Extraits de Pax Economica, recueil de textes d’Henri Lambert, paru en 1921 à Paris chez Félix Alcan, avec comme sous-titre : La liberté des échanges internationaux fondement nécessaire et suffisant de la paix universelle et permanente.
Henri Lambert fut un entrepreneur belge, engagé dans la Ligue du Libre-Échange aux côtés d’Yves Guyot, directeur du Journal des Économistes. Ce qui est remarquable chez lui, c’est qu’il s’inscrit pleinement dans la continuité des pères fondateurs du XIXe siècle depuis le Censeur Européen : Dunoyer, Cobden, Bastiat, Baudrillart, Molinari, Passy. Tous étaient animés de la conviction que le libre-échange est le fondement naturel de la paix : « Cobden a dit : Free Trade is the best peace-maker. (Le Libre-échange est le meilleur des moyens de pacification.) Il est permis d’affirmer : Le Libre-échange est le seul moyen efficace de pacifier les peuples », écrit Lambert. A la veille de la Grande Guerre, en avril 1913, il écrit également : « Je dénonce le protectionnisme comme étant la cause principale et profonde du grand conflit qui menace la paix du monde : le protectionnisme, doctrine et système d’ignorance et d’erreur, de spoliation, de banditisme économique entre citoyens d’un même pays, d’exclusion et d’isolement des peuples, de régression économique, morale et sociale, fauteur de jalousies et de haines entre les nations : autant de crimes humains contre l’humanité, criant vengeance au Ciel ! ». Après la guerre il récidive avec la publication de ses textes de combat pour la paix dans Pax Economica, dont voici quelques extraits. (Lire ici un article de son biographe, l’historien Jean-Louis Van Belle).
Sommaire
Préface et Introduction
Livre I. La Question européenne en l’année 1913, et sa solution économique. — Exposé à Sir Edward Grey (1913).
Livre II La cause et la solution économiques de la Crise européenne (1915).
Je fais hommage de cette étude à Yves Guyot, l’illustre économiste et le vaillant propagandiste de la vérité libre-échangiste,
A la thèse exposée au cours des divers articles réunis en ce livre, il a été reproché de présenter le libre-échange comme moyen certain, mais unique, d’établir la paix universelle et permanente.
Le problème, a-t-on dit, est moins simple; son règlement est plus complexe et plus divers…
L’échec de la conférence de la paix, — laquelle, pour donner la sécurité aux nations, a sans doute eu recours à toutes les méthodes, à tous les moyens, à l’exception, toutefois, de celui que nous préconisons, — nous paraît avoir apporté, bien que par voie négative, la confirmation pratique de notre thèse, que pouvaient réclamer les réalistes de la politique, trop dédaigneux des « théories ».
Le moment est venu, pensons-nous, d’exposer à nouveau la solution libre-échangiste du problème de la paix, à l’intention des hommes qui, dans l’examen des questions, quelles qu’elles soient, réservent leur estime et leur préférence à l’argumentation rationnelle, sans préjudice à la considération des faits.
Ce n’est, certes, ni le sentiment de la gravité de leur tâche, ni le désir de bien faire, qui manquèrent aux personnalités réunies à Paris en 1919 pour régler les destinées internatiojiales et instaurer la paix durable. Mais ces hommes étaient des politiques, soucieux avant tout des intérêts spéciaux des peuples dont ils tenaient leurs mandats et préoccupés, par habitude d’esprit, de solutions répondant à l’opportunisme.
Sans doute, quelques-uns se fussent volontiers haussés jusqu’à traiter le problème selon les intérêts généraux de l’humanité. Ils ne se refusaient pas à envisager un progrès libre-échangiste. Mais ils ne paraissent pas avoir possédé à un degré suffisant la faculté synthétique qui leur eût permis de remonter au principe même de la question internationale, pour en déduire avec une logique triomphante la seule solution définitive qu’elle comporte.
Sur la route de Thèbes, un sphinx proposait aux passants de mortelles énigmes. A l’humanité, qui péniblement s’achemine vers un ordre nouveau, le Destin pose simultanément aujourd’hui deux problèmes redoutables : la question des rapports sociaux et celle des rapports internationaux. La seconde est, sans contredit, la plus urgente, si elle n’est pas aussi la plus grave.
Pour résoudre la question de la paix universelle et permanente, Platon eût suggéré d’assembler des princes qui fussent des philosophes. On objectera qu’il faudrait les trouver… Toujours est-il que les peuples n’avaient envoyé à Paris que des hommes d’Etat et des diplomates. Leur œuvre est calamiteuse.
Il reste que, s’il était temps encore de réparer les erreurs des politiques et de conjurer la menace d’une « finis Europae », la seule chance d’y réussir serait de faire appel aux philosophes. Et tel est le dessein de l’auteur de ce livre.
H. L.
Charleroi, mars 1920.
ARGUMENT GÉNÉRAL DE PAX ECONOMICA
La guerre a toujours eu et aura, de plus en plus, pour motif et dessein principaux, les conquêtes territoriales, l’élargissement des frontières, l’extension de domination, l’accroissement de puissance. Elle ne disparaîtra que par l’élimination de sa cause : désir et besoin, qu’ont actuellement les peuples d’agrandir leurs territoires et leur puissance. Pareille élimination ne se conçoit que moyennant l’ouverture, immédiate ou graduelle, du monde aux libres communications et relations des humains. Les peuples n’auront, dès lors, plus de raison de se conquérir les territoires les uns aux autres ni, par suite, de vouloir s’assujettir et se dominer mutuellement, l’échange des services — dont naîtront la justice et, graduellement, la confiance et l’amitié — se substituera à la force dans les rapports des peuples et la « puissance » deviendra inutile.
Tel est le processus, naturel et nécessaire, de l’instauration de la paix parmi les nations.
Les relations économiques des hommes étant, de par la nature des choses, leurs relations fondamentales, et la liberté de ces rapports entrainant nécessairement celle de tous autres rapports, il s’ensuit que le libre-échange est le fondement naturel de la paix.
PREFACE DE LA PREMIERE EDITION ANGLAISE
New York, juin 1917.
VÉRITÉ, JUSTICE !
Trois années d’une guerre plus ruineuse, plus meurtrière, plus hideuse que l’imagination des hommes n’eût pu la concevoir, la durée inattendue et la constante aggravation de la crise la plus périlleuse que le monde puisse jamais avoir à affronter, la menace, dès maintenant imminente, d’un écroulement de la civilisation, dont plusieurs symptômes graves déjà s’aperçoivent, ne paraissent pas, jusqu’ici, avoir inspiré aux gouvernements, aux hommes d’Etat, ni aux penseurs, la conception d’un arrangement susceptible d’être qualifié, par des esprits civilisés et avertis, de « solution » de la question internationale.
Parmi nos contemporains, bien peu encore semblent se rendre compte que la force ne peut pas plus « résoudre » les problèmes internationaux que les autres problèmes, ne peut donner au monde plus de sécurité dans l’avenir qu’elle ne lui en a donné dans le passé, ne peut pas établir une paix digne d’être vécue, ne peut sauver la civilisation : que pareils résultats ne seront obtenus que par la justice et la moralité dans les relations internationales.
Beaucoup parlent, il est vrai, de « justice internationale ». Mais ces mots n’ont guère de signification s’ils n’évoquent l’idée de vérité internationale. Bien que la vérité soit toujours la justice, et que les deux soient inséparables, il arrive fréquemment que ce que nous appelons et imaginons être la justice ne soit pas la vérité.
La découverte de la vérité internationale doit se dégager d’un exposé exact des faits, dont dérivera la formation d’une théorie juste. L’avènement de la justice internationale, et de la paix durable, ne peut être attendu que de la formulation et mise en pratique d’une proposition répondant aux faits et à la théorie.
Nous avons pleine confiance d’offrir pareille proposition à nos contemporains au cours de l’étude suivante. Nous n’y exposons pas des idées nouvelles; car, au cours de plusieurs années, dès avant la déclaration de la guerre, nous n’avons cessé de prétendre, partout où nous l’avons pu, que, seule, une entente procédant d’un principe de liberté et d’équité appliqué aux relations économiques des peuples — qui sont leurs relations fondamentales — pourrait éviter à l’humanité la catastrophe d’une conflagration européenne. Dès les premiers jours de la guerre, nous avons affirmé que, seule, une « Pax Economica » pouvait être une paix permanente et que, sans doute, aucun autre règlement n’offrirait de moyen ni d’espoir de mettre fin à l’extermination et à la ruine mutuelles des peuples.
A mesure que se déroulent les événements, il devient visible, et sans doute le deviendra-t-il de plus en plus, qu’il n’existe aucun autre moyen de salut. Entre les nations, la situation a pris de tels aspects, avec des circonstances et conséquences de telle gravité, qu’il apparaît impossible aux belligérants, de l’un comme de l’autre parti, de se soumettre, même s’ils le désiraient, à la volonté et à la puissance de l’ennemi. Mais, il reste heureusement possible, aux deux partis, de se « rendre » à un principe.
Ce principe, c’est que la liberté, l’équité, l’égalité dans les relations, intérêts et possibilités économiques des peuples sont la base naturelle et nécessaire de l’harmonie, de la sécurité et de la paix internationales. L’Europe et le monde ne peuvent être sauvés que par une capitulation inconditionnelle de toutes les nations à cette grande vérité morale, vérité internationale fondamentale.
Il reste à savoir si la nécessité de procéder de ce principe et de cette vérité, pour toute étude utile et féconde du problème de la paix, sera reconnue avant l’épuisement du « réservoir de matériel humain » et de la richesse laborieusement accumulée des peuples : avant aussi que soit compromis, pour des siècles peut-être, l’avenir de l’humanité.
On ne pourrait certes attribuer à un manque d’efforts de notre part que cette nécessité restât méconnue. Mais, il n’est pas en notre pouvoir d’assurer à nos idées les appuis désirables, ni des concours efficaces à nos efforts : nous ne pouvons que les mériter. Que professeurs, hommes politiques, clergymen, pacifistes, hommes d’affaires, qui, en particulier, nous déclarent être d’accord avec nos idées, persistent dans leur ignorance plus ou moins systématique de l’aspect fondamental du problème international! Libre à eux, nonobstant les circonstances tragiques de l’heure, de préférer ne point s’exprimer au sujet de la condition première de la solution d’une crise qui affecte l’humanité entière et menace la civilisation même (1). Accomplissant notre devoir, nous continuerons à montrer, le mieux que nous pourrons, ce qui nous apparaît clairement comme le seul moyen de salut. Avec toute la modestie qui convient, mais pleinement conscient de la grandeur de la tâche entreprise, nous nous inspirerons à l’avenir, comme nous l’avons fait dans le passé, de la devise du grand Taciturne : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
H.L.
INTRODUCTION A LA TROISIEME EDITION ANGLAISE
New York, Octobre 1918.
A LA VEILLE DE L’ARMISTICE :
SI VIS PACEM, PARA PACEM !
Le contenu de ce livre, écrit en grande partie pendant la guerre, forme la suite d’un exposé de vues dont le début date de plusieurs années avant le déchaînement du conflit mondial. Il traite du règlement du problème international par une voie scientifique.
L’auteur n’a pas cessé durant le cours des événements de professer l’opinion que, pour l’avenir de l’humanité, une telle solution de la crise internationale serait préférable à un règlement par la force. Celui-ci, cependant, ne pouvait être évité que si le peuple allemand avait ouvert à temps les yeux et l’esprit à la lumière de la vérité. Obtenir ce résultat, fut le but constant de l’auteur.
La nation allemande perdit probablement la dernière, et certainement la meilleure occasion d’accepter la lumière et la vérité, de s’épargner l’ultime désastre, et de réparer, au moins en partie, le mal qu’elle a fait a l’humanité, lorsqu’au mois de mars 1918, elle se décida à une nouvelle offensive. Si, à ce moment, les Allemands avaient adopté, sur les terrains diplomatique et militaire, une stratégie défensive; s’ils avaient renoncé formellement à toute annexion, en même temps qu’ils eussent présenté une proposition de paix libre-échangiste (impliquant révision des traités de Brest-Litovsk et de Bucarest); s’ils avaient expliqué au monde, par cette attitude, la raison véritable et inavouée de leur guerre, mettant ainsi l’humanité en présence de l’unique, mais puissant argument en leur faveur (1), leur action eût entraîné, en peu de mois, un accord général et la conclusion d’une « paix économique » — seule paix fondamentalement satisfaisante, pour eux, et pour tous.
A ce moment, si grave, de leur histoire, les Allemands, acceptant presque unanimement le mot d’ordre de leurs chefs militaires, préférèrent de nouveau à une paix de vérité et de justice le « règlement par le glaive » et la « solution par la victoire ». Leur vœu, selon toute apparence, va se trouver plus qu’accompli! Ce peuple aura vraisemblablement le loisir prolongé de méditer sur les deux aspects de la « paix par la force » !
