Le Journal des Économistes, 12e année. — Décembre 1853. GUILLAUMIN ET Cie LIBRAIRES, Éditeurs du Dictionnaire de l’Économie politique, de la Collection des principaux économistes, etc.
Par Gustave de Molinari
Depuis la fin du siècle dernier, une immense transformation s’est opérée dans la production. L’antique matériel de l’industrie, après avoir subsisté pendant des siècles, sans recevoir presque aucune modification, a été remplacé par un matériel plus parfait : des forces mécaniques, empruntées à des agents naturels d’une irrésistible puissance, ont pris la place de la force physique de l’homme, dans la plupart des œuvres inférieures de la production. En même temps, une révolution non moins importante et féconde s’opérait dans l’organisation même de l’industrie : les vieux règlements qui entravaient l’essor de la production, en faisant de chacune de ses branches le monopole à peu près exclusif de quelques familles, en imposant même des procédés et des méthodes de fabrication dont il était défendu de s’écarter, sous peine d’amende et de confiscation, ces vieux règlements tombaient en poussière : l’industrie , transformée et agrandie, brisait son moule séculaire, comme le Pantagruel enfant, de Rabelais, mettait en pièces le berceau où l’on avait emprisonné ses membres robustes, et le régime de la libre concurrence succédait au régime suranné des corporations industrielles. A dater de cette époque, les progrès se sont multipliés, accumulés d’une manière vraiment prodigieuse : les sciences appliquées aux arts de la production ont révélé à l’homme de nouvelles forces qu’il ne soupçonnait point ou qu’il ne connaissait que par leurs effets destructeurs, et elles lui ont enseigné les moyens de les ployer à son usage comme des serviteurs obéissants. La fable des Titans enfermés dans les profondeurs de l’Etna s’est réalisée au profit de l’industrie moderne : la vapeur emprisonnée dans une chaudière et employée ici à filer ou à tisser des étoffes, là à extraire du minerai ou du combustible des entrailles de la terre, ailleurs à transporter avec une vélocité prodigieuse des masses de voyageurs et de marchandises ; électricité emprisonnée dans un fil de fer et transformée en une messagère mille fois plus rapide et plus laborieuse que le Mercure ailé de la mythologie païenne ; la lumière du soleil même, devenue, dans une chambre obscure, un merveilleux dessinateur : voilà les Titans auxquels l’homme commande aujourd’hui en maître, et qu’il emploie, sans jamais épuiser ou lasser leur vigueur, à la production des choses nécessaires au soutien et à l’embellissement de son existence. Mais cette transformation grandiose du vieux matériel de la production, cette révolution industrielle, bien plus vaste et bien plus profonde qu’aucune révolution politique, ne s’est pas opérée sans atteindre une multitude d’intérêts et d’existences, sans susciter une foule de problèmes importants et redoutables.
C’est ainsi, par exemple, que les grandes manufactures de l’industrie moderne, en se substituant aux petits ateliers de l’industrie ancienne, ont exigé l’agglomération de capitaux considérables. Ces capitaux, un seul homme était rarement en position de les fournir. C’est au crédit ou à l’association qu’il a fallu les demander. Les établissements de crédit se sont multipliés, et les banques de circulation, remplaçant les banques de dépôts, sont devenues un des moteurs puissants de la production. Mais, selon que l’action de ces moteurs est bien ou mal réglée, elle peut vivifier la production ou la troubler, y faire régner la santé ou le malaise. C’est ainsi encore que ces mêmes manufactures ont exigé, avec l’agglomération d’une masse de capitaux, celle d’une multitude de travail- leurs qu’elles ont placés dans des conditions d’existence toutes nouvelles.
