Le premier dictionnaire du libéralisme jamais édité en France vient de sortir chez Larousse, un ouvrage collectif sous la direction de Mathieu Laine.
La liste de tous les rédacteurs serait trop longue (liste complète sur wikipedia) mais en voici quelques uns parmi les plus prestigieux : Gary Becker, prix Nobel d’économie, Monique Canto-Sperber, directrice de Normale sup, Pascal Salin, professeur émérite à l’université Paris-Dauphine Pierre Garello, professeur à l’université d’Aix-Marseille, Augustin Landier, professeur à l’école d’économie de Toulouse, David Thesmar, professeur à HEC ou encore Jean-Philippe Feldman, qui anime à Sciences-Po un séminaire sur le libéralisme avec Mathieu Laine.
Ce dernier est déjà l’auteur de plusieurs livres, dont le dernier : Post politique (Lattès 2009), que je recommande aussi à tous ceux qui, face à la pauvreté du débat politique actuel, veulent élargir et approfondir leur culture historique et philosophique.
Enfin j’ai moi-même l’honneur de participer à ce dictionnaire en tant que rédacteur de 7 entrées : Pierre de Boisguilbert, François Quesnay, Gustave de Molinari, conservatisme américain, néoconservatisme, holisme et socialisme. Car l’ambition de ce dictionnaire est aussi de faire redécouvrir aux Français l’existence d’une très forte tradition libérale en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Cette tradition, née dans un dialogue constant avec nos voisins anglais et écossais, a irrigué l’Amérique dès l’origine, via Franklin et Jefferson. Mais c’est aussi en France qu’est né le socialisme et c’est en France qu’il triomphe dans les esprits depuis un siècle.
Ce dictionnaire compte près de 300 entrées, allant de Action humaine à Max Weber, avec une introduction remarquable de Mathieu Laine et Jean-Philippe Feldman. Cette introduction comprend deux parties et Mathieu Laine a aimablement autorisé l’Institut Coppet à mettre en ligne sur son site (ci-dessous) un extrait, intitulé : le libéralisme en questions : le libéralisme est-il un produit d’importation ? Un économisme ? Un anarchisme sauvage ? Un « laisser-faire » immoral ? Une doctrine de droite ? Un nouveau totalitarisme ? Ce texte est un argumentaire destiné à réfuter les nombreux poncifs et lieux communs qui polluent le débat intellectuel ou politique. La seconde partie de l’introduction est intitulée : Temps forts. C’est un panorama de l’histoire du libéralisme à travers ses différents courants.
L’objectif de ce dictionnaire est de donner aux Français les moyens de dépasser les caricatures et de se prononcer sur une pensée occultée, caricaturée ou encore calomniée. Il est aussi de montrer que le libéralisme bien compris est une alternative à la pensée unique étatiste, de droite comme de gauche. Contre les vieilles recettes mercantilistes et protectionnistes, il montre que l’avenir se trouve dans l’échange et la coopération libre et volontaire.
M. Laine écrit dans un entretien publié dans Atlantico le 12 avril 2012 : « J’ai rassemblé dans cet ouvrage les meilleurs spécialistes du sujet. En présentant, dans chaque entrée, ce que pensent les différentes écoles libérales (des socialistes libéraux aux anarcho-capitalistes en passant par les enfants de Aron, de Tocqueville, de Hayek ou de Rand), nous apportons au débat public une occasion de se réinventer et de découvrir que, sur toutes les grandes questions contemporaines, de la politique monétaire à l’éducation en passant par la guerre, la démocratie, le chômage, le maternage, l’ordre spontané ou le rôle de l’entrepreneur, les libéraux ont une multitude d’idées innovantes et pertinentes. Je crois pouvoir dire que nous avons réussi à faire un ouvrage qui n’a pas son pareil en langue française : c’est un concentré, référencé mais accessible, sur la pensée libérale dans sa totalité. »
Extrait de l’introduction du dictionnaire du libéralisme :
Le libéralisme en questions
Par Mathieu Laine et Jean-Philippe Feldman
Tout le monde parle du libéralisme. Tout le monde a un avis bien arrêté sur lui. Mais peu nombreux sont ceux qui le connaîssent vraiment. Pour qui a travaillé sérieusement, en profondeur ; pour qui a interrogé ses grands penseurs et s’est plongé dans toutes ses écoles de pensée, dans son histoire, dans son actualité ; pour qui a pris le recul et le temps suffisant pour outrepasser les caricatures, le libéralisme apparaît sous son vrai visage. C’est alors une pensée riche, vivante, d’une variété et d’une densité insoupsonnée que l’on découvre. Une pensée à laquelle on pourra adhérer ou que l’on pourra rejeter, en totalité ou en partie, mais vis-à-vis de laquelle on se sera positionné en pleine connaissance et en pleine conscience. En honnête homme.
