Le libéralisme officiel à l’Académie des sciences morales et politiques

Le libéralisme officiel à l’Académie
des sciences morales et politiques

par Benoît Malbranque

 

 

Bref rappel historique

La Révolution française, grande faucheuse par ambition, était trop ennemie des sphères officielles enrégimentées par la royauté pour consentir à maintenir intactes les institutions académiques qui, à Paris plus encore qu’en province, étaient nées sous l’égide du pouvoir et avaient servi à le conseiller, à le servir et surtout à le louer. « Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire », disait Boileau en 1675 (Épîtres, VIII, Au Roi). Trente ans plus tard, l’abbé de Saint-Pierre se singularisa par son esprit critique : il fut renvoyé, cas rare et presque unique. Cette servilité obligatoire compensait et annulait, dans l’esprit de nombreux révolutionnaires, les idées de progrès, scientifique et civil, développées par nombre d’académiciens au XVIIe ou XVIIIe siècle, et les accomplissements que les académies officielles au moins n’avaient pas empêchés. En 1789, une institution royale devait naturellement se ressentir de l’atmosphère hostile qui entourait toutes les manifestations de l’Ancien régime ; on escaladait ses murailles, on mettait à l’épreuve ses défenses : elle devait craindre un peu pour sa sécurité. En août 1790, plusieurs séances de l’Assemblée constituante furent consacrées à la défense de l’utilité de l’Académie française. Citant le double exemple de l’Angleterre et de l’Allemagne, Jean-Denis Lanjuinais soutint que s’il doit être permis aux savants et aux intellectuels de se réunir en sociétés, celles-ci doivent être libres et non privilégiées ; « ces sociétés doivent être libres, la liberté est leur élément » renchérit l’abbé Grégoire. (Séance du 20 août 1790, Archives parlementaires, série I (1787-1799), t. XVIII, p. 174-175.) C’est toutefois la Convention qui, par un décret du 8 août 1793, supprima les académies d’Ancien régime. Mais par un renversement des idées dont la période est assez féconde, les académiciens, à peine renversés, allaient retrouver en 1795 un nouvel organisme, républicain cette fois, où jouir d’une situation toute pareille. 

Le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), la loi sur l’organisation de l’instruction publique, dite loi Daunou, fondait un Institut national des sciences et des arts. En qualifiant ce nouvel organisme de « centre commun » des connaissances humaines, Daunou trahissait son ambition : parlant à la manière des physiologistes, il entendait que l’Institut soit le cerveau de la nouvelle République. Convaincu de l’unité intrinsèque des différentes branches de savoir, il devait vouloir aussi qu’elles ne s’éparpillent plus : fruit d’une même méthode d’analyse, elles trouveraient désormais leur place dans un Institut unique, divisé en plusieurs classes et sections. Celle qui retenait le plus l’attention était la seconde, dite des sciences morales et politiques ; elle serait, d’après le mot de Jules Simon, « par excellence, l’Académie de la Révolution » (Une Académie sous le Directoire, 1885, p. 76).

De la création de l’Institut en 1795, jusqu’à la suppression de la classe des sciences morales et politiques en janvier 1803, les libéraux vont disposer d’une supériorité numérique et d’une influence qui explique le silence forcé dont, peu après, ils vont devoir subir la loi. C’est l’époque florissante des Idéologues, qui y fondent leur doctrine et l’y propagent, au besoin contre les doctrines concurrentes, telles que celles venues d’Allemagne. 

En retirant cette tribune officielle aux grands esprits comme Destutt de Tracy, Napoléon Ier espérait entraver le développement d’une opposition intellectuelle à son régime, et s’il est vrai qu’il ambitionna quelque succès de ce côté, les évènements se chargèrent de démentir ses prédictions enthousiastes. Proscrit, le libéralisme apparut comme un système concurrent dont la force inquiétait, et recevant les grâces du monde savant et du public lettré, il put parader plus ou moins librement en vainqueur. De ce temps datent les meilleurs écrits de Jean-Baptiste Say, de Benjamin Constant, de Germaine de Staël, de Destutt de Tracy, et de quelques autres. 