Aucun homme d’Etat, quelque peu digne de ce nom, — en était-il en Allemagne? — n’eût dû se montrer inapte à comprendre, dès le début de 1918, que seule une capitulation politique, acceptant les « quatorze articles » du Président Wilson, énoncés dès le 8 janvier, pouvait éviter, si non une reddition militaire imminente, du moins l’ultime effondrement national. Paris étant supposé pris, ainsi que les nations anglaise et américaine battues sur terre et sur mer, la caste des « maîtres de l’Allemagne » (selon l’expression wilsonienne), pour maintenir sa domination sur le monde et accomplir ses visées impérialistes, eût été obligée de recourir à des mesures si brutales et si cruelles, que le peuple allemand, lui-même, eût fini par se révolter, prenant parti pour l’humanité martyrisée. L’oppression, l’exploitation, avec ses profits illégitimes, la ruée des appétits et la soif de jouissance qui s’en suivent, sont des agents fatals de corruption et de dislocation. Les chefs militaires, les « Junkers », les industriels et les professeurs allemands pouvaient-ils espérer tenir tête pendant longtemps à un monde d’ennemis, extérieurs d’abord, intérieurs plus tard ?
L’étonnante impéritie de ces dirigeants ne trouve d’équivalent que dans la crédulité de l’étranger, avant la guerre. On y acceptait, presqu’unanimement, le dogme de l’habileté et de la supériorité des méthodes allemandes, — la plupart des « maîtres de la pensée », des « grands hommes d’affaires », des « grands politiques », de tous pays, en tête de la foule des thuriféraires. Et ce ne fut certes pas un facteur négligeable dans le développement de la suffisance, de la vanité et de la sottise germaniques. À présent, ces anciens « pro-allemands », admirateurs et aspirants-émules des « politiciens réalistes » et autres « surhommes » d’Allemagne, éprouvant le besoin de faire oublier et de venger leur propre sottise, veulent l’anéantissement de l’objet de leurs dévotions passées. Ils exigent la continuation de la guerre, quels que soient les nouveaux flots de sang à répandre par nos peuples.
L’Europe attend ce coup de grâce. Entretemps, il n’est peut-être pas sans utilité d’observer que les vainqueurs ne paraissent pas avoir tiré plus d’enseignements de la guerre que ne l’ont fait leurs adversaires, et de faire ressortir les difficultés qui résulteront probablement de ce fait. Aucun homme d’Etat dans les « démocraties alliées » d’Europe ne semble encore disposé à reconnaître qu’il est moins important, au point de vue de l’avenir, de priver l’ennemi de puissance militaire que de supprimer ses raisons de désirer pareille puissance; que l’occupation de forteresses et les saisies de flottes de guerre (opérations probablement préparatoires de vastes projets d’annexion), ne pourront garantir la bonne foi durable de l’ennemi; que la « justice impartiale » entre les peuples est et devra rester à jamais leur seule « défense stratégique » sûre; qu’il y a un idéal plus haut, et plus raisonnable, que la « moralisation de la guerre », à savoir, la moralisation de la paix : en un mot, que le temps est venu pour les démocraties (si elles veulent conjurer les terribles périls sociaux et internationaux qui, dès aujourd’hui, se profilent sur l’avenir) de substituer au vieil adage impérialiste : si vis pacem para bellum, le seul précepte vrai et efficace : si vis pacem, para pacem.
La « paix démocratique » des vainqueurs sera-t-elle basée sur la vérité et la justice économiques? S’agira-t-il d’une paix économique, c’est-à-dire d’un règlement naturel, et conséquemment permanent, de l’éternel problème de la concorde entre les peuples? Ou, sera-ce un simple raccommodage international, consistant surtout en « organisations », (( institutions » et autres combinaisons politiques, c’est-à-dire un arrangement artificiel, superficiel et précaire, qui, en réalité, ne constituerait pas plus une paix démocratique qu’une démocratie politique ne peut, elle-même, être une démocratie vraie si elle n’est pas foncièrement une démocratie économique ? Telle est la question vraiment importante de l’heure, dont dépendront non seulement la possibilité pour les générations actuelles de guérir leurs blessures et recouvrer leur force, mais aussi, et par-dessus tout, le bien-être général des jeunes démocraties, le succès du nouvel ordre du monde, et la destinée de nombreuses générations à venir.
L’auteur se décide à une publication nouvelle de ses idées sur cette question, telles qu’il les a formulées sous l’impression persistante que la reconstitution du monde ne pourrait être une œuvre de force, mais devrait être une œuvre de science, de sagesse et de justice — ou qu’elle ne serait pas. Indubitablement, le cours actuel des événements fera censurer plus d’une de ses vues, soit comme « réactionnaire », soit comme « révolutionnaire », ou comme « théorique ». Le développement d’un avenir qui se manifestera dans la situation intérieure des peuples et leurs relations extérieures, et s’exprimera par le futur statut social et international de l’humanité, éclairera l’historien à ce sujet. Il permettra à celui-ci de se prononcer et peut-être de dire que dans le projet d’une PAX ECONOM1CA se rencontraient des idées de progrès et que toute cette « théorie » contenait plus de vérités que d’erreurs.
Le résultat visé par cette publication est cependant plus vaste et plus ambitieux. Il sera bon, il sera même indispensable, pour l’instruction et le bien-être des générations à venir, que la vérité des faits, quant à la cause originelle du conflit mondial, ait été et reste consignée par un contemporain. Le soussigné n’est que trop bien informé, par l’expérience de ces quatre dernières années, que la plupart des écrivains du jour — tant en Amérique qu’en Europe — préféreraient laisser dans l’ombre le fait capital, à savoir : que si le monde a été délibérément précipité dans la guerre par les dirigeants d’un seul peuple, il n’en est pas moins vrai que tous les peuples — en tous cas, tous les grands peuples, à des degrés divers — portent la responsabilité de conditions économiques internationales qui, tôt ou tard, devaient aboutir à la catastrophe. Certes, parmi ces écrivains, beaucoup manquent du discernement nécessaire, leur cas étant, pour tout ce qui concerne la guerre, celui des écrivains allemands : le parti pris de leur esprit ne leur permet pas de prendre une vue vraiment morale de la question; d’autres trouvent sans doute effrayant de penser que le verdict de l’avenir pourrait être que la catastrophe eut pour cause originelle une profonde ignorance économique, avec un sens insuffisant de la justice, chez les dirigeants de tous les peuples. Le dessein de l’auteur de ce livre est d’exposer les faits, de proclamer la vérité, afin d’empêcher, s’il le peut, une fausse interprétation de grands événements historiques, ainsi que la répétition, par les générations futures, de nos honteuses et tragiques erreurs.
H. L.
LA QUESTION EUROPEENNE EN L’ANNEE 1913, ET SA SOLUTION ECONOMIQUE. — EXPOSÉ A SIR EDWARD GREY.
« Je dénonce le protectionnisme comme étant la cause principale et profonde du grand conflit qui menace la paix du monde : le protectionnisme, doctrine et système d’ignorance et d’erreur, de spoliation, de banditisme économique entre citoyens d’un même pays, d’exclusion et d’isolement des peuples, de régression économique, morale et sociale, fauteur de jalousies et de haines entre les nations : autant de crimes humains contre l’humanité, criant vengeance au Ciel ! »
Avril 1913.
LA QUESTION EUROPEENNE EN L’ANNEE 1913 ET SA SOLUTION ECONOMIQUE.
Exposé à Sir Edwaed Grey.
Parmi les maux qui frappent les collectivités humaines, l’un des plus redoutables, et le plus redouté : la Guerre, eut de tout temps des origines auxquelles n’étaient pas étrangères l’ignorance par les masses, et la méconnaissance par les dirigeants, de certaines vérités économiques de primordiale importance. La raison, le simple bon sens eussent dû, semble-t-il, suffire à faire éclater, depuis toujours, ces vérités tout élémentaires aux yeux de la plupart des hommes. Hélas ! aujourd’hui encore, il est bien loin d’en être ainsi, même chez les hommes très instruits. Serait-elle vraie cette observation, faite par Voltaire, qu’ « avec les diamants et les perles, le sens commun est, au monde, ce qu’il y a de plus précieux, mais aussi de plus rare » ? Nous nous proposons de montrer que, — plus, sans aucun doute, que pour tout autre cas de guerre dans le passé — de graves et étonnantes erreurs, dans la conception et la pratique de l’économique, seraient à l’origine de l’effroyable cataclysme, qui, désigné d’avance sous le nom de conflagration européenne, menace à l’heure actuelle la plus grande partie de l’humanité civilisée.
Si les efforts pacifistes d’un grand nombre d’intellectuels, ainsi que du prolétariat organisé, n’ont été couronnés jusqu’ici d’aucun succès tangible, la raison en est, selon nous, qu’ils n’ont pas porté sur la cause vraie de l’éventuel conflit. Dans le dernier numéro (25 mars 1913) de la revue pacifiste La Paix par le Droit, M. Charles Richet déclare : « Si quelque chose est bien démontré à présent, c’est que les arguments des pacifistes en faveur de la paix et de l’arbitrage sont insuffisants à transformer le monde. La preuve de leur impuissance est faite. Le bon sens, l’équité, tout ce qu’on peut appeler l’évidence philosophique ou la démonstration scientifique, tout cela n’a aucune valeur persuasive. C’est étrange, invraisemblable, mais c’est ainsi; inclinons-nous devant la triste fatalité… Fata viam inventent. La route qui conduit au progrès n’est pas la démonstration par la raison, mais la démonstration par le malheur ! » Tel est, très net, l’aveu de la faillite du pacifisme idéologique — et… plus ou moins phraséologique. Mais il reste permis de différer d’avis avec M. Charles Richet et les pacifistes, quant à la prétendue impossibilité d’épargner à l’humanité l’enseignement de la Vérité par l’école du malheur.
De tous les efforts pacifistes, les plus inopérants seront toujours ceux qui tendent à impressionner et modifier les sentiments des hommes, afin de réaliser la sécurité internationale par la création d’une atmosphère morale faite d’exécration de la guerre, ou d’amour de la paix : car, les sentiments, — de même que la raison pure, — resteront dominés, opprimés par le soi-disant intérêt collectif appelé (( intérêt national », la conception de celui-ci fût-elle la moins avouable, ou la plus entachée d’erreur. Gémir sur les maux de la guerre et célébrer les bienfaits de la paix n’est que jeu de l’esprit, œuvre de poète, vaine parce que de pur sentimentalisme. Pour éviter ces maux, pour assurer ces bienfaits, pour abolir les guerres et instaurer la Paix, il n’est qu’un moyen : remonter à la cause des antagonismes qui menacent la paix des nations et s’en prendre à cette cause même.
Montrer que celle-ci se trouve principalement dans les circonstances économiques des rapports internationaux; faire mieux connaître et mieux comprendre combien la méconnaissance de certaines grandes vérités économiques, par les dirigeants comme par les dirigés des peuples, est à la fois redoutable pour la sécurité de ceux-ci et préjudiciable à leurs intérêts ; indiquer ensuite comment, par un moyen pratique et rapidement réalisable, on pourrait remédier à la cause économique des dissentiments persistants qui se manifestent entre les grandes nations européennes, en atténuant suffisamment cette cause pour gagner le temps indispensable à sa suppression : tel serait l’effort pacifiste, vraiment opérant, que nous voulons essayer d’entreprendre.
I
Nous proposons à ceux qui nous font l’honneur de nous lire de commencer par considérer la question pacifiste d’un point de vue théorique, qu’ils reconnaîtront bientôt moins spéculatif ou métaphysique qu’il n’aura paru au premier abord.
Les hommes et les sociétés humaines appartiennent à la Nature, dont ils ne sont que parties intégrantes. La vie des hommes en société, les relations des sociétés entre elles, sont soumises à l’ordre naturel des choses : elles ne peuvent se dérouler harmonieusement que si elles se déroulent « naturellement ». L’ordre naturel des choses apparaît aux hommes et se conçoit par eux sous forme de lois naturelles; celles-ci ne se trouvent évidemment inscrites nulle part dans la nature; mais elles sont la traduction et fa ai humaines de l’observai ion des phénomènes naturels et des rapporta qui existent entre eux. Pour être harmonieuses, la vie des hommes en société, les relations des sociétés entre elles, doivent satisfaire aux « lois naturelles ».
Il y a sans doute une loi naturelle générale et synthétique, régissant l’univers dans toute son universalité, et à laquelle doit répondre l’ensemble des phénomènes, dont elle exprime la cause finale. Elle ne pourait être qu’une loi de progrès vouant la matière, par le moyen des propriétés énergétiques qui y sont attachées, à un travail de transformations et d’ascension, lentes mais incessantes et sûres, vers le Vrai, le Beau, le Juste. Il n’est personne qui puisse prétendre concevoir l’ensemble universel comme étant sans but, comme pouvant « être, sans raison d’être ». Il n’est personne qui soit capable de concevoir à l’ensemble des choses et phénomènes un autre but, une autre raison d’être, que l’amélioration, le perfectionnement, le progrès indéfinis vers le Vrai, le Beau, le Juste — et la Félicité. L’ensemble universel, de même que chacune de ses parties, est soumis et doit répondre à cette cause finale.
