : « Dans la lutte que nous poursuivons, il y a une lutte de classes, c’est la classe industrieuse et ouvrière qui lutte contre l’aristocratie et les grands propriétaires du sol. Nous ne voulons pas conserver une législation injuste et partiale ; nous ne voulons pas toucher à la fortune des classes puissantes et riches, mais nous ne voulons pas non plus que ces classes portent atteinte aux droits du peuple et du plus grand nombre. Nous voulons abattre une législation qui fait surpayer le blé et la viande aux consommateurs, qui extorque ainsi leur argent pour le faire passer dans les poches des landlords propriétaires du sol, de ces aristocrates qui soutiennent cette loi infâme. »
X… — Vous pouvez vous en tenir là, je suis suffisamment édifié maintenant ; il n’y a qu’une chose qui me surprend, c’est que M. Pouyer-Quertier ait pu parler ainsi devant la Commission Sénatoriale sans qu’une protestation indignée ait été faite, au nom de la vérité et de l’histoire. Je vous avoue qu’en écoutant ces citations, je ne pouvais m’empêcher de m’indigner contre les falsifications intéressées de l’histoire de cette grande révolution économique, en même temps que je déplorais l’ignorance de la plupart de nos législateurs sur un point de l’histoire contemporaine d’une importance si grande.
Moi. — Vous avez raison, et il est regrettable que nos programmes d’enseignement classique ne fassent pas une part plus large à l’histoire contemporaine, alors qu’ils sont si chargés en ce qui concerne les périodes les plus obscures et les moins intéressantes de l’histoire des peuples anciens. Au lieu d’infliger aux élèves cette besogne ingrate et stérile des détails de l’histoire des Pharaons ou des Assyriens et des Babyloniens, il serait autrement plus utile de leur enseigner les faits principaux de l’histoire moderne.
S’il en était ainsi, il ne se trouverait jamais un homme public assez audacieux, quelque normand qu’il fût, pour soutenir de pareilles contre-vérités. On se contenterait de lui rire au nez, s’il voulait essayer d’entrer dans cette voie, et on lui dirait simplement : « Vous ne croyez pas ce que vous dites. »
X… — On peut appliquer aux leaders de la protection ce que Voltaire dit des hommes du cléricalisme :
Notre crédulité fait toute leur science.
Il faut vraiment que M. Pouyer-Quertier soit bien convaincu de l’ignorance générale sur ce sujet pour avoir osé soutenir une telle contre-vérité, pour avoir présenté comme une réforme aristocratique une réforme dirigée contre l’aristocratie et repoussée par elle.
Moi. — Si vous êtes fixé sur la valeur de cette première objection, nous allons maintenant examiner les autres.
X… — Ce sera, si vous le voulez, pour un prochain entretien.
Histoire d’une révolution pacifique (3 août 1882)
Je me suis suffisamment expliqué, je crois, sur l’objection des protectionnistes qui soutiennent avec M. Pouyer-Quertier que la révolution libre-échangiste a été l’œuvre de l’aristocratie anglaise ; cette objection avait une grande importance dans un pays comme la France, si jaloux de l’égalité et si opposé à tout privilège aristocratique ; d’ailleurs, pour la compléter, on ne manquait pas de dire que la protection était le régime adopté par la grande démocratie des États-Unis.
X… — Je ne m’explique pas facilement comment la République des États-Unis a pu adopter un système si contraire à la liberté et à la justice.
Moi. — Je vous donnerai plus tard quelques renseignements à ce sujet ; qu’il me suffise de vous faire remarquer, en passant, que le régime protecteur aux États-Unis ne produit pas des effets aussi désastreux que chez les divers peuples d’Europe, à raison de l’étendue du territoire du pays ; les États-Unis, en effet, ont un territoire aussi vaste que celui de l’Europe entière, et à l’intérieur il n’existe aucune douane, aucune entrave au commerce, en sorte que la situation est semblable à celle qui existerait si l’Europe entière ne formait qu’un peuple échangeant librement ses produits et formant une union douanière qui ne se protégerait que contre les marchandises extra-européennes. Voilà ce qui explique la durée du régime protecteur aux États-Unis ; le mal est atténué par l’étendue immense du territoire national soumis au régime de la liberté la plus absolue.