Ce Dictionnaire du libéralisme, qui rassemble plus de 60 auteurs d’horizons complémentaires – des économistes, des philosophes, des sociologues, des historiens, des juristes, des sociologues ; des libéraux de tous les courants, des libéraux de gauche, des libéraux classiques, des libéraux conservateurs, des libertariens, des anarcho-capitalistes ; les héritiers de Tocqueville, de Aron, de Hayek, de Rothbard ; des Français, des étrangers ; de jeunes et talentueux chercheurs, des penseurs confirmés reconnus par la communauté scientifique internationale – offre une occasion unique de pénétrer, avec rigueur sans pour autant sombrer dans l’opacité technique d’une publication trop académique, dans une pensée au cœur des débats politiques, économiques, philosophiques et géopolitiques contemporains.
– Le libéralisme : un produit d’importation ?
Constamment présenté comme ayant été inventé par les Anglo-Saxons, le libéralisme aurait accompagné au XIXe siècle la Révolution industrielle, d’abord britannique, puis américaine, comme son ombre portée. Il nous viendrait, de nos jours, de l’Angleterre de Margaret Thatcher et des Etats-Unis de Ronald Reagan et serait, fût-ce que pour cette seule raison, incompatible avec la tradition intectuelle et politique française. Comme une mauvaise greffe, son introduction dans le pays de Descartes et de Colbert ne pourrait en effet être, faute de terreau fertile et d’une histoire commune, concevable, encore moins viable.
Pour usuels qu’ils soient, ces préjugés sont absolument faux, et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, le libéralisme est un courant de pensée qui émerge vraiment au XVIIIe siècle, et non pas au siècle suivant. Il s’agit alors de libérer l’individu de ses entraves, qu’elles soient politiques ou religieuses, et de poser des limites au Pouvoir du tout puissant monarque, qui n’avait que peu d’égard pour le respect des droits fondamentaux de l’individu. Le libéralisme devint un corps de doctrine cohérent et conséquent au siècle des Lumières. C’est en France, mais nous y reviendrons, que Montesquieu pose ainsi, en 1748, dans son célèbre Esprit des Lois, les bases du libéralisme dit politique. Un autre grand penseur du libéralisme, Turgot, qui était également un homme d’Etat de premier plan – l’équivalent d’un ministre des finances entre 1774 et 1776 – a établi, dans l’ Eloge de Vincent de Gournay en 1759 et dans Réflexions sur la formation et la distribution des richesses en 1766, les prémisses d’un concept central de la pensée libérale : l’ordre spontané. Son élève Condorcet développe quant à lui des idées ouvertement libérales dans un ouvrage paru en 1795, quelques mois après sa mort tragique, et dont l’intitulé même rend hommage au maître : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
En second lieu, une tradition insistante prétend que le libéralisme serait d’autant plus étranger à la France qu’il s’agirait d’un courant protestant et incompatible, dès lors, avec les valeurs catholiques. Il s’agit là d’une interprétation hâtive du bref ouvrage bien connu de Max Weber, paru initialement en 1904-1905 et intitulé L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Bien trop subtil pour cela, Weber n’a jamais voulu dire que le capitalisme ne pouvait croître que dans les contrées marquées par la Réforme. Il a simplement constaté, en sociologue, que les valeurs de certaines sectes protestantes étaient adaptées à l’émergence et à la croissance du capitalisme. La France, vieux pays catholique, n’est pas pour autant rétive de ce fait au libéralisme. Au demeurant, plusieurs auteurs libéraux au XXe siècle n’ont pas manqué de souligner des sources non seulement chrétiennes, mais aussi strictement catholiques, de cette pensée, à commencer par certains auteurs de l’école franciscaine à partir du XIIIe siècle, puis de la seconde Scolastique espagnole qui ont été parmi les premiers, aux XVIe-XVIIe siècles, à réfléchir sur des concepts économiques et philosophiques qui finiront par ouvrir la voie à la mise en forme cohérente du libéralisme plusieurs décennies ou siècles après.