La loi générale de progrès domine les destinées de l’humanité. Pas de vie harmonieuse des hommes en société, pas de relations harmonieuses des sociétés entre elles, en dehors des conditions permettant à cette Loi des lois d’accomplir ses effets : toute tentative d’y mettre obstacle sera une révolte, un crime contre la Nature même, et deviendra, tôt ou tard, l’objet d’une sanction rectificatrice, automatiquement appliquée, se manifestant sous la forme de ce que nous appellerons un « châtiment ».
Or, le phénomène naturel le plus caractéristique, et la condition la plus indispensable et la plus fondamentale de l’évolution progressive de l’humanité, c’est la division du travail avec l’échange des produits du travail. La suppression de la division du travail et de l’échange marquerait le retour de l’homme à l’état le plus primitif; tout empêchement à leur développement entre les membres d’une collectivité se traduit fatalement par un arrêt ou un ralentissement des améliorations dans l’état économique et moral de l’individu ainsi que dans l’état social de la collectivité. De même, les obstacles à l’accomplissement de ce phénomène naturel entre les individus appartenant aux diverses collectivités humaines, ont pour conséquence le ralentissement ou l’arrêt de leur progression dans l’ordre économique, social et moral. Leur régression vers l’état de barbarie est, dès lors, à craindre. La guerre apparaît comme l’une des sanctions ou l’un des châtiments qui finissent par frapper les nations, lorsque, opposant des obstacles au développement entre elles de la division du travail et de l’échange, elles ont failli à la mission d’accomplissement mutuel des progrès économiques, sociaux et moraux, indéfinis, parallèles et adéquats, que la nature assigne à l’humanité.
La guerre a eu souvent d’autres causes; peut-être pourra-t-elle en avoir encore; mais elle en aura de moins en moins, à mesure des contingences, possibilités et nécessités nouvelles de l’avancement dans la voie de la civilisation.
Que l’on admette, ou non, l’existence et l’action d’une cause finale, il n’en demeure pas moins constant que l’étude de la nature, en vue de l’exploitation du globe, est la condition première, le moyen et la source mêmes des progrès des humains. Le summum de civilisation, joint au maximum du nombre des humains y participant et en bénéficiant, ne pourra correspondre qu’à un maximum uni à un optimum d’exploitation de la Planète. Or, ces maximum et optimum réunis ne seront obtenus que moyennant la division du travail et le libre-échange entre les collectivités humaines qui se partagent la Terre. La division du travail cl le libre-échange internationaux sont donc indispensables à l’accomplissement intégral des destinées de l’Humanité et, comme tels, ils se présentent aux peuples avec tout ce que portent en elles de bienfaisant, de redoutable et d’incoercible, les Fatalités naturelles.
II
Le progrès civilisateur est irrésistible; il n’est que momentanément compressible, parce qu’il est dans les destinées humaines, répondant à l’invincible besoin d’un mieux-être indéfini. Il peut se réaliser ou s’imposer dans la paix ou dans la guerre; par les idées ou par la force. Dans les périodes historiques où l’humanité se montre digne de ses destinées, il s’accomplit par les idées, dans la paix sociale et internationale. Dans les périodes où elle leur sera inférieure, le progrès ne s’arrêtera pas; mais il se réalisera par la violence, dans les soulèvements et les guerres : les peuples supérieurs et forts l’imposeront alors aux peuples en déchéance momentanée ou, simplement, attardés dans de graves erreurs.
Dans les conditions de la guerre moderne, il ne peut y avoir de nation puissante par les armes que celle qui dispose, en même temps, d’une grande puissance économique. Fatalement, une telle nation sera, ou finira par devenir libre-échangiste; en raison de ses besoins et de son pouvoir d’expansion et de pénétration, elle ne pourra pas ne pas le devenir. La force de ses armes, elle la mettra, tôt ou tard, au service du libre-échange; elle exigera la libre entrée chez les autres et, économiquement forte, n’hésitera guère à la consentir, en même temps, chez elle. Cette nation ne tardera pas, en effet, à se rendre compte que l’enrichissement indéfini d’un pays n’est possible que moyennant l’enrichissement des autres pays, qui sont ses clients ou ses fournisseurs : le libre-échange se trouvera introduit par la force, et le progrès sera instauré par la guerre. Mais, au prix de quelles humiliations et de combien de souffrances pour les vaincus
Cette conception, des progrès économiques et politiques transportés et imposés par les armes, paraît brutale, certes, et (( inhumaine ». Mais n’est-elle pas, dans certains cas, conforme aux nécessités de l’évolution progressive de l’humanité ? Lorsque le chancelier von Bethmann-Hollveg déclarait récemment que « les faibles doivent être dominés par les forts », il énonçait une vérité, du moment où ses paroles s’appliquaient aux relations internationales sous le régime actuel du protectionnisme généralisé. Le protectionnisme est un système de régression, de violence, de quasi-barbarie, économiques, morales et sociales : s’il n’est pas vaincu par les idées, il le sera par la force.
Tel est, nous allons le montrer, le dilemme qui se pose à l’Europe en l’année 1913. Les ententes et alliances entre certaines nations, en vue de la constitution d’un équilibre européen — d’autant plus instable, et plus dangereux pour la civilisation, qu’il est plus formidable et plus général — ne pourront pas éviter que se produisent les événements que fait prévoir le dilemme. Ces coalitions ne pourront empêcher qu’une confirmation immédiate et rigoureuse de notre conclusion : le libre-échange européen pourra ne pas se trouver instauré, après une conflagration générale de l’Europe, dont les peuples économiquement les plus avancés ne sortiront peut-être pas victorieux. Ce serait alors à recommencer. L’Europe — si elle se relevait, ce qui reste douteux — se retrouverait, après quelque temps, devant le redoutable dilemme.
III
L’Antiquité civilisée vécut, pendant près de quatre siècles, dominée par les intérêts exclusifs de Rome et soumise à la Pax Romana. Ce furent, dans la suite des temps, alternativement les empereurs d’Allemagne et les rois de France, qui dans les plis de leur manteau portèrent la paix ou la guerre. Vinrent Frédéric II et Napoléon, roi et empereur des batailles. L’humanité contemporaine fait le vœu que Guillaume II mérite devant l’Histoire, le titre d’Empereur de la Paix.
Mais, la Pax Germanica, sous le régime de laquelle l’humanité vit depuis bientôt un demi-siècle, n’a pu et ne pourra jamais être qu’une paix armée, représentant plutôt un formidable armistice ou une veillée générale des armes, auxquels l’Europe entière participe, en s’épuisant en préparatifs d’une destruction des hommes et des choses, d’un anéantissement de civilisation, d’un cataclysme humain, dont l’étendue et l’horreur défient l’imagination. Et, malgré l’abominable perspective, personne ne croit plus à la possibilité, et bientôt n’aura peut-être plus le désir, de conserver pareille « paix ». Un vertige de suicide semble parfois s’être emparé de l’Europe. Faut-il donc désespérer qu’à la Pax Germanica, si précaire, et si lourde aux peuples, puisse succéder immédiatement une paix plus stable et qui leur soit bienfaisante ? Nous ne le croyons pas. Mais ce que nous avons pour but de faire comprendre et admettre, c’est que, si l’effroyable conflagration européenne peut être évitée, ce ne sera que par un grand et rapide progrès des idées et l’établissement d’une paix économique : par la Pax Economica.
L’histoire économique du monde n’a jusqu’ici enregistré aucun fait plus important que l’avènement du libre-échange en Angleterre, à la suite de la campagne mémorable de Cobden contre les droits sur les blés; et il ne pourrait (comme nous le montrerons) se produire au cours du xx° siècle, au point de vue de la paix internationale et du vrai progrès humain, qu’un seul fait plus heureux et plus décisif que le résultat des dernières élections anglaises, qui écartèrent définitivement — ou du moins pour un temps pratiquement indéfini — l’avènement d’un protectionnisme consacrant l’isolement et l’exclusivisme économiques de l’empire britannique. A ces mêmes points de vue, — paix et progrès de l’humanité, — la recrudescence du protectionnisme en France, depuis quelques années, est un fait infiniment regrettable. Les Anglais restent les puissants et magnifiques pionniers de la vraie civilisation.
Quant aux Allemands, dépourvus de colonies, — n’ayant pas eu, comme les autres peuples, l’occasion de prendre par la force leur part des territoires nouveaux, — en possession d’une industrie se développant, comme celle de tous autres pays, trop puissamment pour les besoins intérieurs : justement et légitimement inquiets, et obligés d’ailleurs, de déverser sur les marchés étrangers une partie importante de leur colossale production; quant aux Allemands, disons-nous, l’éventualité de la fédération douanière et de la fermeture des marchés britanniques, jointe à celle de leur exclusion des marchés coloniaux français, leur est, à tort ou à raison, apparue comme une question de vie ou de mort industrielle. Quoique protectionnistes chez eux — en attendant leur inéluctable évolution libre-échangiste — les Allemands désirent la libre entrée ou tout au moins une liberté commerciale étendue dans les domaines coloniaux des autres : ils en vivent et, au besoin, se considéreraient contraints à l’exiger par la force. Tels apparaissent, clairement, la vraie cause et le vrai but des formidables armements de l’Allemagne sur mer ainsi que sur terre, sans oublier ses armements aériens. La politique de la porte ouverte de la part de la Grande-Bretagne est, sans doute, la condition de l’état de paix actuel, — du maintien de la Pax Germanica. La considération du danger de guerre n’est certes pas celle à laquelle ont obéi les électeurs anglais, mais il n’en est pas moins certain que, si l’Europe n’est pas dès maintenant condamnée irrémédiablement à subir les horreurs de la plus effroyable des guerres, c’est à la victoire électorale des free-traders anglais qu’elle le doit.
IV
Les intérêts économiques sont partout, à notre époque, la cause et le but de la politique internationale. Partout où il sévit, le protectionnisme sépare les intérêts, les irrite et les oppose. Le libre-échange tendrait à les réunir, les apaiser, les développer, en les solidarisant. L’enchevêtrement et la solidarité des intérêts économiques internationaux qui résulteront du libre-échange seront seuls susceptibles de former les mailles étroites de l’indestructible filet dont les hommes envelopperont graduellement et par lequel ils réussiront, un jour, à enserrer et contenir définitivement l’hydre de la guerre.
Si les intérêts économiques mal entendus peuvent susciter les causes de discorde les plus virulentes, ils sont, par contre, capables, lorsqu’ils sont bien compris, de nouer les liens d’amitié les plus solides entre les nations. C’est une erreur, funeste, et trop répandue, de penser que le libre-échange ne pourra être que la conséquence finale de la bonne entente entre les peuples; la liberté des échanges, en effet, ne procède pas de la générosité, elle est affaire d’intérêt; et l’on sait que, moins encore entre les nations qu’entre les individus, l’amitié ne détermine les affaires : le libre-échange est la condition préalable sine qua non de la bonne entente internationale.
Les pacifistes paraissent ne pas se rendre suffisamment compte de cette vérité, de primordiale importance. Aussi, est-il fort à craindre que leurs nobles efforts restent inefficaces, ou du moins très insuffisamment opérants. En prêchant l’esprit de conciliation, de concorde, l’honnêteté politique des Etats, la justice internationale, l’arbitrage, le désarmement, les pacifistes ne s’attaquent pas à la cause; ils paraissent ne pas voir que l’esprit belliqueux, les iniquités nationalistes, les querelles internationales, les armements et même les prétendues « inimitiés de races » ne sont, à l’heure actuelle, et tout au moins entre les grands Etats européens, que des effets dont la cause est l’état d’hostilité des intérêts, généralement entretenu par le protectionnisme.
De même les efforts pacifistes du prolétariat organisé pourraient plus utilement se porter contre le protectionnisme que s’employer à la propagande antimilitariste et internationaliste. En effet, pas de désarmement militaire possible, ni même désirable, sans désarmement économique ! En outre, aucune conception n’est plus internationaliste que le libre-échange, — qui est, nécessairement, l’institution réaliste fondamentale de tout internationalisme. A bien des points de vue, légitimement considérés par le prolétariat, la suppression des frontières douanières équivaudrait bientôt à celle des frontières politiques, rendant cette dernière inutile. Les prolétaires ne paraissent guère se douter, au surplus, de ce que le protectionnisme représente d’iniquités et de dommages de la part du capital envers le travail.
Je dénonce le protectionnisme comme étant la cause principale et profonde du grand conflit qui menace la paix du monde : le protectionnisme, doctrine et système d’ignorance et d’erreur, de spoliation et de banditisme économique entre citoyens d’un même pays, d’isolement et d’exclusivisme entre peuples, de régression économique, morale et sociale, fauteur de jalousies et de haines entre les nations : autant de crimes humains contre l’humanité, criant vengeance au Ciel !
