« Le libéralisme démocratique d’Alain ». Par Jérôme Perrier (4/4)

Emile-Chartier-AlainPar Jérôme Perrier* directeur du pôle Recherche à l’Institut Coppet 

4/4 (lire les parties 1 ici, 2 ici et 3 ici)

Le libéralisme d’Alain n’a que très rarement attiré l’attention des commentateurs[1], ne serait-ce que parce que l’intéressé lui-même n’a jamais revendiqué cette filiation intellectuelle – d’autant que sa famille politique, la gauche, a toujours entretenu des rapports pour le moins complexes, pour ne pas dire ambigus, avec cette tradition de pensée. Plus important encore, Alain est tout autant un démocrate (assumé) qu’un libéral (caché). Durant toute sa vie, il est resté le petit boursier, fils d’un modeste vétérinaire, pur produit de la méritocratie républicaine, et furieusement attaché à la défense du « petit peuple » contre les Importants et les Puissants (qu’ils aient nom Ministres, Généraux, Académiciens, Bureaucrates, ou encore Riches propriétaires). Il s’agit bien là, chez lui, d’un quasi réflexe, qui est à l’origine même de son engagement politique[2], et qui l’éloigne tout naturellement d’un libéralisme majoritairement[3] élitiste, conservateur et viscéralement méfiant à l’égard du pouvoir des « masses » (que l’on pense à Guizot et Tocqueville ou à d’autres auteurs moins connus). Reste que les grands thèmes qu’Alain a développés durant des décennies dans son œuvre « politique » (et notamment dans ses propos) font sans conteste de lui un auteur authentiquement libéral, même si son libéralisme – comme nous le montrerons – est d’un genre tout à fait singulier, et même iconoclaste. C’est ce que nous allons essayer de démontrer, citations à l’appui, en développant trois dimensions privilégiées, que nous avons jugé particulièrement intéressantes, sans pour autant prétendre à la moindre exhaustivité sur une question qui mériterait de bien plus amples développements[4]. Nous diviserons donc notre argumentation en trois parties, en mettant successivement en valeur : une conception libérale du rôle de l’Etat dans l’économie ; un libéralisme de l’individu contre l’Etat, qui s’inscrit dans une – riche quoique minoritaire – tradition française ; et enfin un libéralisme démocratique qui débouche sur une définition très originale de la démocratie, où le Contrôle populaire prend le pas sur une fictive Volonté populaire (ou générale). Au terme de ce parcours, nous espérerons être parvenu à démontrer non seulement qu’Alain est un vrai et grand auteur libéral – ce qui, après tout, ne réjouira que les libéraux, dont nous sommes – mais aussi qu’il est un auteur d’une incroyable modernité – ce qui est susceptible d’interpeler davantage de lecteurs…   

III/ Démocratie libérale ou libéralisme démocratique ? (2ème partie)

  • Une critique libérale de la Grande Politique.

Pour terminer ce long article consacré au libéralisme démocratique d’Alain, dont nous avons successivement montré les dimensions économique, individualiste, pluraliste (dans sa conception de l’intérêt général), et antibureaucratique, nous souhaiterions revenir sur trois points que nous avons déjà brièvement évoqués, mais sur lesquels nous voudrions insister dans la mesure où ils nous paraissent particulièrement importants. Il s’agira pour nous, dans cet ultime volet, de mieux mettre en valeur la promotion chez Alain d’une politique modeste, par opposition à la « Grande Politique » (d’autant plus facilement défendue par bon nombre d’hommes de l’Etat qu’ils y trouvent un moyen infaillible et larvé de renforcer leur propre pouvoir) ; d’illustrer sa conception des rapports du droit et de la loi, qui s’avère être aux antipodes du positivisme juridique et du volontarisme politique ; et enfin de conclure en résumant la définition étonnement moderne que l’auteur des Propos donne de la démocratie, conçue non pas comme la révélation d’une supposée volonté populaire (ce que nous appellerons la téléocratie), mais comme un système de contrôle et de surveillance des gouvernants par les gouvernés (ce que nous appellerons la monitocratie ou « démocratie de l’admonestation »).

Commençons donc par le premier point. En défendant une politique des intérêts contre ce qu’il appelle une politique « doctrinaire » ou « métaphysique », Alain entend en effet défendre un mode de gouvernement humble et soucieux de l’individu. « Je préfère la politique de clocher à la grande politique[5] », répète-t-il à l’envi, car trop souvent ce sont les citoyens qui payent les pots cassés de l’hubris des gouvernants : au mieux, en acquittant leurs impôts ; au pire, en partant à la guerre. Il s’agit donc pour le « citoyen contre les pouvoirs » de faire prévaloir une politique, « non pas brillante, mais raisonnable[6] », qui garantisse ses intérêts de contribuable et plus encore ses droits de citoyen libre et pacifique. Ainsi, dans un propos de décembre 1911, Alain illustre son raisonnement en commentant la construction d’une nouvelle gare ferroviaire, dans laquelle il veut voir un merveilleux « exemple de la petite politique, qui fait voir l’action des intérêts particuliers. » Il poursuit d’ailleurs sa réflexion en supposant « que dans chaque région et dans chaque corps de métier les individus deviennent aussi attentifs à toutes les décisions des pouvoirs publics », et estime qu’« ainsi il se formera une science véritable, un bon sens véritable, un esprit public véritable. » Alain va jusqu’à voir dans ce genre de gestion terre-à-terre « une révolution de première importance » et un mode de gouvernement « que les grands politiques jugent vils et méprisables », mais qui ont, à ses yeux, l’immense mérite d’échapper « autant que possible à la violence des passions. » Il voit ainsi « dans ces revendications toutes simples et qu’un enfant comprendrait, les premières démarches de la Raison », car « plus les intérêts sont grossiers et matériels comme on dit, mieux la Raison s’exerce, se montre et agit efficacement[7]. »

            C’est en effet là ce qu’Alain appelle une politique « positive » ; ce qui, pour le grand admirateur d’Auguste Comte qu’il est, veut dire une politique raisonnable, à défaut d’être rationnelle[8]. Rien n’illustre mieux, à ses yeux, la nature et les avantages d’une humble gouvernance que les élections locales ou sénatoriales. Ces dernières, par exemple, se font « sous la pression de l’opinion tout entière, mais groupée par régions, ce qui assure la prédominance des intérêts, et, par conséquent, le triomphe d’un certain esprit positif qui est une partie de l’esprit radical. » Et Alain d’ajouter cette remarque, qui plonge au cœur de sa philosophie politique : « cet esprit positif s’accorde très bien avec l’Idée Égalitaire ; car l’Égalité ne se réalise, et ne devient sensible au toucher en quelque sorte, que par l’action égale des intérêts[9]. » Le même esprit positif règne d’ailleurs dans toutes les élections locales, où se fait l’apprentissage de la vie politique, dans un régime parlementaire – celui de la IIIe République – où le cursus honorum de tout ministre commence par l’accession à un conseil municipal puis à un conseil général, antichambres obligées de la députation. « Là, tout est vu de près ; tout se mesure et se compte », écrit Alain, qui ajoute : « L’esprit jugeur n’y est pas arrêté par les préjugés de la Haute Politique », si propices aux hypostases liberticides, terreau privilégié de la tyrannie. En effet, dans les petites communes, les débats portent sur « des objets familiers à tous les citoyens et qui les touchent immédiatement et, en quelque sorte, matériellement ». En d’autres termes, si « dans la vie municipale, il n’y a point de tyrannie », c’est que la politique municipale est d’abord une politique d’intérêts – des intérêts qui ont le double avantage de pouvoir composer et d’être accessibles à l’entendement de tout un chacun. « Aussi, ajoute Alain, tandis que la Chambre essaye toujours d’oublier les électeurs et de politiquer [sic] pour elle-même avec des mots imposants, un Conseil municipal ne l’essaierait même pas. Il est, encore mieux que la Convention, sous le regard et sous la menace du peuple. » En d’autres termes, les citoyens peuvent localement exercer à loisir leur pouvoir de contrôle et d’admonestation (sur lequel nous reviendrons), qui est pour Alain la quintessence même de la démocratie. Les politiciens, qui redoutent ce contrôle presqu’autant que les bureaucrates, cherchent bien en vain à s’affranchir de leurs électeurs, en rappelant aussi souvent qu’ils le peuvent « les principes abstraits et les Intérêts Généraux ». Mais « l’esprit municipal réel, fruit de l’expérience, marche toujours à ses fins, c’est-à-dire contre les partis et pour la République radicalement radicale. »

            Dès lors, pour Alain, la Chambre des députés devrait fonctionner sur ce modèle de la politique positive, telle qu’on la trouve pratiquée au quotidien dans les 36 000 communes de France. En effet, en quoi devrait consister fondamentalement la vie politique selon lui ? « Il s’agit, écrit-il, de faire vivre ensemble, le mieux possible, des marchands de légumes, des boulangers, des serruriers, des cordonniers, des maîtres d’école, en réduisant au minimum, les bagarres et les coups de poings. Or, qu’est-ce qu’un Parlement ? C’est encore une espèce de conseil municipal. Je ne vois donc pas pourquoi nos parlementaires devraient être des génies[10]. » Alain, on le voit, en est resté à une vision politique assez proche de l’État-gendarme du XIXe siècle (ou, si l’on préfère, de l’Etat libéral réduit à ses fonctions strictement régaliennes). Que l’on juge cette conception datée, voire passéiste, ou bien – c’est notre cas – qu’on la juge au contraire étonnement moderne, peu importe. Ce qui est certain, c’est qu’une telle vision est certainement apparue anachronique à beaucoup, notamment à gauche, au cours d’un XXe siècle qui restera dans l’histoire comme celui de l’Etat-Roi – ne serait-ce qu’à travers la forme la plus pathologique de cette statolâtrie que furent les totalitarismes. Quoi qu’il en soit, pour Alain, plus la politique est modeste, mieux cela vaut pour la sauvegarde même des libertés individuelles, qui est sa préoccupation première, comme celle de tout libéral qui se respecte. Car les citoyens d’un pays libre entendent finalement moins être gouvernés, qu’être assurés que leurs droits sont solidement garantis et leurs intérêts convenablement pris en compte. Ils n’aspirent pas à un Etat obèse, tatillon et envahissant, qui se mêlerait de tout et s’acquitterait dès lors très mal de ses missions tous azimuts. Ils veulent au contraire un Etat fort et sec (si l’on peut s’exprimer ainsi), strictement cantonné à ce qui fait son essence même : à savoir le maintien de l’ordre républicain et la garantie des libertés individuelles.