Le régime introduit par la Restauration, quoique plus éclairé en apparence, maintint en fait une méfiance envers ces savants qui, dans le domaine précis de la politique et de l’économie politique, se osaient se mêler de ce qui ne les regardaient pas. Il faudra donc attendre le régime de la monarchie de Juillet, et une ordonnance du 26 octobre 1832, inspirée par Guizot, pour que l’ancienne Académie des sciences morales et politiques soit dûment rétablie. Elle n’a pas cessé d’exister. 

Les sciences morales et politiques, qui font l’objet tout particulier des travaux des penseurs du libéralisme, connurent donc deux époques successives à l’Institut : la première, de 1795 à 1803, sous la forme d’une classe, et avec les Idéologues comme principaux représentants ; la seconde, de 1832 jusqu’au premier quart du XXe siècle (borne extrême de ce dictionnaire), au cours de laquelle plusieurs générations de libéraux vont se succéder, en se recrutant les uns les autres, pour faire de l’Académie des sciences morales et politique un centre de libéralisme « officiel », modéré par nature.

La production d’un savoir libéral

Peuplé d’authentiques libéraux, l’Académie des sciences morales et politiques a naturellement participé au développement de la pensée libérale en France, soit en sollicitant de ses différents membres des travaux sur une grande variété de sujets, soit en ouvrant des discussions orales dans ses séances, soit encore en organisant des concours sur une question donnée et en récompensant les mémoires jugés les meilleurs. À partir de 1837, sous l’impulsion de François-Auguste Mignet, élu secrétaire perpétuel, une partie des travaux, communications et rapports furent publiés chaque année et donc accessibles au public. L’ampleur de cette publicité directe resta cependant assez faible : le nombre des souscripteurs aux Séances et travaux ne dépassaient pas 250, et le tirage des Mémoires de l’académie était de 750 exemplaires. (C. Delmas, Instituer des savoirs d’État. L’Académie sciences morales et politiques au XIXe siècle, 2006, p. 81) Cependant la presse périodique accompagnait le mouvement, et donnait une deuxième résonance aux travaux et aux discussions académiques. Au sein de la galaxie libérale, le Journal des économistes (mensuel) publia, dès sa création et toute son histoire durant, nombre de textes directement issus des travaux de l’Académie, et en 1874, Paul Leroy-Beaulieu, ayant fondé une publication hebdomadaire concurrente sous le titre de l’Économiste Français, écrivit à Arthur Mangin pour lui indiquer qu’un compte-rendu des travaux aurait de l’utilité, et sa place dans le nouveau journal, s’il voulait bien s’en charger (Lettre du 4 février 1874, fonds privé). 

La richesse des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques apparaît très nettement à la lecture de la table complète, publiée en 1889, sous la direction de Jules Simon, et sur la base des 130 premiers volumes des Séances et travaux. Aujourd’hui, c’est une base de travail remarquable, dont on peut regretter qu’elle n’ait pas été complétée par la suite, pour intégrer les travaux ultérieurs de Paul Leroy-Beaulieu, Frédéric Passy, Henri Baudrillart, Maurice Block, Jules Simon, Léon Say, Émile Levasseur, Gustave Schelle, et bien d’autres esprits libéraux notables. 

Un centre de débat au sein du libéralisme

Pour ceux qui veulent connaître l’opinion d’un auteur libéral du XIXe siècle sur une question précise, la somme des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques représente une ressource incontournable et un passage obligé, comme le sont également le Journal des économistes, les publications des éditions Guillaumin, et les comptes-rendus des réunions de la Société d’économie politique. Les Séances et travaux de l’Académie partagent d’ailleurs avec les Annales de la société d’économie politique le mérite, resté assez rare, d’avoir livré à la postérité les discussions orales de quelques-uns des meilleurs auteurs libéraux du temps, sur des questions choisies qui ont conservé pour certaines un intérêt majeur. Certes, les auteurs du libéralisme s’entre-répondent, se critiquent et s’affrontent parfois par publication interposée. Mais la discussion de leurs nuances libérales respectives s’offre rarement de manière directe et régulière : et quoique la Société d’économie politique accomplisse précisément cette mission, elle renferme ses questions dans les bornes, assez larges cependant, de l’économie politique, et de plus certains auteurs majeurs, comme Tocqueville ou Beaumont, n’y ont pas été lié. 