Seul, le Libre-Échange, après avoir été l’origine et l’indispensable condition initiale de la concorde internationale, pourra édifier le fondement — formé des intérêts et cimenté par les idées et les sentiments — d’une paix générale définitive, qui sera la « Pax Economica ».
V
Les hommes « positifs », contempteurs des « théoriciens », et affectant de ne s’inspirer que des « faits qu’ils voient », feront sans aucun doute observer que le protectionnisme de la France, de l’Allemagne, des Etats-Unis, ne paraît pas avoir nui à ces nations et les avoir mises en recul. Nous leur répondrons qu’il y a, comme toujours, « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». Ce que les « esprits pratiques » ne voient pas, c’est que, si la France est riche, trop riche, en capitaux disponibles, résultant d’une étroite épargne sur le produit d’une nature exceptionnellement généreuse, elle reste relativement pauvre en entreprises diverses capables d’utiliser et de faire fructifier ces capitaux, entreprises que le protectionnisme ne fait nullement surgir, bien au contraire. Ce qu’ils ne voient pas, c’est encore que, si l’Allemagne témoigne d’une prodigieuse activité économique, c’est malgré son protectionnisme et, en grande partie, à cause de son Zollverein entre 29 états, jadis séparés par des barrières douanières, comptant il y a 50 ans moins de 40 millions d’habitants et aujourd’hui près de 70 millions de grands producteurs et consommateurs libre-échangistes, pleins d’ardeur et de foi en leurs destinées économiques et politiques; ce que les hommes « positifs » ne voient pas, c’est, enfin, en ce qui concerne les États-Unis, que ceux-ci pratiquent également le libre-échange au sein d’une collectivité économique exceptionnellement favorisée par les richesses naturelles et dont la population est sans cesse et rapidement croissante.
La prospérité économique de ces pays n’est, sans doute, qu’un reflet de ce qu’elle deviendrait si, du libre-échange national, ils passaient au libre-échange international.
Au surplus, qui oserait prétendre que la prospérité économique et l’accroissement de richesse, dont certains peuples protectionnistes jouissent, se soient traduits par une amélioration correspondante de la condition de leurs classes prolétariennes et par un état social satisfaisant ? Le protectionnisme, avec ses deux conséquences directes : 1° la cherté de la vie (due, il est vrai, à d’autres causes encore et, entre autres, à la soustraction annuelle, par les dépenses improductives du militarisme, de la formidable somme de huit milliards à l’accroissement du capital productif de l’humanité, ainsi que de quatre millions d’hommes, en pleine force, au travail productif) et 2° l’organisation, inéluctable et quasiment logique, des syndicats, cartels et trusts, poussant cette cherté à ses extrêmes limites possibles et faussant gravement la libre et équitable répartition de richesses (avec les exécrables et désastreuses conséquences qui en résultent dans l’ordre moral), — le protectionnisme, disons-nous, est une des causes principales du socialisme, doctrine erronée, certes, et de régression quant aux moyens de réforme sociale qu’elle préconise, mais protestation justifiée et nécessaire contre les erreurs et abus du capital, — qui ne sont d’ailleurs pas représentés uniquement par le protectionnisme (2). Protectionnisme et militarisme, paupérisme et socialisme, monstrueux enfants de l’erreur et de l’esprit de rapine ou de violence, s’accouplent à leur tour, se réengendrent, s’accroissent, s’enchaînent et traînent, ensemble, l’humanité d’Europe aux abîmes !
VI
Nous avons déclaré entreprendre de montrer comment, par un moyen pratique et rapidement réalisable, il serait possible de remédier à la cause principale des antagonismes internationaux, — c’est-à-dire, au protectionnisme —, en atténuant suffisamment cette cause pour s’assurer le temps indispensable à sa suppression. Nous ajoutons immédiatement que notre solution n’exigerait d’aucun peuple un sacrifice sérieux, ni même réel.
On conçoit l’irritation que font naître la conquête et l’isolement douanier, par une nation, de territoires neufs, et jusque-là ouverts au commerce de tous, d’où désormais les autres nations seront plus ou moins exclues. Mais quel inconvénient y a-t-il à voir une nation exercer la suprématie politique, avec ses charges, sur une contrée restant ouverte au commerce international ?
Le Traité de Berlin a imposé, comme on le sait, à la colonie belge du Congo — alors Etat Indépendant — la liberté commerciale : il semblait indifférent aux signataires de cet acte qu’un Etat et une nation nouvelle st fondassent au centre de l’Afrique, sous les auspices du monarque d’un petit pays, si cet empire, politiquement rattaché à un peuple européen, demeurait ouvert au commerce de toutes les nations. Ne fut-ce pas déjà une preuve que, sous le régime du libre-échange, les jalousies et les antagonismes nationaux disparaissent ?
Pour qu’en Chine, les compétitions — tournant à l’aigre — des grandes puissances d’Occident soient transformées en une coopération étroite aboutissant à la délivrance en commun des légations de Pékin, n’a-t-il pas suffi que s’affirme la volonté manifeste de tous de respecter à l’avenir l’intégrité et l’indépendance économique de l’Empire du Milieu ?
Pour qu’à la Conférence d’Algésiras, l’Allemagne abandonnât à l’égard de la France une attitude rogue et pleine de réserves menaçantes, n’a-t-il pas suffi qu’on lui assurât sincèrement une porte largement ouverte au Maroc ?
Depuis Algésiras, aucun fait diplomatique n’a plus marqué, il faut le reconnaître, un progrès du libre-échange. Mais ne peut-on penser que le problème des Balkans eût été plus facilement résolu si les nations européennes s’étaient mises préalablement d’accord pour exiger la liberté commerciale dans tous les territoires disputés par les alliés balkaniques à la Turquie ? Et si cette liberté commerciale ne s’y pratique pas, les Etats balkaniques vivront-ils longtemps en paix ? Il y a lieu d’en douter. Ne peut-on prévoir, en outre, que les grands problèmes prochains, relatifs à l’Asie Mineure, à la Syrie, à la Perse, à la Chine… ne pourront être résolus dans une paix certaine, et au profit réel des populations intéressées, si le principe de la liberté et de la « porte ouverte » ne préside pas aux négociations ?
Une convention en vue de la liberté commerciale, à réaliser graduellement, en cinq années par exemple, et pour un terme d’un siècle, limitée aux possessions présentes et à venir des grandes nations coloniales apparaîtrait comme un immense progrès et un puissant gage de paix. Elle constituerait le premier pas, probablement décisif, dans la voie du libre-échange entre les métropoles; toutefois, rien ne pressant plus désormais, dans cette voie, les idées y auraient tout le temps nécessaire à leur évolution vers la vérité économique.
VII
Il est une belle et noble nation, qui s’est toujours faite, à travers l’histoire, la promotrice des idées généreuses et fécondes. Sans détenir, peut-être, l’hégémonie de la force, elle n’en est pas moins un des principaux arbitres de la situation politique dans le monde : son pacifisme est un des gages de paix les plus précieux; son évolution vers un nationalisme plus ou moins agressif marque — dos preuves récentes en témoignent — le retour à l’insécurité européenne. La France — pourquoi ne la nommerions-nous pas ? — aurait un rôle superbe à jouer, si elle le voulait, en donnant à la paix universelle le témoignage d’estime tangible et efficace que, seule peut-être parmi les nations, elle peut pratiquement lui donner au moment critique présent.
Parmi les hommes politiques français, parmi les économistes de ce pays et aussi dans les milieux industriels et commerciaux, se développe, sous l’influence des faits, l’idée que les colonies françaises souffrent de l’étroitesse du régime économique douanier qui leur est imposé. A diverses reprises, cette opinion fut exprimée à la Chambre des députés français et un Président du Conseil put affirmer, sans soulever de protestations, ni même de contradiction, que le régime de la « porte ouverte » devrait être appliqué à toutes les colonies françaises, parce qu’il est vraisemblablement la condition même de leur prospérité.
« Toujours, la France a tenu à honneur d’être le laboratoire social au creuset duquel, spontanément, se formulaient les solutions propres à faire progresser l’humanité. Que, graduellement, elle revienne de ses préjugés protectionnistes de l’heure présente, aux saines notions de cette liberté qu’elle n’a cessé d’enseigner au monde; qu’elle continue cette tradition de l’exemple de la liberté qui a fait le plus pur de sa gloire; qu’aux conférences, jusqu’ici impuissantes, de La Haye, elle oppose une Conférence de Paris qui réduirait les « armements économiques », vraie cause de l’accroissement des armements militaires; qu’elle provoque un accord général tendant à ouvrir, graduellement, les colonies de toutes les nations au commerce de toutes… et aux acclamations enthousiastes et reconnaissantes de l’humanité entière, elle aura donné le signal d’un progrès, plus rédempteur encore que ceux de 89 » (3).
VIII
En reconnaissance d’un tel geste de la France, en échange d’une telle concession, n’y aurait-il aucune preuve de bonne volonté, aucun geste, également grand et noble, à attendre de l’Allemagne ? Entre ces deux grands peuples, également satisfaits de gloire militaire, ne subsisterait plus dès lors qu’une question — d’importance, il est vrai — empêchant l’entretien d’une cordialité loyale: celle de l’Alsace-Lorraine. « L’Alsace-Lorraine est allemande », vont s’écrier les pangermanistes, « et il ne peut appartenir aux Français, ni surtout à des Belges, de s’immiscer dans nos affaires intérieures ! » Les colonies françaises ne sont-elles pas françaises, répondrons-nous, et n’avons-nous pas supposé que les Français y eussent admis les Allemands sur un pied d’égalité économique avec les Français eux-mêmes ? Ne peut-on donc concevoir que les pays annexés se trouvent placés bénévolement, généreusement, par la grande nation allemande, sous un régime d’autonomie et de neutralité, leur permettant de choisir leur régime économique, d’exercer librement une politique économique extérieure, avec cette restriction qu’ils ne pourraient accorder de faveurs ni privilèges à aucun des deux grands pays limitrophes, — dont ils deviendraient bientôt ainsi le trait d’union économique, en même temps que « l’Etat tampon » politique ?
« Nous, Alsaciens-Lorrains, écrivait récemment M. La-lance, dernier survivant des députés protestataires au Reichstag, dans le Journal & Alsace-Lorraine, DOUB, Alsaciens-Lorrains, qui avons dans les veines un mélange de sang germain et de sang gaulois, sommes admirablement placés pour cimenter la réconciliation dos Gaulois et des Germains modernes… Ce seront peut-être les Alsaciens Lorrains qui faciliteront tous les contacts. On appellera peut-être, un jour, l’Alsace-Lorraine la bienfaitrice de l’Europe. »
Nous venons d’indiquer, croyons-nous, quels pourraient être la base et le champ d’action propices au déploiement et à la mise en œuvre de tels sentiments, qui honorent M. Lalance et les Alsaciens-Lorrains.
Dans cette question, fait observer, à propos de l’article de M. Lalance, la revue pacifiste, La Paix par le Droit, « le devoir de la France ne peut guère consister qu’en une attitude d’observation bienveillante et ouvertement pacifiste. Le reste ne dépend pas d’elle. La parole est à l’Allemagne ».
Bien au contraire, disons-nous à notre tour, tout dépend, tout peut dépendre de la France! Peut-être la parole n’est-elle pas d’abord à l’Allemagne ! ou la parole est-elle à la France et à l’Allemagne ensemble-Mais, n’insistons pas sur ce point, pour le moment, et bornons-nous à résumer, comme suit, notre proposition de pacification : convention entre toutes les nations du monde de pratiquer le libre-échange colonial pendant un siècle; concession, pour le même laps de temps, d’un régime d’autonomie et de neutralité politiques et économiques à l’Alsace-Lorraine — les droits des nations quant au régime de leurs colonies ainsi que ceux de l’Allemagne quant au régime de l’Alsace-Lorraine, restant, conventionnellement et formellement, réservés pour la suite des temps…
N’y a-t-il pas là un remède efficace, une solution juste et pratique, à l’angoissante et apparemment inextricable situation dans laquelle se trouve l’Europe et, avec elle, l’humanité entière ?
Envoi : S’il est vrai qu’une Loi des lois, régissant tous les phénomènes de l’Univers, ordonne à l’Humanité de progresser; que le développement complet, parallèle et adéquat du progrès humain dans l’ordre économique, social et moral nécessite la division du travail et le libre-échange entre les nations; s’il est vrai que la guerre est l’un des châtiments que la Providence ou la Nature finissent fatalement par infliger aux peuples qui s’écartent des voies d’accomplissement de la Loi des lois; et si, enfin, la conception pacifiste que je viens d’exposer est, comme je le crois, juste et pratique, je la soumets aux hommes d’Etat de bonne volonté, en m’adressant spécialement à celui d’entre eux qui est le mieux placé et qualifié pour en proposer l’examen aux peuples français, allemand et anglais : à l’homme éminent qui a la charge et l’honneur de diriger les affaires extérieures de l’Angleterre : à Sir Edward Grey.
Henri Lambert, industriel à Charleroi (Belgique). Avril 1913.
