Extrait de Histoire du libéralisme en Europe
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Le Groupe de Coppet. Mythe et réalité. Staël, Constant, Sismondi.
Par Alain Laurent*
Lieu des « états généraux de l’opinion européenne » avec lequel « aucune autre académie n’aurait pu rivaliser » selon Stendhal (Rome, Naples et Florence, 1817), « maison mère du libéralisme » et « lieu où souffle l’esprit libéral européen » pour Albert Thibaudet (Les idées politiques de la France, 1932) et « creuset de l’esprit libéral » si l’on en croit le titre d’un ouvrage récent publié sous la direction de L. Jaume [1] : quelle exceptionnelle institution a donc pu s’attirer et mériter un aussi flatteur concert d’éloges échappant au passage du temps ? L’étonnant est qu’il ne s’agit justement pas d’une institution au sens académique du terme, mais… d’une simple petite localité suisse — Coppet — sise sur les bords du Léman.
Autre étonnement : s’y sont retrouvés seulement quelques-uns des meilleurs esprits libéraux de l’époque, et cela pendant peu d’années au bout du compte — et, de plus, de manière pour le moins intermittente. Pourquoi, dans ces conditions, accorder tant d’importance à ces rencontres privées en petit comité ? Est-on vraiment fondé à leur attribuer un rôle si décisif et exclusif dans l’éclosion du libéralisme européen ? Est-il légitime de faire état, comme c’est souvent le cas, d’un « groupe de Coppet », ce qui impliquerait une continuité et une cohésion idéologiques relativement compactes, au risque de minorer la singularité de chacun des participants et les éventuelles dissonances entre eux ? Notre propos sera en conséquence de chercher dans quelle mesure la réalité historique correspond à ces évocations et s’il n’y aurait pas là une sorte de mythe. Et à entreprendre de restituer à chacun des principaux protagonistes ce qui lui revient en propre dans l’histoire des idées libérales.
I — Germaine de Staël, « l’âme du Groupe de Coppet »
Donc, il était une fois… « Minette » (alias « Biondetta »), Benjamin, Sismonde et August-Wilhelm, c’est-à-dire Germaine de Staël (ci-avant désignée par les charmants petits noms dont Benjamin, son amant à temps partiel, usait à son endroit dans l’intimité et son Journal), Benjamin Constant, Sismonde de Sismondi et August-Wilhelm Schlegel. De ce dernier, à ne pas confondre avec son frère Friedrich, on ne reparlera plus ici s’agissant de l’histoire des idées libérales. Venu d’Allemagne avec Mme de Staël en 1804 pour être précepteur de ses enfants, cet écrivain et poète n’y a joué aucun rôle notable.
Entre 1805 et 1807, Constant et Sismondi aiment à se trouver en compagnie de Germaine de Staël dans les salons du château de Coppet, d’abord propriété de Necker, père de Germaine devenue, en 1786, l’épouse du baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède en France. Auparavant et jusqu’en 1804, année de la mort de son père, Mme de Staël ne réside que très épisodiquement à Coppet près de Necker. Elle s’y rend en fonction des aléas de la situation politique française, comme réfugiée ou exilée. En fait, la préhistoire de « Coppet » remonte aux années 1786-1792, lorsque Germaine fait son « apprentissage » dans le salon de sa mère et commence déjà à ouvrir le sien, rue du Bac à Paris, y recevant des figures de l’intelligentsia (c’est là qu’en août 1798, elle reçoit Humboldt…). En septembre 1792, après s’être d’abord réfugiée en Suède, elle s’établit pour la première fois un temps à Coppet. De retour à Paris en 1794, elle fait la connaissance de Benjamin Constant, avec lequel va bientôt commencer une célèbre et tumultueuse liaison sentimentale et qui devient dès lors un familier du salon itinérant de Germaine. C’est seulement en 1800 que Sismondi vient à son tour se joindre aux réunions, et ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’on peut voir poindre quelque chose qui, plus tard, prendra à certains égards l’allure d’un « groupe ». Ce sera vers 1803, lorsque G. de Staël s’exilera plus longtemps à Coppet après avoir été expulsée de France par Napoléon. Encore faut-il noter que ce séjour, comme le plus long qui lui succédera après 1804-1805, s’entrecoupe de fréquents voyages dans le reste de l’Europe : « Coppet » ne se trouve pas si souvent que cela à… Coppet.