Le plus grand débat qui ait agité les libéraux, car il résume en quelque sorte tous les autres, celui sur les attributions de l’État (voir l’article à cette entrée), a donné lieu à des discussions parfois agitées, mais toujours très fécondes, à l’Académie des sciences morales et politiques. En 1886, lors d’une discussion ouverte sur le thème du socialisme d’État, Paul Leroy-Beaulieu et Jean-Gustave Courcelle-Seneuil firent état de leurs convictions radicales ; quant à Henri Baudrillart, il n’admit pas pour l’État un rôle « purement répressif », de simple assureur, ne considérant pas, par exemple, que toute intervention dans la question ouvrière soit du socialisme. (Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, t. 125, 1886, p. 568-578.) De même, Émile Levasseur rejeta l’individualisme outré défendu par ses collègues sus-nommés, et il affirma regarder cette doctrine « non seulement comme étroite au point de vue scientifique, mais comme dangereuse au point de vue de l’influence que l’économie politique doit prétendre à exercer dans la pratique des affaires » (Idem, p. 601). Quarante ans auparavant, à l’occasion d’une discussion sur le travail des enfants, de grandes disparités avaient également été mises au jour. Gustave de Beaumont, notamment, défendit l’intervention de la loi sur cette question, contre l’opinion contraire d’un homme qu’avec Tocqueville ils n’estimaient guère, le trouvant trop radical : Charles Dunoyer. « Il faut prendre garde de proclamer, en termes aussi absolus, le principe de la non-intervention de l’État », affirmait alors Beaumont. (Séances et travaux, t. 7, 1845, p. 194) Sans vouloir « faire souffrir les consciences délicates », Dunoyer maintenait pourtant sa position : quoique les enfants sont mineurs, l’État n’a pas le droit de disposer de leur travail, et c’est à leurs parents et tuteurs qu’incombe naturellement et légitimement la charge de les protéger. Aussi, au lieu de fixer un âge ou une durée réglementaire pour le travail des enfants, la loi devrait s’occuper des vrais cas de maltraitance et de sévices, et punir ceux qui se rendent coupables d’avoir imposé un excès de travail à des enfants. (Idem, p. 200-202.)

Au milieu de ces débats contradictoires, l’union et l’entente était parfois difficile à maintenir, même entre ces intellectuels dont les convictions profondes étaient assez similaires. Au sein de l’Académie des sciences morales et politique, Paul Leroy-Beaulieu n’estimait guère que Léon Say, et sa biographe raconte, après avoir enquêté auprès des amis et de la famille, qu’il traitait d’imbécile à peu près tous ses collègues de l’Institut. (Gisèle Aumercier, Paul Leroy-Beaulieu, observateur de la réalité économique et sociale française, 1979, vol. I, p. 69). Similairement, Beaumont et Tocqueville ne pouvaient s’entendre avec le radical Charles Dunoyer, ni bien sûr avec leur collègue Charles Lucas, spécialiste comme eux des questions pénitentiaires, mais avec des principes et des intentions qu’ils jugeaient opposées aux leurs. (Lettre de Tocqueville à Ernest de Chabrol, 18 octobre 1831, Œuvres complètes de Tocqueville, éd. Gallimard, t. IV, p. 37.)

Orthodoxie, népotisme et bassesses

Bien qu’elle ait effectivement servi le développement de la pensée libérale en France, la nouvelle Académie des sciences morales et politiques, reconstituée en 1832, répondait à un projet aux ambitions contestables. Constituer une aristocratie du savoir, acquise au régime, et qui coopterait ses membres ; lui fournir ensuite pour rôle d’accompagner et de guider le pouvoir dans ses réformes et ses projets : voilà qui devait apparaître comme une fausseté et un reniement aux esprits les plus attachés aux institutions libres. Dès les premières années, l’Académie des sciences morales et politiques allait d’ailleurs afficher les symptômes de ses tares inhérentes. La composition de ses sections répondit à un équilibre des forces politiques, qui produisit désappointements et surprises. Le caractère bigarré de section d’économie politique pouvait interroger, Charles Comte y côtoyant Talleyrand, Siéyès ou l’hygiéniste Villermé ; les discussions sérieuses en étaient faussées. À la vérité, les nominations servaient moins à récompenser les talents supérieurs, qu’à donner des gages et des appuis à tous les amis du pouvoir, parfois même à désamorcer des crises, comme en 1845, quand Guizot favorisa l’élection du catholique Villeneuve-Bargemont pour donner des garanties au parti clérical, récemment mis à mal, et qui se croyait minoritaire à l’Académie. 