Autrefois, l’ouvrier, enchaîné par les liens de la corporation ou du servage, ne quittait guère le lieu qui l’avait vu naître. Il était oblige de céder son travail à vil prix, et il avait bien peu d’espoir d’améliorer sa condition; en revanche, son existence avait une certaine stabilité. Le marché dont il disposait était fort resserré, el il s’y trouvait à la merci d’un maître ou d’un seigneur ; mais, du moins, il n’avait pas à craindre d’être supplanté par des travailleurs venus du dehors. En outre, des lois ou des coutumes observées comme des lois suppléaient a l’imprévoyance des classes laborieuses, en imposant un frein à leur multiplication désordonnée. Maintenant, l’ouvrier dispose d’un marché plus vaste, mais dont il peut difficilement apprécier l’étendue, et c’est à sa prévoyance seule qu’est remis le soin de proportionner la quantité de son travail aux emplois disponibles. Dun autre côté, la grande industrie est soumise a des éventualités imprévues et redoutables, éventualités qui bouleversent du jour au lendemain toutes les existences qui dépendent d’elle, à moins qu’une prévoyance active et infatigable n’agisse pour en neutraliser les effets. Elle a besoin d’un débouché immense. Or, ce débouché a rare- ment un caractère de permanence. Des tarifs prohibitifs, des guerres, des disettes le rétrécissent fréquemment d’une manière soudaine. Des masses d’ouvriers sont alors rejetées de l’atelier dans la rue. Obligés de subir, s’ils ont manqué d’économie, les dures extrémités de la misère, ils s’abandonnent aisément aux suggestions de l’esprit de désordre et d’utopie : ils font des coalitions^ des émeutes, des révolutions, en vue d’améliorer leur sort; et, au bout de ces coalitions, de ces émeutes, de ces révolutions, ils ne trouvent qu’une aggravation de leurs maux.
C’est ainsi enfin que les gouvernements, dont les progrès de la production et du crédit augmentaient incessamment les ressources, ont fini par se persuader que ces ressources étaient illimitées, et qu’ils ont augmenté leurs dépenses dans une proportion plus forte encore. Depuis un demi-siècle, ils ont usé et abusé des emprunts publics. Ils ont épuisé le sang des générations présentes et escompté les ressources des générations à venir pour satisfaire leurs mauvais appétits de domination et de conquêtes. Ces admirables mécanismes que la science avait créés pour augmenter le bien-être de l’humanité, ils les ont transformés en des instruments de ruine et de mort.
En présence d’une révolution si vaste et si profonde, révolution dont es résultats devaient infailliblement tourner au profit de la civilisation, mais que l’ignorance des uns, les passions malfaisantes des autres pouvaient détourner de sa voie naturelle et entraîner dans des précipices dangereux, n’était-il pas plus nécessaire que jamais d’étudier l’organisation de la société ? Les hommes disposaient de nouvelles forces que leur labeur intelligent avait dérobées à la nature; mais ces forces ne pouvaient-elles pas leur causer plus de bien ou plus de mal, selon qu’une direction bonne ou mauvaise leur était imprimée? Une locomotive qui emporte, dans sa course vertigineuse, des centaines de voyageurs, rend plus de services qu’un cheval d’attelage ; mais une locomotive qui déraille ne cause-t-elle pas des accidents plus désastreux qu’un cheval qui prend le mors aux dents ? A mesure que le mécanisme de la production se renforce et s’agrandit, au profit de l’espèce humaine, la mauvaise direction de ce mécanisme ne doit-elle pas engendrer des catastrophes plus redoutables ? L’étude approfondie de l’organisation sociale, étude qui fait l’objet de l’économie politique, est donc devenue plus que jamais une nécessité depuis l’avènement de la grande industrie, car elle seule peut signaler les moyens d’empêcher cette puissante locomotive de dérailler.
Qui le croirait cependant? Cette nécessité d’étudier l’organisation sociale, nécessité si palpable à l’époque où nous sommes, on l’a contestée. Il y a peu de temps, un homme d’Etat illustre, M. Thiers, déclarait que l’étude de l’économie politique qui paraissait plus nuisible qu’utile. « C’est l’économie politique, affirmait-il, qui a engendré le socialisme. » Est-il nécessaire de repousser une accusation si étrangement contraire à la vérité? Sans doute, l’économie politique a remué une foule de problèmes redoutables; mais si l’économie politique s’était abstenue de toucher à ces problèmes, le socialisme ne les aurait-il point agités? Ne les agitait- il pas avant même que l’économie politique eût commencé à les examiner? La propriété n’avait-elle pas été attaquée théoriquement par les communistes, pratiquement par les protectionnistes, avant d’être détendue par les économistes? Des socialistes, Thomas Morus, Campanella, Harrington, Morelly, n’avaient-ils pas imaginé de nouvelles sociétés, avant que les économistes eussent démontré « qu’on ne peut refaire la société ? » Non ! quoi qu’en disent les adversaires de l’économie politique, il y a des époques où certaines questions surgissent, pour ainsi dire, des entrailles mêmes de la société et s’imposent irrésistiblement aux hommes. Telles ont été les questions économiques depuis l’avènement de la grande industrie. Ces questions sont devenues, par la force même des choses, la grande préoccupation des masses, dont l’existence a été si profondément modifiée par l’introduction des véhicules perfectionnés de la production. La science n’était-elle pas tenue de répondre à cette préoccupation si naturelle et si légitime des masses ? N’était-ce pas aux économistes qu’appartenait la mission de porter la lumière dans le champ nouveau de la production, champ immense et fécond, mais rempli de précipices inconnus? Eût-il mieux valu laisser ce soin aux utopistes ?