Mais revenons à notre sujet et examinons une autre objection des protectionnistes : ils prétendent que l’Angleterre et la France ont des intérêts opposés, que les Anglais et les Français sont des ennemis naturels.
X… — Je me rappelle avoir lu dans une histoire de France la phrase suivante : « L’Angleterre sait bien que les dissensions européennes font toute sa force, que l’équilibre et la paix entre les nations causeraient sa ruine, et que son éternel intérêt, comme celui de Rome autrefois, est de diviser pour régner. Le peuple anglais, que son industrie sans limites impose comme fournisseur aux nations continentales, est parvenu à se rendre maître de toutes les routes maritimes, et cela assure ainsi sa domination. »
Moi. — C’est là malheureusement une opinion trop répandue ; un grand nombre d’historiens n’ont que des connaissances très superficielles en économie politique ; ils ignorent absolument la portée des grands faits de l’histoire moderne, et notamment ils méconnaissent le caractère et les conséquences de l’introduction du libre-échange en Angleterre. Ils s’imaginent qu’il n’y a là, pour l’Angleterre, qu’un moyen nouveau de domination sur les autres peuples ; et malheureusement ils sont aidés en cela par l’exemple que donne la diplomatie qui, conservant encore sur certains points les traditions de l’ancienne politique aristocratique, méconnaît les tendances logiques de la politique du libre-échange.
X… — La logique, en effet, veut que la politique de liberté à l’intérieur entraîne au dehors une politique de paix et de non-intervention, et à cet égard j’ai vu avec satisfaction que le grand homme dont vous m’avez parlé, M. Bright, l’illustre compagnon d’armes de Cobden, a donné sa démission et s’est retiré du ministère Gladstone le jour où il a vu que le cabinet anglais se laissait entraîner à une politique d’intervention armée dans les affaires d’Égypte. Voilà un libre-échangiste conséquent avec ses principes, et le peuple anglais doit partager sa manière de voir.
Moi. — Certainement ; l’opinion publique, malgré son chauvinisme, est plutôt avec lui qu’avec le ministère ; c’est à sa politique que l’avenir appartient, et si le régime protecteur a conduit l’Angleterre à vouloir diviser pour régner, si notamment cet antagonisme a fait, des Anglais et des Français, des ennemis, le régime du libre-échange établira une amitié solide entre les deux peuples ; gardez-vous de croire, en effet, que les intérêts de la France soient naturellement opposés aux intérêts de l’Angleterre, c’est le contraire qui est vrai, et je veux vous faire connaître des extraits des discours de Cobden et de M. Bright pour vous prouver ce que j’avance.
X… — Ce sera, si vous le voulez bien, pour un prochain entretien.
La politique extérieure de M. Bright (5 août 1882)
Pour comprendre les motifs de la démission de l’illustre chef du parti radical en Angleterre, M. John Bright, il suffit de lire les passages suivants d’un discours prononcé par lui à Birmingham il y a plusieurs années, discours dans lequel il fait l’éloge de la politique de non-intervention.
En réponse aux reproches adressés à sa politique extérieure d’être une politique anti-nationale et anti-patriotique, il invoquait d’abord à son appui la grande autorité de plusieurs hommes d’État anglais, les Robert Walpole, les Fox, les Grey, les Robert Peel, puis il continuait ainsi : « Les principes que je défends ont toujours été ceux du parti libéral ; ne sont-ils pas, en effet, fondés sur la raison ? N’est-ce-pas une politique de paix qui seule peut assurer le développement de l’industrie et du commerce ? N’est-ce pas le seul moyen de développer les réformes libérales à l’intérieur ? C’est vous dire que je condamne et que je dénonce la politique extérieure pratiquée et suivie par le gouvernement.
Depuis la Révolution de 1688, le gouvernement de l’Angleterre est entre les mains des grandes familles de l’aristocratie, et depuis lors, la politique étrangère de l’Angleterre a été une politique d’intervention dans les affaires des autres peuples comme le seul moyen pour ces familles d’arriver aux honneurs, à la fortune et aux dignités.
Ainsi, nous avons eu la guerre pour abaisser la prétendue suprématie de la France sous Louis XIV ; de même la guerre de la succession d’Espagne pour écarter un péril chimérique ; la guerre avec la France pour détrôner Napoléon Ier, sauf à notre diplomatie à faire depuis une alliance avec Napoléon III pour abaisser la puissance de la Russie.