C’est donc à compter de 1804 et surtout de 1805 que se déroulent les beaux jours du cercle de Coppet, dont Germaine de Staël est la fougueuse animatrice et inspiratrice. Constant, Sismondi et elle-même deviennent alors le noyau dur d’une nébuleuse intellectuelle volontiers nomade, où surgissent jusqu’aux noms de Chateaubriand, Byron, Goethe — sans oublier Mme Récamier. Ce qui rapproche tant ces esprits ouverts et cosmopolites (du moins ceux du « noyau dur ») et signe l’ « esprit de Coppet », c’est, outre et d’abord un intérêt prononcé pour la littérature (G. de Staël et B. Constant sont, l’un et l’autre, auteurs de romans), un commun ancrage dans une sensibilité religieuse protestante qui a une importance primordiale dans la maturation de la pensée libérale, une filiation hautement revendiquée avec les Lumières, et, sur un plan plus directement politique, une critique farouche des dérives tyranniques de l’épisode révolutionnaire français de 1792-1794 puis une franche opposition au despotisme de Bonaparte-Napoléon (bien plus déterminée d’ailleurs chez Staël que chez Constant, où elle a finalement été sujette à fluctuations…). Mais c’est peut-être plus encore, dans l’ordre de la philosophie politique, un intense souci de promouvoir simultanément le développement de la libre individualité humaine et l’édification, pour protéger celle-ci, de fortes garanties constitutionnelles — le tout sur fond d’un viscéral rejet philosophique de la conception utilitariste de l’individu.
Pour autant et du point de vue de l’histoire des idées libérales, les trois figures dominantes des échanges de « Coppet » se révèlent intellectuellement peu réductibles les unes aux autres. Et leurs apports respectifs au libéralisme sont de tonalité, d’importance et même, à certains égards, d’orientation si distinctes qu’il convient maintenant d’en préciser la teneur de manière personnalisée. En commençant par celle en qui on a vu la « mère de la doctrine » (Thibaudet) ou « l’âme du groupe de Coppet » (L. Jaume) : Germaine de Staël.
Ni ses fréquentes transhumances obligées de Paris à Coppet (et vice versa) ni ses non moins nombreuses escapades européennes, ni non plus les mondanités de son salon itinérant, n’ont empêché Mme de Staël (1766-1817) de trouver le temps et la disponibilité d’esprit pour déployer une fort remarquable activité d’écrivain. Auteur de romans (Delphine, 1802 ; Corinne, 1807), elle l’est également — surtout ? — d’essais consacrés à la compréhension de la nature humaine (De l’influence des passions, 1798), à la chose littéraire (De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, 1800) ou à l’analyse comparée de l’évolution philosophico-politique récente des nations européennes (De l’Allemagne, 1813 ; Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, 1814-1818, parues à titre posthume comme Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France, rédigé en 1798…).
Mais il faut bien observer que, pourtant tôt placée à bonne école (paternelle), la fille de Necker ne se distingue pas par des contributions théoriques puissantes et originales à la philosophie ou à l’économie politiques libérales de son temps. Si, dans De la littérature, se profile le thème de l’opposition entre les Anciens et les Modernes, ce n’est qu’allusivement, et la réflexion de Mme de Staël sur ce thème est loin d’avoir la profondeur principielle et la vigueur discriminante qu’aura plus tard celle de Constant. Quand ses Considérations invoquent l’exemple des libertés constitutionnelles anglaises en modèle à opposer à la dérive despotique de la Révolution française, Staël s’en tient à d’éparses et cursives remarques :
« Le gouvernement ne se mêle jamais de ce que les particuliers peuvent faire aussi bien que lui : le respect pour la liberté individuelle s’étend à l’exercice des facultés de chacun »,
« La première base de toute liberté, c’est la garantie individuelle »,
« (Il convient que) les institutions sociales soient combinées de manière que les intérêts particuliers et les vertus publiques soient d’accord. »
Elle ignore d’ailleurs pratiquement tout ce qui relève peu ou prou de l’économie, à la différence de Constant. C’est bien plutôt, d’une part, dans une réflexion sur ce qui doit philosophiquement fonder et inspirer une pensée politique de la liberté, et, d’autre part, dans un permanent et courageux engagement dans le combat politique, que l’on doit pointer l’essentiel de son apport au développement (mais certes pas à l’éclosion !) du libéralisme européen. Dans le premier ordre d’idées, sa farouche opposition à l’utilitarisme anglo-saxon et au primat de l’intérêt (renforcée par sa découverte émerveillée de la philosophie kantienne en 1800, avec pour conséquence sa prise de distance croissante avec les Idéologues) et, partant, sa pétition en faveur du libre arbitre et de l’indépendance intérieure, métaphysique, de l’âme, l’amènent à placer la libre individualité et sa protection au cœur de ce que doivent être les préoccupations en vue de définir de justes institutions. Quant au second, il s’exprime avant tout dans son autre farouche opposition : aux désastreuses séquelles léguées en France par le jacobinisme puis le bonapartisme.