En dernier lieu, c’est surtout lors de la première moitié du XIXe siècle que le libéralisme français connaît un « âge d’or » autour des figures exceptionnelles de Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville et Frédéric Bastiat. Qu’ils soient économistes, constitutionnalistes ou sociologues, concomitamment hommes politiques, ces auteurs portent le libéralisme français au firmament et ils traduisent la richesse de ses contours. Bien plus qu’un produit d’importation, le libéralisme est avant tout un produit d’exportation pour la France. Une France dont les grands auteurs libéraux sont, depuis la deuxième partie du XXe siècle, étudiés, et parfois même admirés, bien plus à l’étranger que sur leur terre natale.
En substance, le libéralisme n’est pas un courant anglo-saxon du XIXe ou du XXe siècle. Il n’est pas plus étranger au génie hexagonal. Il est, fondamentalement, inscrit dans l’histoire et dans le génome intellectuel français.
– Le libéralisme : un économisme ?
Un autre lieu commun au sujet du libéralisme est de croire qu’il s’agit et qu’il s’agit uniquement d’une doctrine économique. Des penseurs italiens de l’entre-deux guerres iront jusqu’à forger le mot de « libérisme » pour cerner une doctrine unilatéralement et coupablement économique en contrepoint du véritable libéralisme. A vrai dire, les partisans du libéralisme se sont montrés parfois réducteurs et même maladroits. Au XIXe siècle notamment, de nombreux libéraux n’ont pas hésité à justifier le libéralisme de manière paresseuse et purement utilitariste comme un « laissez-faire », à l’origine d’un prétendu homo oeconomicus – l’homme réduit à la dimension d’un acteur rationnel du marché, l’ « homme unidimensionnel » brocardé par le marxiste Marcuse – et d’une mythique concurrence pure et parfaite entre des individus réduits au rang d’atomes. Ce que bon nombre d’auteurs appartenant également à la galaxie libérale, dont, au premier rang, Friedrich Hayek, dénonceront fermement. Le libéralisme était alors défendu du fait de ses conséquences bénéfiques – le plus grand bien-être pour le plus grand nombre – et non en raison de ses principes, de son approche morale de la protection des droits individuels face à l’abitraire et à l’oppression. Jusqu’au XIXe siècle, de nombreux libéraux attachaient eux-mêmes leur nom à celui d’« économistes » en héritiers infidèles des physiocrates qu’ils étaient. Mais, dès les années 1830 en Angleterre, des économistes libéraux commencèrent à préférer au terme « économie », trop limité à leurs yeux en ce qu’il renvoyait à la sphère domestique telle que l’énonçait Aristote dans sa Politique, celui de « catallaxie », un néologisme grec qui renvoie à la notion d’échange et à ses vertus pacificatrices : faire d’un ennemi un ami par l’échange libre.
Aujourd’hui, le libéralisme peut être envisagé de deux manières principales. Il recouvre d’abord strictement le libéralisme dit politique, qu’il s’agisse du droit de suffrage, des élections libres ou encore de la liberté d’expression, d’opinion et de la presse. En ce sens, le libéralisme a connu un prodigieux succès depuis les batailles de ses partisans à partir du milieu du XVIIIe siècle en faveur du constitutionnalisme, du gouvernement représentatif et finalement de la démocratie libérale. La défense de cette conquête, toujours inachevée, inonde toute la pensée libérale, d’Alexis de Tocqueville au père de la réflexion sur les choix publics, James Buchanan, en passant par Frédéric Bastiat et Ludwig von Mises. Il est peut-être plus spécifiquement encore le lot du courant dit du libéralisme social ou du socialisme libéral, dont les origines remontent à l’œuvre de John Stuart Mill au milieu du XIXe siècle et auquel le philosophe John Rawls a attaché son nom avec la publication de sa volumineuse Théorie de la justice en 1971 et de Libéralisme politique en 1993.
Le libéralisme peut ensuite être envisagé bien plus largement et se décliner de différentes manières, au-delà du simple libéralisme politique tout en ne se réduisant pas à une dimension économique. Il est alors à la fois et indissociablement politique, économique, philosophique, juridique, etc. Benjamin Constant avait bien exposé la cohérence du libéralisme lorsqu’il écrivait en 1829 : « J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique ». Perçu ainsi, le libéralisme embrasse l’action humaine dans sa globalité et doit être compris comme une philosophie politique au sens le plus étendu du terme. Une théorie de la justice, une norme politique, et même une philosophie de vie. Il ne se contente pas, comme l’économie, à décrire les choses telles qu’elles sont ou ne sont pas. Il dit aussi ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est juste et ne l’est pas. Une telle approche morale du libéralisme est présente chez de nombreux penseurs, héritiers de Turgot et de Frédéric Bastiat, comme Friedrich Hayek ou Murray Rothbard, ce dernier ayant théorisé sa conception maximaliste du libéralisme dans L’Etique de la liberté (1982).