Et quel profit avons-nous tiré de toutes ces guerres ? À quels résultats avons-nous abouti ? Le chiffre des dépenses s’est élevé au moins à cinquante milliards : somme effrayante dont l’imagination a peine à se faire une idée exacte. Quel immense développement de la richesse de l’Angleterre aurait eu lieu, si le gouvernement ne s’était pas lancé dans ces aventures folles et criminelles !
Les résultats de cette politique sont visibles à l’œil nu : c’est d’abord une dette nationale énorme ; ensuite, ce sont des impôts lourds et accablants ; enfin, c’est un développement du paupérisme qui est pour les étrangers un sujet perpétuel d’étonnement en présence du développement de notre industrie et de notre commerce. Ajoutez à cela que, pendant toute cette période d’aventures extérieures, les réformes étaient ajournées à l’intérieur ; et, loin de développer nos libertés, ce régime détestable ne nous laissait pas plus de liberté de parler et d’écrire qu’il n’en existe aujourd’hui dans l’État le plus despotique de l’Europe.
Qui donc tirait profit d’une telle politique, non moins funeste aux autres peuples qu’au peuple anglais lui-même ? Pour le savoir, il faut regarder du coté de l’aristocratie anglaise ; un écrivain a dit que les familles des chacals poursuivaient leur proie dans les déserts avec la même rapacité que les coureurs de places en Europe : en renversant la proposition, nous pouvons dire que les grandes familles territoriales de l’Angleterre ont poursuivi leur proie à l’exemple des chacals du désert.
Les guerres continuelles, les augmentations d’impôts, les emprunts contractés, l’augmentation des dépenses chaque année, autant d’éléments qui venaient accroître l’influence et le patronage des classes gouvernantes, c’est-à-dire des familles de l’aristocratie qui trouvaient dans les malheurs du peuple une riche mine à exploiter. C’est ainsi que la fortune, la puissance et la suprématie de ces grandes familles se sont élevées aux dépens du peuple auquel on arrachait ainsi les fruits de son travail pour le profit d’une aristocratie de gouvernement : c’est-à-dire que le but réel de cette politique extérieure était de faire la fortune de l’aristocratie.
Comme citoyen, désireux de vivre en paix au milieu de mes compatriotes, partisan de la liberté au dedans et voulant voir le peuple jouir des fruits de son travail, je proteste contre un système qui nous lance dans toutes sortes d’aventures d’où il ne peut sortir aucun profit pour le peuple en général.
Ne croyez pas, en effet, que le développement du commerce de l’Angleterre soit le résultat de cette politique de conquêtes et de prétendue gloire militaire. À l’exception de l’Australie, il n’y a pas une seule colonie qui, en tenant compte des dépenses de la guerre et de la protection, n’ait causé plus de pertes que de profits à notre pays.
Prenons l’exemple des États-Unis, avec lesquels nous développons chaque année notre commerce : la guerre inutile, faite pour empêcher l’indépendance de la colonie, a coûté près de trois milliards ; en ajoutant les intérêts de cette somme, il est facile de comprendre qu’il nous faudra bien du temps avant de recouvrer cette dépense ainsi faite pour conserver les États comme une colonie anglaise.
En résumé, l’ouverture de nouveaux marchés, la colonisation de nouveaux pays, l’extension des débouchés par la violence des armes, sont des excuses vaines, insensées et honteuses pour entreprendre des guerres, et de tels motifs devraient être dédaignés par tout homme qui sait sa table de multiplication, ou même qui connaît bien les simples opérations de l’addition. »
Tels sont, en résumé, les motifs invoqués par l’illustre orateur anglais à l’appui de sa politique de paix et de non-intervention.
La diplomatie jugée par M. Bright (10 août 1882)
Au moment où la conférence de Constantinople nous donne le triste spectacle de l’impuissance de la diplomatie, il nous paraît utile de citer dans ce journal les lignes suivantes, empruntées à un discours de M. Bright, l’illustre orateur anglais.
« Dans le gouvernement de nos affaires intérieures, nous avons un régime des plus libres et des plus ouverts. Il nous est ainsi possible d’obtenir des renseignements, de discuter, et de faire prévaloir nos vues ; mais quand il s’agit de notre politique extérieure, nous ne sommes plus libres, et on nous invite à nous taire et à ne pas être indiscrets. Que si nous voulons parler, on nous prévient que nous sommes incapables de comprendre, et dédaigneusement on ne s’occupe pas de nos observations.