Appelée à se reproduire lui-même, par la cooptation et l’élection secrète, l’Académie ne pouvait manquer de devenir un milieu clos, une famille et une coterie. Paul Leroy-Beaulieu est le gendre de Michel Chevalier, Charles Comte celui de Jean-Baptiste Say ; Faucher a épousé la sœur de Louis Wolowski, et Joseph Garnier celle d’Adolphe Blanqui : on trouvera à l’article Alliances d’autres exemples.

Cette endogamie renforçait l’homogénéité des horizons et des principes, et constitua naturellement l’Académie comme le bastion d’une orthodoxie. Lors des concours, les mémoires récompensés étaient ceux qui s’écartaient le moins de la doctrine courante des académiciens, qui reproduisaient leur style et faisaient état des mêmes lectures et des mêmes influences. Dominée par les économistes libéraux, l’Académie des sciences morales et politiques décernait parfois des prix, avec critiques, propositions d’amendements et surtout une grande répulsion, aux mémoires qui condamnaient ouvertement le fonctionnement libéral de l’économie et la répartition des richesses, certains membres, comme Adolphe Blanqui, faisant preuve d’une certaine souplesse théorique et intellectuelle sur ce thème précis. Néanmoins, la promotion franche et loyale du socialisme était condamnée. En 1845, Charles Dunoyer rejeta comme indigne de l’Institut la discussion de l’organisation du travail, une proposition socialiste à la mode, indiquant que cette idée « n’est qu’un non-sens ridicule, et que les ouvrages dont cette théorie fait tous les frais, ne méritent pas l’honneur d’une discussion académique » (Séances et travaux, etc., t. 8,  1845, p. 196.) Vingt ans plus tard, la situation restait encore assez semblable, et exposant les résultats d’un concours, Hippolyte Passy s’étend longuement sur le travers grave de l’un des postulants, qui a parlé des ouvriers modernes comme d’une classe de prolétaires, tandis que dans une société où les hommes se rendent mutuellement des services, où il n’existe plus ni classe ni séparation factice, ce vocabulaire, hérité de la Rome antique, est parfaitement dénué de sens. (Séances et travaux, t. 81, 1867, p. 8-11.) Deux décennies à nouveau plus tard, Léon Aucoc parlera encore « du socialisme que nous condamnons tous », sans craindre d’être contredit. (Séances et travaux, t. 125, 1886, p. 551)

Plus conservatrice, et renfermée dans les acquis du passé, l’Académie des sciences morales et politiques menait aussi une croisade contre le spectre menaçant de l’athéisme. Henri Baudrillart, rapporteur d’un prix sur la question du repos hebdomadaire, écarta délibérément les mémoires qui refusaient d’admettre l’utilité fondamentale du sentiment religieux et osait prédire un avenir où la science se serait substituée aux principes de la religion. « Quel que soit l’esprit de tolérance qui anime l’Académie, son respect pour toutes les opinions sérieuses », affirma alors Baudrillart, « on pourrait se demander s’il peut lui convenir de patronner indifféremment toutes les doctrines » : et en effet lui ne l’admettait pas, et préféra ne considérer que les « idées plus saines et moins ambitieuses » des mémoires restants, qui « acceptent le sentiment religieux comme un fait qui s’impose ». (Séances et travaux, t. 99, 1873, p. 340) La position du libéralisme officiel ne gagnait pas en clairvoyance ni en vivacité. En 1905, ainsi, aucun académicien ne voterait la loi de séparation de l’Église et de l’État. 

La pénible introduction du féminisme à l’Académie des sciences morales et politiques est également révélatrice de l’emprise de la tradition et des schémas de pensée rituels, dans cette institution académique officielle. 