Ne se pourrait-il finalement pas que l’exceptionnelle personnalité de Germaine de Staël et donc son talent à faire émerger puis passer les idées, à mettre en relation les meilleurs esprits et à les stimuler, représente l’essentiel de l’incontestable part qu’elle a prise dans la maturation du libéralisme dans l’Europe à l’orée du XIXe siècle [2] ?
Il — Benjamin Constant : figure canonique de l’individualisme libéral
Né en 1767 à Lausanne (non loin de… Coppet !) et issu d’une famille protestante de petite noblesse aux ancêtres expulsés de France lors des persécutions religieuses du XVIIe siècle, Benjamin Constant de Rebecque ne deviendra Français qu’en 1798. Ses années de formation se passent à l’Université d’Erlingen en Allemagne, puis à celle d’Édimbourg (1783-1785). Ce nomadisme précoce et le contact des Lumières écossaises impriment en lui un cosmopolitisme et donc une distance foncière à l’État, un scepticisme et une ouverture au libre marché orientant sa trajectoire de penseur dans le sens d’un libéralisme « en tout ».
C’est en 1794 qu’il fait la connaissance (décisive) de Germaine-Minette-Biondetta avec laquelle il entretiendra une relation amoureuse animée et… intermittente jusqu’en 1807 (peu après leur rupture, il épouse Charlotte de Hardenberg, qu’il vient de retrouver). Et c’est donc en étroite connivence intellectuelle avec Mme de Staël — qu’il influence lorsqu’elle écrit Des circonstances actuelles —qu’il élabore ses premiers ouvrages : De la forme du gouvernement actuel de la France (1796) et Des réactions politiques (1797). Un peu plus tard, en 1806, c’est à Coppet qu’il achève de rédiger la première version (et la plus riche) de sa grande œuvre de philosophie politique, les Principes de politique applicables à tous les gouvernements — non publiée alors. Incontestablement, le libre commerce des idées et la disponibilité d’esprit dispensés par le séjour à Coppet ont été une condition de possibilité de la formulation de cette matrice de la pensée de Constant. Mais c’est sa pensée propre qu’il y expose, et non le résultat d’une alchimie intellectuelle groupale…
Même si la maturation de ses autres grands textes philosophico-politiques s’ébauche alors, ceux-ci ne prennent leur véritable sens et leur forme achevée que dans l’après « Coppet », période également ponctuée par la publication de ses quelques œuvres de fiction littéraire : Le cahier rouge et Cécile en 1811, et surtout Adolphe en 1814 (adapté au cinéma fin… 2002). L’approfondissement de son indéfectible engagement libéral s’exprimera ainsi successivement en 1814 (décidément année faste et féconde !) avec la publication de De l’esprit de conquête et de l’usurpation — où il est le premier en date à stigmatiser l’esprit de ce que Spencer nommera ultérieurement les « sociétés militaires », et des Réflexions sur les constitutions et les garanties ; puis, en 1815, de la version remaniée, et seule alors divulguée, des Principes de politique, et, en 1819, du texte de sa célébrissime conférence prononcée à l’Athénée royal de Paris sous le titre De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Les années 1822-1824 verront paraître d’abord le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, celui des livres de Constant qui reste paradoxalement le plus méconnu, au point de n’avoir été réédité que tout récemment [3] ; or c’est là que le libéralisme intégral de l’auteur prend sa tournure la plus explicite, puisqu’il y prône une totale liberté de l’économie. Dans les mêmes années paraît aussi De la religion, son autre grand œuvre, commencée depuis longtemps, où sa prédilection pour la religion intérieure s’accompagne d’un très libéral anticléricalisme. Enfin, presque à titre de testament intellectuel, puisque Constant disparaît l’année suivante, les Mélanges de littérature et de politique de 1829, qui rassemblent des textes variés, introduits par une éclatante profession de foi libérale :
« J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. »
On retiendra aussi que cette forte production théorique est allée de pair (sauf empêchement majeur pour cause d’exil…) avec un goût prononcé pour une active participation à la vie politique, sinon aux jouissances du pouvoir : Constant est membre du Tribunat de 1799 à 1802, il se rallie brièvement à Napoléon pendant les « Cent-Jours » en 1815 après avoir recherché les faveurs de… Metternich, et devient plusieurs fois parlementaire d’opposition sous la Restauration.