Malheureusement pour eux, cette gouvernance a minima, qu’ils appellent de leurs vœux, cède trop souvent le pas à la Grande Politique, d’autant plus dangereuse qu’elle est fondée sur des abstractions : « Quels sont les faits en politique ? écrit Alain. Ce sont les citoyens, les métiers, les commerces, les intérêts particuliers en définitive. On parle bien d’intérêts généraux, de crises, de malaise général, d’opinions communes, mais ce sont des abstractions. Une opinion commune réelle se compose d’opinions individuelles[11]. » Et à ceux qui seraient tentés de répondre qu’une telle conception de la politique – où l’élu a l’œil rivé sur sa circonscription – n’a rien de bien grandiose, Alain répond sans hésiter qu’il se « méfie du sublime en politique ; car c’est le citoyen qui en fait les frais[12]. » La politique positive qu’il juge seule compatible avec la liberté et l’égalité des citoyens est bien une politique délibérément circonspecte, mesurée, humble, voire terre à terre. « Point d’utopies. Point de système abstrait. Que chacun vote selon ses intérêts et ses préférences[13] », répète-t-il invariablement. L’essentiel reste bien pour lui de garantir les droits des citoyens en tenant les pouvoirs en laisse et en leur serrant la bride. De ce point de vue, l’ultime garantie consiste pour Alain à faire prévaloir une harmonisation des intérêts particuliers sur un Intérêt Général hypostasié, qui n’est que le paravent de passions idéologiques lourdes de dangers pour l’individu. « Que chacun considère donc son intérêt, au lieu de s’embarquer dans la politique générale », écrit l’auteur des Propos sur le Bonheur, pour qui « la France heureuse et tranquille, c’est une somme de citoyens heureux et tranquilles, et rien de plus[14]. » Les passions et les idéologies portent aux extrêmes, et c’est pourquoi elles sont amies de la tyrannie. Les intérêts composent et s’équilibrent ; c’est pourquoi ils sont la meilleure garantie d’un gouvernement modéré – ou minimum –, c’est-à-dire libéral.

  • Droit, législation et liberté chez Alain[15].

Alain a beaucoup écrit sur le droit et sur la loi, même s’il l’a fait, comme toujours, de manière tout à la fois éclatée et imagée ; ce qui n’a d’ailleurs guère contribué à la diffusion de ses thèses auprès d’un public spécialisé dans l’étude de ces questions. Nous allons pourtant voir que les idées qu’il défend sont d’une bien plus grande subtilité que ne le laisserait entendre la réputation de « philosophe pour classe terminale » qui est encore trop souvent attachée à son œuvre. Mieux, sa conception du droit et de la loi, dès lors qu’on se donne la peine de la restituer dans toute sa complexité, apparaît par certains aspects étrangement proche des thèses développées par d’éminents auteurs libéraux qui se sont intéressé à ces questions, tout à la fois politiques et juridiques. Nous pensons en particulier aux thèses de quelqu’un comme Friedrich A. Hayek, que l’on ne s’attendrait pourtant pas a priori à voir rapproché du radical Alain. D’autant que les principales sources d’inspiration de ce dernier, en la matière, ont pour nom Platon et Rousseau, c’est-à-dire deux auteurs qui ne passent pas pour des références libérales incontestées (et dont lui-même, du reste, propose une lecture comme toujours très personnelle)[16].

Notons tout d’abord que, comme souvent, le vocabulaire n’est pas fixé de manière immuable chez Alain, et que le même mot – ou la même image puisque le philosophe et le poète sont inséparables chez lui – peuvent avoir parfois deux sens assez différents selon le contexte. Reste qu’il est possible d’avancer quelques éléments sûrs, que l’on pourra retrouver ne varietur tout au long de ses écrits, échelonnés sur un demi-siècle. Le premier de ces éléments – qui n’est certes pas le plus original –, c’est qu’à ses yeux « le droit est autre chose que la force[17] ». Ceci est d’ailleurs si vrai que même les pires tyrannies, dans une sorte d’hommage rendu par le vice à la vertu, éprouvent le besoin de masquer leurs pires exactions sous les oripeaux du droit, ou tout au moins d’une version dévoyée du droit[18]. Ainsi les nazis ont prétendu ériger un droit nazi, que certains juristes positivistes ont étudié comme n’importe quel autre droit (même si cela ne veut pas dire pour autant qu’ils l’ont approuvé)[19]. Mais pour Alain, « le droit n’est pas une chose ni un fait, le droit est une idée[20] ». A l’inverse de la loi positive, le droit est fondamentalement pour lui un idéal accessible à la raison et dont l’essence est parfaitement indépendante de son existence (pour utiliser un vocabulaire sartrien) hic et nunc. « Aussi, ajoute Alain, le droit ne se mesure pas à l’effectif des armées ; un homme seul contre une foule, peut représenter le droit. Socrate, contre tous, Socrate mourant pour la liberté de penser et de parler, Socrate représente le droit.[21] »

Comme chacun le sait, depuis bien longtemps la philosophie du droit oppose les partisans du jusnaturalisme (ou droit naturel) et les partisans du positivisme juridique[22]. Pour les premiers – du moins dans sa forme moderne[23] – les individus possèdent dès leur naissance des droits subjectifs, qu’il est possible de découvrir par le seul usage de la raison puisqu’ils sont fondés sur la nature de l’homme. Dès lors, le pouvoir politique ne crée par ces « droits de l’homme », mais il les reconnaît et a même comme devoir essentiel de les consacrer et de les garantir. A l’inverse, les positivistes ont en commun de refuser ce dualisme entre droit naturel et droit positif, considérant que seul ce dernier est connaissable par la science juridique. Ceci ne veut d’ailleurs pas dire que les positivistes confondent le droit et la morale, mais simplement qu’à leurs yeux le juriste a pour mission première d’étudier le droit tel qu’il existe concrètement dans un contexte historique et géographique donné. On l’aura compris, dans un tel débat, Alain se situe clairement du côté des jusnaturalistes, comme le montre par exemple ce propos du 31 juillet 1912 dans lequel on peut lire : « La démocratie n’est pas le règne du nombre, c’est le règne du droit. » S’opposant dans ces lignes aux « proportionnalistes » (autrement dit aux partisans de la Représentation proportionnelle) qui ont « une tout autre conception de la République » que la sienne, l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs ajoute : « Pour moi, je conçois la République tout à fait autrement. Il n’y a point de tyrannie légitime, et la force du nombre ne peut point créer le plus petit commencement de droit. (…) Dans une démocratie, non seulement aucun parti n’a le pouvoir, mais bien mieux, il n’y a plus de pouvoir à proprement parler. Il y a des magistrats qui ont la charge de maintenir l’égalité, la paix, l’ordre. » Autrement dit, Alain est aux antipodes du positivisme étroit dont la formulation la plus abrupte et la plus vulgaire en a été donnée dans les années 1980 par le député socialiste André Laignel, lorsqu’il s’était écrié en plein Palais Bourbon : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire. » Rien n’est plus contraire à la conception du droit que se fait Alain. Celui-ci ne saurait dépendre à ses yeux du rapport de force politique à un instant donné, ce qui rabaisserait son essence au destin d’une simple feuille morte, ballottée au gré du vent (c’est-à-dire des scrutins électoraux).

Reste que si le droit positif (la loi) et le droit naturel (l’idée de droit) ne sauraient être confondus, cela veut forcément dire qu’ils peuvent être amenés, selon les circonstances, à entrer en conflit. En effet, demande Alain : « Qu’est-ce que la loi ? C’est le droit ? Peut-être, mais c’est d’abord la force. La loi, c’est l’opinion du plus grand nombre ; il faut la suivre non parce qu’elle est le droit, mais parce qu’elle est loi, afin que l’ordre règne ; car l’ordre est un bien aussi.[24] » Nous retrouvons d’ailleurs ici une idée que nous avons déjà eu maintes fois l’occasion de souligner : à savoir qu’Alain n’avait rien d’un anarchiste, et que pour lui, l’ordre est absolument nécessaire à l’exercice des droits et des libertés individuelles. En effet, à ses yeux, l’obéissance à la loi est souhaitable car sans elle, on tombe inévitablement dans la loi de la jungle et dans le règne du plus fort.