Il paraît que ce sujet est trop relevé pour notre intelligence, qu’il est au-dessus de la portée de la moyenne des esprits, et que c’est là une science mystérieuse interdite aux profanes. C’est un privilège réservé à ce qu’on appelle la diplomatie : or, nous avons beaucoup de nos aristocrates engagés dans cette carrière. En fait, nous avons des diplomates dans toutes les capitales ; partout où le climat est agréable et la société nombreuse, nous sommes représentés par des ambassadeurs, mais nous ne savons jamais ce qu’ils y font. Les agissements de tous ces diplomates sont des mystères auxquels le peuple n’est jamais initié.
Dernièrement, notre ministre des affaires étrangères nous a averti que le gouvernement se préparait à la guerre ; d’autres ministres précédents nous ont également lancés dans des aventures guerrières, et jamais le peuple n’a été mis au courant des préliminaires qui aboutissaient à ces terribles calamités.
On prétend cependant que le peuple désire les guerres, et qu’il est au fond de l’avis de l’aristocratie de ses gouvernants. Mais est-ce que le peuple a voix au chapitre ? Est-ce que le ministère est composé de marchands, de boutiquiers ou d’artisans ? Les ministres sont des landlords ; la moitié du cabinet est composée, en effet, de membres de la Chambre des Lords, et l’autre moitié, de membres de la Chambre des Communes, qui appartiennent presque tous à l’aristocratie. Et dans ces conditions, quand je signale la conduite de ces dirigeants qui ont le monopole du pouvoir et de ses émoluments, quand je veux attaquer leurs bévues et leurs crimes dont le peuple anglais est la triste victime, voilà qu’on me dit que le peuple lui-même aime les aventures guerrières, alors qu’en réalité elles lui sont si funestes.
C’est un curieux sujet d’observation que la docilité avec laquelle les peuples endurent les maux dont ils souffrent. J’ai souvent comparé le peuple anglais au peuple de l’ancienne Égypte et le ministère des affaires étrangères aux temples égyptiens.
Ceux qui ont visité les bords du Nil racontent qu’on voit en Égypte des débris de temples aux colonnes élevées avec de nombreuses statues, des retraites mystérieuses, quelque chose comme un Saint des Saints, où l’on aperçoit quelque serpent sacré, objet de vénération devant lequel le peuple venait à genoux se prosterner.
Dans notre ministère des affaires étrangères, nous n’avons ni colonnes massives, ni statues, mais nous avons d’aussi profonds mystères ; et dans ses recoins les plus obscurs, dans ses retraites les plus cachées, nous trouvons de misérables intrigues, pour la défense desquelles nos flottes traversent les mers, nos armées vont verser leur sang sous toutes les latitudes, ce sang si précieux des enfants de notre patrie, répandu ainsi comme s’il n’avait pas de prix. Il faut réformer cette institution ; il faut que ces agissements secrets d’une diplomatie irresponsable soient soumis à un contrôle efficace et sévère des représentants du peuple. Ainsi seulement les fruits du travail du peuple seront à l’abri du gaspillage auquel ils ont été soumis depuis un siècle et demi de politique d’intervention et de guerres extérieures. »
Telle est l’opinion de M. Bright sur le rôle et les agissements de la diplomatie : à cet égard, son opinion était partagée par son ami et compagnon de luttes, Richard Cobden. L’anecdote suivante va nous en donner la preuve : Lors d’un voyage en Espagne de Cobden en 1846, l’ambassadeur d’Angleterre vint lui rendre visite ; dans la conversation, Cobden lui dit : « Monsieur l’ambassadeur, j’espère que dans dix ans l’Angleterre pourra se passer des services de la diplomatie. » Ces paroles ne s’adressaient pas à l’homme que Cobden estimait, mais au principe, à l’institution qu’il avait en horreur.