On peut livrer d’ailleurs, dans les questions de philosophie pure, des conclusions similaires. Vers 1860, la section de philosophie était presque entièrement peuplée de cousiniens, disciples de Victor Cousin, qui profitaient même de leur nombre pour peser sur le recrutement des autres sections, notamment celle d’économie politique. 

Ce n’est pas le moindre défaut d’une institution officielle du savoir, fortement homogène, et qui se recrute d’elle-même, que de forcer pour ainsi dire ses prétendants à se rabaisser à des manœuvres avilissantes. Lors des concours — qui ne sont anonymes qu’en théorie — les mémoires primés ne manquent jamais de s’appuyer sur les écrits des auteurs de la question et de rejoindre leurs conclusions générales. Paul Leroy-Beaulieu, qui remporta coup sur coup quatre concours en 1870, était habile dans cet exercice. Lui faut-il, dans son mémoire sur le travail des femmes au XIXe siècle, une statistique sur le nombre d’ouvriers employés dans telle manufacture, il la tire de « Louis Reybaud, dans son bel ouvrage sur le coton », dans « son bel ouvrage sur la condition des ouvrières en soie » ou encore dans ses « savantes études sur les populations industrielles », où l’auteur avait constamment le jugement sûr et faisait ses estimations « avec une prudence bien justifiée » (Le travail des femmes au XIXe siècle, 1873, p. 31, 57, 162) De même, faisait-il une constatation sur l’évolution du régime manufacturier en France, il se sentait obligé de signaler qu’« il y a dix ans, M. Louis Reybaud, dans ses intéressantes études sur la fabrication de la soie » la faisait déjà. (Idem, p. 68). En tout, il cite trente-cinq fois cet homme qui sera chargé de juger son ouvrage. Et comme il n’ignore pas que Louis Reybaud a des convictions féministes assez médiocres, il lui donne du modérantisme, tandis que lui-même possède de vraies convictions. 

C’est pourtant lors des élections que la bassesse atteint véritablement son paroxysme. Alors tous les candidats s’agitent et convoquent le ban et l’arrière-ban du réseau personnel qu’ils n’ont constitué que pour ces occasions. Trois jours après l’enterrement de Joseph Droz, Louis Wolowski a déjà relancé tout le monde, rapporte Gustave de Beaumont. (Lettre à Alexis de Tocqueville, 15 novembre 1850 ; Œuvres complètes de Tocqueville, éd. Gallimard, t. VIII, vol. 2, p. 312.) À cette occasion, Michel Chevalier faisant partie des prétendants, Léon Faucher, beau-frère de Wolowski, mène une cabale contre lui, pour rappeler son ancienne condamnation lors de l’affaire de Ménilmontant, quand il était encore saint-simonien, cela afin de le discréditer et d’empêcher son élection. (Idem, p. 313) C’est pourtant un autre économiste libéral, Louis Reybaud, qui sera élu. Mais cinq ans plus tard, la mort de Léon Faucher lui-même est suivie par d’autres manœuvres assez puériles, de la part de son beau-frère, Louis Wolowski, et d’un autre libéral éminent, ici son complice, Léonce de Lavergne. Beaumont les raconte à nouveau à son ami Tocqueville. « Vous avez vu sans doute dans la Revue des Deux Mondes », lui écrit-il, « l’article nécrologique sur Faucher, de Lavergne, son plus vieil ami d’enfance… Tout ce qu’il en dit si tendrement m’aurait fendu le cœur, si je n’avais su que le plan convenu entre Lavergne et Wolowski pour arriver ensemble à l’Institut, c’est que Wolowski remplace Blanqui, et Lavergne, Faucher. Il est désormais établi que Blanqui a, sur son lit de mort, demandé à Dieu d’être remplacé par Wolowski, moyennant quoi il mourait content ; et Lavergne, avec ou sans mandat pareil, se charge de procurer la même consolation aux mânes de Léon Faucher. » (Lettre du 6 janvier 1855 ; O.C., VIII-3, p. 259-260)