Pour autant, comment s’assurer que cette loi positive ne soit pas contraire au droit, et que l’obéissance nécessaire à l’ordre social ne risque par de conduire le citoyen à approuver des comportements parfaitement iniques ? A cette question, Alain répond par une profession de foi démocratique, à la fois lucide et déterminée, en vertu du principe selon lequel « l’opinion du plus grand nombre, prise comme loi, est encore le meilleur moyen de garder la paix, tout en se rapprochant du droit, car il n’est pas vraisemblable que la violation du droit plaise au plus grand nombre. » Et l’auteur des Propos ajoute : « Il n’y a donc qu’un chemin vers le droit : la démocratie. Il faut y passer. Il le faut, mais cela n’est pas sans risques. On craint, dans cette marche avec la foule, de meurtrir, de déchirer, d’écraser ce droit même que l’on poursuit. Terrible risque dont le démocrate a la claire conscience[25]. » Autrement dit, on ne peut pas être entièrement assuré que la loi positive soit toujours parfaitement conforme aux canons du droit naturel, mais il est certain que le régime démocratique est celui qui rend le plus improbable une distorsion entre les deux. Parce que dans une démocratie bien organisée, les minorités et les individus ont les moyens de faire entendre leur voix, il y a de fortes chances pour que les injustices les plus criantes soient corrigées d’elles-mêmes, par une savante alchimie des intérêts dont nous avons déjà parlé et sur laquelle nous allons revenir. Ce qui est certain en tous les cas, c’est qu’aucun autre régime n’apporte les mêmes garanties : ni la tyrannie, qui étant au service d’un seul, ne peut tendre qu’à l’injustice la plus pure ; ni l’oligarchie, qui fera toujours prévaloir l’intérêt d’une minorité sur celui du plus grand nombre des citoyens. Bref, on serait tenté de paraphraser ici Churchill lorsqu’il disait que la démocratie est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Pour Alain, en tout cas, si la démocratie ne garantit pas de manière absolument certaine le respect scrupuleux et permanent du droit, elle offre les meilleures conditions pour que la loi positive et le droit naturel se rejoignent. Aucun autre régime ne peut apporter autant de garanties quant à la coïncidence de la loi hic et nunc et de l’idéal de justice, qui est l’essence même du droit.

            Pour autant, même dans un régime démocratique, il se peut que le citoyen doive appliquer une loi qu’il juge inique, autrement dit, qu’il se retrouve devant le dilemme d’Antigone, partagée entre son devoir d’obéissance à la loi positive édictée par Créon, et sa conscience qui lui dicte d’obéir à une Justice supérieure. Alain ne fuit pas la question, et la réponse qu’il y apporte mérite d’être méditée. Dans un propos daté du 4 juillet 1909, lui le Républicain anticlérical[26] prend en effet l’exemple d’un évêque qui refuserait d’obéir aux lois républicaines sur la laïcité. L’exemple est d’autant plus fort qu’il concerne l’un des débats les plus vifs de son époque[27], puisqu’il a suscité des passions inouïes au moment du vote de la loi de Séparation de 1905 et, plus encore au moment de son application l’année suivante (que l’on songe à la fameuse et violente « crise des inventaires »). La réponse d’Alain mérite donc d’être citée un peu longuement, car elle montre à quel point le penseur veillait toujours à être cohérent – contrairement à tant de nos contemporains qui, au nom de la liberté, sont toujours prompts à vouloir envoyer devant les tribunaux ceux qui ne pensent pas comme eux. Alain écrit donc : « Poursuivre un évêque parce qu’il enseigne publiquement que nul ne doit obéissance, en conscience, à une loi qu’il estime injuste, ce n’est pas très raisonnable. Après tout, c’est là une opinion soutenable. (…) La force n’est point le droit. (…) Chacun de nous doit agir selon la vérité. Non pas selon la vérité du voisin, mais selon sa vérité à lui. (…) Chacun est juge du vrai et du faux. Un homme qui ne pense pas, autant qu’il peut, avec sa raison à lui, n’est plus un homme. Je préfère quelqu’un qui se fait tuer pour une erreur qu’il croit vérité, à celui qui méprise ou trahit la vérité qu’il a trouvée. Si cet évêque est sincère (…) il vaut cent fois mieux qu’un clérical qui se fait franc-maçon pour avancer. En bref, la vertu aveugle est plus précieuse au monde que la science sans vertu. »

            Fort bien, dira-t-on, mais si chacun n’obéit qu’aux lois qu’il estime justes, la désobéissance civique risque de devenir une activité quotidienne (et un sport national !), et bientôt de plonger le pays dans l’anarchie. Et quand bien même une telle règle ne s’appliquerait qu’aux cas de conscience les plus aigus, que faut-il faire face à des fanatiques intraitables, prêts à tout pour imposer leur vision du vrai droit ? A cela Alain répond une fois de plus par une ardente profession de foi démocratique. Il juge en effet que s’il faut bien faire respecter la loi positive pour tout ce qui touche aux actes, sauf à sombrer dans l’anarchie, tout au moins est-il nécessaire de laisser une liberté totale en matière d’opinion. Evoquant par exemple une célèbre tentative de coup d’Etat perpétrée par un nationaliste à l’époque de l’affaire Dreyfus, Alain écrit : « il a bien fallu exiler Déroulède, après qu’il eut commencé à marcher sur l’Elysée. Du moins, attendons les actes, et laissons vivre les opinions. » Et de résumer son propos par cette formule : « Laissons donc parler, et comptons sur le bon sens. » Autrement dit, accordons une totale liberté d’opinion aux individus, et gageons que le débat démocratique, ainsi libéré, saura tout naturellement déboucher sur un modus vivendi. Il faut insister ici sur la réponse à la fois éminemment démocratique et clairement libérale qui est celle d’Alain. Elle contraste notamment de manière singulière avec notre présent, où l’on a de plus en plus tendance à criminaliser les opinions et où nul ne s’offusque plus que l’on puisse interdire un spectacle par simple décision administrative et préventive – et non pas, comme le voudrait une position libérale conséquente, par une décision de justice a posteriori, qui jugerait des actes et non des intentions. Sans même parler des diverses lois dites « mémorielles » qui aboutissent à criminaliser des opinions, ce qu’aucun libéral cohérent ne devrait accepter – quand bien même ces « opinions » seraient aussi abjectes et stupides que celles véhiculées par les misérables négationnistes de tout poil.

            Mais le débat entre les partisans du positivisme juridique et les partisans du droit naturel transcendant la loi positive n’est pas encore clos, car il débouche inévitablement sur la question du relativisme ; une question qu’Alain ne fuit pas. Les positivistes opposent en effet aux jusnaturalistes que la simple observation historique ou géographique ruine l’idée même qu’il puisse y avoir un droit universel accessible rationnellement à tout individu par le simple biais de la raison. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal – un penseur qu’Alain tenait en très haute estime. Que répond donc l’auteur des Propos aux différents positivistes qui affirment qu’en lieu et place d’un Droit aux principes universels, il ne saurait y avoir en réalité que des coutumes aussi diverses que le sont les époques et les climats ? Tel ce « sophiste » s’exclamant : « ‘‘La justice n’est qu’un mot. Il n’y a que des coutumes. (…) Le sauvage fait cuire son père, afin de loger l’âme paternelle dans un corps plus jeune ; il dit que cela est juste. De même vous dites que la République est juste, un autre dit que la monarchie est juste. Moi je dis, ce qui est juste, c’est ce qui est communément admis ; tout état social, tant qu’il dure, est donc juste.’’[28] » Alain examine dès lors soigneusement cet argument relativiste « du sauvage qui mange son père », et il conclut ainsi son propos : « Qu’est-ce que cela prouverait ? Que l’idée qu’il se fait de la justice, de la vertu, et de toutes les choses du même genre, n’est pas si différente de l’idée que nous en avons. Car, remarquez-le bien, s’il mange son vieux père (coquin d’enfant), ce n’est pas pour son plaisir qu’il le mange. (…) il s’efforce d’agir par raison et non par passion ; il dit que cela est juste et louable ; nous disons de même. Nous pensons seulement que ce sauvage se trompe sur ce qui est raisonnable. (…) la belle règle qu’il applique de travers : agir selon sa pensée, non selon son ventre. »

            En d’autres termes, la diversité du droit positif ne saurait en aucun cas invalider le sentiment du juste qui fonde l’idée même du droit naturel, c’est-à-dire de la Justice entendue comme une série de principes universels – comme celui par exemple qui veut qu’« aucune société ne veut que les contrats soient nuls et non avenus selon le bon plaisir d’un des contractants[29]. » A ce propos, Alain aime à prendre un cas extrême en répétant[30] cette idée « jetée au vent » par Platon et développée ensuite par Rousseau, selon laquelle même une société de brigands ne peut fonder une bande véritable que pour autant que ses membres acceptent l’idée d’une règle valable et égale pour tous. En d’autres termes, même les pires brigands, s’ils veulent constituer une « bande véritable, qui est une sorte de société », doivent obéir à une loi, c’est-à-dire « être justes entre eux ». Cette loi sera voulue par tous, dit Alain, ce qui veut dire « qu’ils y manqueront peut-être, mais sans la nier ». En d’autres termes, toute mafia a ses propres règles, ses propres lois, sa propre justice, faute de quoi elle ne serait plus une « société » et se dissoudrait aussitôt au profit d’un simple champ de bataille où les individualités s’adonneraient à une pure démonstration de force. Dès que deux de ces individualités (au moins) forment une mafia, c’est-à-dire une bande ou une société, ils reconnaissent la nécessité d’obéir à des règles fondées sur une forme de réciprocité (qui accepterait en effet d’entrer dans une bande dont le chef dirait qu’il fera ce qu’il voudra, selon son bon plaisir, sans rendre de compte à quiconque et sans respecter aucun principe envers ses « frères » ?)

Comment mieux suggérer que par cet exemple extrême l’argument selon lequel la diversité même des lois positives n’exclut en rien l’idée de droit en tant que principe de régulation ? En effet, Alain ne nie pas que le droit positif est profondément enraciné dans un contexte historique et géographique particulier. Mieux, il considère qu’un droit qui prétendrait naître hors-sol, c’est-à-dire sortir de la pure imagination de tel ou tel pseudo législateur de génie, n’aurait aucune chance d’être appliqué dans les faits. Pour lui au contraire, le droit – et a fortiori le droit constitutionnel – est « tiré de coutume, ou revient à la coutume[31] ». Il « ne se fait jamais selon un projet : bien plutôt, semblable en cela aux organismes naturels », il « s’adapte[32] ». De même que les « constitutions inventées par l’intelligence ont fort peu de chance d’être pratiquées[33] », les lois hors-sol, sorties tout droit de cerveaux aussi brillants qu’isolés, n’ont aucune chance d’être efficaces : « Le génie de Napoléon n’a pas inventé le Code civil ; il a traduit en lois les coutumes de nos provinces[34] », écrit-il. Alain s’oppose ainsi à « l’esprit abstrait qui est l’esprit fou. » Et l’auteur des Propos d’expliquer : « L’esprit fou, c’est l’esprit gouvernant qui s’aperçoit que le beurre est trop cher, et qui annonce que tout cela va changer. Les vaches n’en vont pas moins de leur pas tranquille. (…) C’est ainsi que le troupeau des intérêts suit ses mille chemins, sans s’occuper beaucoup de ces lois qui naissent tout armées, non pas du ventre et de la poitrine, mais de la tête, hélas, du grand Jupiter ».