Cobden se trompait dans ses appréciations sur l’époque à laquelle le peuple anglais se débarrasserait de la diplomatie, de ses perfidies et de ses faussetés ; mais, du moins, il avait raison de combattre cette institution funeste dont le nom signifie mensonge et fourberie, et dont l’un des plus célèbres représentants, Talleyrand, a dit ce mot cynique : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. »
C’est là, en effet, l’usage que la diplomatie a toujours fait de la parole, et, de son temps, Ésope avait dû s’en apercevoir lorsqu’il disait que la langue était quelque fois la pire des choses. Nous espérons que la démocratie française comprendra ces choses et qu’elle voudra, à l’exemple des grands démocrates Cobden et Bright, apporter un prompt remède au mal et qu’elle finira par dire avec nous : Foin des diplomates et de la diplomatie.
Histoire d’une révolution pacifique (17 août 1882)
Les intérêts de la France sont-ils naturellement en opposition avec ceux de l’Angleterre ? Sur ce point, les discours suivants de Cobden et de M. Bright sont utiles à méditer. Et d’abord, voici quelques extraits de Cobden :
« On m’a reproché de trop m’occuper, dans la question du libre-échange, d’intérêts matériels. Je ne dois pas accepter ce reproche, car je dois dire que j’ai envisagé cette grande question à un très vaste point de vue. Je crois que les avantages matériels ne seront qu’une très faible partie du profit que l’humanité pourra retirer de cette réforme. Je vois dans le principe du libre-échange un agent aussi puissant dans l’ordre moral et social que le principe de la gravitation dans l’ordre du monde physique ; agent d’union et d’harmonie qui reliera entre eux les hommes en écartant les antagonismes de races, de langues, de religions, pour amener les bienfaits de la paix.
Je vois, dans l’avenir, que ce système changera la face du monde, qu’il fera disparaître des désirs funestes de fonder de vastes et puissants empires, nécessitant de grandes armées permanentes et de puissantes marines militaires, toutes choses employées à la destruction de la vie humaine et au gaspillage des fruits du travail ; je crois que les hommes arriveront ainsi peu à peu à former une seule famille échangeant librement entre eux les fruits de leur travail.
J’ajoute que je vois dans le triomphe de ce principe du libre-échange le commencement de la plus grande révolution des temps modernes : aussi n’ai-je jamais agi à ce sujet par suite de préoccupations égoïstes ; je n’ai recherché l’alliance d’aucun parti politique, mais ayant la conviction que je lutte pour le triomphe d’un principe sacré, je dis que jamais je n’accepterai de transaction : c’est-à-dire que l’on pourra voir que le résultat poursuivi par moi est recherché d’une manière désintéressée, honnête et résolue. »
Dans un autre discours prononcé après les négociations entreprises par lui pour aboutir au traité de commerce de 1860, il dit : « J’ai été, comme vous le savez, chargé de faire un traité de commerce avec la France, et j’ai fait tous mes efforts pour relier entre eux ces deux grands pays si bien préparés par leur situation géographique à se conférer mutuellement les bienfaits du libre commerce, mais qui, par suite de la folie et peut-être de la perversité des hommes, ont été pendant des siècles portés plutôt à se ruiner et à s’entre-détruire qu’à développer leurs relations pacifiques. J’ai tâché de former entre eux des arrangements de nature à les unir par les liens mutuels de la dépendance commerciale, et, je l’espère, de la paix dans l’avenir.
Il y a ceci de particulier dans l’industrie française, et qui nous permet de prévoir les avantages et les bienfaits de la liberté commerciale pour les deux nations, c’est que, dans ce pays de France qui par son organisation est peut-être un des pays les plus démocratiques du monde, les travailleurs sont employés en très grande partie à manufacturer des articles de luxe, adaptés surtout à la consommation des riches et des familles aristocratiques, comme il y en a tant en Angleterre ; d’un autre côté, dans notre pays, qui est un des peuples les plus aristocratiques, l’industrie s’occupe principalement de manufacturer des produits destinés à vêtir et à couvrir les grandes masses du peuple. C’est-à-dire que vous avez ainsi en présence deux peuples qui, par les qualités distinctives de leur génie propre, sont admirablement préparés pour un échange mutuel des produits de leur industrie.