LA CAUSE ET LA SOLUTION ECONOMIQUES DE LA CRISE EUROPEENNE
Sommaire
1. La condition économique de l’harmonie et de la sécurité; internationales. — 2. L’influence morale du commerce international. — 3. L’égalité des droits substituée au privilège dans les relations économiques internationales. — 4. La cause vraie du conflit européen. — 5. La seule politique prévoyante : vivre et laisser vivre. — 6. La solution du problème européen. — 7. Le cas de la Belgique, de l’Alsace-Lorraine, et des autres nationalités. — 8. Le traitement logique des questions du désarmement et de l’arbitrage international. — 9. Conclusion : une paix naturelle et stable doit être une « Pax Economica ».
Il est à regretter, pour la civilisation, que les grandes nations européennes n’aient pas cherché la sécurité dans la vérité et la justice libre-échangistes, au lieu de vouloir la fonder sur la force, dans les « alliances » et les « ententes ».
Ignorance de la vérité économique, imprudence et imprévoyance politiques, conception insuffisante de la justice internationale, de la part de tous les peuples et de leurs gouvernements, telles sont les causes vraies et profondes du grand phénomène catastrophique qui désole l’Europe et l’humanité.
Novembre 1914.
LA CAUSE ET LA SOLUTION ECONOMIQUES DE LA CRISE EUROPEENNE.
Londres, novembre 1914.
Il est bien difficile de conserver dans les circonstances actuelles cet état d’esprit international qui permettrait d’envisager les questions au point de vue des intérêts généraux de l’Europe, et du Monde, sans se laisser influencer par les passions et préjugés qui s’attachent fatalement aux intérêts particuliers des nations. Une telle disposition de l’esprit est cependant indispensable à l’homme qui, préoccupé de la solution à donner au problème européen, voudrait avoir chance de la concevoir juste et durable. Et elle ne serait pas moins nécessaire à celui qui limiterait ses efforts à la recherche d’un arrangement pacifiste susceptible d’être considéré avec attention et bonne volonté par toutes les parties intéressées.
Le grand phénomène international présent s’est produit à la suite de circonstances occasionnelles touchant à des intérêts de nationalités. Les facteurs psychologiques nationaux y jouèrent un rôle dont l’importance n’est ni contestée ni contestable. Mais les vraies « causes », originelles et profondes, furent d’un caractère beaucoup plus général, intéressant la nature et la force mêmes des choses. Seule une conception pacifiste inspirée de la considération de ces causes, étrangère à la préoccupation des intérêts particuliers des nations, et relevant, par conséquent, de la philosophie plutôt que de la politique, serait susceptible d’offrir, avec les principes théoriques d’un accord humain complet et définitif, le moyen pratique de mettre un terme à l’œuvre de ruine et d’extermination qui menace la civilisation européenne.
Une paix succédera nécessairement à la guerre, mais la paix générale et permanente, que chacune des parties engagées dans le conflit déclare être le suprême résultat à atteindre par cette guerre, ne sera pas l’œuvre de la puissance des armes ou de l’habileté des stratèges, ni, hélas ! du courage des soldats; ces forces ne seront capables que d’imposer une paix temporaire, dans l’assujettissement et l’oppression des vaincus : la Paix — celle digne de ce nom et d’une vraie civilisation — sera l’œuvre de la pensée des hommes qui parviendront à donner des droits mutuels des nations une conception s’accordant avec la justice vraie. La paix générale et permanente sera établie sur la Justice — ou ne sera jamais.
1. La condition économique de l’harmonie et de la sécurité internationales.
La justice vraie dans les rapports internationaux, c’est, avant tout, c’est, fondamentalement, une politique favorable au développement économique de toutes les nations, sans exclusions. Certes, la formation de la richesse n’est pas le but suprême assigné à l’humanité et la prospérité économique d’un peuple ne peut fournir le couronnement de l’édifice de ses progrès; mais elle en fournit le fondement ainsi que l’indispensable structure matérielle, et le droit de tout peuple à consolider et élever sans cesse cet édifice est imprescriptible. L’accroissement du bien-être matériel des peuples étant la condition et le moyen mêmes de leur avancement dans Tordre intellectuel et moral — la civilisation pourrait-elle être le produit de la misère ? — leur droit de se développer économiquement, dans une mesure pleinement correspondante aux richesses de leur sol et à leur capacité d’efforts utiles, est un droit naturel intangible : un droit divin. Or, le développement économique d’une nation est inséparable de la pratique de plus en plus étendue de ses échanges avec les autres nations. L’échange apparaît ainsi comme le fait et le droit essentiels dans les rapports internationaux. Toute entrave politique aux échanges est une atteinte au droit international. La liberté des échanges sera la manifestation tangible et le critérium certain d’un état de justice vraie dans les rapports entre les peuples. Faute de quoi, le droit international — et le pacifisme, qui s’en réclame — continueront à manquer d’un fondement réaliste et solide.
La Paix sera assurée par le Droit lorsque les nations connaîtront et pratiqueront le vrai droit international, caractérisé par la liberté du commerce et susceptible ainsi d’être reconnu par toutes parce que respectueux des intérêts primordiaux de toutes (4). En attendant que le droit international et la justice internationale ne fassent qu’un, l’humanité continuera à ne connaître que des périodes de paix plus ou moins précaire, dépendant nécessairement de la volonté et des intérêts des nations qui posséderont la Force.
Il est à ne pas perdre de vue que, dans les conditions modernes de la guerre, il ne peut y avoir de très puissantes par les armes que les nations disposant d’une grande puissance économique. Or, il est certain que ces nations finiront par vouloir la liberté du commerce. Le progrès est incoercible : faute de s’accomplir normalement, par le moyen des idées, il se réaliserait par la force.
La liberté du commerce international est seule susceptible, au surplus, de donner aux industries la stabilité et la sécurité des débouchés qui leur sont nécessaires et en l’absence desquelles les peuples forts et soucieux de leur avenir ne peuvent, ni ne doivent, consentir à abandonner la conception de la prospérité économique garantie ou protégée par la puissance militaire. Quelqu’objection que l’on puisse faire à cette conception, il n’y a aucun doute que les grandes nations et leurs gouvernements ne consentiront à l’abandonner qu’en présence d’une sécurité économique internationale définitivement établie. Les barrières douanières sont les pires obstacles à l’avènement de la civilisation vraie, qui devra se manifester par la « paix désarmée ». Une telle civilisation et une telle paix ne seront possibles que dans la justice et la sécurité économiques qui résulteront du Libre-échange.
Cobden a dit : « Free Trade is the best peace-maker. » (Le Libre-échange est le meilleur des moyens de pacification.) Il est permis d’affirmer : Le Libre-échange est le seul moyen efficace de pacifier les peuples.
2. L’influence morale du commerce international.
Les pacifistes n’ont pas suffisamment insisté sur cette vérité, de primordiale importance, que les intérêts économiques sont de plus en plus la cause et le but de la politique internationale et que le protectionnisme sépare ces intérêts, les met en opposition, alors que le libre-échange tendrait à les joindre et solidariser.
Pour l’immense majorité des individus, l’harmonie des sentiments doit naître de l’harmonie ou de la solidarité des intérêts; pour l’unanimité d’entre eux, l’harmonie des sentiments ne résiste pas longtemps à l’antagonisme des intérêts. Gomment n’en serait-il pas de même des sentiments des peuples ?
« Immédiatement après la Guerre de l’Indépendance, les treize Etats-Unis d’Amérique se laissèrent aller au luxe coûteux d’une guerre de tarifs fratricide… et, en même temps, une guerre entre Vermont, New Hampshire et New-York apparût presque inévitable. » Le différend de Rhode Island avec les autres Etats créa le même danger. Mais bientôt après, les fondateurs de la République américaine se rendant compte des funestes possibilités des tarifs « intra-nationaux » enlevèrent sagement aux Etats nouvellement établis de l’Union le droit d’ériger des tarifs contre les marchandises les uns des autres.
Lorsque les Suédois élevèrent des barrières douanières contre les produits de la Norvège, la dissolution de l’union des deux contrées fut immédiatement prédite par certains Norvégiens de haute position scientifique et politique; dix ans après, cette prédiction se trouvait confirmée par les événements. Il y a quelques années, les vignerons de l’Aube décidèrent de déclarer la guerre civile à ceux de la Marne, parce qu’on avait tenté d’établir des frontières économiques et protectionnistes entre ces deux régions. Croit-on qu’à notre époque industrialiste, la paix continuerait à régner, ne fût-ce qu’un demi-siècle, entre les Anglais et les Ecossais, entre les Italiens du Nord et ceux du Midi, entre les Prussiens et les Allemands du Sud, entre les Autrichiens et les Hongrois, entre les Français du Nord et les Français du Midi, entre les États de l’Union Américaine, si des frontières douanières se reconstituaient entre ces groupements ?
C’est l’adoption du libre-échange à l’intérieur des frontières d’une nation qui, en solidarisant et unifiant les intérêts économiques, fournit l’appui réel et le fondement solide de la concorde et de l’unité nationales; ce sera l’adoption du libre-échange entre les nations qui devra accomplir la même œuvre dans la sphère internationale. Il faut donc considérer comme une erreur fatale l’idée, trop largement répandue, que le libre-échange ne peut être que l’ultime résultat de la bonne entente entre les peuples: la vérité est que le libre-échange est la condition préalablement indispensable à toute bonne entente susceptible de devenir permanente.
Toutefois, l’importance prédominante du choix entre le protectionnisme et le libre-échange dans les relations internationales apparaît plutôt en des considérations d’ordre moral qu’en celles d’intérêts matériels. Ceci est dû particulièrement à ce que, tandis que le protectionnisme, qui signifie privilège tendant au monopole, est une manifestation de l’injustice internationale, le libre-échange, qui signifie égalité des droits accordée et garantie à toutes les nations, serait la réalisation la plus vraie de la justice internationale. Et semblables justice et injustice ont un caractère fondamental, puisqu’elles s’appliquent aux relations fondamentales des nations, portant sur leurs nécessités matérielles, vitales. Les intérêts matériels des nations, en d’autres termes leurs intérêts physiques, ne forment-ils pas le substratum naturel, concret, et nécessaire de leurs intérêts intellectuels et moraux ?
Pour que la politique internationale pût désormais procéder avantageusement non plus du souci des intérêts matériels des peuples, mais de leurs pures aspirations intellectuelles et morales, il serait indispensable, d’abord, que les questions d’intérêts matériels fussent l’objet d’un traitement international sensé et tolérable.
Si les peuples sont restés jusqu’ici incapables de gérer convenablement les intérêts matériels ressortissant à leur politique extérieure, comment pourraient-ils y servir leurs intérêts intellectuels et moraux, bien autrement complexes? Sutor, ne supra crepidam…
Les pacifistes ont beaucoup trop négligé dans le passé, et continuent à négliger ces réalités de l’idéal qui les passionne; c’est ce qui explique, en grande partie, que leurs nobles efforts soient restés inefficaces. En prêchant l’esprit de conciliation dans la politique des Etats, l’arbitrage international, le désarmement, ils ne s’attaquaient d’ailleurs pas à la cause; les querelles internationales, — même celles dues aux soi-disant inimitiés de races, — l’esprit belliqueux, les armements, le militarisme ne sont plus, en général, à notre époque, et tout au moins entre les grandes nations européennes, que des effets, dont la cause est l’antagonisme des intérêts économiques, entretenu surtout par le protectionnisme.
3. L’égalité des droits substituée au privilège dans les relations économiques internationales.
Pour que commence l’ère de la paix générale et définitive, il ne sera cependant pas nécessaire que toutes les nations pratiquent cette politique de justice économique idéale que serait le libre-échange absolu; il suffira que trois nations, peut-être deux seulement, parmi les plus avancées et les plus puissantes — l’Angleterre, l’Allemagne, la France ou les Etats-Unis — comprenant enfin leurs vrais intérêts généraux, — économiques, sociaux et politiques, — et s’inspirant du principe libre-échangiste, adoptent « des tendances » nettement orientées vers la liberté commerciale et impriment, par l’exemple, l’influence et, au besoin, par une pression légitime, de semblables tendances à la politique des nations secondaires.
Jusqu’ici, et surtout depuis un tiers de siècle, la politique des grandes nations — exception faite de l’Angleterre — s’est exercée dans un sens exactement opposé. S’inspirant de la mauvaise volonté, de la jalousie, de l’égoïsme — celui-ci d’ailleurs absurdement compris — témoignant d’une méconnaissance inconcevable de la vérité économique et d’une non moins incroyable imprudence, les grandes nations n’ont cessé d’accentuer leurs efforts dans le sens de l’isolement, de l’exclusion et de la compression réciproques par le moyen du protectionnisme douanier. La politique économique extérieure de chaque nation consistait surtout à s’efforcer d’appliquer aux autres nations un traitement douanier contre lequel elle s’empressait de protester énergiquement et, si possible, violemment, lorsqu’il était question de le lui appliquer à elle-même. Une telle politique, dont l’incohérence le disputait à l’injustice, devait tôt ou tard — surtout appliquée à une époque caractérisée par un industrialisme intensif — aboutir à une catastrophe. Sa continuation permettrait-elle d’espérer l’avènement du régime de « paix et bonne volonté entre nations » auquel l’humanité aspire ? C’est la logique et l’évidence mêmes que ce régime ne peut être espéré que pour le jour où quelques peuples se décideront à se conformer dans leur politique économique internationale à la maxime qui résume toutes les règles de conduite : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même.