Ces perceptions, très différentes et trop peu connues, du libéralisme s’inscrivent en faux contre la présentation habituelle d’un libéralisme qui se limiterait à la sphère racornie de l’économie.
En tout état de cause, le libéralisme ne saurait se réduire au capitalisme. Alors que le terme « capital » apparaît en français au milieu du XVIIIe siècle et qu’il est alors synonyme de riche, de détenteur de capitaux dans sa fonction d’investisseur, le mot « capitalisme » est forgé au milieu du siècle suivant par les socialistes français pour désigner un système économique et social destiné à être rapidement remplacé. Au sens strict, il renvoie à un régime particulier de propriété – l’appropriation privée des moyens de production – et à un processus économique. Il ne constitue alors que l’une des faces du libéralisme, son versant économique. Au sens large, en tant que système d’organisation spontané des individus, il se conçoit indissociablement comme la liberté et la responsabilité des choix individuels ; la coordination des actions par le mécanisme des prix ; enfin, la reconnaissance de la liberté des contrats, et des droits de propriété et de créances, librement transférables. Le lien avec le libéralisme est alors beaucoup plus étroit par le truchement d’agents économiques libres et responsables d’une part, l’« état de droit » et le respect des droits de l’homme d’autre part.
– Le libéralisme : un anarchisme sauvage ?
L’une des accusations les plus courantes tout autant que corrosives du libéralisme est d’en faire un anarchisme. C’est le « capitalisme sauvage » du XIXe siècle, la « loi de la jungle » où le plus fort mange le plus faible, le « darwinisme social » marqué par la survie des plus aptes dans la lutte pour la vie, et, selon la célèbre expression de Lacordaire, le « renard libre dans le poulailler ». En réalité, la critique se dédouble. Pour les uns, la pratique du libéralisme aboutit à un désastre social, faute d’autorité suffisamment puissante et aux compétences suffisamment étendues pour encadrer, sinon diriger, un marché myope, imparfait et incontrôlé. Du désastre social à la « paupérisation », puis à la guerre, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par ceux qui, tel Jean Jaurès, allèguent que le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. Pour les autres, c’est la théorie même du libéralisme qui est vicieuse parce qu’il n’est pas concevable que les hommes puissent vivre sans règles.
Le cœur de l’antilibéralisme se trouve ici atteint. Les libéraux répliquent qu’il existe une alternative à l’autorité centrale, dont ils dénoncent les nombreux effets pervers, pour faire régner l’ordre dans une société. La « main invisible » du marché rend, nous révèle subrepticement Adam Smith, harmonieux les intérêts divers des individus dans la « Grande société ». En poursuivant leurs intérêts personnels, altruistes comme égoïstes, les individus libres concourent, sans en avoir conscience, à l’intérêt de tous. Certains libéraux, parmi les plus classiques, considèrent que le libéralisme implique une régulation menée par des organismes indépendants du Pouvoir et analysent les crises récentes comme celles de la régulation. D’autres écoles considèrent, à l’inverse, que les régulateurs, nommés par le Pouvoir, ne sont en rien indépendants et s’avèrent bien plus des agents de la réglementation que de véritables régulateurs. Leur lecture est alors toute différente : de manière parallèle, au milieu du XXe siècle, l’« ordre polyarchique » de Michaël Polanyi dans sa Logique de la liberté et l’« ordre spontané » des libéraux autrichiens caractérisent l’idée fondamentale qu’un ordre hiérarchisé avec un centre du pouvoir monopolisé par un ou par quelques hommes, même désignés par un processus démocratique, est incapable de régir une société de plus en plus complexe. Loin d’être antinomique avec l’ordre, la liberté en est la condition. Toute perturbation de l’ordre spontané par l’Etat réduit les libertés, porte atteinte à la prospérité et engendre des effets pervers. Prétendre que le libéralisme traduit une absence de règles, témoigne d’une complète incompréhension de l’ordre naissant, spontanément, des actions de chacun et des interactions des hommes entre eux. Des règles existent bien (le libéralisme n’est donc pas un anarchisme, pris au sens d’absence de norme), mais elles sont découvertes dans la compréhension de l’agir humain et du processus de civilisation. Hayek les qualifie de « règles de juste conduite ». Par exemple, le droit de propriété n’est pas né d’une réglementation ni d’une volonté gouvernementale mais naturellement, parce qu’il est le propre de l’Homme. Puis des gouvernants épris de sagesse ont identifié cette norme fondamentale et l’ont inscrite dans la marbre de la loi, prise dans son sens le plus noble. Par ailleurs, le contrat librement consenti est au cœur de l’harmonie libérale. Exprimant, avec la puissance d’une loi, la volonté des parties entre elles et assurant leur sécurité, il facilite la multiplication des relations interindividuelles qui font la richesse et la complexité d’une société. A l’opposé des idées reçues, le libéralisme est, en conséquence, un univers particulièrement « normé ».