            Ici, Alain développe une argumentation qui n’est pas sans rappeler celle d’un Hayek par exemple, qui n’a cessé tout au long de ses écrits de partir en guerre contre toutes les formes de « constructivisme », cette « présomption fatale[35] » de l’esprit rationalisateur dans laquelle il voyait les racines mêmes de tout interventionnisme étatique. Un constructivisme qui fait des dégâts dans le domaine économique avec une planification vouée à l’échec, mais aussi dans le domaine juridique, avec une inflation législative qui parasite largement les activités individuelles fondées sur l’échange et le contrat, et dénature par ailleurs la nature même de la loi, entendue comme règle générale de conduite (nous y reviendrons). Il est frappant de constater combien certains propos d’Alain sont proches d’une telle vision. Ainsi, le 18 juin 1921, imaginant un « Tyran de France » qui prétendrait « faire une loi », Alain écrit qu’une telle prétention fait rire le juriste car « dans aucun pays personne ne fait les lois. » En effet, toutes les lois que les députés font sont « mauvaises parce que ce sont des lois faites. Mais mauvaises, c’est trop peu dire. Lois inapplicables. Scandales juridiques. » Et Alain d’ajouter cette formule que l’on croirait inspirée de l’évolutionnisme juridique hayékien : « les vraies lois se font et poussent de la société des hommes comme des rejetons poussent d’un rosier. (…) le jardinier n’a plus qu’à leur donner des soins et de l’air, en coupant les branches fatiguées. »

            De fait, pour Alain les vraies lois ne sortent pas de l’esprit fertile des parlementaires, qui en concevraient le projet derrière les murs capitonnés de leurs bureaux (ou dans cette « maison sans fenêtre » qu’est réputée être l’hémicycle) avant de les imposer à une société qui attendrait passivement de ses Législateurs qu’ils lui dictent leur volonté afin de faire son bonheur. Une loi authentique – autrement dit une loi qui a quelque chance d’être appliquée[36] et, ce, durablement – n’est pas faite par le parti qui est alors majoritaire au Parlement. « C’est une erreur, écrit Alain. Les lois sont faites d’un commun accord et sans aucun esprit de parti. La loi sur les accidents de travail, la loi sur les retraites ouvrières, la loi sur les associations, sont des formules de bon sens, suggérées par des circonstances qui ne dépendent point de ce que tel parti ou tel autre est au pouvoir[37] ». Ce que veut dire Alain, c’est qu’une loi durable et applicable est en réalité l’aboutissement d’un très long mûrissement, d’un désir latent de la société, qui se fraye peu à peu un chemin jusqu’aux bureaux des Chambres. Ce n’est pas une idée de génie surgie subitement de l’esprit fulgurant d’un législateur omniscient. C’est le résultat d’une longue attente, qui se manifeste dans l’opinion depuis déjà longtemps et qui, à la faveur des scrutins, des débats et des procès où la jurisprudence sédimente peu à peu un droit qui n’a pas encore le statut de loi, obtient finalement ce dernier statut à un moment où elle a déjà été adoptée dans la plupart des esprits.

Bien sûr, une telle conception fait peu de cas des lois avant-gardistes qui, en bousculant les idées reçues et les préjugés, voire en violentant quelque peu l’opinion publique, ont fait avancer les droits individuels (que l’on pense à des législations aussi différentes que l’abolition de la peine de mort ou encore le PACS et le mariage pour tous)[38]. Alain a beau être un homme de gauche, sa vision du droit et de la loi est empreinte d’un certain conservatisme, tout comme celle de Hayek[39] (nous allons y revenir). Car pour que la loi puisse être source de progrès, pour qu’elle puisse être un vecteur de changement et de réelle modernisation, en un mot pour qu’elle puisse prendre les devants de l’opinion publique et infléchir celle-ci sur des sujets encore controversés, il faudrait que l’auteur des Propos reconnaisse aux parlementaires, parmi leurs missions essentielles, la fonction législative. Or, s’il ne leur dénie pas entièrement ce rôle, force est de constater que tel n’est pas selon lui leur tâche primordiale[40]. C’est là à vrai dire une question décisive, qu’Alain aborde dans un très grand nombre de ses propos, mais que l’on voit particulièrement bien dans celui qu’il publie le 16 décembre 1912. L’auteur y met en scène un partisan de la Représentation proportionnelle qui critique son propre attachement – bien connu – au scrutin d’arrondissement, en avançant les arguments suivants : « Ce que vous dites peut se soutenir, si l’on admet que les députés ont pour unique mission de contrôler, de surveiller et en somme de résister à l’oppression. Mais ce n’est qu’une partie de leur tâche, la moins importante assurément. Un député, c’est un Législateur, un Organisateur, un Gouvernant véritable, au sens le plus élevé du mot ». Pour le partisan de la RP, cette fonction législative du député justifie notamment l’existence des partis et de leurs programmes politiques, « sans quoi nous n’aurions que des intérêts anarchiques qui tireront chacun de leur côté ». En effet, les « RPistes » jugent que le scrutin de liste oblige les candidats à s’affilier à un parti et à se présenter à leurs nombreux électeurs (puisque le scrutin se déroule dans le cadre de circonscriptions élargies) avec une étiquette, permettant ainsi à ceux-ci d’opter clairement par leur vote entre différents programmes, voire différentes idéologies. C’est donc sur des idées que les électeurs sont censés se prononcer, plutôt que sur des hommes.

Or, il est intéressant de suivre attentivement la réponse d’Alain, qui réplique dans le même propos (mais on pourrait trouver l’argument dans des dizaines d’autres) : « Et je suis bien obligé de convenir que je n’ai formé aucun plan général d’organisation ; je crois même que le meilleur des plans de ce genre ne vaut rien ; je ne crois pas tant à l’organisation sur le papier qu’à la bonne volonté des hommes. Et je crois aussi que toute société s’organise naturellement, à peu près comme un arbre pousse ; un chimiste ne saurait faire un arbre ; mais un jardinier sait très bien diriger et tailler l’arbre qui pousse. Il me semble en somme que la société est une chose organisée qui existe, qui se développe, qui change, par les besoins, les échanges, les alliances, les concurrences, la force de vie enfin ; et chacun de nous, pris dans ce gros animal, et souvent en condition d’être gêné ou écrasé, exerce un droit de représentation ou de réclamation ; le gouvernement civil, qui à ce point de vue nous représente tous, a pour fonction, il me semble, non pas d’organiser la société ; ce serait comme de vouloir faire un enfant par décret ; mais bien de protéger l’individu contre les forces de société ». Deux ans plus tôt, le 9 avril 1910, il écrivait déjà : « Je ne crois pas que l’électeur se propose principalement, lorsqu’il met un bulletin dans l’urne, d’obtenir des lois nouvelles. Dans le fond, les lois nouvelles résultent d’un changement dans les conditions de l’existence humaine, changement qui ne dépend ni des rois, ni des ministres, ni des assemblées. »

            Dès lors, si les députés et les gouvernements qu’ils soutiennent ne sont pas d’abord des législateurs, et si leur mission ne réside pas principalement dans l’adoption de lois régissant la vie sociale, quelle est donc leur fonction, outre celle consistant – on l’a vu – à surveiller l’administration afin qu’elle ne dégénère pas en technocratie toute-puissante ? En d’autres termes : à quoi le sert le pouvoir politique ? A défendre nos droits ! répond Alain. Et pour bien se fait comprendre, il prend l’exemple d’une foule qui lynche un suspect, ajoutant : « c’est là une réaction naturelle de Léviathan ; c’est sa manière à lui de se gratter. » Nous notons d’abord, qu’en l’occurrence, Léviathan ne représente pas l’Etat mais bien la Société, ce « Gros Animal » dont nous avons déjà dit combien il pouvait être liberticide pour les minorités, et tout particulièrement pour l’individu. Pour Alain, la mission première du gouvernement consiste précisément à  défendre ce dernier. En effet, écrit-il, « le gouvernement qui représente les individus, résiste de toutes ses forces à ces réactions de nature. Enfin la politique[41] corrige la société à peu près comme l’individu, par sa raison, redresse ses passions. Voilà pourquoi je ne considère pas la politique comme une fonction d’organisation. L’amour fait les enfants, et ensuite le médecin les soigne[42] ».