Il ne faut pas oublier, au surplus, que, dans la politique intérieure des peuples, le protectionnisme est un système de spoliation et d’appauvrissement des masses consommatrices au profit de minorités privilégiées de producteurs; qu’il procède ainsi de l’esprit d’injustice nationale, en même temps que de celui d’injustice internationale; et qu’il serait contraire à la saine nature et à la sainte logique des choses, et presque blasphématoire, d’attendre d’un tel système politique qu’il produisît autre chose que le mal et le désordre partout où on le met en pratique.
Faute d’avoir su, ou peut-être d’avoir suffisamment voulu, amener d’autres nations à adopter la politique de liberté et de justice à laquelle elle avait su rester fidèle, l’Angleterre subit avec elles les conséquences de leurs erreurs : car il est juste, sans doute, que, non pas ceux-là seuls qui ont semé le vent de discorde, mais aussi ces autres, qui ne leur opposèrent pas une résistance suffisamment efficace, soient appelés à récolter leur part de la tempête.
Il s’agit bien, en effet, d’une tempête, de fer, de feu, de haines, — que l’on pouvait et devait empêcher d’éclater.
4. La cause vraie du conflit européen.
Le Royaume-Uni compte 45 millions d’habitants, dont les industries et le commerce disposent de marchés coloniaux s’étendant sur un quart de la surface du globe, susceptibles d’être habités par plusieurs milliards et dès maintenant occupés par environ 400 millions d’humains. La nation anglaise envoie ses hommes et exporte ses produits, en toute sécurité et stabilité, dans ces possessions — dont certaines, et non les moins importantes, privilégient les produits anglais par des droits douaniers différentiels.
La France est dans une situation analogue au point de vue colonial, eu égard à ses besoins, ses désirs et, surtout, ses moyens très limités d’expansion extérieure. Elle instaure, en outre, au profit de ses producteurs, un régime douanier extrêmement privilégié partout où elle s’installe.
La Russie, les Etats-Unis ont d’immense territoire pourvus de grandes richesses naturelles, dépassant beaucoup les besoins de leurs populations.
L’empire d’Allemagne a une population constamment croissante (à raison de près d’un million par année) de près de 70 millions d’habitants, dont les industries et le commerce ne sont assurés que de leur marché intérieur et de marchés coloniaux relativement insignifiants. Le territoire de l’empire allemand est exactement dix fois moindre que celui de l’empire britannique et ne sera susceptible d’être occupé dans l’avenir que par un nombre supplémentaire fort limité d’habitants et de consommateurs des produits allemands. Quant à tous ses autres marchés, le peuple allemand, dont les besoins, les désirs et les moyens d’expansion extérieure sont des plus considérables — et entièrement légitimes — se trouve, il faut le reconnaître, dans une situation précaire.
L’esprit protectionniste place les relations des peuples sous un régime de simple tolérance, toujours susceptible de se transformer en parfaite intolérance, celle-ci pouvant s’appliquer alors -aux hommes connue aux produits. Ce n’est, certes, pas l’un des moindres inconvénients du protectionnisme que l’instabilité et l’insécurité générales qui en résultent, — pour ceux qui le pratiquent, comme pour ceux contre lesquels il est dirigé. Protectionniste, l’Allemagne cause aux autres et subit, elle-même, ces inconvénients. La Russie n’annonçait-elle pas, en juillet dernier, qu’elle avait en vue de profondes modifications du traité de commerce russo-allemand échéant en 1916 ? La France ne se disposait-elle pas à se procurer par un nouvel accroissement de ses droits douaniers les ressources nécessaires à l’application de la « loi de trois ans » ? Les citoyens des Etats-Unis sont-ils, en majorité assurée, convertis à la politique de la liberté des importations ? Et faut-il exclure des possibilités que l’Angleterre compte dans 10 ou 15 années une majorité d’électeurs favorables à un projet de tariff-reform et à la constitution d’un grand empire économique fermé ?
Que la situation économique de l’Allemagne soit précaire, en ce qui concerne ses débouchés étrangers, ne peut être contesté.
Certes, une compréhension élémentaire des vrais intérêts, tant économiques que politiques, de l’Allemagne eût dû, depuis longtemps, engager ses dirigeants à adopter une politique de liberté commerciale, en abaissant graduellement les barrières du Zollverein, avec invitation aux autres pays à agir de même envers elle. Combien il leur eût été facile et avantageux, alors, en réponse aux propositions de désarmement qu’on leur présentait périodiquement, de faire valoir qu’une grande nation industrielle ne peut se contenter de débouchés entièrement incertains et qu’il ne peut y avoir pour elle de désarmement que dans la sécurité économique, élément primordial de la sécurité nationale. Cela lui eût assuré la sympathie, l’appui et la coopération empressée de l’Angleterre libre-échangiste, ainsi que de la Hollande, de la Belgique, du Danemark et de la majorité de l’opinion publique éclairée de toutes les autres nations du monde.
A cette politique de vérité, de progrès, de justice et de paix, la nation allemande et ses dirigeants, dociles aux intérêts particuliers d’agrariens et d’industriels aux vues étroites ou sans scrupules, crédules aux théories désintéressées, mais fausses, des professeurs de la Nationale Wirtschaft (5), fascinés d’ailleurs par l’idée de l’impérialisme économique et militaire germanique, préférèrent l’attitude de conquérants qui ne comprennent et ne veulent connaître d’autres avantages que ceux à résulter de la Force.
Mais cette attitude, si maladroite et si pénible, de l’Allemagne rendait-elle moins imprudente et moins impolitique la prétention des autres nations à voir l’Allemagne accepter comme définitive la situation insuffisante et précaire que son Histoire autant que les erreurs de sa politique contemporaine lui avaient faite ? Le véritable esprit politique, se manifestant par la prévoyance et la justice, ne prescrivait-il pas, ou bien de se résoudre à faciliter à l’Allemagne la constitution d’un domaine colonial propre (dont elle était si ambitieuse, autant par amour-propre bien compréhensible que par nécessité économique), ou bien de lui offrir des assurances et des compensations stables — qui eussent pu satisfaire son amour-propre avec ses intérêts — en lui garantissant l’ouverture, sinon des marchés métropolitains, du moins des marchés coloniaux des autres nations ? (Les colonies allemandes s’ouvrant également, bien entendu, au libre commerce international).
Rien ne fut fait dans ce sens, bien au contraire. On conserva un argument quasiment péremptoire aux partis allemands de la ploutocratie, du militarisme et de la guerre; et on contribua ainsi à entretenir et à exacerber l’esprit de conquête de la nation allemande.
Erreurs économiques, imprévoyance et imprudence politiques, conception insuffisante de la justice internationale, de la part de toutes les nations et de leurs gouvernements, telles furent les vraies causes du phénomène catastrophique qui désole l’Europe et l’humanité.
5. La seule politique prévoyante : vivre et laisser vivre.
Est-il trop tard, ou serait-il trop tôt, pour faire un mea culpa général ? Errare humanum, perseverare diabolicum. Au lieu de laisser se poursuivre l’œuvre abominable et criminelle de ruine et d’extermination, les dirigeants des peuples belligérants n’ont-ils pas, envers Dieu comme envers l’humanité, le devoir de s’employer à les réconcilier dans la Vérité et la Justice ?
Le devoir envers Dieu, car c’est l’association et la coopération des peuples par le moyen des échanges, non leur isolement, leur exclusion réciproque, ni leur suppression ou leur assujettissement, qui sont, de toute évidence, dans le plan providentiel d’accomplissement du progrès humain. L’échange des produits du travail n’est-il pas le phénomène naturel primordial dont dérivent, directement ou indirectement, tous les progrès ? Le devoir envers l’humanité, car les hommes deviendront dignes de connaître la paix des nations, à laquelle ils aspirent, lorsque, sous la direction de chefs éclairés et consciencieux, il leur aura été permis d’acquérir la notion de la solidarité humaine, par le moyen primordial de la liberté des échanges, dont dérivera la multiplication indéfinie des services mutuels. Le devoir envers l’humanité encore, parce que c’est dans ce qu’elle compte de plus beau, de plus fort et de meilleur parmi les hommes, de plus précieux ou de plus utile parmi les choses, c’est-à-dire, dans ce qui fait son légitime orgueil, tout son amour et tous ses espoirs, qu’elle est menacée.
Pourquoi, d’ailleurs, continuerait-on les hécatombes et la multiplication des ruines ? Il est, dès maintenant, infiniment vraisemblable que, quelqu’incalculables sacrifices d’hommes et de choses consentis de part et d’autre, il n’y aura dans cette guerre ni vainqueurs ni vaincus : l’Allemagne, maîtrisée, ne sera, sans doute, pas terrassée; elle ne sera pas réduite à merci. Il faudra, tôt ou tard, « s’arranger ».
Et peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi, car jamais la guerre ne sera définitivement vaincue par la guerre, — pas plus que l’oppression par l’oppression, l’injustice par l’injustice, le mal par le mal.
Il faudra s’arranger, c’est-à-dire qu’il faudra se résoudre à s’accorder mutuellement des satisfactions aux principales exigences légitimes. Et il faudra s’efforcer de s’arranger définitivement, en vue d’une paix générale et durable.
L’auteur de ces lignes croit avoir montré qu’il serait avantageux et politique d’assurer à l’Allemagne une situation économique plus stable. Il croit aussi avoir démontré qu’il ne peut y avoir de paix permanente que moyennant la pratique d’une politique s’inspirant de la justice économique internationale et « tendant » ainsi vers la liberté commerciale, pour aboutir finalement au libre-échange universel.
Un arrangement pacifiste définitif comporterait donc, en premier lieu, des conventions consacrant la suppression des barrières douanières des pays belligérants — ou tout au moins leur abaissement graduel, avec garantie à tous du traitement égalitaire de la réciprocité. Toutes les autres réformes légitimement espérées ou voulues par les peuples ne pourront être, utilement, que les conséquences ou les corollaires d’un juste arrangement économique.
Un tel arrangement douanier s’imposerait également dans le cas, contraire aux probabilités, où cette guerre se terminerait par une victoire ou une défaite écrasante, soit pour l’un soit pour l’autre des adversaires — hypothèse inséparable du sacrifice de 20, 30, 50 millions de vies humaines, sur les champs de batailles, dans les villes et dans les campagnes, par les blessures, les maladies et les privations — inséparable aussi de la destruction d’incalculables richesses artistiques et économiques; et probablement inséparable, hélas ! de l’anéantissement de l’innocente Belgique, ce qui ne sera pas le moindre des crimes européens.
Supposons, en effet, que les vainqueurs imposent aux vaincus un traitement d’inégalité douanière constituant ceux-ci en infériorité économique, et que l’humanité en revienne ainsi au système de la servitude des peuples, sous une forme moderne. Y a-t-il un homme prévoyant ou, simplement, sensé qui s’imagine que l’on puisse réduire et maintenir en servitude, sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit, des peuples dont les uns se composent, dès maintenant, et dont les autres compteront avant un siècle des centaines de millions d’individus ? Il ne se passerait certes pas un demi-siècle, avant que, juste retour des choses ! les opprimés, à la faveur des dissensions fatales des oppresseurs — et quelles sont d’ailleurs les alliances qui durent un demi-siècle ? — renversassent les rôles aux applaudissements de tous les peuples restés étrangers au présent conflit et à ses suites.
En se plaçant exclusivement au point de vue des vainqueurs, quels qu’ils soient, la seule politique prévoyante sera celle qui, de tous temps, a été la bonne : être juste; vivre et laisser vivre. A part l’imposition d’une indemnité de guerre adéquate, rien de stable, d’avantageux, et de compatible avec la paix ultérieure, ne pourrait être fait en dehors de l’obligation imposée aux vaincus d’abolir ou de réduire considérablement leurs douanes, en leur accordant le juste traitement de la réciprocité (6).
Si nous avons prouvé que la guerre présente a une origine et une cause économiques, qu’elle ne peut se terminer utilement que par un arrangement économique et que celui-ci pourrait intervenir immédiatement, n’aurons-nous pas prouvé aussi qu’il serait criminel de continuer l’œuvre de ruine et de massacre ? Serait-ce pour obtenir une indemnité de guerre que les Anglais, les Allemands, les Français exigeraient de nouvelles hécatombes de leurs amis, de leurs fils, de leurs frères, de leurs pères (7) ?