A cet égard, les libéraux ont depuis l’origine démontré les vertus du « doux commerce » qui, en rapprochant les hommes, interdit les guerres, pourtant ancestrales. A l’âge des conflits succède celui du commerce où la libre coopération des êtres humains remplace avantageusement les pillages et la prédation. L’économie ne peut donc plus être conçue comme un jeu à somme nulle à l’issue duquel le profit de l’un serait le dommage de l’autre. S’il y a échange, c’est que, par définition, il profite à chacune des parties. Aussi l’expression de « guerre économique » est-elle dénuée de sens pour un libéral. De même, les oppositions macro-économiques en termes de capital et de travail ou les conflits entre différentes « classes sociales » irrémédiablement antagonistes démontrent une ignorance de la nature humaine et des mécanismes de marché. L’ordre spontané produit un ensemble de relations harmonieuses entre les individus dont les relations sont encadrées par le Droit. Il s’agit non pas d’ordres imposés par une autorité, mais de règles produites par l’action des hommes au cours des siècles pour faire régner le juste, et tout particulièrement les trois lois fondamentales de nature dégagées par David Hume au milieu du XVIIIe siècle qui ont permis l’émergence d’un ordre spontané et qui en assurent la reproduction : stabilité des possessions, transfert par consentement et exécution des promesses. Antérieur et supérieur à la législation, le Droit permet la coopération pacifique entre les hommes en protégeant leurs propriétés et leurs contrats.
L’ordre libéral ne verse donc pas dans l’anarchie et la liberté incontrôlée. Il représente au contraire les progrès de la civilisation dont les harmonies économiques ont été magnifiées par Frédéric Bastiat au milieu du XIXe siècle. Il a permis aux hommes de se distinguer des barbares, anciens ou modernes, de développer tout le potentiel d’humanité qui est en eux et de mener une existence digne conformément à leur nature. Modeste par définition, il n’entend ni changer l’homme, ni, comme ses concurrents constructivistes, penser et imposer, en abusant du monopole de la violence légale, une « société parfaite ». La pensée libérale n’est pas pour autant faite uniquement pour les personnes riches et bien portantes. Elle se veut, au contraire, garante du respect de la nature humaine, des droits de tous les individus, qu’elle préserve notamment de l’arbitraire public. Elle considère que l’ordre qui se crée par l’action libérée des contraintes dans un univers institutionnel respectueux de ce qui fait l’homme est bien plus efficace que celui qui naît de l’ordre artificiel, décidé et dessiné, comme le feraient des architectes sociaux, par quelques gouvernants, élus ou non.
– Le libéralisme : un « laisser-faire » immoral ?
Le « laissez-faire, laissez-passer » des libéraux à partir du XVIIIe siècle est souvent honni et rendu par un « laisser-faire » sous la plume de ceux qui le rejettent. Les « économistes » du siècle des Lumières priaient les monarques absolus de laisser, dans l’intérêt de tous, la libre initiative aux individus et, contre le mercantilisme et le protectionnisme, d’ouvrir les frontières pour laisser les hommes commercer librement. La critique s’est ensuite déplacée : le « laisser-faire » définit un libéralisme moral d’autant plus inacceptable, particulièrement aux yeux des conservateurs, qu’il aboutirait, pour ses détracteurs, à une dilution des mœurs et, en dernier ressort, à un relativisme généralisé. Le libéralisme se caractériserait par la volonté de puissance sans borne d’un individu libre de s’affranchir de Dieu, de s’autodétruire, de flatter les plus vils instincts, de commercer de tout jusqu’aux êtres et aux choses les plus immondes. Le libéralisme ne serait pas seulement l’amoralisme du marché, mais un immoralisme complet avec une autonomie de la volonté poussée à son point culminant et dont l’illustration extrême serait le droit de consentir à son propre esclavage.