L’économie politique avait donc une tâche importante à remplir, en présence de la transformation progressive de la production, et nos lecteurs savent qu’elle n’a point failli à cette tâche. Quoiqu’elle soit d’une date encore bien récente, elle a déjà rendu à la société des services signalés, soit en poussant les gouvernements à réformer des lois surannées, soit en combattant des utopies funestes. En Angleterre, par exemple, la propagande active des saines théories de l’économie politique a déterminé la chute du régime prohibitif. Nous n’avons pas à refaire, en ce moment, la critique de ce régime qui se base sur un prétendu antagonisme d’intérêts entre les nations, et qui préconise la cherté comme un moyen d’enrichir les peuples. Les admirables résultats des réformes commerciales opérées successivement par Huskisson, Robert Peel, lord John Russell et M. Gladstone attestent aujourd’hui, d’une manière assez claire, combien l’Angleterre a gagné à suivre les conseils des économistes. L’introduction du régime de la liberté du commerce dans ce grand pays est un progrès dont l’économie politique peut, à bon droit, se glorifier.
En France, l’économie politique n’a pu encore obtenir qu’une réforme douanière partielle; en revanche, elle a le droit de revendiquer une part honorable dans la défense de la société, menacée par le socialisme. C’est dans les livres des économistes qu’ont été puisés tous les arguments dont on s’est servi depuis 1848 pour démontrer la folie des nouveaux systèmes d’organisation sociale, et M. Thiers lui-même, dans son remarquable livre de la Propriété, ne s’est point fait scrupule de mettre à contribution les maîtres de la science.
Que l’enseignement de l’économie politique soit actuellement plus nécessaire qu’à aucune époque antérieure de l’histoire; que cet enseignement ait déjà porté de bons fruits, tant par les progrès qu’il a fait réaliser que par les fautes qu’il a fait éviter ; qu’il soit destiné à en porter de meilleurs encore lorsqu’il sera devenu usuel parmi les masses, voilà, en résumé, ce que l’on peut affirmer hardiment.
Bien convaincus des vérités que nous venons d’énoncer, pénétrés de l’importance de la mission qu’ils avaient à remplir dans la nouvelle évolution de la société, les économistes se sont principalement appliqués, depuis un demi-siècle, à vulgariser les principes de leur science. En Angleterre, en France, en Allemagne, dans la plupart des autres pays civilisés, des traités élémentaires d’économie politique, des catéchismes, des pamphlets, des tracts, des journaux ont été publiés en vue de l’éducation économique des masses, et cette œuvre de propagande d’une science nécessaire a été heureusement secondée par les associations instituées pour faire pénétrer dans les législations douanières le principe de la liberté commerciale.
Mais un ouvrage d’ensemble, réunissant comme dans un vaste tableau synoptique toutes les acquisitions de la science, manquait encore. L’économie politique n’avait pas de Dictionnaire. M. Guillaumin avait bien essayé, il y a une trentaine d’années, de lui en donner un ; mais sa tentative n’avait point été heureuse. Le Dictionnaire de l’économie politique de M. Guillaumin n’est qu’une imparfaite esquisse, et il ne pouvait guère être autre chose. Les sciences, fécondées par la méthode d’observation, sont maintenant trop vastes pour qu’un seul homme puisse les embrasser dans toutes leurs parties. Un dictionnaire qui serait l’œuvre d’un seul écrivain présenterait certainement de nombreuses lacunes ; il manquerait, en outre, de l’attrait particulier qui résulte de la diversité des appréciations et du style dans ce genre d’ouvrages.
M. Guillaumin a eu l’heureuse idée d’exécuter, avec le concours d’un nombreux personnel de collaborateurs, l’œuvre que M. Guillaumin, réduit à ses propres forces n’avait pu qu’esquisser ; et, grâce à lui, l’économie politique possède maintenant son dictionnaire.