            Une fois de plus, Alain, à trop vouloir être concis, risque de ne pas être pleinement compris par le lecteur trop pressé. Ce que le philosophe-poète veut dire par là, c’est que l’Etat, et plus précisément le gouvernement et le « législateur », n’ont pas à régenter la société, à la maintenir sous tutelle, et à lui délivrer du haut de leur Olympe des règles de conduite ou d’organisation qu’eux seuls seraient à même de concevoir au nom de l’intérêt général. En d’autres termes, le Pouvoir n’est pas là pour vouloir le bien des gens malgré eux. Ne serait-ce que parce qu’il n’en a absolument pas les moyens ! Dans une vision clairement libérale, Alain dessine les contour d’un Etat ayant une mission à la fois plus modeste et plus difficile : celle de garantir les droits des individus. Ni plus, ni moins. Non pas leur dire de quelle manière ils doivent se comporter pour être heureux et prospères. Les citoyens sont majeurs et bien mieux placés que les députés, les ministres ou les bureaucrates pour savoir où est leur intérêt. Non, les citoyens d’un pays libre doivent simplement pouvoir s’assurer qu’ils pourront librement mettre en œuvre les fins qui sont les leurs (et qui varient selon les individus), en ayant la garantie qu’autrui ne viendra pas contrarier leurs projets en leur imposant une volonté extérieure et arbitraire. Tel est bien le sens de la dernière phrase citée. L’Etat n’a pas à dicter aux individus ce qui fait leur bonheur ou ce qui doit guider leurs conduites. Il n’a pas à leur dire comment faire des enfants, ni même s’ils doivent en faire. En revanche, il est garant de leurs droits et doit se porter à leur secours si quelqu’un s’avise de porter atteinte à leurs droits fondamentaux. L’image du médecin rejoint ici celle du jardinier que nous citions tout à l’heure. De même que le chimiste ne saurait faire un arbre, le jardinier se contente de lui donner des soins et de l’air en le taillant et en coupant les branches fatiguées. De la même manière, le bon gouvernant ne doit pas prétendre forger et modeler à sa guise une société qui « s’organise naturellement à peu près comme un arbre pousse ». Il doit plus modestement veiller à couper les branches mortes ou les parasites qui empêchent la forêt de se développer librement, pour le plus grand profit de tous. Ce qui veut dire aussi que si les individus veulent pouvoir mener à bien les projets de vie qui sont les leurs, ils doivent pouvoir le faire dans un cadre juridique stable, autrement dit, ne pas vivre sous la menace permanente d’une frénésie législative ou réglementaire intempestive, qui viendrait menacer leurs plans personnels à long terme. D’autres libéraux n’hésiteraient d’ailleurs pas à ajouter que cette sécurité juridique devrait s’accompagner d’une sécurité fiscale, qui fasse en sorte que les entreprises individuelles ne soient pas menacées à tout moment par une nouvelle taxation sortie du chapeau d’un pouvoir politique en mal de popularité ou bien encore incapable de boucler les fins de mois d’un Etat interventionniste et dépensier.

            Une telle analyse, développée par Alain sous forme de paraboles et de métaphores, pourrait tout aussi bien être décrite en utilisant des termes hayékiens. Le grand penseur autrichien, d’abord économiste puis philosophe du droit et de la politique[43], a consacré l’essentiel de sa très longue carrière académique à tenter de démontrer combien la prétention des gouvernants à vouloir régenter toutes les sphères de la vie sociale était fondée sur une vision totalement fallacieuse des possibilités de la raison humaine[44]. Cette question, qui fait l’unité d’une œuvre extrêmement cohérente mais touchant à des domaines du savoir très variés (allant de la philosophie de la perception à l’économie pure en passant par l’histoire des idées et la théorie politique), trouve son aboutissement dans une vision du droit qu’Hayek expose longuement dans l’une de ses deux sommes[45], Droit, Législation et Liberté (un livre paru dans les années 1970). L’auteur y expose une vision originale du droit, basée sur une philosophie évolutionniste, d’après laquelle les règles fondamentales de la Common law sont le résultat d’un long processus de sélection culturelle (en d’autres termes, le droit serait fondamentalement constitué de lois très générales adoptées au fil de siècles et de siècles de jurisprudence, ayant ainsi fait leurs preuves à l’échelle de l’histoire). Hayek y développe aussi une opposition entre ce qu’il appelle la thésis, c’est-à-dire une forme mineure du droit, créée par les organes spécialisés de l’Etat, et le nomos, c’est-à-dire la loi proprement dite. Pour résumer en quelques mots une pensée aussi riche et complexe que celle de Hayek, disons que la thésis correspond à peu près au droit public, c’est-à-dire un droit édicté par l’Etat, construit par le législateur, tandis que le nomos correspond au droit privé et constitue un ordre spontané en ce qu’il est le résultat d’une sélection culturelle des règles de juste conduite ayant permis à une société de se développer et de progresser. Alors que le droit édicté s’apparente souvent à une forme de commandement ayant un but et des destinataires très précis, les lois relevant du nomos se caractérisent au contraire par leur généralité et leur abstraction. Loin d’être, comme l’est la thèsis, créée par le pouvoir politique, la règle de juste conduite – qui constitue l’essence du droit privé – n’est pas édictée par le juge. Celui-ci se contente de la découvrir, au sein d’un processus jurisprudentiel qui est au cœur du Rule of Law. Ce faisant, Hayek est bien aux antipodes du positivisme juridique, qui n’est à ses yeux qu’une forme outrancière de constructivisme, c’est-à-dire de cette disposition d’esprit selon laquelle le droit serait une création délibérée d’un esprit humain en proie à l’hubris de la raison raisonnante. Un positivisme qui n’est, aux yeux d’Hayek et de ceux qui se réclament de sa pensée, qu’un avatar d’une idéologie plus générale – dont le socialisme ou l’omnipotence du pouvoir législatif représentent d’autres rejetons.

            Il est dès lors intéressant de relire, à la lumière de cette philosophie – dont nous répétons que si elle a des traits communs avec celle d’Alain, elle ne saurait en aucune manière être confondue avec elle ! –, certains propos où le philosophe français défend une conception de la vraie loi (ce qu’il appelle aussi « l’Idée de la loi ») qui n’est pas sans affinité avec les analyses d’Hayek. Dire, comme l’écrit l’auteur des Propos, que l’on ne fait pas d’enfant par décret ou que les lois poussent comme les arbres, c’est un autre façon de dire que le droit proprement dit – c’est-à-dire entendu comme nomos – ne saurait être confondu avec la thésis, c’est-à-dire cette espèce de « sous-droit » édicté quotidiennement par un Etat incontinent qui déverse à longueur de journées un océan de réglementations sur ses citoyens qui n’en peuvent mais. Cette avalanche quotidienne de règles prétendant régir toutes les dimensions de la vie sociale ne saurait donc être confondue avec la « vraie » loi, conforme au Droit dans ce qu’il a de plus noble. C’est cette loi pour ainsi dire authentique qu’Alain évoque dans un propos rédigé le 7 août 1913, où l’auteur décrit un songe dans lequel l’illustre législateur grec Solon lui apparaît et lui dit : « Une loi fonde une société ; une loi est un contrat qui met en forme un échange de services ou d’obligations. On n’échange au monde que des valeurs égales ou des services égaux ; tout ce qui manque à cette règle est guerre, pillage, vol, et injustice. La loi, au contraire, nous fait égaux ; voilà son essence. Elle est juste ou bien elle n’est pas loi. Réfléchis à ceci que, ce qui est injuste, c’est d’imposer quelque devoir aux autres, alors que soi-même on s’en dispense. (…) La loi ne considère ni Paul ni Jacques ; elle énonce quelque obligation ou interdiction en commun pour tous les citoyens ; et c’est cela qui est juste. (…) Imagine les devoirs les plus pénibles ; s’ils sont les mêmes pour tous, comme le veut la forme même de la loi, tu n’y apercevras pas la plus petite trace d’injustice. » Hayek n’est bien entendu pas le seul à insister sur la généralité de la loi, mais il est sans doute celui qui pousse le plus loin cette opposition entre ce qui relève de l’ordre du commandement, visant un but concret et un public restreint (soit cette forme mineure du droit qu’est le droit administratif, qui s’incarne principalement dans les innombrables décrets administratifs adoptés chaque jour par des bureaucraties à l’imagination régulatrice sans limites), et ce qui relève de la loi proprement dite, qui s’adresse à tous, et est d’autant plus générale qu’elle est importante (soit une forme supérieure du droit).

Par ailleurs, Alain revient souvent sur cette autre idée qui lui tient à cœur ; à savoir que toute vraie loi équivaut à une sorte de contrat – ce qui suppose la réciprocité pour être valable. Et à ceux qui rétorqueront que ce type de lois justes n’existe pas, l’auteur des Propos répond que le fait qu’il n’y ait pas dans la nature de cercle parfait ou de lignes droites n’enlève pourtant rien à l’idée de cercle ou de droite qu’utilise la géométrie. A ses yeux, il en est de même pour la justice : « Tout contrat entre deux est égal pour les deux ; c’est en cela qu’il est contrat. On dit là-dessus qu’il n’y a pas un seul contrat au monde ; il se peut ; l’égalité de deux choses échangées est difficile à mesurer ; toujours est-il que l’arbitre sait très bien ce qu’il s’agit de mesurer et pourquoi. » Alain – ce qui ravira les libéraux les plus fervents – en arrive même à ériger le marché en une sorte de modèle constitutif du droit. C’est là une idée qu’il exprime dans divers textes, comme par exemple l’important chapitre « Marchands » de son livre Les Idées et les Âges, où il explique que « le droit est né dans ces marchés publics pleins d’une rumeur tempérée, et par la double ruse du vendeur et de l’acheteur ». Une origine économique du droit en quelque sorte, qu’il développe également dans un propos fort suggestif, rédigé le 18 octobre 1907. On peut ainsi lire dans ce dernier : « Qu’est-ce que le droit ? C’est l’égalité. Dès qu’un contrat enferme quelque inégalité, vous soupçonnez aussitôt que ce contrat viole le droit. Vous vendez ; j’achète ; personne ne croira que le prix fixé après débat et d’un commun accord, soit juste dans tous les cas ; si le vendeur est ivre, tandis que l’acheteur est maître de son jugement, si l’un des deux est très riche, et l’autre très pauvre, si le vendeur est en concurrence avec d’autres vendeurs tandis que l’acheteur est seul à vouloir acheter (…) Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas d’égalité entre les parties. Qu’est-ce qu’un prix juste ? C’est un prix de marché libre. Et pourquoi ? Parce que, dans le marché public, par la discussion publique des prix, l’acheteur et le vendeur se trouvent bientôt également instruits sur ce qu’ils veulent vendre ou acheter. Un marché, c’est un lieu de libre discussion. » Et pour mieux se faire comprendre, Alain prend le cas extrême d’un petit enfant, qui n’a nécessairement guère les moyens d’évaluer par lui-même le produit qui est l’objet de son désir. Un « tout petit enfant sera l’égal de l’acheteur le plus avisé, si seulement plusieurs marchands offrent publiquement à plusieurs acheteurs la chose que le petit enfant désire. Je n’en demande pas plus. Le droit règne là où le petit enfant, qui tient son sou dans sa main et regarde avidement les objets étalés, se trouve l’égal de la plus rusée ménagère. »

