Il est un auteur qui n’est pas vraiment une lecture conseillée chez les personnes sensibles au sort de l’environnement, et qui disait pourtant, il y a près de deux siècles, à un public de jeunes personnes qui ne l’écoutèrent pas très attentivement sur ce point, que les ressources naturelles étaient en danger. « Que deviendront les générations suivantes quand les mines seront épuisées, demandait-il très exactement ? Car elles le seront inévitablement un jour. On en découvrira d’autres qui seront épuisées à leur tour : que deviendront alors nos descendants ? Il y a des gens qui craignent que le monde ne finisse par le feu ; on doit plutôt craindre qu’il ne finisse faute de feu. » [1]
Jean-Baptiste Say, qui prononça ces mots et bien d’autres dans la même veine, est plutôt resté célèbre pour sa défense du libéralisme économique — le marché libre, la libre concurrence, l’intervention minimale de l’État. Et il est vrai que dans les mêmes écrits où il demandait la protection des ressources naturelles, vantait les mérites des espaces verts pour la pureté de l’air dans les villes (il recommandait qu’on plante des arbres sur tous les quais [2]), ou questionnait la légitimité de faire travailler les animaux et de les manger [3], Jean-Baptiste Say défendait aussi le développement du capitalisme hors des lisières étatiques et un désengagement radical de l’autorité. Il disait à la puissance publique : « Travaillez à vous rendre inutile. J’oserais même ajouter : et, s’il est possible, à vous faire oublier. » [4]
Il n’y a pas ici de contradiction, et ce n’est pas non plus le cas de dire qu’un auteur particulier s’est perdu hors des sentiers battus ou a fait preuve d’originalité. Les grands auteurs qui ont fondé en France la doctrine du libéralisme économique se sont presque unanimement prononcés pour une protection de l’environnement par l’État. Dès lors, ceux qui, au nom de ce même libéralisme, négligent aujourd’hui ce que d’autres appellent un devoir, individuel et collectif, de protection de l’environnement, ceux là contredisent directement les plus grands représentants de cette école de pensée, quoique probablement sans le savoir ni s’en douter.
La preuve historique de ce fait éclate pourtant à chaque page de leurs écrits. Le principal organe des économistes libéraux du XIXe siècle, le Journal des économistes, consacrait en ce temps-là de fréquents articles à la question de la déforestation, et on ne peut manquer de les trouver débattre sur ce thème, lorsqu’on feuillette les pages jaunies de cette belle publication. Divers auteurs, tous adeptes de l’intervention minimale de l’État dans l’économie comme règle générale, s’accordaient alors pour reconnaître que dans ces questions précises les solutions ne se trouvaient que dans une politique publique sensible et raisonnable. [5]
Pendant tout le XIXe siècle, et à travers de multiples auteurs, la sensibilité écologique des économistes libéraux français s’est faite sentir. Elle a pris diverses formes, suivi différentes pentes. Enfin elle s’est épanouie dans la dernière grande génération de ses théoriciens, quand, après des décennies d’un fort attachement à la cause, il s’est agi de théoriser précisément pourquoi l’État devait effectivement protéger l’environnement, tout en se désintéressant en général de larges pans de l’activité sociale et économique.
Dans sa grande étude sur les missions de l’État dans une société libre, dont la première édition parut en 1890, Paul-Leroy Beaulieu, professeur d’économie politique au Collège de France et grande célébrité libérale de l’époque, revendiquait pour la puissance publique une fonction de « conservation générale » à assumer, la considérant comme « l’une des plus importantes et des moins bien remplies ». Il disait précisément : « Elle consiste d’abord, autant que l’homme y peut réussir, dans le maintien ou l’amélioration du climat [le mot amélioration a de quoi faire sourire], dans la conservation du territoire cultivable, dans la protection des richesses naturelles qui ne se reproduisent pas. Pour l’accomplissement de cette tâche multiple, qui est l’une de celles que le passé a le plus négligées, l’État doit lutter tantôt contre certaines forces naturelles qui ne se laissent pas aisément contrôler, tantôt contre la cupidité ou l’imprévoyance des générations actuelles. » [6]
De manière générale, Paul Leroy-Beaulieu soutenait que par sa nature, l’État, en intervenant, provoquait très fréquemment plus de mal que de bien. « L’État ne sait rien faire avec mesure », soutenait-il, et quant à ses missions, il voulait « qu’on lui en confie le moins possible ». [7] Mais sur le sujet de l’écologie, l’État avait bien un rôle rationnel à jouer.
Suivant Paul Leroy-Beaulieu, au-delà même de la protection du climat il s’agissait aussi pour l’État de protéger la faune et la flore, car il en allait « de même pour les lois sur la chasse, sur la pêche, non seulement fluviale, mais maritime, pour la préservation de toutes ces richesses naturelles que l’homme épuise : l’État devrait avoir une prévoyante rigueur. Beaucoup d’entre elles disparaissent, traquées et exploitées sans miséricorde : ici, ce sont certaines espèces de poissons, là les oiseaux, ailleurs les baleines, dont il n’existe plus guère ; ailleurs encore les éléphants avec leur ivoire, autre part la gutta-percha, autre part encore le quinquina. Oui, pour la préservation de ces richesses exceptionnelles, l’État a un rôle conservatoire à jouer, car l’État, nous l’avons vu, est surtout un organe de conservation. » [8]
Cette défense de la protection de l’environnement sera peut-être lue avec curiosité, venant de penseurs qui appartiennent à un camp très étranger à celui qui s’occupe habituellement de ces questions. Elle est faite pour étonner les honnêtes défenseurs du climat et embarrasser ceux qui ne s’en préoccupent pas. Car à présent que le fait est connu, qui donc reste-t-il de sérieux pour soutenir qu’on ne doit rien faire ? Car ceux qui aiment d’habitude le laissez-faire laissez-passer, en la matière n’en veulent pas, et l’ont dit.
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[1] Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, tome II, 1828, p. 118 ; Œuvres complètes de Jean-Baptiste Say, vol. II, t. I, Economica, 2010, p. 266.
[2] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, 3e édition, 1817, p. 131 ; Œuvres complètes, vol. I, t. I, 2006, p. 228.
[3] Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, deuxième partie, chapitre XI.
[4] Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, 1828, t. IV, p. 11 ; Œuvres complètes, t. II, vol. I, p. 660.
[5] Voir notamment Hippolyte Dussard, « Des défrichements des forêts », Journal des économistes, juillet 1842 ; Raoul Duval, « De la propriété forestière en France et des moyens d’en arrêter le défrichement », Journal des économistes, juillet 1844 ; ou de même Gustave de Molinari, Histoire du tarif. Les fers, 1847.
[6] Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 4e éd., 1911, p. 143 ; p. 143-144.
[7] Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 1ère éd., 1890, p. 423 ; 2e éd., 1891, p. 213.
[8] Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 2e éd., 1891, p. 127.
Il y a par ailleurs une étude encore plus vaste à propos du libéralisme et de l’environnement, celle qui consiste à montrer que la création monétaire est certainement la cause d’un système productif si concentré et si polluant.