Par Jérôme Perrier* directeur du pôle Recherche à l’Institut Coppet
3/4 (lire les parties 1 ici et 2 ici)
Le libéralisme d’Alain n’a que très rarement attiré l’attention des commentateurs[1], ne serait-ce que parce que l’intéressé lui-même n’a jamais revendiqué cette filiation intellectuelle – d’autant que sa famille politique, la gauche, a toujours entretenu des rapports pour le moins complexes, pour ne pas dire ambigus, avec cette tradition de pensée. Plus important encore, Alain est tout autant un démocrate (assumé) qu’un libéral (caché). Durant toute sa vie, il est resté le petit boursier, fils d’un modeste vétérinaire, pur produit de la méritocratie républicaine, et furieusement attaché à la défense du « petit peuple » contre les Importants et les Puissants (qu’ils aient nom Ministres, Généraux, Académiciens, Bureaucrates, ou encore Riches propriétaires). Il s’agit bien là, chez lui, d’un quasi réflexe, qui est à l’origine même de son engagement politique[2], et qui l’éloigne tout naturellement d’un libéralisme majoritairement[3] élitiste, conservateur et viscéralement méfiant à l’égard du pouvoir des « masses » (que l’on pense à Guizot et Tocqueville ou à d’autres auteurs moins connus). Reste que les grands thèmes qu’Alain a développés durant des décennies dans son œuvre « politique » (et notamment dans ses propos) font sans conteste de lui un auteur authentiquement libéral, même si son libéralisme – comme nous le montrerons – est d’un genre tout à fait singulier, et même iconoclaste. C’est ce que nous allons essayer de démontrer, citations à l’appui, en développant trois dimensions privilégiées, que nous avons jugé particulièrement intéressantes, sans pour autant prétendre à la moindre exhaustivité sur une question qui mériterait de bien plus amples développements[4]. Nous diviserons donc notre argumentation en trois parties, en mettant successivement en valeur : une conception libérale du rôle de l’Etat dans l’économie ; un libéralisme de l’individu contre l’Etat, qui s’inscrit dans une – riche quoique minoritaire – tradition française ; et enfin un libéralisme démocratique qui débouche sur une définition très originale de la démocratie, où le Contrôle populaire prend le pas sur une fictive Volonté populaire (ou générale). Au terme de ce parcours, nous espérerons être parvenu à démontrer non seulement qu’Alain est un vrai et grand auteur libéral – ce qui, après tout, ne réjouira que les libéraux, dont nous sommes – mais aussi qu’il est un auteur d’une incroyable modernité – ce qui est susceptible d’interpeler davantage de lecteurs…
III/ Démocratie libérale ou libéralisme démocratique ? (1ère partie)
- Une conception libérale de l’intérêt général.
Le libéralisme d’Alain, que nous nous attachons à décrire tout au long de cet article, et dont nous avons déjà montré la dimension économique (1/4) et foncièrement individualiste (2/4), est également inséparable d’une conception de l’intérêt général qui s’avère assez éloignée de celle que l’on a coutume de mettre en avant en France, et qui ressemble bien davantage à celle que l’on peut trouver dans les pays anglo-saxons, où la philosophie utilitariste a longtemps été dominante, notamment chez les libéraux[5]. On distingue en effet traditionnellement deux grandes conceptions de l’intérêt général : une conception utilitariste et libérale, dite aussi « anglo-saxonne », et une conception volontariste, qualifiée également de « rousseauiste » ou de « française ». La première est l’héritière de la philosophie utilitariste née outre-Manche et considère que l’intérêt général « résulte de la conjonction des intérêts particuliers dont il n’est que la somme algébrique[6] » ; ce qui revient à « penser l’organisation de la vie sociale sur le modèle de l’activité économique, sans qu’il soit besoin de faire intervenir un pouvoir politique, régulateur des relations entre les individus. » A l’inverse, dans la conception dite « française », l’intérêt général « ne saurait être obtenu, ni les liens sociaux subsister, sans que l’intérêt personnel ne s’efface devant la loi, expression de la volonté générale, et sans que l’État ne régule la société civile pour garantir la réalisation des fins sur lesquelles cette volonté s’est prononcée. » En d’autres termes, l’approche utilitariste fait de l’intérêt général la somme des intérêts particuliers, obtenue par une harmonisation quasiment naturelle – ou qui suppose en tous les cas une intervention politique minimale – afin de ne pas fausser cette arithmétique des intérêts. A l’inverse, la conception « française » ou « rousseauiste » fait de l’intérêt général une notion transcendant les intérêts particuliers ; une abstraction qui les dépasse grâce à l’intervention – quasi miraculeuse[7] – de l’ordre politique basé sur la vertu citoyenne. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, Alain qui se revendique souvent de Rousseau et ne cite presque jamais les utilitaristes anglo-saxons[8], est en réalité bien plus proche de ces derniers dans sa conception de l’intérêt général.
Alain considère pour commencer que, quelle que soit la question envisagée, il est quasiment impossible de vouloir définir de façon certaine et objective un intérêt général qui s’imposerait dès lors rationnellement à tous. Une société est un organisme bien trop complexe pour « qu’un homme puisse savoir comment se fait cet échange de services ; qu’il puisse décider que les choses vont bien ici et moins bien là[9]. » Bien sûr Alain n’est pas Friedrich von Hayek, et il ne développe guère cette question pourtant décisive de l’impossibilité pour une autorité centralisée de maîtriser un flux illimité d’informations afin de prétendre gérer autoritairement une structure aussi complexe qu’une société moderne. Il n’en reste pas moins que l’auteur des Propos est convaincu qu’un mode de gouvernement à prétention scientifique s’avère être une pure chimère. « Qu’un homme puisse penser la Nation comme je pense un problème d’algèbre, voilà ce que je ne puis croire », estime-t-il. C’est ce qui explique qu’Alain considère comme de simples « sottises » tous les arguments avancés par les partisans de la Représentation proportionnelle, qui opposent « l’électeur qui ne voit que son petit coin et ses petites affaires, avec le véritable homme d’État au regard d’aigle, qui voit loin tout autour et jusque dans l’avenir, administrant pour nos petits neveux, pour toute la race, pour le pays tout entier[10]. » Les adversaires de la politique de clocher (autrement dit du scrutin d’arrondissement) veulent faire croire « qu’un homme instruit et fait pour gouverner doit se tenir en dehors et au-dessus de ces réclamations perpétuelles du boutiquier, du jardinier, du laboureur, petites gens qui n’ont rien vu, qui ne savent rien, qui n’ont appris ni l’Histoire, ni la Politique, ni l’Economique, ni la Statistique[11] ». Or, estime Alain, la différence entre « l’Homme d’Etat le plus prodigieux de tous les temps » et l’individu lambda, « au point de vue intellectuel, est extrêmement petite. » Mieux, « quand il s’agit de constater les effets d’une loi ou d’un règlement, l’épicier du coin, joint au jardinier, au laboureur, au boucher, au boulanger (…) a l’avantage sur l’économiste le plus profond. » Quant aux Grands Hommes d’État, l’Histoire est remplie de leurs erreurs – erreurs dont le peuple semble avoir pour destin de subir les conséquences. En effet, comme il l’écrira en 1924, « les erreurs incroyables des docteurs de politique[12] » emplissent les livres d’histoire, qu’elles aient pour nom dilapidation de l’argent public ou, pire encore, guerre.