Raymond Aron avait distingué en 1969 la liberté libérale de la liberté libertaire, prônée par la « nouvelle gauche » dans le contexte de l’après mai 1968. Ce n’est pas parce que les libéraux ont attaché leur nom à la liberté de l’individu qu’ils acceptent un quelconque relativisme moral. Ils refusent simplement toute morale qui serait imposée par une autorité, fût-elle démocratiquement élue. Aron exprimait parfaitement cette idée lorsqu’il écrivait que l’ordre libéral laissait à chacun « la charge de trouver, dans la liberté, le sens de sa vie ». L’individu est apte à se forger le destin qu’il s’est choisi et à rechercher son bonheur, ainsi que le proclamaient les révolutionnaires américains de 1776. Il faut, remarque Hayek en 1960, un certain degré d’humilité pour laisser les autres effectuer cette recherche à leur guise. Le libéralisme attache son nom à la tolérance et il ne saurait empêcher que certains soient relativistes. Il sépare soigneusement la sphère du Droit de celle de la morale, limitée aux seules consciences individuelles, afin d’éviter tout contrôle social sur l’individu et tout moralisme, afin de décharger l’individu du poids des autorités morales, politiques et religieuses. Les valeurs qui fondent une « société » proviennent du libre choix des individus, lesquels ne sont pas autorisés à faire n’importe quoi puisque les droits qui leur sont irrévocablement attachés sont aussi les droits d’autrui qu’ils se doivent de respecter. En effet, l’individu ne détient pas une volonté illimitée et la liberté ne se définit pas comme celle de tout faire. Mais la liberté n’est pas celle de faire simplement ce que les lois permettent, ainsi que le pensait Montesquieu. La liberté, écrit Constant, c’est ce que l’individu a le droit de faire et ce que la société n’a pas le droit d’empêcher.
Au surplus, les libéraux défendent le caractère profondément moral du capitalisme. Par la liberté qu’elle suppose, la propriété, par définition privée, implique la responsabilité parce que les coûts des actions et des absences d’action pèsent sur des personnes bien déterminées. Aussi seule la reconnaissance précise des droits de propriété permet-elle d’attribuer à chacun la responsabilité de ses oeuvres, tandis qu’en présence d’une propriété dite publique, les coûts sont collectifs mais les gains privés. Fondé sur le respect des contrats, de l’échange et des droits de propriété, le capitalisme reconnaît l’appropriation du profit par ceux qui l’ont créé et en ce sens il se conçoit comme le seul système qui ait un fondement moral. Ainsi que l’écrit Hayek en 1961, la liberté est la matrice d’où procèdent les valeurs morales : c’est seulement là où l’individu a le choix qu’il a l’occasion d’affirmer des valeurs existantes, de contribuer à leur croissance et de s’adjuger du mérite.
Enfin, les adversaires du libéralisme ne se lassent pas d’insister sur son matérialisme, puisque chaque individu est préoccupé par ses petits intérêts égoïstes au détriment de tous les autres, de l’intérêt général et de l’altruisme. Pour usuelle qu’elle soit, cette critique est doublement reprochable. En premier lieu, le libéralisme ne refuse par la fraternité et l’altruisme. Il n’accepte pas la fraternité légale, celle qui est imposée par l’Etat-providence, d’une part parce qu’elle détruit la liberté en transformant les individus en assistés par le « doux despotisme » de l’« Etat-nounou », d’autre part parce qu’elle supprime la seule véritable fraternité qu’est la fraternité spontanée. En second lieu, le libéralisme ne magnifie par l’argent en tant que tel. Il constate simplement que la monnaie a été un magnifique moyen pour l’homme de survivre, progressivement de se civiliser, enfin de prospérer et qu’elle l’a autorisé à remplir des fins qui, pour la plupart, n’étaient justement pas économiques. Mises écrit en 1927 que ce n’est pas par mépris pour les biens spirituels que le libéralisme ne s’occupe que du bien-être matériel de l’homme, mais parce qu’il ne cherche pas à créer autre chose que les conditions extérieures nécessaires au développement de la vie intérieure propre à chaque individu.