Absentéisme et paresse des académiciens

Lors de la réhabilitation de 1832, les membres encore vivants de l’ancienne classe des sciences morales et politiques étaient invités à reprendre possession du siège dont ils avaient été déchu à l’Institut. Cependant Destutt de Tracy, après avoir placé les facultés de l’homme au cœur de sa philosophie, avait dû se résigner à voir les siennes l’abandonner, et il fut alors assez conscient de son état pour refuser l’honneur de jouer aucun rôle au sein de l’académie récemment reformée. « Je suis actuellement si accablé par l’âge et les infirmités », écrivit-il à Pierre-Louis Roederer, « qu’il ne m’est plus possible de me mêler de la moindre chose ni de me présenter nulle part… Il faut savoir se faire justice et s’enterrer quand on est mort moralement quoiqu’on ne le soit pas encore tout à fait physiquement. » (Lettre du 23 octobre 1832 ; Œuvres complètes de Destutt de Tracy, éd. C. Jolly, t. VIII, p. 504) Rétrospectivement, la démarche mériterait de nous arracher une marque d’approbation et de respect, plus encore qu’une larme d’émotion. Car au sein de l’Académie des sciences morales et politiques, les membres actifs et entreprenants ne représentèrent jamais l’écrasante majorité. Gustave de Beaumont et plus encore Alexis de Tocqueville, par exemple, furent touchés par une certaine paresse académique, dont on peut trouver quelques raisons qui leur font honneur, comme la préférence qu’ils manifestaient pour la vie provinciale, au sein de leur paisible ménage, et, dans le cas de Beaumont, au milieu d’enfants dont l’éducation était à assurer. L’activité de Beaumont peut presque passer pour satisfaisante : il fait généralement le déplacement pour voter la nomination des nouveaux académiciens, il recycle quelques-uns de ses travaux passés sur l’esclavage des Noirs ou les prisons pour en faire des mémoires académiques, et lorsqu’il sombre dans un silence assez complet, c’est qu’il a cessé pour un temps tout travail intellectuel. Alexis de Tocqueville, en revanche, n’accumule pas les circonstances atténuantes, et s’il est un avocat honnête, il doit s’attendre à être sévèrement jugé. Notre homme donne peu de mémoire, et il n’éprouve pas le besoin d’aller entendre la lecture de ceux des autres. L’époque même des élections ne ranime pas sa ferveur. Parmi les moindres devoirs de l’académicien, celui de participer à l’organisation des concours, le trouve pour le moins timoré. « Samedi prochain Dunoyer, Reybaud et moi, nous nous réunissons pour délibérer sur une question à mettre au concours », explique-t-il un jour à Beaumont. « Que n’êtes-vous là pour nous donner des idées ? Je n’en ai aucune et de plus suis résolu de n’en point avoir, n’imaginant rien de pire que d’être un jour rapporteur d’un concours. » (Lettre du 31 juillet 1854, O.C., VIII-3, p. 227) En janvier 1852, c’est-à-dire juste après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il avait été relancé par Mignet, secrétaire perpétuel, pour participer d’une façon ou d’une autre aux travaux de l’Académie. Il demanda qu’on l’aide à trouver un ouvrage qui rentrât dans l’ordre de ses travaux, et dont il pût produire un compte-rendu pour l’Académie. (Lettre à Beaumont du 10 janvier 1852, O.C. VIII-3, p. 11.) Au mois d’avril il prononça plutôt un discours courageux, mais très compromettant aussi pour l’Académie et pour Mignet, qui ne dut pas s’en féliciter. L’occasion lui avait fourni de l’élan et des forces pour s’acquitter d’une tâche qu’il avait jadis fort mal considéré. Un an auparavant, il affirmait en effet à Beaumont sa répulsion à l’idée d’écrire un discours académique et appelait son ami à l’aide. « Je voudrais bien que vous me rendiez un petit service que voici », lui écrivit-il. « Je suis, pour mon malheur, président de notre Académie ; ce qui m’obligera, aussitôt après mon retour, à paraître dans notre séance publique et à y faire un petit discours. J’en ai déjà la courbature. Ce à quoi je me suis trouvé toujours le plus impropre et ce que j’ai toujours fait le plus mal, c’est un discours académique et je jure qu’après celui-ci, on ne m’attrapera plus par la gloriole des honneurs de la présidence ou de la direction à en faire aucun. Mais, cette fois, il faut bien que je m’exécute : je ne sais ni ce que je puis, ni ce que je dois, ni ce que je veux dire. Il ne me manque que ces trois choses pour faire un discours. J’en suis donc réduit à m’éclairer et à m’animer, s’il se peut, de l’exemple des autres. Ce que je vous demanderais serait de vous procurer à l’Institut un ou deux discours de mes prédécesseurs, les meilleurs à votre avis, et de me les envoyer par le ministère des Affaires étrangères qui s’y prêtera, je pense, volontiers. Je m’étais déjà procuré quelques chefs-d’œuvre de cette espèce avant de quitter Paris ; mais Eugène les a oubliés. Il s’agirait de réparer cet oubli-là le plus tôt possible, afin qu’après avoir lu ce qu’ont dit les autres, j’écrive ici ce que je dois faire moi-même et ne sois pas écrasé, à mon retour, de l’ennui d’une si sotte besogne. » (Lettre du 5 janvier 1851, O.C. VIII-2,  p. 353-354.)