Car l’impossibilité cognitive de déterminer de manière infaillible l’intérêt général se double chez Alain d’un soupçon bien plus inquiétant encore : celui de partialité. À ses yeux en effet, le gouvernant « agira selon d’autres passions que la passion du bien public, et selon d’autres intérêts que l’intérêt général[13]. » Autrement dit, derrière l’affirmation péremptoire de défense du bien commun, se cachent des motivations beaucoup moins avouables. Comme nous l’avons déjà vu, aux yeux de l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs, loin d’être plus sage que le peuple, l’élite est encore moins raisonnable que lui, car elle est « corrompue par le luxe et livrée à ses désirs[14] ». C’est pourquoi, plutôt que de chercher le bien de tous, elle s’emploiera toujours à accroître son propre pouvoir. On retrouve ici une critique largement développée par l’école du Public Choice. Celle-ci, on l’a dit, s’attache à expliquer le comportement des électeurs et des « hommes de l’État » (hommes politiques aussi bien que hauts fonctionnaires), en s’interrogeant sur leurs motivations, qui s’avèrent rarement désintéressées. Leurs travaux s’attachent en effet à démontrer que si l’homo oeconomicus peut à bon droit être soupçonné de chercher rationnellement à maximiser son profit (matériel et symbolique), l’homo politicus ou l’homo bureaucraticus peuvent tout aussi légitimement être soupçonnés de vouloir accroître le leur – c’est-à-dire de vouloir respectivement se faire (ré)élire et de vouloir accroître leur budget et leurs prérogatives. Ce soupçon étendu de la sphère économique à la sphère publique, en vertu du principe que l’homme est un et qu’il n’y a aucune raison qu’il se comporte différemment dans une sphère et dans une autre, se trouve pour ainsi dire déjà chez Alain. C’est pourquoi chez ce dernier, le contrôle des gouvernants (hommes politiques et bureaucrates) est une nécessité absolue, qui définit l’essence même de la démocratie. Mais avant de revenir, dans le quatrième volet de cet article, sur ce point décisif, il convient d’examiner quelle peut être la nature de l’intérêt général – s’il ne peut être défini objectivement et verticalement.
Pour Alain, nous venons de le dire, il n’y a pas de méthode scientifique qui permettrait de définir abstraitement et rationnellement l’intérêt général. En effet, pour lui, « on ne devine pas l’intérêt général ; on le connaît par l’opinion publique[15] ». Loin de pouvoir être déterminé a priori, il « s’exprime par remontrances, vœux et revendications. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Philosophes (ou plus largement les Intellectuels) ne peuvent pas et ne doivent pas être Rois. « Les économistes et sociologues sont excellents pour nous instruire, médiocres pour nous gouverner », juge Alain. En effet, « l’intérêt général est pour eux une abstraction et le résultat d’une théorie ». Or, ajoute-t-il, je « crois que l’intérêt général réel ne peut être considéré autrement que comme la résultante des intérêts individuels manifestés par le vote. Le gouvernement n’a pas autre chose à faire que de suivre le mieux qu’il peut la direction de cette résultante. Tout ce qu’il ferait de plus serait tyrannie. Et si l’électeur se trompe sur son intérêt ? Cela, c’est son affaire[16]. » A ses yeux, la meilleure garantie pour limiter le risque d’erreur ne consiste pas à faire appel aux Compétences ou à une quelconque Science Politique. Elle consiste bien plutôt à interroger le plus grand nombre, qui a d’autant moins de chances de se tromper que les décisions qu’il sera amené à prendre (c’est-à-dire à obtenir de ses représentants) s’appliqueront à lui en tout premier lieu – là où l’élite peut s’exonérer si facilement des décisions qu’elle impose aux autres. « On dira que l’homme du peuple est ignorant, qu’il se trompe sur ses propres intérêts », écrit Alain, « mais combien de ministres, combien de rois, se sont trompés sur leurs propres intérêts ! Le nombre doit corriger ces erreurs. Une masse d’électeurs, où les erreurs individuelles se contrarient et se compensent, doit enfin donner quelque vue exacte de l’intérêt commun…[17] »
Alain, contrairement à certains libéraux, ne focalise pas sa critique sur la dérive clientéliste qui peut gangréner la démocratie lorsqu’elle dérive vers la démagogie, autrement dit, lorsque les élus cherchent d’abord et avant tout à nouer des relations de type clientéliste avec leurs électeurs, en leur octroyant un certain nombre de privilèges, en échange de leur vote. Non pas qu’il nie une telle pratique. Mais il considère bien plutôt que tant que ce sont les plus modestes qui s’adonnent à une telle pratique, et surtout tant que les demandes venues d’en bas s’équilibrent, il n’y a pas de danger réel pour la liberté des citoyens, qui reste sa préoccupation majeure. Ce en quoi il est parfaitement emblématique des auteurs libéraux.