Depuis qu’à partir de 1980 (date des premières rééditions d’importance et récentes de son œuvre) il est heureusement devenu l’objet d’un intérêt intellectuel significatif, Constant a été malencontreusement décrit comme le penseur inspiré de l’ « autonomisation du social » (M. Gauchet) ou réduit à l’état de père fondateur de la démocratie (T. Todorov). Contre ces lectures biaisées ou réductrices qui minorent ou ignorent et son approche foncièrement individualiste et son rôle capital de penseur du libéralisme, il convient maintenant de pointer ce qui, sur le plan théorique, fait de lui le plus parfait, précoce et original interprète de l’individualisme libéral qu’on puisse imaginer. Celui qui a su intégrer « libéralisme politique » et « libéralisme économique » (si tant est qu’on puisse valablement les séparer !), jouissance privée et esprit public.
S’il est un concept cardinal qui ordonne toute sa pensée et lui donne son sens fort, c’est bien celui d’ « indépendance individuelle », qui renvoie à la fois à un fait nouveau et à la valeur suprême de la modernité : une expression récurrente qui scande aussi bien De la liberté des Anciens que de nombreux passages de De l’esprit de conquête et des Principes de politique — ou surgit même dans son Journal en tant qu’idéal personnel. Ce primat s’inscrit au cœur de l’antithèse paradigmatique qui lui fait opposer l’individualiste liberté des Modernes à celle des Anciens (modèle Sparte), fondée sur la participation obligatoire au collectif de la Cité, et que les révolutionnaires jacobins (héritiers de Rousseau) ont artificiellement tenté de restaurer et d’imposer par la violence en la baptisant « souveraineté du peuple ».
En la jouissance privée comme politique de cette indépendance individuelle s’exprime de manière privilégiée le droit naturel de l’individu. Benjamin Constant se situe en effet dans la tradition du jusnaturalisme moderne ouverte par Locke puis précisée par Turgot et Paine. La protection de ce droit naturel décliné en droits individuels égaux implique une priorité absolue du juste sur l’utile. Commentant un ouvrage de Charles Dunoyer, Constant réaffirme avec force (écho de Coppet…) que la recherche d’utilité ou la poursuite pure de l’intérêt particulier ne sauraient en aucune façon constituer des principes régulateurs pour une société de liberté. Seul, leur encadrement par le respect du droit naturel d’autrui peut leur conférer de la légitimité.
Assez étrangement, cependant, il place le droit de propriété hors du champ des droits naturels, pour n’y voir que le fruit d’une « convention utile ». Cette exclusion assez peu compréhensible et qui frôle l’incohérence est, d’un point de vue libéral, compensée par une remarquable clairvoyance au sujet des menaces qui peuvent peser sur les vrais droits individuels. Car l’auteur des Principes de politique et du Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri est sans doute historiquement le premier penseur (forcément libéral…) à avoir anticipé la future perversion de ces droits en certains « droits sociaux » qui les contredisent totalement par leur caractère redistributeur/spoliateur. Une dérive provoquée par l’intrusion croissante d’une étatiste législation omnipotente visant, au nom d’un soi-disant « intérêt général », à étroitement contrôler et réglementer l’activité économique des individus. Ainsi dénonce-t-il, dans les Principes,
« ces droits sociaux, opposés aux droits individuels, ces axiomes de souveraineté illimitée, ce despotisme de la volonté prétendument générale, enfin ce pouvoir populaire sans borne… » (XVII, chap. 2),
tandis que, dans le Commentaire, il souligne qu’
« étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c’est organiser la tyrannie […]. Si c’est la législation qui fixe les droits de chaque individu, les individus n’ont plus que les droits que la législation veut bien leur laisser… ».
