Avant-propos de Tom Woods à la nouvelle édition américaine de Libéralisme, de Ludwig von Mises, traduit en anglais par Ralph Raico.
Traduction par Will Conquer, Institut Coppet
Toute la philosophie politique se concentre à une question centrale : quelles conditions rendent légitime le recours à la violence ? Un système de pensée peut justifier le recours à la violence au nom de l’intérêt d’un groupe de la majorité raciale, comme les nationaux-socialistes en Allemagne. Un autre peut l’endosser au nom d’une classe économique particulière, comme les bolcheviks de la Russie soviétique. Un autre système peut encore préférer éviter une position doctrinaire d’une manière ou d’une autre, laissant au bon jugement de ceux qui administrent l’Etat de décider quand le bien commun exige l’initiation de la violence et quand cette justification n’existe pas. C’est la position de l’Etat social.
Le libéral fixe un seuil très élevé pour l’initiation de la violence. Au-delà de l’imposition minimale nécessaire pour maintenir les services juridiques et de défense – ce que certains libéraux n’acceptent même pas – il nie à l’Etat le pouvoir d’avoir recours à la violence et ne cherche que des remèdes pacifiques aux problèmes de société. Il s’oppose à la violence dans la redistribution des richesses, l’enrichissement de groupes de pression influents, ou l’amélioration générale de la condition morale de l’homme. Les peuples civilisés, dit le libéral, interagissent les uns avec les autres non pas selon la loi de la jungle, mais au moyen de la raison et de la discussion. L’homme n’a pas à être rendu droit par le gardien de prison et le bourreau ; s’ils sont nécessaires pour le rendre bon, c’est que son état moral est déjà irrécupérable. Comme Ludwig von Mises le soutient dans ce livre fondateur, l’homme moderne « doit se libérer de l’habitude, dès que quelque chose lui déplaît, d’appeler la police. »
Le retour de Mises
Dans le sillage de la crise financière qui a d’abord frappé le monde en 2007 et 2008, il y a eu comme une véritable renaissance dans les études de l’œuvre de Mises, car ce sont les disciples de Mises qui avaient les explications les plus convaincantes des phénomènes économiques qui laissaient la plupart des soi-disant experts confus. L’importance de la contribution économique de Mises aux discussions contemporaines est susceptible de faire oublier sa contribution en tant que théoricien social et philosophe politique. La réédition de Libéralisme permet de rectifier cet oubli.
Le libéralisme que Mises décrit ici n’est, bien sûr, pas le « liberalism » des Etats-Unis d’aujourd’hui, mais plutôt le libéralisme classique, qui est la façon dont le terme continue d’être compris en Europe. Le libéralisme classique est synonyme de liberté individuelle, de propriété privée, de libre-échange, et de paix, les principes fondamentaux à partir desquels le reste du programme libéral peut être déduit. (Lorsque la première édition anglaise de Libéralisme est parue en 1962, Mises l’a publié avec comme sous-titre Le Commonwealth libre et prospère, afin de ne pas confondre les lecteurs américains qui ont associé le libéralisme avec un credo très différent de celui qu’il défend.)
Ce n’est pas insulter Mises que de dire que sa défense du libéralisme est parcimonieuse, au sens où, comme le rasoir d’Occam, il n’emploie aucun concept qui ne seraient pas strictement nécessaires à son argumentation. Ainsi Mises ne fait aucune référence aux droits naturels, un concept qui joue un rôle central dans beaucoup d’autres expositions du libéralisme. Il se concentre principalement sur la nécessité de la coopération sociale à grande échelle. Cette coopération sociale, par laquelle des chaînes complexes d’une fonction de production peuvent améliorer le niveau de vie général, ne peut être provoquée que par un système économique fondé sur la propriété privée. La propriété privée des moyens de production, couplée à l’extension progressive de la division du travail, a contribué à libérer l’humanité des horribles afflictions auxquelles était autrefois confrontée la race humaine : la maladie, la misère extrême, les taux effroyables de mortalité infantile, la misère et la saleté générale, et l’insécurité économique radicale, avec des populations qui vivent souvent à une mauvaise récole de la famine. Jusqu’à ce que l’économie de marché démontre sa capacité à créer des richesses par la division du travail, il semblait acquis que ces traits grotesques de la condition de l’homme étaient les préceptes fixes d’une nature froide et impitoyable, et qu’il y avait donc peu de chances que ces fardeaux soient considérablement allégés, encore moins entièrement éradiqués, par l’effort humain.
Défense de la propriété privée
Les étudiants ont appris pendant de nombreuses générations à penser de la propriété comme un mot sale, comme l’incarnation même de l’avarice. Mises ne s’y fera pas. « Si l’histoire pouvait prouver quelque chose à l’égard de cette question, on ne peut trouver nulle part et à aucun moment un peuple qui se soit élevé sans la propriété privée au-dessus de la condition de la pénurie la plus oppressante et de la sauvagerie à peine distincte de l’existence des animaux ». La coopération sociale, montre Mises, est impossible en l’absence de propriété privée et toute tentative de restreindre le droit de propriété sape le pilier central de la civilisation moderne.
Mises en effet ancre fermement le libéralisme dans la propriété privée. Il est bien conscient que défendre la propriété, c’est attirer l’accusation selon laquelle le libéralisme est simplement une apologie voilée du capital. « Les ennemis du libéralisme l’ont accusé d’être partisan des intérêts particuliers des capitalistes ». Mises observe qu’une telle accusation est caractéristique de leur mentalité. « Ils ne peuvent tout simplement pas comprendre une idéologie politique comme quelque chose d’autre que la défense de certains privilèges spéciaux par opposition à l’intérêt général. » Mises montre dans ce livre et à travers son travail que le système de la propriété privée des moyens de production rejaillit au bénéfice non seulement des propriétaires directs du capital mais bien de toute la société.
