Le Monde, mercredi 5 janvier 2011
QUAND ON LUI DEMANDE quels sont ses maîtres à penser, Ron Paul répond : « Bastiat, Frédéric Bastiat, vous connaissez ? » De quoi rester interloqué. Comment cet élu texan à la Chambre des représentants, figure de proue du mouvement Tea Party et du renouveau de la droite américaine, en vient-il à citer un économiste français, quasiment inconnu dans l’Hexagone et décédé voilà plus d’un siècle et demi ?
Sur Google, une recherche sur son nom renvoie des centaines de milliers d’occurrences. Ron Paul et son fils Rand y font régulièrement référence, mais aussi les animateurs de télé et de radio de l’ultradroite Glenn Beck et Rush Limbaugh. L’ex-gouverneure de l’Alaska Sarah Palin, le sénateur radical de Caroline du Sud Jim DeMint ou encore l’historien conservateur et auteur à succès Tom Woods auraient également été inspirés par ce grand défenseur du libre-échange.
Alors ? Frédéric Bastiat est devenu avec le temps un « repère intellectuel » pour les pourfendeurs du « tout Etat », selon Michael Behrent, historien à l’Appalachian State University (Caroline du Nord). Né à Bayonne en 1801, il est élu conseiller général des Landes en 1832, puis député en 1848. Il mène une carrière politique, de lobbyiste, et de polémiste en défendant les idées antiprotectionnistes. A Bordeaux, il crée une association pour la liberté des échanges et meurt d’une tuberculose, à Rome, en 1850. Le livre qu’il destinait à être son chef-d’œuvre, Harmonies économiques, reste inachevé.
Comme l’explique Michael Behrent, l’engouement de certains secteurs de la droite américaine pour Frédéric Bastiat a des racines anciennes. La redécouverte de ses textes, et leur réédition en vue d’en faire des manifestes libertariens, « fait partie de la réaction libérale contre la pensée “collectiviste” (mot qui englobe aussi bien le nazisme, le communisme, le keynésianisme, et le libéralisme du New Deal) dans la foulée de la seconde guerre mondiale ».
C’est un homme d’affaires, Leonard Read, qui, en 1943, envoie aux 3 000 membres de son réseau de libéraux un petit opus de Bastiat intitulé La Loi. « C’est sans doute à cette date que commence l’étrange carrière de ce texte comme instrument de propagande du mouvement conservateur américain », souligne l’historien.
«L’Etat, c’est la grande fiction »
Trois ans plus tard, Leonard Read créé la Foundation for Economic Education (FEE). Sa mission est de répandre la bonne parole libre-échangiste et de former une avant-garde libérale et individualiste. Y adhèrent les économistes autrichiens émigrés aux Etats-Unis, Ludwig von Mises ainsi que Friedrich Hayek. Deux références souvent citées par Ron Paul.
En 1950, La Loi devient la meilleure vente de la fondation. Au début des années 1970, près de 500 000 exemplaires ont été écoulés.
Pour expliquer ce retour actuel aux thèses de Frédéric Bastiat, Michael Behrent avance qu’il s’agit d’« un contrecoup à l’intervention de l’Etat ». Un retour rendu possible parce que les écrits du Français étaient aussi en circulation et déjà régulièrement utilisés par les libertariens et les libre-échangistes qui ne ratent jamais une occasion de citer une de ses phrases clés écrite en 1848 : « L’Etat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. »
Avez-vous lu ce passage, dans l’article sur Ron Paul, au-dessus de celui sur Bastiat dans Le Monde. Il y est dit que Ron Paul mettait en garde contre l’effondrement du système financier, “sur la base de théories semi obscures d’économistes autrichiens du milieu du siècle dernier”!
Pas très sérieux comme formulation, pour un journal qui se veut une référence! Qu’on soit pour ou contre les théories autrichiennes, elles sont quand même reconnues. Il y a là un manque de documentation évident.
Tout à fait d’accord, c’est lamentable. J’ai même dû couper la fin de l’article sur Bastiat car il finit dans la désinformation la plus totale. En effet, la citation du Monde est tronquée. Dans ce texte, Bastiat parlait de lui de façon ironique, sur le mode : “on dira de moi que je suis un homme sans coeur etc.”
Bastiat était l’ami de Cobden mais il s’est toujours défini lui-même comme un disciple de Jean-Baptiste Say. Pour preuve : « Il est utile, il est heureux que des génies patients et infatigables se soient attachés comme Say à observer, à classer, et exposer dans un ordre méthodique tous les faits qui composent cette belle science (l’économie politique). Désormais, l’intelligence peut poser le pied sur cette base inébranlable pour s’élever à de nouveaux horizons. Aussi combien nous admirions les travaux de Dunoyer et de Comte qui, sans jamais dériver de la ligne rigoureusement scientifique tracée par M. Say, transportent avec tant de bonheur ces vérités acquises dans le domaine de la morale et de la législation. » (Projet de préface pour les Harmonies, 1847, OC, VII, p. 307-308)