Au fond, de même qu’il existe – nous l’avons vu – une sorte de main invisible qui transforme la recherche d’intérêts égoïstes en contribution au bien commun, par une mystérieuse alchimie, de même les innombrables votes qui constituent un scrutin démocratique doivent conduire au résultat qui est finalement le moins mauvais possible. Car pour Alain, une telle alchimie ne vient pas de ce qu’au moment de voter, l’électeur chercherait quel est l’intérêt de tous, en faisant scrupuleusement abstraction de ses propres intérêts personnels. C’est très exactement le contraire qui se passe ! Et ce pour le plus grand bien de tous. Si l’on suit par exemple Les Cahiers de Lorient, rédigés au tournant du siècle, Alain écrit : « Je hais la morale. Elle gâte tout. Ils veulent que le citoyen pense à l’intérêt général lorsqu’il vote ; et là est le malheur : il pense à l’intérêt général et il y pense mal ; n’importe qui y pense mal ; on vote pour des systèmes. Au contraire, je veux que le citoyen vote pour lui, exactement pour lui, pour son intérêt à lui tout seul ; pour son intérêt qu’il peut arriver à connaître à peu près bien ; son vote frotté à d’autres votes donnera une résultante, qui est l’intérêt général ; et aucune autre chose que cette résultante ne peut être appelée intérêt général (…)[18]. » C’est là un point sur lequel il ne variera pas, au risque de heurter l’un des préjugés les plus ancrés dans la philosophie politique française. Ainsi, par exemple, le 26 novembre 1909, dans La Dépêche de Rouen et de Normandie, réfléchissant une fois encore à la disposition qui doit être celle de l’électeur républicain au moment où il dépose son bulletin dans l’urne, Alain écrit : « Là-dessus, on alléguera l’intérêt général. Mais je réponds que l’intérêt général n’est qu’une fantaisie de doctrinaire, tant qu’il ne résulte pas de la combinaison de toutes ces réclamations que tous les citoyens ont le droit de faire entendre. Par exemple, on peut penser que le régime des bouilleurs de cru est contraire à l’intérêt général ; mais il faut pourtant que l’intérêt des bouilleurs de cru soit représenté. Ainsi pour tous les intérêts particuliers[19]. »
Une telle conception de l’intérêt général a de nombreuses répercussions sur les conceptions politiques d’Alain. Et d’abord, elle le conduit à critiquer sévèrement tous ceux qui essayent de légitimer leur pouvoir et d’imposer leurs propres intérêts particuliers en se parant des oripeaux de l’intérêt général. Je veux bien entendu parler ici des hommes politiques et, plus encore, des bureaucrates, qui sont deux des cibles privilégiées de la verve alinienne.
- Une critique libérale et démocratique de la Bureaucratie.
La critique de la haute administration est en effet un thème récurrent dans l’œuvre d’Alain, et qui a un rapport très étroit avec son libéralisme, que nous essayons d’exposer ici dans ses multiples dimensions[20]. Pour l’auteur des Propos, la bureaucratie constitue tout d’abord l’un des principaux pouvoirs de fait (il les qualifie aussi de réels) dans la société. Le démocrate Alain considère en effet que celle-ci se compose inévitablement – quel que soit le régime politique en place – de gens qui commandent et d’autres qui obéissent. C’est évident de la société militaire, car il ne saurait y avoir de combat efficace sans une discipline rigoureuse, où les officiers décident et les hommes de troupe exécutent sans possibilité de contester les ordres, fussent-ils arbitraires[21]. Mais pour l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs, cette fatalité des rapports de commandement est tout aussi vraie dans la société civile, y compris dans une République, fût-elle radicale (c’est-à-dire authentiquement républicaine). Par ailleurs, Alain considère que les chefs – qu’ils soient militaires, hauts fonctionnaires, industriels, académiciens ou même hommes politiques – sont des « produits de nature[22] ». Autrement dit, leur pouvoir ne leur est pas conféré par la masse, mais il est bien plutôt reconnu par elle. Il est en effet le résultat d’un savoir-faire, d’un art de persuader, d’une habileté, d’une détermination ou d’un courage peu communs ; autant d’atouts personnels qui peuvent être opportunément étayés par un beau mariage ou des amitiés utiles. Autrement dit, les chefs doivent leur place dominante dans la société à une forme ou une autre de supériorité, même si celle-ci ne comporte, à ses yeux, aucune dimension morale (bien au contraire !) La masse, tour à tour, reconnaît, acclame, ou subit cette supériorité de fait, mais en aucun cas elle n’en est à l’origine. Même les élus doivent les succès de leur carrière à un certain nombre de talents, quand bien même ces derniers consisteraient uniquement à faire croire à leurs mandants qu’ils sont à leur entière écoute et au service de l’intérêt général. Reste qu’en les désignant, les électeurs ne font rien d’autre que de rendre hommage à ces talents, autrement dit à des aptitudes qui peuvent être innées ou acquises, mais qui n’en restent pas moins constatées par les citoyens lorsqu’ils apportent leur suffrage à tel ou tel individu en fonction de ce qu’ils pensent être leurs mérites personnels.
Dans le cas particulier des hauts fonctionnaires, ces hommes doivent d’abord leur position éminente à des compétences techniques qui ont été dûment sanctionnées par un concours, souvent fort difficile[23]. Leur position de commandement est donc le résultat d’un processus de sélection méritocratique qui légitime à leurs yeux – comme à ceux du reste de la société – leur pouvoir de domination, y compris symbolique. A ce propos, il convient de remarquer que les jugements d’Alain sur la valeur réelle de ces compétences varient d’un Propos à l’autre. Tantôt, il les reconnaît volontiers, n’hésitant pas à écrire qu’il « est juste d’admirer les grands corps[24] ». Tantôt au contraire, il s’applique à les dénigrer, surnommant par exemple « Dindon-Collège » ce que serait une éventuelle « Ecole Supérieure des Gouvernants[25] » – autrement dit d’une Ecole Nationale d’Administration… Ailleurs, Alin estime qu’il « suffit de soumettre un problème aux spécialistes les plus réputés pour être sûr qu’il n’arrivera rien », car le métier des « Hommes Compétents » est « de ne juger jamais de rien avant de savoir tout[26] ». D’où une lenteur et une froideur administratives qui donnent à Alain de très nombreuses occasions de se moquer de la routine des bureaux. Il s’agit en effet là d’un thème récurrent chez lui, et qui contribue à justifier des jugements aussi peu amènes que celui-ci : « J’ai une assez mauvaise opinion des grands bureaucrates, et une très mauvaise des très grands[27] ».
Si l’auteur des Propos varie dans ses appréciations quant à la valeur intellectuelle réelle des grands bureaucrates, il est en revanche d’une remarquable constance lorsqu’il s’agit d’apprécier leur pouvoir effectif. Il juge en effet que celui-ci est considérable, et pour tout dire excessif. Evoquant notamment le rôle éminent des Grands Corps que sont le Conseil d’Etat, la Cour des Comptes et la Cour de Cassation, Alain constate ainsi en octobre 1912 que les « Compétences sont aux affaires[28] ». Dix ans plus tard, il observe que « partout, les chefs de service gouvernent » et que « nous vivons sous le règne des Experts et des Compétences ». L’auteur du Citoyen contre les pouvoirs voit même dans le « Monstre bureaucratique » le « véritable souverain[29] », une sorte de nouveau Léviathan qui usurperait la place du peuple et de ses représentants légitimes que sont censés être les élus. Ces derniers finissent dès lors par devenir quelque chose comme le « Roi Pot », réduit à prononcer des « discours du trône » dont les pensées ont été « élaborées par ses bureaux[30] ». C’est que, constate-t-il, « le ministre, plus que tout autre, dépend de ses directeurs[31] ». S’épuisant à arpenter les couloirs des Chambres lorsqu’il est à Paris, il ne reste guère de temps au pauvre homme pour lire les monceaux de dossiers qui, chaque jour, sont soumis à sa signature. « Semblable à un candidat au baccalauréat, (le ministre) a souvent besoin de répétitions de la dernière heure : elles lui sont données dans sa voiture, pendant qu’il roule du Sénat à la Chambre[32] ». Or, seul le haut fonctionnaire – qui « sait tout[33] » – est à même, par la technicité de son expertise et la diversité de ses sources d’informations, de souffler ainsi à l’oreille des politiques ce qu’ils devront ensuite dire aux représentants du peuple. Et s’il venait à l’idée de quelque administration de vouloir discréditer un ministre (de toute façon, forcément de passage), il lui suffirait de faire de la rétention d’informations. Par ce simple biais, le bureaucrate s’assure sur son ministre une emprise considérable, qui inverse sensiblement les rapports de force entre eux.