Et remarquez les avantages que les masses du peuple français retireront de cet échange : les ouvriers français, en effet, sont bien plus mal vêtus que les ouvriers anglais. Ceux qui, pendant l’hiver, sont allés voyager en France ont pu voir que les ouvriers français portent des blouses bleues légères pendant que les ouvriers anglais sont couverts de vêtement de laine bien plus chauds et plus confortables. C’est-à-dire que, par analogie, les ouvriers français sont par rapport à leurs vêtements, dans la situation où étaient les ouvriers anglais avant l’abolition du monopole des lois-céréales en 1846. Eh bien, de même que le libre-échange a permis à nos ouvriers de mieux se nourrir, il permettra aux ouvriers français de mieux se vêtir ; d’abord parce que nos manufactures pourront expédier en France beaucoup de produits, ensuite parce que les manufactures françaises elles-mêmes seront stimulées par la concurrence des nôtres.
Et, de notre côté, nous recueillerons aussi des avantages du traité. Remarquez que dans l’appréciation de nos avantages je fais entrer surtout en ligne de compte les produits que nous importerons plutôt que ceux que nous pourrons exporter. Car c’est là, il ne faut pas l’oublier, le grand avantage du libre-échange, c’est de permettre à un peuple de recevoir de l’étranger beaucoup d’importations. »
Voici maintenant des extraits d’un discours de M. Bright, prononcé à la Chambre des Communes, en l’année 1859 : « Vis-à-vis de la France, je voudrais que nous nous débarrassions de nos traditions anciennes de défiance, d’hostilité et de luttes sanglantes, pour nous inspirer de sentiments honnêtes, droits et fraternels. Je voudrais que le gouvernement s’adressât avec franchise au gouvernement français pour un traité de commerce qui serait accueilli avec enthousiasme en Angleterre et marquerait le commencement d’une ère nouvelle pour l’Europe.
Je dirai au gouvernement français : « Nous sommes séparés à peine par une distance de vingt kilomètres, notre commerce actuel n’est rien en comparaison de ce qu’il devrait être, d’après la population des deux pays, l’accroissement de leur puissance productive et de leurs richesses. Brisons les barrières qui nous séparent et qui entravent nos relations. Par exemple, l’Angleterre a maintenu des droits élevés sur l’un des produits les plus considérables de la France, sur les vins légers qu’elle produit ; il est urgent de les abaisser, et ainsi les monopoles français seront obligés de s’incliner en présence de ce fait considérable : trente millions de clients anglais pour l’achat des vins de France.
Dans ces conditions, en agissant avec loyauté, sans finasserie diplomatique, un traité serait possible, et ce serait là un des événements les plus glorieux à noter dans l’histoire. Sans doute, ce qui brille le plus dans l’histoire, c’est le sang, c’est ce qui attire l’œil des hommes plus que les réformes bienfaisantes. Mais la gloire de celles-ci est plus durable, et de cette gloire, le gouvernement peut l’obtenir. »
X… — Je vous ai écouté avec une grande attention, et je vous avoue que j’admire le langage si honnête et si éloquent de ces deux hommes remarquables ; ces citations me suffisent, et la prétendue objection de l’antagonisme entre l’Angleterre et la France est complètement détruite dans mon esprit ; reste la troisième et dernière objection que vous m’avez signalée, nous en parlerons dans un prochain entretien.
Histoire d’une révolution pacifique (29 août 1882)
Il ne me reste plus, disais-je à X… en repassant notre entretien, qu’à examiner la troisième objection des protectionnistes, que je vous ai déjà signalée et que je dois vous rappeler, à savoir que les Anglais ont fait de la protection à outrance pendant plus de deux cents ans jusqu’au moment où, devenus les plus forts, ils ont adopté le libre-échange et appelé les autres peuples à une lutte dans laquelle ils étaient sûrs du triomphe.
C’est là, remarquez-le bien, l’argument principal des monopoleurs, c’est celui qu’ils invoquent en toute occasion, et M. Pouyer-Quertier le reproduisait naguère dans une réunion de protectionnistes en ces termes : « L’Angleterre qui, aujourd’hui, est devenue la plus forte, nous propose les bienfaits du libre-échange, et nous dit : ‘Luttons, nous sommes dix contre un.’ » Eh bien ! après les explications que je vous ai déjà fournies, je n’ai pas besoin, je crois, d’insister longuement pour faire justice d’une pareille objection. Cependant, je veux ici encore, mettre sous vos yeux les pièces mêmes à conviction, et vous citer des discours de Cobden, alors qu’il était le chef de la Ligue du libre-échange.