M. Guillaumin se trouvait placé d’ailleurs dans la situation la plus favorable pour mener abonne fin une œuvre si importante. D’abord, la France est incontestablement le pays qui convient le mieux pour l’exécution d’un travail de ce genre. Peut-être le génie allemand a-t-il plus de profondeur que le génie français; peut-être les Anglais sont-ils de meilleurs observateurs 5 mais il est une qualité que les écrivains français possèdent, de l’aveu de tous, à un plus haut degré, c’est la méthode, c’est la science de l’exposition. Le génie français est essentiellement lucide et méthodique. Aussi est-ce, le plus souvent, grâce aux vulgarisateurs français que les découvertes scientifiques des autres nations se sont répandues dans le monde. Pour n’en citer qu’un seul exemple, emprunté à l’histoire de l’économie politique, n’est-ce pas le Traité de J.-B. Say qui a le plus contribué à propager les théories exposées avec une admirable lucidité, mais distribuées d’une manière un peu confuse dans le Traité de la Richesse des nations d’Adam Smith ?
Ensuite, par un concours particulier de circonstances, les économistes français se trouvaient précisément dans les conditions les meilleures pour élever en commun un monument à la science. Exclue de l’enseignement officiel ; considérée encore généralement, malgré sou utilité manifeste, comme une science de pure curiosité, l’économie politique n’est cultivée en France que par un petit nombre d’esprits d’élite qu’une vocation irrésistible attire vers cette branche trop négligée des connaissances humaines. Mais, à cause même de leur petit nombre et du peu de faveur dont jouissent leurs doctrines, les économistes ont senti la nécessité de se réunir pour agir plus efficacement sur l’esprit public. Dès le dix-huitième siècle, c’est-à-dire à l’origine même de la science, ils ont formé une école, demeurée célèbre sous le nom d’école des physiocrates. Groupés autour de leur maître, le docteur Quesnay, les physiocrates, malgré leur petit nombre, n’en exercèrent pas moins une influence considérable sur les esprits et sur les événements. Cette influence, auraient-ils pu l’acquérir si chacun d’eux avait cultivé isolément la science, s’ils n’avaient point formé un faisceau, constitué une école ? Les économistes du dix-neuvième siècle ont suivi l’exemple de leurs aînés. Après la mort de J.-B. Say, qui avait tenu pendant trente ans, on sait avec quel éclat, le sceptre de la science, ses principaux disciples se réunirent pour poursuivre en commun la propagande des vérités économiques. Le Journal des Economistes fut fondé avec leur concours, en 1841, et, l’année suivante, quelques-uns d’entre eux commençaient les réunions mensuelles de la Société d’économie politique. Dès lors, la science eut en France un point de réunion, un foyer. Les hommes qui la cultivaient isolément, sans se connaître pour la plupart, se rapprochèrent en concourant à la rédaction du Journal et en participant aux réunions de la Société. Des hommes d’Etat, des administrateurs, des journalistes, des professeurs, des négociants, etc. appartenant aux opinions politiques les plus diverses, se trouvèrent ainsi engagés dans une œuvre commune de propagande. Ils n’étaient pas d’accord, sans doute, sur tous les points de la science ; mais leurs divergences d’opinion, qui servaient d’ailleurs à alimenter leurs discussions périodiques, ne pouvaient manquer à la longue de s’affaiblir, sinon de s’effacer. Des hommes intelligents qui poursuivent une œuvre commune et qui se trouvent fréquemment en contact ne finissent-ils pas toujours par éclaircir mutuellement leurs doutes et par contracter, presqu’en dépit d’eux-mêmes, l’habitude de penser de la même manière ? En science comme en religion, l’association des efforts n’est-elle pas souverainement efficace pour amener l’unité dans les doctrines? C’est ainsi que l’économie politique a fini par posséder en France une école dont tous les membres s’accordent sur les points fondamentaux de la science, et qui présentent à leurs adversaires, protectionnistes ou communistes, un bataillon peu nombreux, mais uni, serré, compacte.