En effet, au-delà des apparences du théâtre politique – qui, en plaçant l’élu sur le devant de la scène, en pleine lumière, ne parvient guère à masquer son statut de simple ventriloque – le pouvoir administratif tend à prendre le pas sur le pouvoir politique, en violation flagrante de la hiérarchie voulue par les canons de la théorie républicaine de la souveraineté nationale. Une inversion qu’Alain déplore dans son style toujours aussi imagé et suggestif : « C’est par ces travaux de termite rongeur que le patient bureaucrate se fait une place, et la conserve. C’est ainsi que, pendant que les projectiles passent au-dessus de sa tête, et abattent ses chefs, lui est estimé de tous, se pousse et pousse ses amis, et prend ses naïfs ennemis dans d’invisibles collets, comme le fait le braconnier pour les lapins[34]. » De cette situation, où les responsabilités de chacun se brouillent pour le plus grand bénéfice des bureaucrates, il résulte selon Alain « que le pouvoir des bureaux est, en apparence administratif, en réalité, politique[35]. » Et la verve de l’auteur des Propos, lorsqu’il dénonce cette usurpation de pouvoir perpétrée par les bureaucrates dans une sorte de coup d’Etat permanent, n’est pas sans rappeler celle de l’excellente série humoristique britannique des années 1980 : Yes Minister. Sur un mode sarcastique et néanmoins instructif, cette sorte de sitcom à thèse avait remarquablement réussi à traduire dans un genre à la fois fictionnel et drolatique les très sérieux travaux de l’école du Public Choice (dont les scénaristes s’étaient ouvertement inspiré)[36]. Or, il est frappant de constater combien les personnages récurrents de cette série (à commencer par l’inénarrable Sir Humphrey Appleby) semblent tout droit sortis de l’univers des Bureaux décrit – ou plutôt dénoncé – par Alain.
Pour autant, à lire ce dernier, le pouvoir d’influence des hauts fonctionnaires ne vient pas uniquement des indéniables compétences techniques qui leur permettent de se rendre indispensables à des hommes politiques pour leur part incapables (faute de temps et de formation adéquate) de s’informer par eux-mêmes sur les innombrables questions qu’ils ont à traiter quotidiennement. La puissance des bureaucrates a aussi chez le radical Alain une très forte dimension sociale. Pour lui en effet, même après des décennies de régime républicain – censé pourtant avoir conduit au pouvoir les « couches nouvelles » chères à Gambetta –, la plupart des hauts fonctionnaires appartiennent encore à l’élite de la société, ou à tout le moins entretiennent des rapports très intimes avec les couches sociales les plus dominantes. Il y a, constate-t-il, « trois pouvoirs en France : le peuple, les riches et les bureaucrates[37] ». Si le peuple est théoriquement le Souverain, en réalité il n’est pas le maître, tant il est vrai que « les riches forment, avec les plus puissants bureaucrates, militaires et civils, une société puissante, la Société avec un grand S[38] ». Soit un vaste système de connivence généralisée qu’Alain appelle encore le « Grand Conseil, formé de Messieurs décorés et de femmes décoratives[39] ». Et l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs ne se lasse pas de dénoncer cette collusion malsaine entre les différentes élites du pays[40], dont la haute fonction publique serait un point de jonction privilégié : « Telle est la force matérielle des bureaux. Il s’y joint une force morale bien plus redoutable encore et dont seuls les initiés peuvent se faire une idée exacte. Elle s’exprime par ces mots magiques : des Relations, une Situation. Ces mots ne sonnent pas pour vous comme pour moi. Vous vous imaginez que la Puissance et l’Esclavage d’un bureaucrate sont définis par un décret de nomination. Erreur. Il y a des dîners bureaucratiques, des thés bureaucratiques, des bals bureaucratiques, des mariages bureaucratiques. Ainsi se forment et s’entrelacent mille liens de cousinage, d’amitié, de politesse ; ainsi, dans les conversations, se dessine une Doctrine et se distribue une Education. Il y a un badinage bureaucratique, une esthétique, une morale, une politique bureaucratique. Le Temps et Les Débats représentent deux nuances politiques assez différentes. (…) ce n’est que la Gauche et la Droite du Parti Bureaucratique. Depuis la Critique Dramatique jusqu’à la Politique étrangère, tout y est discrètement administratif[41]. »
Pour Alain, cette osmose – cette connivence, lourde de conflits d’intérêts potentiels comme on ne disait pas encore à l’époque – entre la tête de l’Etat et le sommet de la pyramide sociale est bien l’un des principaux dangers qui menacent la République, car ainsi « les riches ajoutent le pouvoir politique au pouvoir économique qu’ils ont déjà[42] ». Dès lors, il n’est guère étonnant pour lui que la caste administrative, imbue de ses bonnes manières plus encore que de son savoir technique, méprise ouvertement les hommes politiques, qui ne sont à ses yeux qu’une kyrielle d’obscurs sous-vétérinaires débarqués de leur province, aussi ignares que mal dégrossis – lorsqu’ils ne sont pas tout bonnement assimilés à des parvenus, paresseux et vénaux[43]. A leur incompétence concernant les éminentes questions qui se traitent dans la capitale, s’ajoute ainsi une méconnaissance absolue des usages qui règnent dans le grand monde. Comment par exemple un ancien instituteur ou médecin de campagne, dont le quotidien consiste à arpenter les marchés de sa circonscription, pourrait-il avoir son propre avis sur les questions régaliennes (c’est-à-dire sur la Grande Politique)? A supposer qu’un ministre des Affaires étrangères issu d’un obscur canton rural ait quelques connaissances de géographie et sache situer sur une carte le pays d’origine des ambassadeurs qu’il reçoit, saurait-il pour autant tenir son rang parmi des diplomates qui, pour bon nombre d’entre eux, appartiennent aux plus grandes familles européennes, et sont aussi à l’aise dans un salon que lui l’est sur un marché aux bestiaux?