Comme le fait remarquer Thierry Leterre[46] en commentant le passage des Idées et les Âges où Alain développe exactement la même idée, il s’agit bien là d’un véritable plaidoyer libéral, dans lequel l’auteur accole deux des plus éminents maîtres-mots de la tradition libérale : le « contrat » et le « marché ». Nous avons déjà vu que chez Alain, l’idée de « contrat social » se fonde sur la peur : c’est en effet le besoin de sommeil qui engendre la nécessité de s’associer face à une menace extérieure (fatale étant donné le règne des passions dans l’histoire humaine). Mais nous avons vu aussi que cela ne voulait aucunement dire qu’à ses yeux les choses s’étaient historiquement passé ainsi. Autrement dit, Alain ne croit nullement que les hommes se seraient un jour volontairement et rationnellement unis pour se protéger contre le danger extérieur, dans une sorte de contrat d’assurance multirisque. Bref, si l’idée de contrat social peut conceptuellement aider à comprendre la raison d’être du droit, l’histoire du droit est bien différente, et c’est du côté du marché qu’il faut chercher sa naissance, comme Alain l’explique longuement dans Les Idées et les Âges. En effet, si la raison d’être du droit (son essence si l’on veut), c’est l’association que représente le contrat social, l’histoire du droit, sa genèse, plongent leurs racines du côté du marché et des échanges. Ce faisant, l’auteur s’inscrit dans une longue tradition libérale en mettant en exergue la dimension pacificatrice de l’échange marchand. Montesquieu par exemple avait insisté en son temps sur le « doux commerce » censé engendrer la paix sociale en substituant la discussion et l’échange à la violence et au règne de la force. Alain reprend cette idée, tout en insistant sur d’autres dimensions positives du marché, comme par exemple sa dimension pédagogique. En effet, par la discussion, la comparaison entre les différentes offres, la négociation, l’attente (voire même par le « bluff », comme on dirait aujourd’hui), le marché aguerrit les individus en leur apprenant concrètement à raisonner en cherchant à tâtons comment défendre au mieux leur intérêt bien compris. C’est ce qu’Alain veut dire lorsqu’il écrit dans Les Idées et les Âges que « c’est le consentement qui fait le marché, et le consentement enferme savoir et libérté ». Et d’ajouter quelques lignes plus loin : « Aussi, dans les marchés publics, la liberté est d’abord exigée, l’égalité cherchée et bientôt trouvée, par la rumeur marchande. (…) Un marché est le plus bel exemple de l’élaboration des opinions vraies dans une réunion d’hommes. »

Mais pour Alain – décidément bien politiquement incorrect au regard de la doxa régnant actuellement dans un  pays comme le nôtre[47] – les vertus du marché ne s’arrêtent pas là. En effet, celui-ci est également un modèle de Justice ; ce que montre parfaitement bien le symbole éminemment marchand que l’on a coutume d’utiliser pour représenter cette dernière : à savoir la balance. Le marché possède enfin une dimension égalitaire, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir, et comme le montre bien l’exemple de l’enfant utilisé par Alain dans son propos du 18 octobre 1907. « On voit bien ici, écrit-il, comment l’état de droit s’opposera au libre jeu de la force. Si nous laissons agir les puissances, l’enfant sera certainement trompé. (…) C’est contre l’inégalité que le droit a été inventé. Et les lois justes sont celles qui s’ingénient à faire que les hommes, les femmes, les enfants, les malades, les ignorants soient tous égaux. Ceux qui disent, contre le droit, que l’inégalité est dans la nature des choses, disent donc des pauvretés. »

Nous ne saurions trop insister sur l’importance de ces lignes pour la question qui nous concerne, à savoir la volonté de réhabiliter la dimension libérale de la pensée d’Alain, longtemps méconnue, voire occultée. En effet, pour les libéraux les plus conséquents, ce qui distingue l’ordre économique (c’est-à-dire l’ordre du marché ou encore l’ordre « catallactique » pour parler comme Hayek) de l’ordre politique, c’est que ce dernier est basé sur la contrainte. Essayez par exemple de ne pas payer vos impôts, et vous verrez ce qu’il en est. A l’inverse, l’ordre économique est basé sur l’échange volontaire, dès lors qu’il s’accompagne de règles destinées à empêcher que ce volontariat ne soit purement formel ou tronqué. Dès lors que de telles règles existent (et leur existence même est une exigence fondamentale de toute philosophie libérale authentique), rien n’est plus faux que de décrire la liberté du marché comme celle du renard dans le poulailler. En effet, sur un marché libre, nul n’est obligé d’acheter les produits qui lui sont proposés. Que peut en effet sur vous, pauvre consommateur, une multinationale réputée toute-puissante ? Pour peu que vous sachiez résister aux habiles sirènes publicitaires (ce qui reste tout de même à la portée de tout être doté de raison…), elle ne peut strictement rien contre vous, dès lors que vous êtes déterminé à ne pas acheter ses produits. Pour qu’elle puisse vous imposer un achat, il faudrait qu’elle dispose d’un monopole, et seuls les pouvoirs publics sont en mesure de lui en procurer un. Mais alors, nous ne sommes plus dans l’échange libre du marché. Nous avons quitté l’ordre catallactique spontané et volontaire pour l’ordre politique hiérarchisé et fondé sur la contrainte. Par là-même, nous avons aussi quitté le domaine du droit privé (du nomos pour reprendre le vocabulaire hayékien), qui repose sur l’idée de contrat et de réciprocité, pour le domaine du droit public (la thèsis) édicté par un pouvoir politique qui peut recourir à sa guise à la contrainte. On le voit, faire du marché le berceau historique du droit (privé) nous plonge au cœur de la philosophie politique alinienne en en faisant ressortir cette dimension foncièrement libérale que nous avons cherché à analyser tout au long de notre texte. Mais nous avons toujours indiqué que ce libéralisme alinien était inséparable de sa dimension démocratique – ce qui lui donnait d’ailleurs une tonalité tout à fait particulière au sein de la galaxie libérale.

  • Pour une démocratie du contrôle (monitocratie) et non de la volonté (téléocratie).

Au terme de ce long parcours, nous voudrions résumer notre propos en quelques mots. Alain – nous croyons l’avoir suffisamment démontré – est un auteur que l’on peut sans hésitation qualifier de libéral, même si son libéralisme a ceci de particulier qu’il va de pair avec une profonde adhésion à l’esprit démocratique, alors même qu’historiquement les deux notions ont entretenu des relations souvent ambiguës, et parfois même conflictuelles[48]. Cette combinaison d’un libéralisme, non assumé en tant que tel mais indéniable, et d’un démocratisme (si l’on ose un tel néologisme) revendiqué haut et fort, est incontestablement ce qui constitue l’une des originalités majeures de la pensée politique alinienne, et l’une des causes de l’oubli assez complet dans lequel elle cette dernière est tombée pendant des décennies. C’est qu’Alain exprime une méfiance à l’égard de l’Etat et de la notion même de gouvernement, en plein XXe siècle ; c’est-à-dire au siècle de l’Etat-roi ! De même, l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs donne une définition de la démocratie profondément originale, que nous pouvons résumer ainsi : il s’oppose à la démocratie en tant que pouvoir de la volonté, et il la remplace par une démocratie fondée sur le contrôle, la surveillance, l’admonestation du gouverné vis-à-vis des gouvernants. En d’autres termes, à ses yeux, la démocratie ne consiste pas tant à faire remonter de bas en haut une volonté collective que les représentants seraient ensuite chargés d’exprimer et de traduire en actes. Cette vision – qui domine encore largement les représentations démocratiques de nos jours – constitue ce que nous pourrions appeler une téléocratie, du grec telos, qui veut dire : fin, achèvement, accomplissement, réalisation, résultat. Autrement dit, dans cette vision, la tâche du gouvernement consiste à mettre en œuvre un projet censé avoir été voulu par la base. Et c’est cette révélation et cet accomplissement qui légitimeraient le pouvoir lui-même, censé traduire en acte une hypothétique volonté collective – si tant est que celle-ci puisse avoir un sens[49]. Nous ne saurions dans le cadre de cet article développer plus longuement ce dernier point, qui supposerait notamment de démonter tous les non-dits et de clarifier toutes les ambiguïtés de la volonté générale, tels qu’ils existent au moins depuis Rousseau. Autant dire qu’une telle tâche mériterait à elle seule un livre entier ! Contentons-nous de dire que, malgré toutes les difficultés qu’elle véhicule, c’est pourtant bien cette vision qui est à l’arrière-plan des discours politiques les plus convenus, qui se ramènent fondamentalement à ce crédo : « Le législateur a voté ; le peuple a voulu ». Comme si la démocratie, dans cette pure fiction qu’est la volonté générale, était au sens propre : le pouvoir (kratos) du projet collectif, de l’accomplissement (telos) des intentions émanant du peuple. En d’autres termes, une téléocratrie[50], soit une démocratie de la volonté collective.