Les détracteurs du libéralisme n’ont pas manqué de fustiger l’individualisme, couramment qualifié de forcené. Les libéraux, eux, ont pu diverger sur le point de savoir si leur doctrine se définissait avant tout comme celle de l’individu ou celle de la liberté – le libéralisme étant alors l’ordre qui laisse la plus large part possible à la liberté dans tous les domaines de la vie de l’homme -. Maints penseurs libéraux préfèrent concevoir le libéralisme comme un individualisme au motif que l’individu est logiquement premier. Philosophiquement, l’individualisme se définit comme le respect absolu de l’individu dont il fait la valeur suprême. En effet – les libéraux rejoignent ici l’interprétation commune de Kant -, l’homme ne saurait être un moyen : c’est une fin en soi. Toutefois, la diatribe de Tocqueville contre l’« individualisme » dans son second volume de De la démocratie en Amérique, paru en 1840, a été mal comprise. Il visait en réalité l’égoïsme du citoyen. A l’image de Constant, il rappelle certes que la liberté des Modernes consiste dans la jouissance de sa sphère privée, mais pour autant que l’individu ne doit pas s’y replier en oubliant la sphère publique. En effet, la liberté politique reste essentielle en ce sens qu’elle vient garantir la sphère privée.
– Le libéralisme : une doctrine de droite ?
Le libéralisme est habituellement classé à droite sur l’échiquier politique. Parfois, il s’agit de stigmatiser une doctrine conservatrice. Parfois, il s’agit au contraire de faire ressortir son extrémisme. On parle alors d’ « ultralibéralisme », un libéralisme tellement radical qu’il verserait dans la droite la plus antisociale, et finalement dans l’extrémisme de droite.
Une telle conception est d’abord historiquement fausse. A la suite de la césure droite/gauche progressivement dégagée à partir de 1789, les libéraux constituent un mouvement de gauche jusqu’à la fin du XIXe siècle. En tant qu’ « indépendant », Benjamin Constant est le chef de la gauche libérale. Alexis de Tocqueville siège au centre gauche et il en sera de même plus tard de Léon Say, le petit-fils « libéral conservateur » de Jean-Baptiste, ou encore d’Yves Guyot lors des premières années de la IIIe République. Quant à Frédéric Bastiat, député de 1848 à sa mort deux ans plus tard, il ne siège pas plus à droite et il reconnaît avoir mêlé sa voix tantôt à la droite, tantôt à la gauche, voire à l’extrême gauche, suivant que les pauvres ont demandé plus que ce qui était juste ou que les riches leur ont refusé même ce qui était juste. Le libéralisme n’est pas un conservatisme. Il a soutenu les droits de l’homme déclarés en 1789, et les réformes économiques et sociales du tout début de la Révolution française. En revanche, il a refusé avec horreur les atteintes à ces mêmes droits perpétrées par les Jacobins et culminantes avec la Terreur. Dans une annexe à sa Constitution de la liberté en 1960 intitulée « Pourquoi je ne suis pas un conservateur », Hayek a exposé avec clarté les différences irrémédiables qui séparent libéralisme et conservatisme. Le libéral n’est pas un homme du passé, rétif au progrès, arc-bouté sur une morale passéiste et confiant dans l’intervention de l’Etat à partir du moment où c’est lui qui est au pouvoir. Le libéral porte au firmament, pour reprendre l’expression de Jefferson en 1799, non pas la confiance, mais la défiance envers le Pouvoir, quel qu’en soit le détenteur. Il accepte l’innovation, l’expérimentation, les atteintes aux coutumes et à la morale établies, tout en rappelant que l’individu doit supporter les conséquences de ses choix. Si aujourd’hui les frontières entre droite et gauche sont brouillées en ce sens que les prétendus « progressistes » sont souvent les plus attachés aux privilèges et au statu quo, il n’en demeure pas moins que les libéraux ne se rattachent pas au « pragmatisme » souvent revendiqué à droite et au centre qu’ils analysent soit comme une absence de courage, soit comme une perte de repères.
La notion d’ordre n’est pas comprise de la même manière par la droite, la gauche et les libéraux. L’ordre spontané de ces derniers s’oppose non seulement à l’ordre naturel des hommes de droite selon lequel les règles seraient immuables et imposées à la société de manière fixe et hiérarchique, mais encore à l’ordre construit des hommes de gauche selon lequel les règles parfaites de la société future devraient délibérément se substituer aux règles défectueuses de la société actuelle – c’est le « constructivisme » éreinté par Hayek dans le second volume de Droit, législation et liberté en 1976 et dans son dernier ouvrage La présomption fatale en 1988. La droite veut conserver, la gauche changer, mais dans les deux cas, il s’agit coupablement de modeler la société.