6. La solution du problème européen.
Le système, absurde et contradictoire, autant qu’injuste, de l’isolement et de l’exclusion économiques réciproques des nations, accentué et généralisé pendant le dernier tiers de siècle dans un monde industrialisé à outrance, fut la cause grave, profonde et persistante des dissentiments européens et des redoutables hostilités du présent.
Abolir cette cause perturbatrice sera l’entreprise pacifiste vraiment opérante.
Mais ce serait, sans doute, une œuvre irréalisable, surtout en plein conflit, que celle de débarrasser l’Europe, en une fois, de l’ensemble des obstacles, consistant en lois, restrictions et prohibitions douanières, qui empêchent ses peuples de s’unir et se solidariser, bon gré, mal gré, par un indestructible réseau d’intérêts économiques. A toute entreprise, il faut d’ailleurs un commencement.
Or, en dépit des apparences et des incidents de surface, la question des débouchés coloniaux — de « la place au soleil » — n’a guère cessé d’être au centre des préoccupations légitimes de l’Allemagne et de former le nœud des complications.
C’est donc le régime des colonies qu’il faudrait commencer par réformer — tant parce qu’on agirait ainsi sur la cause même des difficultés, que parce que c’est précisément sur la réforme du régime de leurs colonies que les nations s’entendraient le plus facilement et le plus rapidement.
Parmi les hommes politiques français, parmi les économistes de ce pays et aussi dans les milieux industriels et commerciaux, s’est développée, sous l’influence des faits, l’idée que les colonies françaises souffrent de l’étroitesse du régime économique douanier qui leur est imposé. A diverses reprises, cette opinion fut exprimée à la Chambre des Députés, et un président du Conseil put affirmer, sans soulever de protestations, ni même de contradictions, que le régime de la « porte ouverte » devrait être appliqué à toutes les colonies françaises, parce qu’il est vraisemblablement la condition même de leur prospérité. Ce qui est vrai des colonies françaises est vrai de toutes les autres colonies « protégées ».
Une Conférence, à laquelle toutes les nations du Monde seraient invitées à participer devrait être réunie immédiatement (dans un pays neutre et à la faveur d’un armistice qui paraît possible) avec la mission de
PASSER ENTRE TOUS LES PEUPLES COLONIAUX UNE CONVENTION OUVRANT LES COLONIES DE TOUS AU LIBRE COMMERCE DE TOUS.
(Les colonies britanniques autonomes, ou « dominions », devraient nécessairement participer à la conférence, et à toutes conventions économiques, en qualité d’Etats indépendants.)
Cette conférence aurait, en outre, à s’efforcer d’aboutir à une seconde convention, par laquelle des nations, en aussi grand nombre que possible, s’engageraient à abaisser graduellement leurs droits douaniers métropolitains.
(Cet abaissement pourrait avoir lieu, par exemple, à raison de 5 p. c. par année, sans que, toutefois, les droits d’entrée dussent « obligatoirement » tomber en dessous de 50 p. c. de ce qu’ils sont actuellement. L’exemple et les résultats se chargeraient du reste. Nous suggérons ici qu’aucune mesure ne contribuerait plus au rétablissement du bon vouloir et de la bonne foi entre plusieurs des nations belligérantes, à la conclusion proche d’une paix durable, aux garanties nécessaires de progrès et bien-être futurs pour l’humanité, que le ferait la réduction immédiate par l’Allemagne de ses tarifs douaniers à oO p. c. de ce qu’ils sont actuellement, l’Angleterre Rengageant simultanément à continuer sa politique libre-échangiste. Serait-ce trop que d’attendre, en même temps, des Etats-Unis que ceux-ci, de leur côté, adoptent une politique économique internationale plus digne d’une nation civilisée et chrétienne, comme d’un grand peuple, jeune, vigoureux, doté de vastes territoires, les plus riches et les plus généreux du monde entier ?)
Les deux conventions — coloniale et métropolitaine — seraient passées pour une durée d’un siècle (8).
La convention coloniale s’appliquerait non seulement aux colonies présentes, mais aux colonies futures — ce qui lui donnerait toute son importance et supprimerait de grands dangers de dissentiments ultérieurs.
L’ouverture des colonies au libre commerce international ne signifierait pas nécessairement l’abolition immédiate de tous droits douaniers coloniaux, mais bien l’application immédiate aux trafiquants de toutes nationalités d’un même traitement d’égalité économique sur tous les marchés coloniaux, c’est-à-dire, la suppression des « sphères d’influence », exclusives et privilégiées, et l’adoption d’une égalité complète de tous les droits économiques, ou du système de la « porte ouverte ». L’Angleterre devrait alors renoncer aux droits préférentiels qui lui sont accordés en Australie, au Canada et dans les Etats de l’Afrique du Sud (elle n’agirait, ainsi, que comme la Hollande qui n’a voulu aucune préférence pour les produits métropolitains dans ses colonies). Par contre, la France, l’Allemagne et les autres nations ouvriraient leurs territoires coloniaux à l’activité britannique — et il s’agit ici de territoires équivalant à quatre fois celui de l’Europe, et où le commerce et l’industrie sont d’autant plus susceptibles de se développer que, comprimés par le privilège, ils sont relativement fort peu importants.
On peut objecter au système de la liberté commerciale, — comme à celui de l’égalité du traitement douanier, — qu’ils pourraient se démontrer défavorables aux intérêts des colonies pauvres, ou moins riches, dont certaines nécessitent des sacrifices constants de la part des métropoles : celles-ci, ne trouvant plus d’avantages ou de compensations directes à leurs sacrifices, négligeraient de telles colonies. Mais on conçoit facilement telle clause de la convention coloniale, selon laquelle tout ou partie des dépenses métropolitaines serait réparti entre les nations au prorata du chiffre de leur commerce respectif a les diverses colonies. Il en résulterait tout naturellement une coopération, avec un contrôle, qui serait la meilleure garantie d’un utile emploi des fonds dépensés et de la bonne administration dos colonies les moins prospères.
Un tel système équivaudrait sous tous rapports à l’internationalisation des colonies – sans ses inconvénients et ses difficultés — et on peut le proposer comme un mode de juste et loyale association ou coopération de tous les peuples à l’œuvre coloniale universelle (9).
Enfin, les deux conventions — coloniale et métropolitaine — seraient le pas décisif dans la voie du libre-échange universel et de la civilisation industrielle et pacifique.
* * *
Est-il bien nécessaire de faire remarquer que la grande leçon de justice et de civilisation résultant d’un tel arrangement pacifiste serait de nature à impressionner profondément l’Allemagne, — où malgré tout, les esprits susceptibles de revenir aux conceptions de liberté et de justice restent en majorité, — et à détacher dans sa politique extérieure, comme dans sa politique intérieure, les partis libéraux et démocratiques, ainsi que les éléments clairvoyants de l’industrie et du commerce, des partis de la réaction ploutocratique et de l’impérialisme guerrier ?
Ce n’est pas, nous l’avons dit et redit, mais nous ne craignons pas de le répéter encore, par la force que l’on vaincra définitivement l’esprit militariste et de conquête : ce ne sera que par la pratique de la vérité et de la justice dans la politique internationale.
7. Le cas de la Belgique, de l’Alsace-Lorraine et des autres nationalités.
L’auteur du présent écrit a eu deux buts : fournir la formule théorique de la paix universelle et permanente — elle se résume en le libre-échange — et la formule pratique, qui en dérive, de l’arrangement pacifiste actuellement désirable, comme étant susceptible de conduire à une telle Paix.
Mais il ne peut s’exposer au reproche d’avoir paru perdre de vue ou laisser dans l’ombre la question qui tient le plus fortement, le plus légitimement, le plus saintemenl au cœur de ses compatriotes et de leurs amis : celle du sort de la Belgique.
Un « arrangement » s’imposera, avons-nous dit, c’est-à-dire une convention multilatérale formée de justes concessions réciproques. Mais aucune paix, aucun arrangement ne sont possibles — ni désirés, par aucun Belge — qui ne comporteraient pas la libération du territoire et la restauration de l’indépendance de la Belgique.
De justes compensations morales et indemnités matérielles seront dues, en outre, à ce peuple, victime et martyr des erreurs et des querelles de ses grands voisins.
Supposons que l’Allemagne, reconnaissant ses erreurs économiques, la non-valeur de sa conception du progrès humain, et ses fautes de politique internationale, déclare accepter l’arrangement pacifiste que nous proposons — et que nous soumettons ici aux hommes d’Etat européens. Supposons que l’Allemagne, déclarant vouloir reprendre sa place au nombre des nations civilisées, s’engage à évacuer la Belgique et à l’indemniser — avec ou sans le concours des autres nations belligérantes. Il ne pourrait y avoir que la France qui y objectât. L’Angleterre ne pourrait évidemment que se féliciter de voir l’Allemagne entrer dans la voie d’une politique économique libérale et conforme d’ailleurs à la sienne propre. La Russie n’a pas de colonies (à moins de considérer la Sibérie comme telle) et il ne paraît pas invraisemblable qu’elle envisage une participation à la convention métropolitaine « facultative » tendant vers plus de liberté commerciale dans l’avenir. Il en est exactement de même de l’Autriche.
Enlisée dans son protectionnisme (oublieuse de la période de prospérité commerciale que lui ont value les traités de commerce du second Empire, plus libéral à ce point de vue que la troisième République), la France pourrait, malgré l’avis de ses hommes politiques les plus éclairés, de ses meilleurs économistes et de ses chambres de commerce les plus autorisées, vouloir maintenir pour ses colonies le détestable régime économique qu’elle leur a imposé, pour leur malheur, pour le sien et pour celui de l’Europe. Eh bien ! nous n’hésitons pas, en notre qualité de Belge, à proclamer que ce serait là, éventuellement, un acte et une attitude dont le gouvernement et les dirigeants de la France refuseront de se rendre coupables, s’il y a un seul mot vrai dans les protestations de reconnaissance éternelle et sans limite qui ont été exprimés par la France à la Belgique depuis quelques mois. Nous ajoutons que ces protestations n’avaient rien d’excessif, car c’est à deux reprises — après Liège et après Louvain — que la Belgique s’est immolée, sans aucune obligation, matérielle, morale ou internationale, et a sauvé la France d’abord, l’Angleterre ensuite, de l’entreprise germanique. Nous osons rappeler à la France et à l’Angleterre qu’elles ont un devoir à remplir : celui de ne négliger aucun des moyens propres à épargner à la Belgique les suprêmes épreuves, du moment où ces moyens ne portent pas préjudice à la civilisation de l’avenir et si, au contraire, ils la servent.
Dans l’intérêt de la paix future, la question de l’Alsace-Lorraine doit également recevoir une solution. Il ne faudrait cependant pas perdre de vue, ici, les intérêts légitimes des Alsaciens-Lorrains d’origine allemande, qui forment une fort importante partie de la population de ces contrées. Il y aurait lieu aussi de ne pas oublier que de nombreux Alsaciens-Lorrains, d’origine française, avaient renoncé au retour à la France moyennant de suffisantes et d’ailleurs profondes modifications du statut du Reichsland. Ne peut-on concevoir pour ces provinces un régime d’autonomie et de neutralité répondant ù tous les intérêts, aspirations e’ sentiments légitimi tant français qu’allemands ?
L’auteur déclare que, dans son esprit, et selon sa conviction, les deux questions — celle de la Belgique et celle de l’Alsace-Lorraine — seront facilement résolues, moyennant l’entente économique qu’il propose et qu’il considère susceptible de donner à l’Allemagne de grandes satisfactions, légitimement désirées.
Nous ne nous occuperons pas spécialement ici des questions de la Pologne, de l’Italie irrédentiste, des Etats balkaniques, du Bosphore, de l’Asie Mineure. Il est d’ailleurs aisé de se rendre compte qu’aucune d’elles ne pourra être résolue, à l’avantage des populations intéressées, de l’Europe et du monde, par une voie différente de celle que suggère le principe libre-échangiste. De même que les intérêts économiques et fondamentaux de l’Alsace-Lorraine nécessitent que celle-ci continue de libres relations commerciales avec l’Allemagne, de même aussi ceux de la Pologne exigent pareille continuation avec la Russie, et ceux de l’Italie irrédentiste, avec l’Autriche. Les Etats balkaniques ont un besoin absolu de libres relations économiques entre eux et avec leurs grands voisins. Le Bosphore et l’Asie Mineure doivent être ouverts au commerce du monde entier. Ce ne seraient donc pas des règlements satisfaisants, ni définitifs, que ceux qui sacrifieraient les intérêts fondamentaux de ces contrées à des combinaisons artificielles ou à de vaines considérations de « grandeur », de « gloire », de « puissance » nationales, de la part des grands pays en guerre (10).