A cette conception dominante, Alain en oppose une profondément différente, et éminemment libérale : la démocratie comme contrôle et admonestation. Il ne s’agit plus tant de faire remonter des gouvernés vers les gouvernants une hypothétique volonté collective (à laquelle l’individualiste Alain ne croit guère en tant que telle). Il s’agit bien plutôt de surveiller étroitement les gouvernants pour les empêcher d’abuser de leur pouvoir ; de serrer la bride sur leur cou afin qu’ils n’empiètent pas sur les droits fondamentaux des gouvernés, c’est-à-dire des individus que sont les citoyens et à qui ils doivent pour ainsi dire rendre des comptes au quotidien. Ce sont d’ailleurs ces droits individuels que les élus ont pour mission première de garantir, plutôt que de chercher à régenter la vie des gens, jusque dans les moindres détails et dans tous les domaines possibles et imaginables. Bref, à une démocratie de la volonté (que nous avons appelée téléocratie), Alain oppose une démocratie du Contrôle, de la Surveillance, de l’Admonestation, que nous nous proposons d’appeler monitocratie, un mot dérivé du latin monitor (celui qui rappelle, conseille, guide, avertit, met en garde, sermonne) et monéo (je morigène, réprimande, admoneste, mets en garde,  avertis, rappelle, conseille, suggère, recommande, incite, corrige, punit, châtie, etc.)[51] Soit très exactement ce que fait l’électeur républicain « pendu aux basques de l’élu[52] », qu’il surveille (via la presse) et admoneste[53] en permanence (jusque sur la place du marché).

On comprend dès lors mieux pourquoi l’enjeu du mode de scrutin occupe une telle place dans les écrits d’Alain (ce qui constitue une autre de ses originalités dans un pays où cette question pourtant cruciale n’intéresse guère les analystes de la politique)[54]. Le philosophe y a pour sa part consacré des dizaines, si ce n’est pas des centaines, de propos tout au long de sa vie. Aucun autre thème politique n’a eu droit à autant d’attention de sa part. Et certains ont voulu voir là une sorte de nouvelle excentricité chez un homme qui n’en serait pas avare. Lourde erreur ! Si la question préoccupe tant Alain, c’est qu’elle touche à ses yeux au fondement même de la démocratie et de ce qui fait la légitimité d’un pouvoir élu. A ses yeux, la Représentation proportionnelle (RP) est par essence le mode de scrutin propre à la téléocratie pure : en faisant voter l’électeur pour des partis et des programmes, elle cherche en effet à mettre en œuvre cette démocratie du projet collectif et de la volonté populaire qu’elle prétend incarner. A l’inverse, le scrutin d’arrondissement, dont Alain se fait le défenseur passionné, intransigeant, et presque exalté, est au cœur même de toute sa réflexion politique, car il incarne on ne peut mieux ce que nous avons baptisé monitocratie, c’est-à-dire cette démocratie du contrôle et de l’admonestation, où l’élu – désigné pour son caractère et ses valeurs bien plus que pour son programme[55] – est sous la surveillance vigilante de ses électeurs. Non pas parce que ceux-ci entendent faire le décompte scrupuleux des promesses non tenues, mais parce qu’ils entendent surtout l’empêcher d’abuser de son pouvoir en cherchant à leur imposer une volonté, qui ne peut être que la sienne (sachant que pour l’individualiste Alain la volonté est nécessairement personnelle et ne saurait être collective, sauf à procéder à un abus de langage).

Alors, bien sûr, entendons-nous bien. Une démocratie ne saurait être purement monitocratique et se passer de toute dimension téléocratique. Pour preuve, tout candidat – même aux fonctions les plus modestes – se sent obligé de balbutier au moins une esquisse de programme. En réalité, comme Alain ne cesse de le répéter, dans une tradition aristotélicienne, un régime politique donné est toujours, de facto, un mélange d’idéaux-types (comme par exemple la monarchie, l’oligarchie, la démocratie, etc.) De la même manière, un régime démocratique est forcément à la fois téléocratique et monitocratique. Mais ce qui est essentiel, c’est la composition exacte de ce mélange, la teneur de cet alliage. En effet, la téléocratie pure supposerait un mandat impératif, dont on sait qu’il est réclamé par exemple depuis longtemps par l’extrême gauche. A l’inverse, la monitocratie pure signifierait la délégation de pouvoir accompagnée d’un strict et quotidien pouvoir de réprimande (ce qui ne veut pas dire révocation) de l’électeur sur l’élu, afin que ce dernier se souvienne à tout moment de qui il tient son mandat. Alain, on l’a dit et redit, a clairement une préférence pour cette dernière conception, mais il n’est pas assez naïf pour ignorer qu’il est concrètement impossible d’éliminer (si tant est que cela soit d’ailleurs souhaitable à ses yeux) toute dimension téléocratique dans le régime tel qu’il existe dans la France de la IIIe République. D’où la centralité du combat contre les proportionnalistes (les « RPistes »), dont il ne cesse de répéter qu’ils ont « une tout autre conception de la République[56] » que la sienne.

Ce qui est certain en tout cas – et ceci n’est pas sans rapport avec la longue éclipse qu’a connu sa pensée politique au XXe siècle –, c’est que la conception de la démocratie que développe Alain s’oppose de plein fouet à ce que Pierre Rosanvallon a appelé la « science de la volonté[57] » et qui a dominé le siècle dernier. Dans des pages comme toujours denses et limpides, l’auteur de La Démocratie inachevée rappelle tout d’abord qu’à travers l’œuvre de Machiavel (notamment), la modernité a opéré une rupture radicale avec l’ordre ancien puisque la politique ne consistait plus à mettre en œuvre un régime conforme à la loi naturelle (comme à l’époque grecque où l’ordre ici-bas devait refléter celui du cosmos), mais érigeait désormais la Cité en acteur autonome, souverain, maître de sa propre destinée. D’où l’émergence du gouvernement conçu comme l’incarnation d’une volonté collective, et qui trouvera son véritable accomplissement dans ce que nous avons pour notre part appelé la téléocratie. Comme l’écrit encore Pierre Rosanvallon, dès les débuts de l’époque moderne les libéraux ne vont cesser d’en appeler « à une politique plus modeste qui mette à distance l’exercice d’une volonté trop entreprenante ». Et cette crainte libérale s’avèrera largement (et tragiquement) justifiée au XXe siècle, lorsque les régimes totalitaires comprendront la « célébration martiale d’un décisionnisme affranchi des lenteurs de la délibération » comme « la voie royale d’une restauration de la volonté ». Bref, lorsque le volontarisme politique ira jusqu’à prétendre transposer la supposée volonté collective dans une volonté personnelle unique, celle du Guide (qu’il ait nom Führer, Duce, Petit Père des Peuples, Caudillo, Conducator, etc.) Même dans les régimes démocratiques, la volonté politique est alors exaltée, voire mise en scène et théâtralisée (à travers par exemple la politique des Grands travaux en France). Cette démocratie de la volonté a ainsi trouvé en France – où la place de l’Etat est éminente depuis déjà très longtemps – un terrain d’élection, tout particulièrement à l’époque du gaullisme triomphant, qui a su lui donner le lustre supplémentaire d’un « imaginaire démiurgique » (pour reprendre là encore les mots de Pierre Rosanvallon). On comprend dès lors pourquoi dans ce XXe siècle, âge d’or du volontarisme politique, la conception alinienne d’une démocratie du contrôle, à la fois modeste et exigeante, a pu paraître à beaucoup comme quelque peu dépassée, ou en tous les cas bien prosaïque, face au sublime d’un volontarisme politique fort habile à ériger une geste politique héroïque faite « au nom du peuple » (même dans sa version purement technocratique).

            Mais les temps ont changé, et comme le montre de manière là encore très convaincante Pierre Rosanvallon, « tout ce système » s’est « brutalement lézardé à la fin du XXe siècle ». A la faveur de la crise économique, mais aussi d’une société de plus en plus complexe, où la notion de volonté collective a perdu aux yeux de beaucoup l’évidence qu’elle avait jusque-là, c’est cette vision volontariste de la politique appuyée sur un Etat fort et en surplomb de la société, qui s’érode, voire s’effondre. Face à cela, la société civile reprend des couleurs et manifeste de plus en plus sa capacité d’auto-organisation. On assiste dès lors à une sorte de revanche de l’individu, même si celle-ci n’est pas sans susciter beaucoup de craintes et de doutes. Quoi qu’il en soit, à un modèle exaltant la volonté politique, se substitue confusément un autre, infiniment plus complexe et moins lisible, dans lequel les régulations ne se font plus de manière uniforme, globale et selon un processus top-down, pour parler comme les anglo-saxons. C’est dans un tel contexte, que la démocratie du contrôle d’Alain semble acquérir une nouvelle jeunesse, alors même que l’âge d’or du volontarisme politique emmène avec lui dans sa tombe les illusions engendrées par la téléocratie pure telle qu’elle a été promue pendant des décennies à un peuple que l’on invitait à se laisser gouverner pour son bien. Plus largement, c’est toute la pensée d’Alain qui gagne une extraordinaire actualité face aux évolutions politiques et sociales contemporaines. C’est pourquoi nos élites politiques, en quête d’une nouvelle légitimité en ces temps de profonde crise démocratique, seraient bien avisées de relire des propos comme celui-ci, écrit le 3 juillet 1911 : « Il y a toujours deux politiques : celle des politiques et celle des citoyens. (…) il n’y a point de bons maîtres. On demandait aux poulets à quelle sauce ils voulaient être mangés : ‘‘Mais, nous ne voulons point être mangés’’. On demande au peuple : ‘‘Par qui veux-tu être gouverné ?’’ Mais nous ne voulons point être gouvernés. Le peuple est roi ; pourquoi abdiquerait-il ? »

            Peut-on encore douter, après cela, qu’Alain a toute sa place au Panthéon des plus grands auteurs libéraux ?

 *Ancien élève de l’ENS de Fontenay-St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris

 Notes

[1] On peut toutefois faire une exception pour Thierry Leterre, qui a écrit divers textes sur le sujet, dont : « Le libéralisme d’Alain », Commentaire, n°72, 1995/4, p. 851-860. On peut aussi citer Lucien Jaume, « La fonction de juger dans le Groupe de Coppet et chez Alain », in Alain dans ses œuvres et son journalisme politique, Paris, Institut Alain, 2004, pp. 205-214. Lucien Jaume évoque aussi le libéralisme d’Alain dans son livre : L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.