Le savoir technique et l’origine sociale ne sont pourtant pas les seuls atouts dont disposent les hauts fonctionnaires pour s’imposer à leurs ministres de tutelle. Un dernier élément contribue largement à leur puissance ; à savoir leur esprit de caste. N’importe « quel corps de bureaucrates cherche l’autonomie ; d’instinct ils se serrent en phalange, autour de leurs chefs naturels, contre le ministre, chef d’occasion. Résultat : si le ministre ne prend pas le parti de suivre les bureaux, et de les défendre intrépidement devant la Chambre, le ministre est insulté dans la bonne presse, démoli dans les cénacles bureaucratiques, et secrètement désavoué par ses collègues[44]. » Cette image de la phalange est utilisée à de nombreuses reprises par Alain[45]. Elle vise à dénoncer l’esprit de caste qui s’empare de la haute fonction publique dès lors qu’il s’agit pour celle-ci de faire corps contre un pouvoir politique qui aurait l’outrecuidance de prétendre serrer la bride à ses bureaux. Ce réflexe se manifeste tout particulièrement lorsque ces derniers cherchent à défendre leur budget et à arracher de nouveaux subsides à des hommes politiques tétanisés à l’idée de devoir rendre des comptes à leurs électeurs-contribuables. « Ministre contre Bureaux, c’est tout de suite réglé[46] », écrit Alain, pour mieux souligner à quel point le premier – dont la position est éminemment précaire tant l’instabilité gouvernementale est alors grande – se trouve démuni face à une administration unie comme un seul homme pour défendre ses intérêts, surtout s’ils sont financiers.
Une fois encore, on ne peut pas lire les innombrables satires d’Alain visant le du pouvoir bureaucratique, sans songer aux scènes inénarrables de Yes Minister, dans lesquelles Sir Humphrey Appleby, avec un aplomb, une rouerie et une faconde étourdissante, parvient à imposer ses volontés à « son » ministre, le pauvre Jim Hacker. Un ministre qui, à l’inverse, s’avère parfaitement incapable d’imposer à son collaborateur rétif sa propre volonté, prononçant d’autant plus souvent le mot « décision » qu’il est en réalité totalement inapte à décider quoique ce soit, dès lors que son administration ne partage pas ses vues. Les diatribes aliniennes envers la haute administration et ses pouvoirs excessifs, mériteraient aussi d’être comparées aux analyses que développe à la même époque Ludwig von Mises, notamment dans son petit mais incisif livre : Bureaucratie, paru en 1946[47]. L’économiste autrichien y développe notamment de manière pénétrante une analyse de l’ethos bureaucratique et de l’aisance avec laquelle celle-ci prétend s’arroger le monopole de l’intérêt général. Une usurpation qui, on l’a vu, se retrouve aussi chez Alain.
Pour autant, si ce dernier dénonce à longueur de Propos les dérives du « pouvoir bureaucratique[48] », et s’il assigne à la démocratie comme mission essentielle de le dompter par une étroite tutelle, il serait toutefois erroné de croire qu’Alain dénie au pouvoir administratif toute forme de légitimité. Tout au contraire, il en admet d’autant plus volontiers la nécessité qu’à l’époque qui est la sienne la multiplication des prérogatives de l’Etat rend l’art de gouverner de plus en plus difficile. Un peu de bon sens et quelques idées claires constituaient en effet à l’époque de Louis XIV ou de Napoléon un viatique suffisant pour les gouvernants, mais tel n’est assurément plus le cas au XXe siècle. C’est que le développement tous azimuts – excessif à ses yeux, mais en grande partie inévitable – des interventions étatiques a considérablement complexifié la ratio gubernationis, et rendu par là-même indispensable le recours à des savoirs techniques de plus en plus pointus.
Cette conscience du caractère à la fois grandissant, inéluctable, et inquiétant du phénomène bureaucratique n’a pas peu contribué à l’élaboration par Alain d’une nouvelle typologie des pouvoirs. Dans de célèbres Propos[49], le philosophe a en effet substitué à la trilogie chère à Montesquieu (les canoniques pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire), une conception assez novatrice, dans laquelle la constitution de tout Etat moderne apparaît comme un régime inévitablement mixte, où l’exécutif incarnerait la dimension monarchique ; le législatif (auquel il adjoint l’administration), la dimension oligarchique ; et où enfin la dimension démocratique s’accomplirait dans une vaste fonction de « Contrôle ». Cette dernière serait exercée par les électeurs sur les parlementaires, puis par ceux-ci sur les ministres, et enfin par ces derniers sur leurs administrations. Ainsi pour Alain (qui s’inscrit ici dans une tradition aristotélicienne) les institutions, quelle que soit leur dénomination, sont toujours de facto à la fois monarchiques, aristocratiques et démocratiques, selon un équilibre qui peut varier sensiblement selon les pays et les circonstances, mais qui n’en est pas moins fatal – sauf à dégénérer dans des formes de gouvernement pathologiques comme la tyrannie, l’oligarchie ou la démagogie. Dans ce schéma, on l’a dit, l’administratif est inclus dans le législatif, car « pour régler chaque organisation, il faut des savants, juristes ou ingénieurs, qui travaillent par petits groupes dans leur spécialité[50] ». Plus le gouvernement d’une société est complexe et plus le recours aux spécialistes s’avère indispensable, car « pour contrôler les assurances et les mutualités, il faut savoir, pour établir des impôts équitables, il faut savoir, pour légiférer sur les contagions, il faut savoir[51] ». La nécessité croissante de recourir aux compétences techniques des administrateurs et des spécialistes fait que, selon Alain, « nous sommes tous gouvernés, et mieux que passablement, selon le principe de l’aristocratie » (c’est-à-dire selon le principe du pouvoir aux « meilleurs »)[52].
Pour autant, l’auteur des Propos ne s’arrête pas devant ce qui est à ses yeux un simple constat d’évidence, et qui pourrait conduire d’autres à se résigner face à l’avènement d’une forme de technocratie, c’est-à-dire une tyrannie des Compétences. L’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs conclut au contraire que l’esprit démocratique doit consister à surveiller sans relâche ce pouvoir administratif de plus en plus envahissant, faute de quoi l’oligarchie bureaucratique abusera de son pouvoir aux dépens du peuple souverain et de la démocratie. De l’aristocratie des Compétences (dont on ne peut nier totalement la nécessité, selon lui, eu égard aux défis que représente le gouvernement des sociétés modernes), on passerait alors à la tyrannie des technocrates. Nous ne serions plus dès lors dans un régime mixte, mais face à une excroissance pathologique de l’ordre oligarchique, excroissance mortelle pour la liberté des citoyens. Pour s’en prémunir, dit Alain, il convient d’insuffler sans relâche aux citoyens ce souffle démocratique qu’est l’esprit de résistance, un esprit qui s’incarne concrètement à ses yeux par une surveillance des pouvoirs de tous les instants.