Par ailleurs, divers courants politiques se défient du libéralisme comme d’un rouleau compresseur, sur fond d’uniformisation, de « globalisation » ou de « mondialisation », voire de « mondialisme », qui détruirait les coutumes ancestrales et la diversité culturelle. Au-delà du conservatisme qui recouvre ces approches, les libéraux entendent au contraire démontrer que leurs principes émancipent les individus du poids pesant du tribalisme et des traditions imposées, tout en leur permettant de garder en toute liberté leurs spécificités et de les cultiver. A cet égard, les rapports entre libéralisme et nation ont fait l’objet de fausses interprétations. Les libéraux conçoivent les nations comme des communautés d’individus librement constituées, et non pas comme des ensembles totalisants – holistes en termes techniques – qui les enserreraient inévitablement au sein d’Etats, dès lors appelés « Etats-nations ». Le libéral peut être patriote, il peut aimer sa nation, mais en aucun cas il ne saurait sombrer dans le nationalisme et l’impérialisme.
Enfin, il ne faut pas oublier que le libéralisme est divers. Sur l’échiquier politique, ses différents courants peuvent se placer de l’anarcho-capitalisme à la gauche modérée en passant par la « droite libérale » et les libéraux conservateurs. Ils se distinguent avant tout par le rôle qu’ils laissent à l’Etat : nul pour les anarcho-capitalistes, minimal pour les libertariens et les minarchistes, gendarme ou garant pour la plupart des courants libéraux actuels, beaucoup plus interventionniste et présent pour les libéraux conservateurs, protecteur pour les libéraux sociaux. Là encore, le libéralisme exige pour être compris une approche qui ne soit pas caricaturale.
– Le libéralisme : un nouveau totalitarisme ?
On accuse fréquemment le libéralisme d’être une idéologie au sens d’un dogmatisme, empli de préjugés et éloigné des réalités. Certains auteurs libéraux en viennent même à rejeter ce terme. Pourtant, il faut s’entendre sur sa signification. Au sens neutre, qui est aussi son acception scientifique, l’idéologie se définit comme un système cohérent d’idées et de valeurs. Le libéralisme est donc bien une idéologie. Mais ses adversaires vont plus loin : le libéralisme est entendu comme une nouvelle religion dont les adeptes croiraient au Dieu-marché. A cela, les libéraux objectent que la critique est paradoxale puisque le libéralisme a attaché son nom, d’une part à la tolérance, d’autre part à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. De plus, le libéralisme ne constitue pas une croyance, encore moins en une vie future, mais une doctrine conséquente fondée sur la nature de l’homme. Il n’est pas une religion parce que, note Mises en 1927, il ne demande ni foi ni dévotion et qu’il n’y a rien de mystique en lui. Ici plusieurs approches peuvent traduire une même pensée libérale : on peut affirmer que l’être humain dispose de droits qui lui sont consubstantiels, à commencer par le droit de propriété ; poser l’individu comme un absolu qui, à titre de postulat, bénéficie de droits ; ou encore soutenir que c’est l’évolution qui, très lentement, a permis de dégager les droits attachés aux individus. Quelles que soient les différences d’approche, l’homme est toujours présenté, dans la sphère qui lui est impartie, comme inviolable, et bien des auteurs anglo-saxons – au-delà d’ailleurs de l’idéologie libérale – ajoutent qu’il est souverain.
Enfin, après Marcuse qui, dès 1934, avait soutenu que le libéralisme engendrait le totalitarisme, les critiques du libéralisme l’interprètent comme un nouveau totalitarisme, fréquemment traduit comme une « dictature des marchés », au sein duquel la « société de marché » viendrait à se substituer à l’« économie de marché ». Les libéraux rétorquent que cette dernière expression est pléonastique, car il n’y a pas d’économie sans marché. Il n’est pas superfétatoire de préciser que le terme « marché » est trop souvent entendu de manière réductrice. Le marché ne doit pas seulement se comprendre comme le lieu de rencontre de l’offre et de la demande. Espace abstrait qui désigne l’ensemble des transactions entre individus, il s’agit d’une procédure qui permet à chacun de découvrir et de recueillir des informations indispensables à sa propre action, il s’agit, à la manière dynamique conçue par Hayek et les économistes de la pensée autrichienne, d’un processus de découverte.
Quoi qu’il en soit, les détracteurs du libéralisme prétendent que la sphère économique irait jusqu’à absorber l’intégralité de la société civile. Là encore, l’argument est paradoxal puisque le libéralisme, en tant qu’individualisme, signifie l’exact contraire du totalitarisme, en tant que holisme – lequel valorise la totalité sociale et méprise l’individu. Alors que le totalitarisme se définit comme le primat de la totalité sur l’individu, le libéralisme pose des limites au Pouvoir. L’argument est également faux historiquement puisque les libéraux ont combattu l’ensemble des totalitarismes au XXe siècle et qu’ils en ont été partout les victimes.
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