La critique d’une institution officielle et privilégiée

À l’intérieur même du libéralisme français, l’Institut, en tant qu’institution officielle et qu’aristocratie du savoir, faisait naître quelques critiques. Edmond About, dont il a déjà été question, écrivait que les contributions publiques prélevées pour le budget de l’Institut constituaient un impôt progressif en sens inverse, le nombre des citoyens intéressés par le progrès des arts et des lettres étant fort réduit. (Le Progrès, 1864, p. 367) C’était aussi, pour lui, de l’argent perdu, n’encourageant que « la médiocrité avide et rampante », soit par l’élection, soit par les concours, dans lesquels le talent original apparaissait « condamné à l’avance ». (Idem, p. 366). Après avoir repoussé un talent supérieur comme Littré, l’Académie cherchait des catholiques médiocres et soumis pour équilibrer ses forces ; plus que du talent, elle exigeait un billet de confession. (Causeries, 1866, vol. II, p. 72, p. 106) About n’hésitait à demander de raser le palais de l’Institut, son « bâtiment laid et mal situé », qui n’est qu’un « horrible dôme ». (Idem, p. 368) Il n’en sera pas moins élu en 1884, juste avant sa mort, à l’Académie française. Il est mort avant d’avoir été officiellement reçu.

Quelques années plus tard, Gustave de Molinari reprit courageusement la critique libérale de l’Institut. Le 5 septembre 1888, il osait proposer à la Société d’économie politique, peuplée d’académiciens, de délibérer sur une question controversée, celle de savoir si les institutions scientifiques, littéraires ou artistiques, fondées ou subventionnées par l’État, sont favorables au progrès ou lui font obstacle. L’auteur de la question n’était lui-même que membre associé de l’Institut, et ce n’était certes pas là sa première audace. Mais quoique ce jour-là il rabaissa un peu la force de son impudence, en présentant sa question comme « une petite question, une question d’été » (Bulletin de la Société d’économie politique, 1888, p. 115), il ne devait pas s’attendre, en se lançant dans un réquisitoire contre les institutions officielles et privilégiées de savoir, à un acquiescement poli de la part d’hommes comme Léon Say, dont l’appartenance à l’Académie était une source de prestige et d’occupation, pour ne pas parler des revenus. « Un corps privilégié », affirmait Molinari, « est sujet aux maladies ordinaires du monopole : la paresse, la routine et l’intrigue », et tout en rendant un hommage moitié honnête, moitié forcé, aux mérites de l’Institut de France, il demandait : « N’a-t-on pas pu reprocher en maintes circonstances à cette éminente compagnie de se montrer peu favorable au progrès et de s’attarder dans une sorte de routine officielle ? » (Idem) De la nomination des membres, faite sur d’autres bases que l’utilité ou la valeur de leurs services, jusqu’aux travaux effectifs des heureux élus, entravés par l’esprit de corps et les préjugés passés en systèmes, l’organisation était décidément vicieuse. « Les subventions que l’État accorde à certaines sociétés peuvent sans doute être profitables à la science », concluait Molinari ; « en revanche, elles ont pour effet nuisible d’enrayer plus ou moins l’initiative privée. Quand le gouvernement a l’habitude d’envoyer des missions scientifiques et autres à l’étranger (et sont-elles toujours confiées aux gens les plus capables de les remplir ?) aux dépens des contribuables, les particuliers sont naturellement moins portés à en prendre l’initiative et à en faire les frais. On fonde aussi moins de sociétés scientifiques et littéraires dans les pays où il existe des institutions de ce genre, protégées et