Car pour Alain, comme tout détenteur d’un pouvoir, l’administration cherche immanquablement à abuser de ses prérogatives, et aspire donc, tout naturellement, à la tyrannie. Pour justifier de telles prétentions elle a du reste recours à un discours bien rodé, qui oppose son savoir technique et son désintéressement aux errances des masses, jugées inaptes à appréhender des questions complexes et à faire passer l’intérêt général avant ses désirs égoïstes et immédiats. De fait, dans le mépris que les hauts fonctionnaires cultivent naturellement envers les députés (et, à travers eux, envers les électeurs), les préoccupations de court terme du politicien obnubilé par sa réélection jouent un rôle non négligeable ; l’administration se voulant tout au contraire l’indispensable « gardienne du long terme[53] ». On reconnaît là l’un des éléments essentiels de « l’idéologie administrative[54] » qui prétend pouvoir seule incarner l’intérêt général, contre les intérêts particuliers dont seraient prisonniers aussi bien les hommes politiques que les milieux économiques.
Or, comme nous l’avons vu, pour Alain, derrière la rhétorique de l’intérêt général censé s’incarner dans une Administration en butte à des citoyens-contribuables-élus aveuglés par leurs intérêts égoïstes et leurs préoccupations à courte vue, se cache un pur corporatisme qui conduit les bureaucrates à s’auto-encenser pour mieux éviter d’avoir à rendre des comptes. En effet, derrière cette mystification de l’intérêt général, l’administration en réalité ne ferait que défendre ses propres avantages. En particulier, chaque bureau chercherait d’abord et avant tout à extorquer aux hommes politiques le meilleur budget possible, fût-ce aux dépens des autres ministères, qui devront de leur côté compter sur leur propre administration pour arracher leur part du butin[55]. Abusant de la crédulité des ministres, les hauts fonctionnaires parviennent ainsi à mettre ces derniers « à genoux[56] » en proposant chaque jour de nouvelles dépenses (n’hésitant pas, au passage, à s’octroyer à eux-mêmes des avantages matériels), en créant de nouveaux postes, quitte à inventer des besoins imaginaires, sources de futures rentes bureaucratiques. Chacun des bureaux tire ainsi la couverture à soi en orientant les arbitrages budgétaires en sa faveur, et le dindon de la farce est toujours le contribuable. « Abondance de métros ne saurait nuire », comme nous l’avons vu…
En effet, écrit Alain, « le peuple n’est bon que pour payer[57] » les projets grandioses de bureaucrates irresponsables, dont l’hubris budgétaire sert leurs propres intérêts plutôt que ceux des usagers des services publics. Ces « terribles bureaux » ne « cessent jamais de proposer de nouvelles dépenses, de s’augmenter eux-mêmes, de créer des postes et de créer des besoins, sans jamais penser au simple citoyen, qui est seulement bon pour payer[58] ». Si l’imagination de ces paniers percés n’était pas réfrénée par des politiques contraints, eux, de rendre des comptes à leurs électeurs-contribuables, la France aurait tôt fait de se couvrir de lignes de chemin de fer sans voyageurs, de navires de guerre voués à la parade, ou encore… de ronds-points par dizaines de milliers ! L’infinie inventivité des techniciens des finances permettrait de multiplier éternellement les nouveaux impôts destinés à financer ces « folies d’administration[59] », si une telle frénésie dépensière n’était pas réprimée par le bons sens populaire, s’exprimant notamment par la bouche du député radical, cet « ami du peuple » qui sait qu’un sou est un sou.
Il serait bien entendu facile d’ajouter ici que les mêmes électeurs contribuables sont également des solliciteurs qui attendent des mêmes dépenses publiques des emplois ou des subventions. En effet, les mêmes qui critiquent les feuilles d’impôts trop lourdes sont souvent les premiers à réclamer des faveurs, des subventions, des privilèges, des monopoles, des protections (et j’en passe) à un Etat qui, comme l’a dit Frédéric Bastiat dans une formule à la fois lapidaire et profonde, est « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ».
Alain lui-même écrit en décembre 1933 que chaque citoyen pense « à recevoir le plus possible et à payer le moins possible[60] ». Dans une sorte de schizophrénie, « chacun refuse comme contribuable ce qu’il réclame comme employé », bref « s’oppose à l’impôt » tout en refusant les « économies réelles » (toute ressemblance avec une situation présente etc. etc.). D’où vient cette contradiction ? demande Alain. Et de répondre par un argument que les plus libéraux approuveraient sans aucune réserve : « De ce que l’Etat anonyme et irresponsable a abusé monstrueusement de son pouvoir, à l’occasion de la guerre et au moyen de la menace de la guerre[61] ». Toutefois, il convient ici de remarquer que plutôt que de s’engager – comme n’hésitent pas à le faire certains libéraux – dans une critique radicale de la démocratie vue comme un système de marchandage permanent où les hommes politiques achètent des voix à coups de promesses électorales et où les électeurs sacrifient toute idée de bien public à une sollicitation sans vergogne de faveurs et de privilèges, Alain préfère incriminer les évolutions récentes qui, à la faveur de la Grande Guerre, ont perverti le système en accroissant démesurément l’emprise de l’Etat sur la société. Alain – qui, on l’a vu, ne craint pas de défendre un certain clientélisme dès lors qu’il ne profite qu’aux plus modestes et s’équilibre par son caractère tous azimuts – préfère par ailleurs s’en tenir à l’idée qu’un strict contrôle populaire sur les élus s’avère suffisant pour serrer la bride aux gouvernants (politiciens et bureaucrates) et freiner ainsi leurs ambitions démesurées. D’où, on l’a vu à plusieurs reprises, l’importance du mode de scrutin.
Mais aux yeux d’Alain le péril représenté par un pouvoir bureaucratique auquel on aurait laissé la bride sur le cou ne s’arrête pas à la soif inextinguible de dépenses publiques qui gagne immanquablement la haute administration. Car non contents de dilapider l’argent public, les bureaucrates sont de surcroît, à ses yeux, de fieffés réactionnaires[62]. « Les citoyens sont républicains ; les députés le sont déjà un peu moins ; les ministres ne le sont guère ; les bureaucrates ne le sont point du tout[63] », résume-t-il en une formule qui résume assez bien le fond de sa pensée. Ce constat est tout particulièrement vrai selon lui des directeurs d’administration qui, par leur stabilité, exercent le véritable pouvoir, tandis que les ministres (aidés des quelques amis qui composent alors l’essentiel de leurs modestes cabinets)[64] n’en peuvent mais. Liés par leurs origines et leurs liens de sociabilité aux franges les plus dominantes de la société, les hauts fonctionnaires « sont les ennemis du peuple » car « ils gouvernent pour leur propre bien, c’est à dire dans l’intérêt des riches[65] » (le mot « riche » désignant ici les puissants plus que les capitalistes proprement dit). C’est pourquoi le rôle des députés radicaux, en bon républicains « amis du peuple », doit être de rester vigilants et de contrôler étroitement « ces Hautes Seigneuries[66] » afin qu’elles n’abusent pas de leur puissance aux dépens de ceux qu’elles sont censé servir.