Il disait : « Nous ne sommes pas des hommes de parti, ni politiciens, nous ne somme ni Whigs, ni Torys, le seul but que nous poursuivons, c’est l’abolition du monopole, et notamment de la loi-céréale qui est la clef de voûte de l’édifice protectionniste. Nous voulons abolir une taxe qui est une dîme véritable au profit d’une classe, la classe aristocratique, au détriment de la masse du peuple.
Si je n’étais pas convaincu, ajoutait-il, qu’un grand principe de moralité et de justice se rattache à cette question, qu’il s’agit là d’une des plus grandes révolutions sociales du monde entier, je ne serais pas sorti de mon obscurité pour prendre part à cette agitation.
Le libre-échange ! Que veut dire ce mot ? Il ne signifie rien moins que la chute des barrières qui séparent les peuples ; ces barrières, derrière lesquelles ont germé ces sentiments d’orgueil, de haines, de jalousies internationales, qui depuis si longtemps ont fait des peuples des ennemis et fait verser des torrents de sang ; ces funestes sentiments qui nourrissent le poison de la guerre et de la conquête ; qui font croire que, sans conquêtes, le commerce est impossible ; qui entretiennent l’amour de la domination et de la conquête des colonies, source de ces luttes dans lesquelles les armées anglaises vont répandre la dévastation et la ruine dans les autres pays, en même temps que les libertés à l’intérieur sont opprimées, et que le peuple est écrasé de taxes.
Libre-échange, cela veut dire que l’on peut vendre le plus cher possible, acheter au meilleur marché possible — c’est la politique du bon sens et de la justice —, si bien qu’il n’y a pas un écrivain de quelque valeur qui conteste la vérité de notre doctrine. De même, les hommes d’État reconnaissent que nous avons raison en principe, seulement ils refusent de mettre leur pratique d’accord avec ces principes, leurs actes avec leurs paroles. C’est-à-dire que nous sommes d’accord avec nos idées, et qu’eux sont inconséquents et malhonnêtes : voilà la différence unique qui existe entre nous. »
X… — Ces citations me suffisent et je suis pleinement édifié sur la valeur des arguments des défenseurs du monopole. Pour mettre en avant de pareilles raisons, il faut que les protectionnistes soient bien ignorants ou bien audacieux. Ce que je remarque, en effet, c’est que ce n’est pas la même classe du peuple anglais qui a substitué le libre-échange à la protection.
Je vois en présence deux classes du peuple, je pourrais dire deux peuples : la démocratie et l’aristocratie, le premier luttant pour reconquérir ses droits, ses libertés insolemment confisquées par les aristocrates privilégiés.
Je vois une législation faite de privilèges, parmi lesquels le plus odieux de tous, un privilège sur la nourriture du peuple, une taxe infâme qui est une cause de misère et de mort pour les masses ouvrières, et je vois là l’origine du libre-échange et de la proclamation de ce grand principe, grâce aux efforts et aux luttes de la démocratie anglaise.
Ce n’est donc pas l’Angleterre du monopole qui a fait le libre-échange ; en outre, ce n’est pas pour imposer ses produits à l’étranger par la force que la démocratie anglaise a fait cette révolution puisque, comme l’histoire le prouve, le but du libre-échange a été de donner du pain au peuple anglais, et qu’aucune condition de réciprocité n’a été stipulée, en sorte que l’Angleterre a brisé ses barrières de douanes en 1846, en faisant ce qu’on peut appeler du libre-échange unilatéral. À tous les points de vue, je constate la pauvreté de raisonnement des monopoleurs, et je crois que leurs objections ne méritent pas d’arrêter un instant l’attention des hommes sérieux et véritablement pratiques.
Moi. — Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, et je crois qu’il suffit de faire connaître l’histoire vraie du mouvement libre-échangiste anglais pour que votre opinion soit partagée par tout homme que n’aveuglent ni l’égoïsme ni les préjugés, et qui ne se contente pas d’une histoire écrite par les Loriquet du monopole.
Bourgeoisie et peuple (18 novembre 1882)
Au cours de la réunion dans laquelle M. Clemenceau, le député de Paris, rendait dernièrement compte de son mandat, il paraît qu’un électeur, l’interrompant au milieu de ses explications sur l’affaire de Montceau-les-Mines, lui aurait dit : « c’est la faute de la bourgeoisie. »
Il est regrettable que M. Clemenceau ne se soit pas arrêté à l’interruption pour y répondre. Il eût dû demander à cet électeur ce qu’il entendait par la bourgeoisie, et où se trouve la ligne de démarcation entre le bourgeois et l’homme du peuple, à quel signe on les distingue l’un de l’autre. Je ne crains pas de dire qu’une réponse nette et précise était absolument impossible.