Il y a lieu de faire ressortir, ici, qu’en thèse générale, la liberté du commerce international facilitera et favorisera puissamment la solution des questions complexes et délicates auxquelles donnent lieu les affinités ethniques. Quel intérêt les peuples auraient-ils à se constituer en grands empires, s’étendant sur de nombreuses populations et de vastes territoires, s’ils étaient assurés de ne plus avoir à se combattre entre eux, ou à combattre d’autres peuples, un état de civilisation industrielle supérieure leur donnant désormais l’assurance de pouvoir faire librement, entre eux et avec ces peuples, le commerce des choses aussi bien que le commerce des idées ? Quelle raison leur resterait-il alors de se refuser à détendre ou à supprimer les liens d’une dépendance restée ou devenue antipathique ?
L’esprit de conquête et de domination doit être supprimé et détruit par l’abolition de ses motifs. Avec la liberté du commerce, les peuples se rendraient compte bientôt que tous les avantages qu’ils cherchaient dans les extensions de territoire, dans la conquête, dans la domination d’autres peuples, ils les trouvent, sans les risques ni les inconvénients, dans la stabilité et la sécurité des relations internationales. C’est sous ce régime seulement que pourront être définitivement reconstituées ou conservées ces « nationalités naturelles », dont les aspirations sont parmi les plus légitimes et les plus respectables qui se manifestent à notre époque, et dont le principe, comme l’a lumineusement démontré Novicow (La question de l’Alsace-Lorraine) est au fondement de l’ordre tant international que social.
8. Le traitement logique des questions du désarmement et de l’arbitrage international.
Une étude de la question européenne ne peut passer sous silence la question des armements, au sujet de laquelle il est sans doute permis de faire remarquer que c’est une extraordinaire illusion, sinon une inconcevable ineptie, de penser que par la suppression des armées on aurait supprimé la Guerre et que pour assurer la paix il faut commencer par supprimer les armées. La vérité — vérité de simple bon sens — n’est-elle pas que, pour pouvoir supprimer les armées, il faut, d’abord, supprimer la guerre, c’est-à-dire, créer la sécurité internationale ?
Traitée contrairement à la logique, la question du désarmement, ou de la simple limitation des armements, est d’une complexité inextricable et susceptible de soulever les plus périlleuses difficultés, non seulement entre les belligérants en voie d’arrangement pacifiste, mais aussi entre ceux-ci et les neutres — et entre les nations alliées, dans le présent ou dans l’avenir. Mais elle se résoudrait facilement, par voie de convention, ou peut-être tout naturellement, du moment où on l’aborderait logiquement. Cette question ne peut évidemment que succéder à celle de l’organisation de la sécurité internationale, qui se confondra, de plus en plus avec la sécurité économique, à mesure que l’humanité achèvera son passage de la civilisation militaire à une civilisation industrielle vraie. Le désarmement sera la conséquence logique et naturelle de l’établissement de la sécurité économique internationale.
Il en sera de même de la conciliation et de l’arbitrage internationaux obligatoires qui deviendront alors acceptables et seront tout naturellement acceptés.
9. Conclusion : Une paix naturelle et stable doit être une « Pax Economica ».
Les hommes d’étude, les hommes d’Etat et les pacifistes ont beaucoup trop perdu de vue que l’évolution du progrès humain n’a pas cessé d’être de plus en plus influencée par les conditions économiques de chaque époque. L’art politique devra désormais s’inspirer davantage des données de l’Economie, qui est la science des rapports économiques conformes à la nature et la force des choses, c’est-à-dire, respectueux de la vérité et de la justice de la Nature. Partie intégrante de la Nature, c’est fort justement que l’humanité est dominée dans son évolution et son Histoire par des lois naturelles, qui se confondent avec les Volontés Providentielles. Parmi les lois naturelles, celles de l’Economie — fondement moral réaliste de la vie des individus et des peuples — sont les plus importantes à observer dans la politique si on veut éviter les secousses et les heurts qui bouleversent périodiquement les sociétés et les empires.
L’humanité d’Europe semble être arrivée au tournant décisif de son Histoire. Des progrès d’une rapidité excessive, anormale, réalisés dans le domaine utilitaire, qui ne furent pas équilibrés par d’indispensables progrès correspondants dans le domaine moral et politique (déséquilibre dont il est possible de préciser la cause première: une erreur économico-juridique)lui avaient créé un état de choses, social et international, entièrement factice, dont l’instabilité et la fragilité étaient extrêmes. Dans l’ordre des rapports internationaux, la volonté d’une faction, le mécontentement d’un monarque, l’imprudence d’un ministre, l’excès commis par une foule, étaient suffisants à faire osciller de façon inquiétante le formidable « équilibre européen » et à mettre en péril une civilisation apparemment fort « avancée », qui n’était que « de fortune ». A ce monde socialement et internationalement inconsistant, il faut donner de la cohésion, de la stabilité et de l’unité, dans les fondements et dans la structure.
Nous n’avons pas à traiter ici le problème social; c’est le problème international qui nous presse. Or, quoi qu’aient pu en penser les politiques et les pacifistes, la conservation des frontières économiques (conséquence directe du déséquilibre des progrès utilitaires et philosophiques) fut l’obstacle principal à l’accomplissement de l’unité intellectuelle, morale et sociale de l’Europe occidentale. La confédération européenne, que certains rêvent, ne serait possible, on l’admettra, que moyennant la suppression des frontières douanières; mais, celles-ci supprimées, la fédération politique des Etats de l’Europe devient inutile. L’occasion se présente, unique et fugitive, de jeter les premiers fondements libre-échangistes d’une association coopérative des nations européennes, qui marquerait le début d’une ère de progrès économiques et sociaux sans limites, en même temps que l’avènement de la Paix Universelle.
Les Romains avaient conçu l’idée et l’espoir d’une Pax Romana définitive. Les empereurs de la Germanie médiévale et moderne ont nourri l’ambition, dans laquelle ils ont entretenu leurs peuples, d’une Pax Germanica. Sans doute, nombre d’amis et d’admirateurs de l’Angleterre souhaiteraient-ils ardemment une Pax Britannica. Mais la Vérité et la Justice, éternelles forces-sœurs et maîtresses impérieuses des hommes, ne s’accommoderont jamais pour eux que de la Pax Economica.
Londres, novembre 1914.
P. S. — Des amis m’ont dit : Vous expliquez (sans d’ailleurs vouloir les justifier) l’attitude et les actes de l’Allemagne par des considérations et des raisons très justes. Mais les Allemands eux-mêmes ne les ont jamais invoquées.
Je réponds : il est assez probable, en effet, que les Allemands ont eu le « sentiment » de leur situation, sans bien la raisonner. Mon but est de les amener à la bien comprendre, parce que ce sera le seul moyen de les convaincre du vrai remède à y apporter.
L’avenir colonial de l’Allemagne dépend du libre-échange, qui lui permettra d’acquérir des colonies, qui resteront ouvertes à tous les peuples, et aussi de coopérer avec d’autres peuples dans le développement colonial général, par le moyen que j’ai indiqué (pages 63 et 64).
Il est probable que protectionnisme, militarisme et guerre sont états de choses réciproques et correspondants; mais il est certain que le libre-échange, l’industrialisme et la paix sont nécessairement concomitants.
Une nation qui fonde son idéal de prospérité croissante sur la ploutocratie, les activités militaires et les conquêtes a peut-être un intérêt éphémère à être protectionniste. Mais les nations qui prennent pour idéal le développement des industries, du progrès social et la paix intérieure et extérieure, ont certainement un intérêt définitif à adopter le libre-échange.
NOTES
(1) Nous avons eu la satisfaction de lire tout récemment le livre intitulé The World at War (Mac Milan, New-York), par George Brandes, dans lequel le grand auteur, en conclusion, déclare son accord, sans réserve, avec nos idées et notre thèse. Nous exprimons ici à George Brandes notre haute appréciation de son appui, et reproduisons sa conclusion dans le Livre VI de Pax Economica.
(2) Le protectionnisme, socialisme des riches; le socialisme, protectionnisme dei pauvres. Entre les deux, qui ne trouvera le premier plus haïssable?
(3) C’est ainsi que M. Georges Pourveur, rédacteur en chef de l’Écho de la Bourse, de Bruxelles, commentait, il y a quelque temps, la solution pacifiste que nous avions esquissée au cours d’un article sur « la Belgique et le Libre-Echange ». Nous avons voulu nous servir, pour formuler notre proposition, de termes qui la traduisent si bien et si éloquemment.
(4) Comme nous le montrerons plus loin, la liberté du commerce international simplifiera et facilitera graduellement, au point de les rendre finalement toutes naturelles, les solutions des problèmes difficiles — et sans elle probablement insolubles — auxquels donnent lieu les affinités nationalistes, de ruées, de caractères, de langues.
(5) Comment s’expliquer que les savants et les dirigeants d’Allemagne ne se soient pas encore voulu compte que leur pays doit son bel et puissant développement économique, non pas au système protectionniste, mais, pour une grande part, au libre-échange, établi entre vingt-neuf États jadis sépares par des barrières douanières, comptant, il y a demi-siècle, moins de quarante millions «l’habitants, mais aujourd’hui près de soixante-dix millions de grands producteurs et consommateurs libre échangistes ?
(6) Il n’est pas inutile de faire ressortir ce fait, trop perdu de vue par les industriels et lee commerçants, que l’abolition des droits d’entrée serait le seul moyen rationnel et efficace de supprimer ce procéda de guerre appliqué A la concurrence industrielle qu’on a appelé” le « dumping » et qu’on reproche si justement A l’industrie allemande.
(7) H n’est pas déraisonnable de penser que si la guerre devait se terminer par l’écrasement de l’un ou l’autre des deux partis en présence, elle durerait encore trois années, au moins; elle absorberait à peu près tous les capitaux disponibles de l’Europe; il en résulterait des souffrances et des misères inexprimables. Sans doute serait-ce faire injure aux hommes d’État que de supposer qu’ils ne comprennent pas que la conséquence assez rapprochée en serait la révolution sociale européenne — à moins qu’il ne reste pas d’hommes pour la faire…. Mais il restera toujours assez d’électeurs pour enlever le pouvoir aux incapables représentants de classes dirigeantes imbéciles. (Novembre 1014.)
(8) Il est extrêmement irrationnel et dangereux, et d’ailleurs antijuridique de passer des conventions internationales « ad aeternum », c’est-à-dire, sans terme. Ces conventions doivent, comme tous les contrats, être faites pour une durée déterminée et renouvelable. Elles auront ainsi une signification plus nette et comporteront un engagement plus formel. Le traité international sans stipulation de durée comporte la restriction mentale du « rébus sic stantibus ».
(9) Il n’y a aucun doute que l’annexion du Congo fut, à divers points de vue, une erreur. Cette entreprise est ingrate, et trop lourde pour la Belgique. Quelques Belges, parmi lesquels le soussigné, avaient proposé d’internationaliser le Congo, solution qui était possible alors, parce que l’Angleterre d’abord, la France ensuite, l’eussent très probablement appuyée. Le système proposé aujourd’hui est très supérieur à l’internationalisation : il offre à la France et à l’Angleterre l’occasion et le moyen de rendre à la Belgique un service, en s’en rendant un à elles-mêmes.
Dès 1908, — à l’occasion de l’annexion du Congo par la Belgique, — le signataire avait indiqué l’internationalisation de tout le Bassin conventionnel du Congo (c’est-à-dire, des Congos belge, anglais, français, allemand et portugais), avec le libre-échange ou la « porte ouverte » dans toutes les colonies du monde, comme les seuls moyens de dissiper les gros nuages amoncelés sur l’Europe. Il proposa à nouveau cette solution des difficultés européennes, en 1910, dans une étude sur « La Belgique et le Libre-échange », en 1913, dans une brochure sous le titre « Pax Economica » publiée par la Ligue du Libre-échange, de Paris et, en Octobre 1914, dans une lettre ouverte à M. Woodrow Wilson, Président des Etats-Unis, qui fut publiée par le Nieuwe Rotter-damsche Courant.
Simultanément, en Angleterre, l’idée d’introduire le libre-échange dans toutes les colonies du monde, comme condition essentielle d’une solution complète et définitive du problème européen, fut exposée magistralement par E.-D. Morel, au cours de plusieurs livres.
Presque au même moment, des idées similaires (inspirées, semble-t-il, par les incidents marocains) furent mises en avant par deux Américains éminents, M. Jacob Schiff, dans plusieurs déclarations publiques, et le contre-amiral F.-E. Chadwick, en deux écrits prophétiques : « The Anglo German Tension and a Solution » (1912) et « The true Way to Peace », reproduction d’un discours à la vingtième « Lake Mohonk Conférence » (1914).
(10) Il y aurait beaucoup à dire sur les problèmes que soulèvent le canal de Panama, le canal de Suez, même le canal de Kiel et, par-dessus tout, le détroit de Gibraltar. Nous nous limiterons à cette expression d’opinion : tôt ou tard, ces questions créeront une nouvelle situation internationale intolérable et impossible, qui sûrement dégénérera en guerre, si le principe libre-échangiste n’est pas reconnu désormais comme fondamental dans les relations et la politique internationales. Toutefois, s’il en était ainsi, la fortification, ou l’occupation militaire, de ces parages apparaîtraient bientôt comme des anachronismes.
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