En démocratie le pouvoir de l’oligarchie bureaucratique doit en effet être contrebalancé par une forme de résistance de tous les instants, qui est seule à même de sauvegarder les intérêts du Souverain, c’est-à-dire du peuple. Cette résistance doit s’incarner dans des hommes tout autant que dans des institutions. En effet, si les bureaucrates sont les ennemis du peuple, les députés radicaux doivent avoir à cœur de rester leurs amis, quelles que soient les circonstances, et quel qu’en soit le prix politique à payer (en termes de carrière). Car la chose n’est pas facile, tant il est vrai que « le poison bureaucratique passe bien vite dans leur sang[67] ». Au quotidien, les ministres doivent résister aux tentations de la capitale et veiller à ne pas se laisser gagner par l’idéologie bureaucratique. Mieux encore, les députés doivent veiller à rester les hommes de la province, qui ne montent dans la capitale que pour faire la leçon aux ministres et aux bureaucrates. « Cela forme comme une chaine tendue ; à l’un des bouts tirent les électeurs, par vigoureuses secousses, à l’autre bout résistent les bureaucrates, leurs mille pieds incrustés dans le sol ; les députés et les ministres sont entre eux deux et suivent les mouvements de la chaine ; ils sont comme assis dessus et fort mal à l’aise dès qu’on la secoue ; parfois même ils tombent assez rudement[68]. »
Pour Alain, quelques ministres courageux ont su montrer l’exemple et faire passer la défense inflexible de leurs électeurs (et de leurs convictions républicaines) avant leurs intérêts de carrière, en résistant efficacement à leurs administrations, au risque de subir les quolibets de celles-ci et de leurs puissants relais jusque dans le monde de la presse. Ainsi Pelletan, Combes, Clemenceau, ou encore Jaurès, sont fréquemment cités par l’auteur du Citoyen contre les Pouvoirs comme des exemples d’authentique vertu républicaine. C’est qu’en faisant « trembler les hauts bureaucrates[69] », ils ont su faire passer leur fonction tribunicienne d’Interpellateur avant leur soif de pouvoir (on sait que Jaurès, par exemple, ne fut jamais ministre). Pour ces républicains intransigeants, la mission première du parlementaire républicain est moins de gouverner que de contrôler les gouvernants. Il doit donc être une sorte de tribun de la plèbe qui fait intercession entre les citoyens et les véritables détenteurs de l’imperium que sont les Grands Bureaucrates. En d’autres termes, le député ou le sénateur a d’abord pour mission de surveiller les ministres, qui eux-mêmes sont d’abord chargés de surveiller leurs puissants bureaux.
Ainsi, par cette chaine de surveillances, les pouvoirs s’équilibrent et le courant démocratique, tel un courant électrique, circule de la base au sommet. En effet, selon Alain, la démocratie est toute entière dans cette avalanche de contrôles. Elle ne saurait en aucun cas résider dans l’origine populaire du pouvoir, dans la mesure où les gouvernants sont toujours une toute petite minorité, c’est-à-dire une élite. Et quand bien même ils seraient désignés par le peuple, voire issus de celui-ci, cela ne les empêcherait pas de chercher à se comporter comme une caste et de vouloir abuser de leur pouvoir. En cela, Alain est bien – une fois de plus – éminemment libéral puisque pour lui la question de l’origine du pouvoir est finalement secondaire par rapport à celles des limites du pouvoir. Ou plus exactement, l’origine démocratique du pouvoir a comme vertu essentielle d’être la mieux à même de limiter l’exercice de ce pouvoir, et par conséquent de garantir la liberté des citoyens. Car telle est bien la loi de l’espèce humaine : quiconque détient une parcelle de pouvoir cherche inévitablement à l’augmenter, si on lui en laisse la possibilité. Répétons-le : en authentique libéral, Alain considère que ce n’est pas seulement l’origine du pouvoir politique qui importe, mais aussi – et peut-être surtout – sa limitation. Une limitation assurée par le contrôle continu et efficace que les gouvernés doivent eux-mêmes exercer sur les gouvernants.
Le peuple ne saurait prétendre détenir lui-même le pouvoir de faire ou d’exécuter la loi, car ce sont là des prérogatives qui relèvent des ministres, des parlementaires et de la haute administration (qui, comme nous l’avons vu, incarnent les dimensions monarchique et oligarchique de toute Constitution). La démocratie réside entièrement dans la faculté de les contrôler. Cette faculté, le peuple ne doit sous aucun prétexte l’abandonner, sauf à abdiquer ses droits de Souverain. « Ce qui me plaît dans notre régime, écrit Alain, c’est que les bureaucrates y reçoivent des camouflets. C’est que, si quelque inutile fonctionnaire s’avisait de vouloir être nuisible, et d’annuler maintenant la valeur de quelque monnaie française, il se trouverait quelque député pour monter à la tribune et y parler au nom de la marchande de salade. Le projet de loi serait renvoyé aux bureaux, et le bureaucrate recevrait le fouet[70]. »
Ainsi, grâce à un pouvoir d’interpellation permanent et généralisé (interpellation de l’électeur envers le député le dimanche matin sur le marché ; du député envers le ministre à la Chambre ; et du ministre envers son administration derrière les portes capitonnées de son bureau), grâce à cette surveillance de tous les instants, la souveraineté du peuple se fait quotidiennement sentir en remontant de la base au sommet. Dès lors, entre le pouvoir de fait d’un petit nombre, et le pouvoir virtuellement théorique du peuple, s’instaure une tension bien plus favorable à ce dernier que ne le serait un bien utopique gouvernement par le peuple. L’administration gouverne pour le peuple pour autant qu’elle agit sous le regard inquisiteur de ce dernier.
*Ancien élève de l’ENS de Fontenay-St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris
Notes
[1] On peut toutefois faire une exception pour Thierry Leterre, qui a écrit divers textes sur le sujet, dont : « Le libéralisme d’Alain », Commentaire, n°72, 1995/4, p. 851-860. On peut aussi citer Lucien Jaume, « La fonction de juger dans le Groupe de Coppet et chez Alain », in Alain dans ses œuvres et son journalisme politique, Paris, Institut Alain, 2004, pp. 205-214. Lucien Jaume évoque aussi le libéralisme d’Alain dans son livre : L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.