[2] La manière dont Alain en est venu à s’intéresser à la politique et à y consacrer une part non négligeable de son œuvre, est d’ailleurs très intéressante. C’est ainsi que dans un propos du 15 octobre 1924, il écrit : « La vocation d’écrire m’est venue de politique. Le spectacle des Importants m’a toujours donné l’idée de les cribler de flèches. »

[3] Majoritairement ne veut pas dire entièrement. Il existe aussi un libéralisme authentiquement démocratique, mais force est bien de constater qu’il a longtemps été minoritaire, notamment au XIXe siècle.

[4] Ce que nous ne désespérons pas de faire dans un avenir assez proche, sous la forme d’un livre consacré à la Politique d’Alain.

[5] PN, 12/12/1911.

[6] Propos du 18/4/1936.

[7] PN, 21/12/1911.

[8] Sur le rationalisme d’Alain, voir Émile Chartier, « Le culte de la Raison comme fondement de la République », Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1901, pp. 111-118. On se reportera aussi au livre de Thierry Leterre, La Raison politique, Alain et la Démocratie, Paris, PUF, 2000.

[9] PN, 5/1/1912. Sauf mention contraire, les citations suivantes sont tirées de ce propos.

[10] PN, 29/7/1906.

[11] PN, 12/7/1909.

[12] Ibid.

[13] PN, 14/5/1906.

[14] PN, 20/5/1906

[15] En faisant cette allusion un peu provocatrice au grand livre de Friedrich Hayek, nous ne voulons pas faire d’Alain un hayékien avant l’heure, encore que certains thèmes les rapprochent, comme nous avons déjà eu du reste l’occasion de le voir et comme nous allons le redire.

[16] L’admiration qu’Alain proclame urbi et orbi envers quelques grands auteurs qu’il relie indéfiniment, va de pair chez lui avec une interprétation extrêmement personnelle de leurs œuvres. Autrement dit, admirer ne veut en aucune manière dire singer chez cet esprit foncièrement libre qu’est Alain. Dès lors, si la lecture que nous proposons nous-même, ici, de sa propre œuvre politique ne fait pas l’unanimité, elle sera néanmoins typiquement alinienne en ceci qu’elle repose, de notre part, sur une immense admiration et une lecture qui, par définition, ne peut être que personnelle.

[17] PN, 6/10/1906.

[18] Voir par exemple Bernard Durand, Jean-Pierre Le Crom, Alessandro Somma, Le Droit sous Vichy, Frankfurt-am-Main, V. Klostermann, 2006 ; Dominique Gros, Le Droit antisémite de Vichy, Paris, Seuil, 1996.

[19] Voir à ce sujet le dossier paru dans la revue électronique de l’ENS de Lyon, Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, 4/2006, « La crise du droit sous la République de Weimar et le nazisme ».

//asterion.revues.org/465  

[20] PN, 6/10/1906.

[21] Ibid.

[22] Il s’agit là, bien entendu, d’une simplification extrême d’un débat opposant plutôt des jusnaturalismes à des positivismes, selon des modalités extrêmement complexes. Pour une première approche de cette question classique chez les juristes, voir : Michel Troper, La Philosophie du Droit, Paris, PUF, 2003, p. 15-21.

[23] Il existe aussi un droit naturel antique qui fonde l’idée d’un ordre social harmonieux et spontané sur une juste proportion pour ce qui touche aux relations entre les hommes, et ce indépendamment de toute intervention volontaire des hommes.

[24] PN, 6/10/1906.

[25] Ibid.

[26] Alain est anticlérical mais pas antireligieux, mais c’est là une question qui mériterait des très longs développements qui n’ont pas leur place ici.

[27] Rappelons que c’est autour de cette question de la laïcité que se faisait alors le clivage droite-gauche.

[28] PN, 13/6/1910.

[29] Politique, p. 228 (propos d’août 1932).

[30] Voir aussi, par exemple, PN, 5/2/1912.

[31] Propos du 01/09/1934.

[32] Propos d’avril 1931.

[33] Propos du 01/09/1934.

[34] Propos d’avril 1931.

[35] Friedrich A. Hayek, La présomption fatale : les erreurs du socialisme, Paris, PUF, 1993.

[36] Il est vrai qu’Alain ne vit pas à notre époque, où de nombreuses lois, parmi les dizaines qui sont votées chaque année par le Parlement, restent lettre morte, faute de décrets d’application, et où l’on a même entendu naguère un président de la République – Jacques Chirac en l’occurrence, en 2006, à l’occasion du CPE – inventer le concept de susmulgation, puisque dans la même déclaration il a pu annoncer qu’il promulguait la nouvelle loi tout en la suspendant aussitôt ! Il est tout de même difficile de trouver un exemple plus éclatant de ce mépris très français du droit. Sur le peu d’estime que nous Français avons pour le droit, par opposition à un pays comme les Etats-Unis, nous renvoyons le lecteur au superbe essai de Laurent Cohen-Tanugi, paru aux PUF en 1985, Le Droit sans l’Etat : sur la Démocratie en France et Amérique.

[37] PN, 31/7/1912.

[38] Nul ne pourra nier, dans ces cas-là, que le législateur a été « en avance » sur l’opinion publique, en ceci que celle-ci a ensuite largement basculé en faveur de ces lois, grâce notamment aux intenses débats suscités par leur adoption.

[39] Même si celui-ci s’en défendait dans un texte célèbre intitulé : « Pourquoi je ne suis pas conservateur ? », et publié en 1960, en annexe de sa célèbre Constitution de la liberté. On pourra trouver ce texte fameux ici : //www.institutcoppet.org/2011/06/09/hayek-pourquoi-je-ne-suis-pas-un-conservateur-1960

[40] Sur cette question, Alain a évolué. En 1904, il estime encore que : « Interpeller, cela est facile ; cela est utile quelquefois. Mais la tâche principale, c’est de légiférer » (23/10/1904). Force est de constater que, par la suite, le rapport entre contrôle et législation s’inversera complètement et durablement dans sa pensée.

[41] Entendez, la politique comme elle devrait être, ou si vous préférez, l’Etat lorsqu’il se consacre à ses véritables missions, régaliennes.

[42] PN, 16/12/12.

[43] Bien qu’ayant obtenu le prix Nobel d’économie en 1974, Hayek a cessé d’écrire des ouvrages et des articles d’économie pure dès les années 1940, pour se consacrer principalement à la philosophie politique et à l’histoire des idées. C’est ainsi que ses deux livres, considérés comme ses chefs d’œuvre, La Constitution de la Liberté et Droit, Législation et Liberté ne sont pas des livres d’économie.

[44] Faire un parallèle entre ces deux penseurs ne veut bien entendu par dire qu’ils soient d’accord en tout point, est-il nécessaire de le préciser ? Parmi les nombreux points où leurs analyses divergent, il conviendrait de faire une place à part à la question de la raison, vis-à-vis de laquelle Hayek, nourri de la philosophie de Hume, est bien plus suspicieux qu’Alain, surtout si l’on prend le Alain du « Culte de la Raison comme fondement de la République » (1901).

[45] L’autre étant La Constitution de la liberté, parue en 1960.

[46] Thierry Leterre, « Alain et le libéralisme », Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, n°79, juin 1995, p. 64-74.

[47] Voir par exemple Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché : décryptage d’un fantasme français, Paris, Flammarion, 2007.

[48] Sur cette question, nous renvoyons le lecteur à la lumineuse petite synthèse de Norberto Bobbio, Libéralisme et démocratie, Paris, Les éditions du Cerf, 1996.

[49] Depuis Condorcet jusqu’à l’école du Public choice, les travaux les plus savants ont démontré l’impossibilité pratique de traduire infailliblement une multitude de volontés particulières en une volonté générale clairement identifiable. On trouve une excellente approche de ces questions dans un recueil de textes de Jacques Généreux intitulé L’économie politique : analyse économique des choix publics et de la vie politique (Paris, Larousse, 1996).

[50] C’est nous qui inventons ce terme, que l’on ne trouvera pas chez Alain. Il nous paraît toutefois avoir le mérite de synthétiser la conception volontariste de la démocratie à laquelle il s’oppose.

[51] Là encore, nous inventons un terme qui n’existe pas chez Alain, mais qui nous semble bien synthétiser la démocratie du contrôle qu’il défend. Le verbe latin monere donne aussi divers mots de la même famille, qui tous évoquent la même idée, comme monitum (rappel, avertissement, conseil, avis), ou encore monitio (celui qui rappelle, conseille, guide), etc.

[52] Propos du 18/4/1936.

[53] Rappelons la définition du verbe « admonester », qui vient du latin « monere » à partir duquel nous avons forgé le mot monitocratie : « Admonester : Donner un avertissement accompagné souvent d’un jugement sévère, voire d’un blâme ». Difficile de donner un meilleur résumé de ce que devrait être, selon Alain, le citoyen éveillé et libre vis-à-vis des gouvernants qu’il élit.

[54] C’est là une remarque très juste que faisait souvent Michel Debré, qui comme Alain, jugeait la question tout à fait déterminante, même si les deux hommes n’avaient pas les mêmes vues sur le mode de scrutin idéal (Michel Debré était d’abord et avant tout partisan d’un scrutin majoritaire, fût-il de liste). Sur ces questions je renvoie à : Jérôme Perrier, Michel Debré, Paris, Éditions Ellipses, 2010, 452 p. ; et Jérôme Perrier, Entre administration et politique : Michel Debré 1912-1948 : du service de l’État à l’entrée au forum (préface de Serge Berstein), Institut universitaire Varenne, 2013, coll. des thèses n°84, 2 vol., 1114 p.

[55] Voir, parmi de nombreux autres exemples, PN, 30/6/1911 et 7/10/1912.

[56] PN, 31/7/1912.

[57] Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée : histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, p. 413 sq.

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