Ce personnel scientifique que la fondation du Journal des Economistes; et de la Société d’économie politique a successivement rassemblé, convenait à merveille, tant par la diversité de ses connaissances que par l’unité de ses doctrines, pour la rédaction d’un Dictionnaire destiné à résumer les acquisitions de la science. Pendant douze ans, toutes les questions qui se rattachent de près ou de loin à l’économie politique avaient été examinées et discutées dans le Journal des Economistes ou au sein de la Société de l’Economie politique; en sorte qu’il suffisait aux rédacteurs du Journal on aux membres de la Société de résumer leurs travaux antérieurs pour doter la science d’un répertoire aussi complet que possible,
M. Guillaumin avait donc à sa disposition les ouvriers qu’il lui fallait pour élever à l’économie politique un monument digne d’elle. Les circonstances étaient aussi des plus favorables à l’édification de ce monument scientifique. La révolution de Février avait montré quels abîmes l’ignorance des gouvernements et des peuples avait creusés sous les pas de la société. N’était-ce pas le moment de présenter, dans un vaste et harmonieux ensemble, les acquisitions de la science qui avait sondé ces abîmes et signalé les moyens de les combler? M. Guillaumin le comprit, et il commença, dans les derniers mois de 1830, la publication du Dictionnaire de l’Economie politique. La direction de cette importante entreprise fut d’abord confiée à M. Ambroise Clément, de Saint-Etienne, qui en dressa le programme et qui rédigea les principaux articles des deux premières lettres; mais M. Clément, rappelé dans sa ville pour y occuper de nouveau une position administrative, fut obligé d’abandonner la tâche qu’il avait si bien commencée. Il demeura néanmoins un des collaborateurs les plus assidus du Dictionnaire, et c’est à lui qu’est due l’excellente Introduction, donnant un aperçu général de la science au point où elle est actuellement parvenue, qui se place en tête du premier volume. Charles Coquelin, de si regrettable mémoire, fut le digne successeur de M. A. Clément. Malheureusement, la mort vint le frapper au milieu même de cette belle œuvre, à laquelle il consacrait une vaste érudition et un jugement éprouvé. Il eût été difficilement remplacé. M. Guillaumin continua seul, avec l’aide des conseils de quelques-uns de ses collaborateurs, parmi lesquels nous citerons MM. Horace Say, Joseph Garnier et Courcelle-Seneuil, l’œuvre commencée, et, grâce à un labeur qui fut sur le point de lui coûter la vue, il réussit à la terminer en moins de deux années.
Voici comment M. Guillaumin exposait le plan de son Dictionnaire, dans le prospectus de cet ouvrage :
« Le dictionnaire que nous annonçons formera un immense répertoire, une vaste encyclopédie des connaissances économiques, au double point de vue de la pratique et de la théorie. Tout ce qui, de près ou de loin, se rattache à la science dans ses diverses applications y trouvera sa place, sera l’objet d’un article spécial : impôts, finances, crédit, papier-monnaie, administration, charité, bienfaisance, paupérisme, caisses d’épargne, caisses de retraite, monts-de-piété, routes, canaux, chemins de fer, travail, salaires, douanes, liberté des échanges, protection, agriculture, législation et commerce des blés, etc., etc.
Une telle publication ne serait pas complète, à notre point de vue, si nous n’y ajoutions deux parties essentielles : la biographie et la bibliographie. Malgré le travail immense qu’exige une véritable bibliographie, et les difficultés inouïes qu’elle rencontre dans l’exécution, la nôtre sera infiniment plus complète que tout ce qui a été fait jusqu’à présent en ce genre, tant en France qu’à l’étranger. « Pour atteindre le but d’utilité qu’elle se propose, celui d’offrir à l’administrateur, à l’homme d’État, au publiciste, la nomenclature complète des principaux ouvrages écrits sur la matière qui l’intéresse ou qui fait l’objet de ses études, cette partie de notre publication devait se présenter sous deux aspects différents. Elle devait donner tour à tour la Bibliographie par ordre de matières et la Bibliographie par noms d’auteurs. Par exemple, quiconque voudra étudier à fond la question des banques, de la bienfaisance, du crédit foncier, des enfants trouvés, etc., trouvera d’abord, à la suite des articles consacrés à chacun de ces mots, la liste complète des ouvrages publiés sur ces diverses questions, soit en français, soit en langue étrangère. Mais cette première satisfaction ne suffirait pas pour un grand nombre de lecteurs, si, d’un autre côté, il n’était pas possible de connaître à volonté tous les écrits publiés par un même auteur sur les matières économiques. Pour répondre à ce dernier besoin, nous avons donné, au nom de chaque auteur, la liste complète des ouvrages publiés par lui ; et cette liste, au lieu d’être, comme dans la plupart des bibliographies, une sèche nomenclature de litres d’ouvrages, sera accompagnée de notes, d’appréciations, de jugements puisés aux meilleures sources, qui guideront le lecteur d’une manière certaine et efficace dans ses études et ses recherches.