Contre la définition despotique de l’intérêt général qui s’est ultérieurement imposée en France, Constant en propose une autre, lumineuse et éminemment libérale :
« Qu’est-ce que l’intérêt général, sinon la transaction qui s’opère entre tous les intérêts particuliers ? […] L’intérêt général est distinct sans doute des intérêts particuliers, mais il ne leur est pas contraire » (Principes, XV).
L’actuelle vulgate tendant à présenter B. Constant exclusivement en libéral « politique » relève en conséquence d’une pure et simple falsification de sa pensée et de la fable mystificatrice. Dans tous ses ouvrages théoriques, il se prononce explicitement, fréquemment et vigoureusement en faveur de « la liberté de l’économie », « la liberté du commerce » ou « la liberté de l’industrie », c’est-à-dire du libre marché. Et il n’hésite pas à se rallier au principe du « laissez-faire ». Insistons-y :
« Il suffit de laisser chaque individu parfaitement libre dans l’usage de ses capitaux et de son travail. Il distinguera mieux qu’aucun gouvernement le meilleur emploi qu’il peut en faire. […] Laisser faire est tout ce qu’il faut pour porter le commerce au plus haut point de prospérité. […] Il existe une cause éternelle d’équilibre entre le prix et la valeur du travail, une cause qui agit sans contrainte, de manière à ce que tous les calculs soient raisonnables, et les intérêts contents. Cette cause est la concurrence. Mais on la repousse. On met obstacle à la concurrence par des règlements injustes… »,
écrit-il dans les Principes ; tandis que, dans le Commentaire, il soutient que
« lorsqu’il n’y a pas, de la part du gouvernement, d’action vicieuse, les productions sont toujours dans une proportion parfaite avec les demandes. […] Les richesses se distribuent et se répartissent d’elles-mêmes dans un parfait équilibre quand la division des propriétés n’est pas gênée et que l’exercice de l’industrie ne connaît pas d’entraves. […] Toutes les fois qu’il n’y a pas nécessité absolue, que la législation ne peut pas intervenir sans que la société soit bouleversée… il faut que la loi s’abstienne, laisse faire et se taise ».
On trouverait bien d’autres occurrences allant dans le même sens — y compris dans De l’esprit de conquête et les Mélanges…
Constant pourrait paraître ne pas proposer là d’analyse originale. Écrivain et certes pas « économiste », il se limiterait à faire écho aux thèses de son contemporain J.-B. Say en condensant ses thèses et en les énonçant avec plus de limpidité. Mais à y bien regarder, on s’aperçoit qu’il y a dans ses propos économiques une réelle innovation théorique, à laquelle il a été déjà fait allusion plus haut : un précoce (bien avant Bastiat !) et prémonitoire repérage de la menace destructrice que fait (et fera) peser sur la prospérité toute intervention de l’État tendant à soumettre la liberté d’entreprendre, d’échanger et de concurrencer à un carcan de réglementations et de taxations (une préoccupation bien étrangère à l’ « esprit de Coppet » !).
Libéral pleinement acquis au libre-échange et au laissez-faire économique ainsi qu’à la légitimité des « jouissances privées », Constant n’en dénie pas pour autant l’importance capitale de la participation des libres individus à la vie publique ni la nécessité politique d’un État exclusivement voué à protéger la liberté individuelle. Que ce soit dans les Principes :
« En éducation comme en tout, que le gouvernement veille et qu’il préserve. Qu’il écarte les obstacles, qu’il aplanisse les chemins »
ou dans La liberté des Anciens… :
« Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans les jouissances de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique. […] Pourrions-nous être [heureux] par des jouissances, si ces jouissances étaient séparées des garanties ? Où trouverions-nous ces garanties si nous renoncions à la liberté politique ? »,
il précise clairement que le primat de l’indépendance individuelle ne relègue pas mais, au contraire, appelle un intérêt actif pour la chose publique (le choix du gouvernement représentatif, expression même de la démocratie) et la liberté politique constitutionnellement garantie. Bonheur privé et prospérité économique exigent, pour être assurés, des individus-citoyens qui soient en même temps attentifs à ne pas se laisser passivement absorber dans la jouissance de leurs droits (anticipation de Tocqueville, cette fois-ci !), donc à préserver, contrôler et vivifier les instances politiques qui peuvent seules en régler l’usage responsable.