[2] La manière dont Alain en est venu à s’intéresser à la politique et à y consacrer une part non négligeable de son œuvre, est d’ailleurs très intéressante. C’est ainsi que dans un propos du 15 octobre 1924, il écrit : « La vocation d’écrire m’est venue de politique. Le spectacle des Importants m’a toujours donné l’idée de les cribler de flèches. »
[3] Majoritairement ne veut pas dire entièrement. Il existe aussi un libéralisme authentiquement démocratique, mais force est bien de constater qu’il a été longtemps minoritaire, notamment au XIXe siècle.
[4] Ce que nous ne désespérons pas de faire dans un avenir assez proche, sous forme de livre.
[5] Nous reprenons ici des analyses que nous avons développées plus longuement dans : Jérôme Perrier, « Le problème de l’intérêt général dans la pensée d’Alain : un utilitariste libéral au pays de Rousseau ? », Revue française d’histoire des idées politiques, n°41, 2ème semestre 2015, p. 231-260.
[6] Conseil d’État, Rapport public 1999, L’intérêt général, Études et Documents, n°59, p. 248-249. Sauf mention contraire, les citations suivantes sont tirées de ce rapport, qui fournit une précieuse synthèse sur ce sujet.
[7] En ce sens que l’individu, qui dans l’ordre privé est mû par des motivations égoïstes, devrait en tant que citoyen, s’abstraire de ses intérêts pour chercher à atteindre le bien commun.
[8] Même si l’on peut penser que son ami Élie Halévy (auteur d’un livre fameux sur le sujet, La Formation du radicalisme philosophique) a dû le familiariser avec la philosophie utilitariste dont il est reconnu outre-Manche comme l’un des plus grands spécialistes.
[9] PN, 12/12/1911.
[10] PN, 3/8/1912.
[11] PN, 3/8/1912.
[12] Propos du 15/9/1924.
[13] PN, 12/12/1911.
[14] PN, 17/12/1910.
[15] PN, 30/3/1911.
[16] Propos du dimanche, 11/9/1904.
[17] PN, 30/3/1911.
[18] Alain, Les Cahiers de Lorient, t. II, Paris, Gallimard, 1964, p. 104-105.
[19] PN, 26/11/1909.
[20] Là encore, nous reprenons des éléments que nous avons exposés plus longuement dans : Jérôme Perrier, « Penser les rapports entre politique et haute administration à travers l’œuvre d’Alain et d’Henri Chardon. Le modèle républicain français du début du XXe siècle, entre hantise bureaucratique et quête d’une aristocratie technicienne », La Revue administrative, n°398 et n° 399, mars-avril et mai-juin 2014.
[21] Comme on l’a vu, chez Alain la guerre est l’horizon indispensable de toute réflexion politique car elle met le pouvoir à nu, le porte à son paroxysme, et, par un effet de grossissement, permet d’en mesurer la véritable nature, fût-elle exacerbée.
[22] Voir notamment Propos sur les pouvoirs, p. 226 (novembre 1931) et Politique, p. 37 (31/5/1914).
[23] Alain distingue soigneusement les membres des cabinets ministériels, qui appartiennent souvent à l’entourage du ministre, et l’administration permanente des hauts fonctionnaires (en particulier les directeurs d’administration), qui l’intéresse au tout premier chef car c’est elle, selon lui, qui détient l’essentiel du pouvoir bureaucratique. Voir notamment Les Propos d’un normand de 1907, 10/1/1907 et 16/5/1907. Si le rapport de force entre les hauts fonctionnaires permanents et les membres des cabinets ministériels s’est aujourd’hui inversé, c’est que ces derniers ont connu en France un développement considérable au XXe siècle (voir notamment René Rémond (dir.), Quarante ans de cabinets ministériels : de Léon Blum à Georges Pompidou, Paris, Presses de la FNSP, 1982). Au Royaume-Uni, en revanche, comme on le voit très bien dans Yes Minister, ce sont les Permanent Secretaries (incarnés dans la série par l’archétypique Sir Humphrey Appleby) qui sont la clé de voûte du Civil Service.
[24] Politique, p. 212 (octobre 1931).
[25] Propos sur les pouvoirs, p. 115 (6/10/1908).
[26] Politique, p. 79 (mars 1922).
[27] PN, 14/11/1911.
[28] Propos sur les pouvoirs, p. 136 (27/10/1910).
[29] Politique, p. 89 (septembre 1922).
[30] Ibid., p. 164 (décembre 1928).
[31] PN, 19/3/1906.
[32] Ibid., 19/3/1906.
[33] Ibid., 24/3/1906.
[34] Ibid., 24/3/1906.
[35] Ibid., 19/3/1906.
[37] Ibid.
[38] Ibid.
[39] Ibid.
[40] Il y aurait une étude passionnante à faire sur la sociologie des élites chez Alain, qui ressemble étrangement à celle du sociologue américain Charles Wright Mills, telle qu’on la trouve développée notamment dans L’Elite au pouvoir, publié en 1956.
[41] PN, 22/3/1909.
[42] Propos sur les Pouvoirs, p. 286 (6/12/1912).
[43] Ibid., p. 81 (28/4/1910).
[44] PN, 6/12/1913.
[45] Voir par exemple PN, 22/3/1909.
[46] Ibid.
[47] Ludwig von Mises, La Bureaucratie, Paris, Editions politiques, économiques et sociales, 1946.
[48] PN, 6/12/1913.
[49] Voir notamment PN, 12/7/1910, et Politique, p. 212 (octobre 1931).
[50] PN, 12/7/1910.
[51] Ibid.
[52] Politique, p. 212 (octobre 1931).
[53] Voir à ce sujet Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique, op. cit., p. 85.
[54] Voir Jacques Chevallier, Science administrative, Paris, PUF, 2007 (4e édition), p. 561-607.
[55] Voir notamment Propos, 25/10/1930 (« Le prodigue ») ; 18/2/1933 (« Folies d’administration »).
[56] Politique, p. 257 (décembre 1933).
[57] PN, 26/2/1909.
[58] Politique, p. 257 (décembre 1933).
[59] Propos, 18/2/1933 (« Folies d’administration »).
[60] Politique, p. 257 (décembre 1933).
[61] Ibid.
[62] « Quant aux chefs de service, ils sont tous réactionnaires. Celui qui a bien compris cela tient la clé de notre politique ». PN, 6/8/1906.
[63] PN, 19/01/1909.
[64] Sur les cabinets ministériels, voir notamment PN, 10/1/1907 ; 16/5/1907.
[65] PN, 19/01/1909.
[66] PN, 6/7/1911.
[67] Propos sur les Pouvoirs, p. 81 (28/4/1910).
[68] PN, 6/8/1906.
[69] PN, 6/12/1913.
[70] PN. Voir aussi Propos sur les Pouvoirs, p. 137 (27/10/1912) : « En fait les Compétences sont aux affaires. Il reste à les surveiller, et ce n’est pas si difficile ».