subventionnées. La concurrence est moins active entre elles, et le progrès ne se développe-t-il pas partout en proportion de l’activité de la concurrence ? En second lieu, un corps protégé et subventionné peut-il être complètement indépendant ? Ne dépend-on pas toujours, dans quelque mesure, de ceux dont on reçoit des faveurs et de l’argent ? » (Idem, p. 123) Différents intervenants prirent successivement la parole, sous les yeux de Léon Say, qui faisait grise mine, et refusa d’entrer dans le débat. Alphonse Courtois, un autre honnête libéral, sans affiliation avec aucune académie, fit valoir pareillement que l’Institut ne travaillait pas dans la liberté et l’indépendance, et que le recrutement de ses membres était entaché par des transactions regrettables, qui dépréciaient la valeur des élus. Mais après avoir émis cette opinion audacieuse, il finit par une remarque conciliante. « Bien que devant la question admise à la discussion par la réunion, il n’ait pas cru devoir s’abstenir de manifester son opinion sans réserves », nous informe le compte-rendu, Courtois « croit pouvoir reconnaître qu’il est des réformes beaucoup plus importantes que celle de l’Institut. Je serais heureux, dit-il, que ce fût la seule infraction à la liberté économique que l’on connût en France. » (Idem, p. 120) Alphonse Courtois avait été élu secrétaire perpétuel de la Société d’économie politique en novembre 1881, avec 63 voix contre 52 pour son concurrent, Arthur Mangin : il donnait des preuves ici de son savoir-faire diplomatique. 

D’autres personnalités du mouvement libéral français, dont les ambitions se trouvaient brimés, montraient une moindre tolérance. Lorsque Clémence Royer, féministe, eugéniste et affiliée au libéralisme, se présenta officiellement candidate à la succession de Baudrillart et de Courcelle-Seneuil, décédés respectivement en janvier et juin 1892, elle présenta ses remontrances au grand public, au risque de causer un petit scandale. « Je ne me dissimule point que ma tentative n’aurait aucune chance de succès. » écrivait-elle. « L’Académie, c’est l’orthodoxie, moi, je suis le contraire de l’orthodoxie, et les hommes de mon bord ont bien soin de ne pas se présenter. Comme tout corps se recrutant lui-même, l’Institut est destiné à l’immobilité. De plus, ses membres étant nommés à vie, la majorité se compose de momies qui exercent sur les esprits jeunes une influence desséchante. On ne peut le considérer que comme une excroissance isolée, une tumeur scientifique et intellectuelle. Jusqu’à ce qu’on l’ait bouleversée de fond en comble, ses portes resteront fermées à quiconque apportera une idée neuve. » (XIXe siècle, 13 septembre 1892).

Conclusion : les ambiguïtés de l’Académie

L’Académie des sciences morales et politiques a accompagné la croissance et le développement du libéralisme français pendant près d’un siècle, et aujourd’hui ses volumes de Séances et travaux sont d’une lecture instructive et enrichissante pour ceux qui aspirent à marcher sur les traces des esprits supérieurs qui y siégèrent. Cependant cette histoire et cet héritage n’est pas sans ambiguïtés. Tous ces auteurs qui ont œuvré pour la liberté du travail et de la pensée ont constitué une aristocratie de l’intelligence, à l’abri de privilèges et de dotations publiques. S’ils ont accompagné le progrès, en promouvant de leur place des réformes utiles, ils l’ont peut-être aussi entravé, en donnant à leur libéralisme un caractère officiel, et en limitant les potentialités d’institutions concurrentes, qui auraient mûri sous l’atmosphère vivifiante de la liberté.      

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