Benjamin Constant s’avère bien ainsi être un libéral « en tout », un libéral économique et politique, conscient que tout passe d’abord par le respect et le développement des droits de la libre individualité responsable d’elle-même. Il est sans doute l’homme qui, dès le début du XIXe siècle, a le plus contribué à fonder les soubassements et l’armature théorique de l’édifice du libéralisme classique [4].
III — Le « cas » Sismondi
Dernière des grandes figures intellectuelles des familiers de « Coppet », Jean-Charles Sismonde de Sismondi (1773-1842) pose un épineux problème aux historiens du libéralisme. Né à Genève, réfugié en Angleterre puis en Italie en raison de l’occupation de la Suisse par les armées révolutionnaires françaises, il arrive en France et commence à fréquenter les salons de Mme de Staël en 1800 : comme Schlegel, il en sera un fidèle jusqu’à la fin. Peu de temps après son irruption, il publie deux ouvrages d’économie (Tableaux de l’agriculture toscane, 1801 ; De la richesse commerciale ou principes d’économie politique appliqués à la législation du commerce, 1803) d’inspiration « smithienne » — donc libérale — expressément revendiquée, qui lui assurent d’emblée une certaine renommée. Il ne cessera d’ailleurs jamais d’invoquer le patronage d’Adam Smith (qu’il admire) — même lorsqu’il fera paraître, en 1819, ses Nouveaux principes d’Économie politique (« Les principes d’A. Smith m’ont constamment servi de guides », écrit-il dans l’Avertissement de la première édition…).
Le problème de l’inclusion de Sismondi dans le panthéon libéral ne se pose qu’à compter de cette publication décisive, postérieure à « Coppet ». Dans cet ouvrage, en effet, il développe des thèses qui sont en franche rupture avec plusieurs des postulats définissant l’orthodoxie des libéraux « économiques », soit l’ « Économie politique » d’orientation laissez-fairiste (Turgot, Say, Constant…). Non content d’y contester l’idée d’une harmonie naturelle émergeant spontanément du libre jeu des intérêts particuliers (pour lui, ce n’est là qu’un conte de fées qui transfigure abusivement une réalité beaucoup plus complexe et ambiguë, voire tragique), il constate et déplore qu’en fait, sous le règne du laissez-faire, il n’y a pas vraiment de liberté économique pour tous. Le libre marché n’harmonise nullement des intérêts qui s’y révèlent au contraire en conflit, dans un contexte d’asymétrie des forces en présence. Selon lui, le jeu de la concurrence illimitée se fait au détriment des salariés, qui sont réduits, même en dehors des crises (celle dont il est le contemporain joue pour lui le rôle d’un véritable révélateur qui le tire de son « sommeil dogmatique »), à survivre dans l’insécurité et à se résigner à des salaires spoliateurs. Cette atteinte à la liberté économique des « prolétaires » (il est le premier à utiliser ce terme dans son sens moderne), il l’attribue aux motivations de nature chrématistique qui se donnent libre cours chez les plus riches et les plus forts économiquement (rien d’étonnant, du coup, à ce que Marx, qui qualifie Sismondi de… « socialiste petit-bourgeois », se soit volontiers inspiré et recommandé de lui !). Dans l’avant-propos de la seconde édition des Nouveaux Principes, il se refuse donc à « réduire l’Économie politique à la maxime la plus simple et en apparence la plus libérale du “laissez-faire, laissez-passer” » — ce qui peut suggérer qu’il pense défendre une autre conception de ce qui est « libéral »…
Mais il ne s’agit pas pour lui de résoudre cette question sociale, pour la première fois formulée avec autant d’acuité, en renonçant aux principes du libre-échange et du droit de propriété privée. Et il écarte toute intervention directe de l’État dans l’économie. Son propos est d’assurer concrètement la liberté et la prospérité de tous en étendant l’idée libérale de garantie au-delà du seul champ politique : aux conditions sociales de vie des plus modestes. Cela par le biais d’une législation garantissant à tous l’accès à la meilleure éducation possible et favorisant la participation des salariés aux résultats des entreprises (avec, à la clé, de meilleurs salaires), tout en leur permettant de pouvoir devenir plus facilement, à leur tour, des entrepreneurs. Dans cette perspective, écrit-il,
« nous regardons le gouvernement comme le protecteur du faible contre le fort, le défenseur de celui qui ne peut se défendre lui-même et le représentant de l’intérêt permanent, mais calme, de tous contre l’intérêt temporaire mais passionné de chacun ».