Cependant, dira-t-on, quoi de plus aisé à établir que la distinction, et l’interrupteur n’était-il pas fondé à dire que ce qui distingue le bourgeois, c’est qu’il est en possession du capital, c’est que seul il détient les instruments nécessaires au travail ? Eh bien, cette prétendue distinction n’en est pas une, et M. Clemenceau était en droit de répliquer : Vous vous trompez, le capital n’est pas, comme vous le croyez, la propriété exclusive de ce que vous appelez la bourgeoisie, et il n’y a pas un ouvrier au monde qui ne soit, à un degré quelconque, un capitaliste.
Le capital, en effet, est une accumulation de services qui est le fruit d’un travail ancien, et l’ouvrier qui possède une scie, un ciseau, un outil quelconque, possède un capital ; en outre, les connaissances acquises pendant l’apprentissage constituent également un capital, car elles aident puissamment l’ouvrier, en rendant son travail actuel plus productif ; enfin, les bonnes habitudes qui sont le fruit de l’éducation, l’amour du travail, l’ordre, l’économie, la tempérance, constituent aussi, au sens rigoureux et exact du mot, un capital, puisqu’elles contribuent au développement actuel de la richesse. Il n’y a donc, parmi les citoyens d’une démocratie, que des degrés différents dans l’échelle des fortunes, ce qui n’est pas suffisant pour constituer des classes différentes.
Voilà les éléments dont se compose le capital, voilà son origine et sa nature intime.
Il est le fruit d’un travail ancien, il féconde le travail actuel en le rendant plus productif. Apparemment, il n’est pas indifférent pour un travailleur d’avoir ou de n’avoir pas de charrue, de marteaux, de ciseaux, d’outils en un mot ; d’avoir fait ou non un apprentissage ; d’avoir pris ou non de bonnes habitudes par suite de l’éducation reçue au sein de la famille.
Dès lors qu’est-ce que cette prétendue distinction entre la bourgeoisie et le peuple, entre le capitaliste et l’ouvrier ? Des mots, rien que des mots, et malheureusement, avec ces mots qu’une tradition absurde a maintenus dans le langage courant, un déplorable antagonisme entre le capital et le travail, et à l’horizon la menace terrible d’une véritable guerre sociale.
Les travailleurs veulent lutter contre le tyran capital : mais d’abord, pourquoi ce nom de travailleurs exclusivement réservé aux ouvriers, à ceux qui accomplissent l’œuvre manuelle dans la production ? Est-ce que le fabricant, le commerçant, le professeur, l’avocat, le médecin, le magistrat, ne sont pas aussi des travailleurs ? Est-ce que le travail si pénible de la pensée, le rude labeur intellectuel n’est pas un travail aussi ? Est-ce que le bon sens ne proteste pas contre la prétention de ce qu’on appelle le parti ouvrier de vouloir se réserver le monopole du travail ?
Qu’on le sache bien, les monopoles sont mauvais et injustes, quels qu’ils soient, et tout homme qui met en œuvre ses facultés a droit à ce noble titre de travailleur.
Quelle n’est donc pas l’erreur de ceux qui, constituant ce qu’ils appellent le quatrième état, veulent résoudre la question sociale seuls et sans le secours de ceux qui ne sont pas des ouvriers. Tous les travailleurs n’ont-ils pas le droit d’étudier et d’essayer de résoudre la question du travail, et le capital lui-même n’est-il pas le fruit d’un travail économisé ?
Eh quoi ! voici un ouvrier intelligent et habile qui, à force d’épargnes, d’économies, est parvenu à se faire entrepreneur, et voilà qu’à partir de ce moment il est entré dans la classe maudite des capitalistes, et l’exercice des plus difficiles et des plus rares vertus ne lui procure d’autre résultat que d’être exclu des délibérations des ouvriers sur la question sociale ?
Qu’on y réfléchisse bien, il n’a dans ce déplorable antagonisme qu’on essaie d’élever entre le capital et le travail, qu’une accumulation d’erreurs et de sophismes, et toutes ces ténèbres se dissipent à la lumière de la science économique.
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