Il n’y a, en fait, aucune raison particulière pour justifier que les personnes en possession d’une grande richesse favorisent le système libéral de libre concurrence, dans lequel des efforts continus doivent être déployés pour le compte des désirs des consommateurs, au risque que cette richesse soit grignotée. Ceux qui possèdent une grande richesse – en particulier ceux qui ont hérité de cette richesse – peuvent en fait préférer vivre dans un système interventionniste, qui est plus susceptible de maintenir la structure existante en gelant les richesses. Pas étonnant que les magazines d’affaires américains pendant l’ère progressive soient remplis d’appels à remplacer le laissez-faire, un système dans lequel les bénéfices ne sont pas protégés, par un système où les cartels sont protégés grâce à leur collusion avec le gouvernement.
Contre l’impérialisme et l’interventionnisme
Naturellement, étant donné l’accent de Mises sur l’importance de la division du travail pour le maintient et le progrès de la civilisation, il s’oppose avec virulence à la guerre d’agression, qui en plus de ses conséquences physiques et humaines entraîne l’appauvrissement progressif de l’humanité par des bouleversements radicaux de la structure harmonieuse de la production qui recouvre la terre entière. Mises, qui mâche rarement ses mots, mais dont la prose est généralement élégante et sobre, parle avec colère et indignation lorsqu’il abord l’impérialisme européen, une cause indéfendable à ses yeux. Tout comme son élève, Murray Rothbard, qui identifiera plus tard la guerre et la paix comme les points fondamentaux de l’ensemble du programme libéral, Mises insiste sur le fait que ces questions ne peuvent pas être négligées – comme elles le sont si souvent par les libéraux classiques, à notre époque – en faveur de certains questions moins sensibles politiquement.
L’outil principal du libéralisme, Mises le répétait, est la raison. Cela ne veut pas dire pour autant que Mises pensait que l’ensemble de son programme devait être réalisé à coups de traités universitaires denses et complexes. Il admirait beaucoup ceux qui ont apporté leurs idées à la scène, le grand écran, ou sur le papier des romans de fiction. Mais cela signifie que la cause doit rester ancrée dans l’argumentation rationnelle, une fondation beaucoup plus solide que l’irrationalisme volage de l’émotion et de l’hystérie par lequel d’autres idéologies cherchent à remuer les masses. « Le libéralisme n’a rien à voir avec tout cela », insiste Mises. « Il n’y a pas de couleur du parti, aucune chanson du parti et pas d’idoles du parti, ni symbole et ni slogan. Il y a les principes et les arguments. Ceux-ci doivent conduire à la victoire. »
Nous devons nous réjouir de la publication de la nouvelle édition par le Mises Institute de ce vieux classique, en particulier à un moment si périlleux de l’histoire. Avec les crises des dettes publiques et les choix difficiles qu’ils exigent menaçant d’une vague de troubles civils à travers l’Europe, les promesses impossibles faites par des États-providence à court d’argent sont de plus en plus compromises. Comme Mises le fait valoir, il n’est pas viable, à long terme de se substituer à l’économie libre. L’interventionnisme, même au nom d’une cause ostensiblement bonne comme la protection sociale, crée plus de problèmes qu’elle n’en résout, conduisant ainsi à toujours plus d’intervention jusqu’à ce que le système soit entièrement socialisé, si l’effondrement ne se produit pas avant.
Bastiat contre Montaigne
La position de Mises va à l’encontre de ceux qui ont soutenu que le marché était en effet un lieu de rivalités et de luttes dans lequel les gains de l’un impliquent les pertes des autres. On pense, par exemple, à David Ricardo et son affirmation que les salaires et les profits se dirigent nécessairement dans des directions opposées. Thomas Malthus avertit la population d’une catastrophe, qui implique un conflit entre certaines personnes (celles qui sont déjà nées) et d’autres (à savoir, l’excédent présumé qui a suivi plus tard). Ensuite, bien sûr, on peut voir la tradition mercantiliste au sens large, qui considère le commerce et l’échange comme une sorte de guerre de basse intensité, qui a produit un ensemble défini de gagnants et de perdants. Karl Marx a formulé un exposé classique de l’antagonisme de classe inhérent au marché dans le Manifeste communiste. Même avant, on pouvait lire Michel de Montaigne (1533-1592), qui a soutenu dans ses essais qu’« il ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autrui » (Montaigne, Essais, I, 22). Mises appelé plus tard ce point de vue le « sophisme de Montaigne ».
Pour le bien de la civilisation elle-même, Mises nous pousse à rejeter les mythes mercantilistes qui opposent la prospérité d’un peuple contre celle de l’autre, les mythes socialistes qui décrivent les différentes classes sociales comme des ennemis mortels, et les mythes interventionnistes qui cherchent la prospérité mutuelle par le pillage. Au lieu de ces idées fausses et destructrices, Mises propose un argument convaincant en faveur du libéralisme classique, qui voit des « harmonies économiques » – pour reprendre la formule de Frédéric Bastiat – où d’autres voient l’antagonisme et le conflit. Le libéralisme classique, si bien défendu ici par Mises, ne cherche aucun avantage pour quiconque qui serait dérivé de la coercition et pour cette raison même favorise l’issue la plus satisfaisante à long terme pour tout le monde.
Source : Mises Institute