Cette volonté de faire intervenir la puissance publique pour réduire une trop criante inégale distribution des richesses et garantir les bénéfices du progrès à tous expulse-t-elle Sismondi hors de la tradition libérale ? Assurément oui, si l’on identifie totalement le libéralisme au pur laissez-faire économique. Mais, malgré la lourde responsabilité qu’il a prise d’ouvrir la porte à des interventions étatiques en expansion continue (ce que précisément redoutait et dénonçait son ami Benjamin…), ce n’est pas complètement vrai, si l’on tient compte du fait que Sismondi, à l’inverse des socialistes, préconise le maintien du libre-échange et du droit de propriété privée, et si l’on se souvient que, dans ses Recherches sur la constitution des peuples libres (1836), il récuse la tyrannie des majorités au nom du respect du pluralisme. Pour lui comme pour Staël et Constant, les garanties constitutionnelles de la liberté individuelle sont autant d’impératifs politiques catégoriques : il demeure une dose certaine de libéralisme chez un tel homme…
Depuis 1804, et surtout de 1805 à 1807 (année de la rupture entre Germaine et Benjamin), pendant donc trois années au grand maximum, entrecoupées, de plus, d’escapades individuelles ou collectives, Mme de Staël, Benjamin Constant et Sismonde de Sismondi ont, à Coppet et dans le souvenir très vivant des enseignements de Necker, dialogué, débattu et échangé des idées — muant ce lieu inspiré en un « bouillon de culture » libérale. Mais chacun avec une forte originalité qui les a engagés dans des trajectoires intellectuelles assez dissemblables. Des trois, c’est Constant qui s’impose de loin comme ayant été celui qui a le plus contribué à faire prendre sa consistance idéologique au libéralisme en fin de gestation. Cette disparité rend difficile de parler d’un « groupe », ici tellement à géométrie variable et à cohésion floue. Comme, par ailleurs, d’autres non moins éminents esprits européens et contemporains ayant beaucoup compté dans l’histoire du libéralisme — J.-B. Say, Daunou, Destutt de Tracy, Humboldt… — n’ont pas pris part aux réunions de Coppet, il est non moins difficile d’y voir la matrice de toute la pensée libérale européenne. Celle-ci avait en outre largement commencé sa montée en puissance théorique à la fin du siècle précédent avec Smith, Turgot, Dupont de Nemours, Paine, etc.
Le cercle de Coppet aura donc plutôt été, un temps, l’un des multiples foyers et relais par le biais desquels la philosophie libérale s’est affirmée comme une force intellectuelle de premier plan. Ainsi relativisé et démythifié, on lui reconnaîtra d’avoir exercé une féconde influence dans la diffusion de certaines idées libérales (avant tout le constitutionnalisme). Et l’on retiendra que c’est probablement à l’ « esprit de Coppet » que B. Constant doit pour une bonne part d’être devenu ce qu’il a été.
* Extrait de Histoire du libéralisme en Europe édité par Philippe Nemo et Jean Petitot aux éditions des Presses Universitaires de France. L’ouvrage recueille les travaux d’un séminaire co-organisé par le Centre de recherche en Philosophie économique (CREPHE) de l’ESCP-EAP et le Centre de recherche en Épistémologie appliquée (CREA) de l’École Polytechnique, auquel ont participé plusieurs dizaines de chercheurs venant de huit pays. Philippe Nemo est professeur à l’ESCP-EAP et directeur du CREPHE, Jean Petitot est directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et directeur du CREA.
[1] Sur le « Groupe de Coppet », on lira avec profit Coppet, creuset de l’esprit libéral, sous la dir. de L. Jaume, Economica, 2000.
[2] Sur la contribution théorique de Mme de Staël en relation avec le « groupe de Coppet », voir de L. Jaume, L’individu effacé, Paris, Fayard, 1997.
[3] Paris, Les Belles Lettres, 2004.
[4] Le meilleur ouvrage paru au sujet du libéralisme de B. Constant est sans conteste celui de Stephen Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, Paris, PUF, 1994.
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