Le nom de chaque auteur sera suivi d’une notice biographique plus ou moins étendue, selon l’importance de l’écrivain et le rôle qu’il aura joué pendant sa vie. Quant aux vivants, on comprendra les raisons de convenance qui nous détermineront à donner succinctement, sans éloge et sans blâme, l’indication des principaux faits de leur carrière, avec la liste sommaire de leurs publications. »
Ceux qui ont le Dictionnaire sous les yeux peuvent s’assurer que les promesses du prospectus ont été, chose assez rare, remplies et au-delà.
A elle seule, la partie bibliographique et biographie du Dictionnaire pourrait former un ouvrage considérable. On y trouve, sauf un bien petit nombre de lacunes, tout ce qui a été écrit et tous ceux qui ont écrit sur l’économie politique, « Confiées d’abord à M. Ath. Gros, aujourd’hui bibliothécaire à Draguignan, la biographie et la bibliographie ont été continuées, à partir de la lettre R, par M. Maurice Block, sous-chef du bureau de la statistique générale de la France, qui a rédigé un nombre considérable d’articles, recueilli les notes biographiques et bibliographiques, et traduit en français les titres d’ouvrages publiés en langues étrangères. D’autres collaborateurs ont aussi pris part à ce travail : MM. A. Clément, Baudrillart, Gustave de Molinari, Maurice Monjean, et notamment M. Joseph Garnier, auquel nous devons un grand nombre d’articles biographiques et bibliographiques, où l’on reconnaît son goût pour l’érudition et la connaissance qu’il a de la littérature économique. »
Parmi les articles biographiques les plus importants, nous signalerons J.-B. Sai/, par M. A. Clément, qui a fait une étude toute spéciale des œuvres de cet illustre maître dont il a été le disciple; Sismondi, Adam Smith, Turgot, par M. Maurice Monjean, qui a consacré à ces hommes célèbres des notices dignes d’eux; Jean Bodin, Colbert, Condillac, Condorcet, Platon, Rousseau, Destutt Tracy,, Voltaire, par M. Henri Baudrillart, qui a abandonné l’arène de la philosophie et de la littérature pour celle de l’économie politique, à laquelle il a apporté un esprit élevé et une plume élégante; Jean de Witt, par M. Esquirou de Parieu, un homme politique qui partage ses loisirs entre l’économie politique et la jurisprudence ; Droz, Galiani, Genovesi, Godwin, Hume {David), List {le docteur), Maltus, Mably, Quesnay, Bicardo, Boland, Bossi, Saint-Simon, etc., etc., par M. Joseph Garnier, dont nos lecteurs ont pu apprécier le talent solide et varié. Mentionnons, d’une manière spéciale, dans l’œuvre biographique de M, Joseph Garnier, la notice sur Montchrétien, auteur du premier Traité d’économie politique en 1615, et la notice sur Fromenteau, cet économiste du seizième siècle, qui a joué un rôle si curieux dans l’assemblée générale du tiers Etat, de la noblesse et du clergé, et dont M. Joseph Garnier a eu le mérite de découvrir dans la poussière des bibliothèques les travaux trop oubliés.
Voilà pour ce qui concerne la partie biographique et bibliographique de l’ouvrage. Arrivons maintenant à la partie doctrinale.
Dans un ouvrage de ce genre, il était essentiel d’avoir égard à la formule saint-simonionne : A chacun sa capacité, c’est-à-dire de confier à chaque collaborateur les travaux qui convenaient le mieux k sa spécialité. La direction du Dictionnaire n’y a pas manqué. Elle a divisé entre ses savants collaborateurs le travail à exécuter, conformément à leurs aptitudes et à la direction de leurs études, de manière à obtenir d’eux ce qu’ils étaient le plus capables de bien faire.
C’est ainsi que M. Hippolyte Passy, ancien ministre des finances et auteur du remarquable ouvrage sur V Influence des Systèmes de culture sur l’économie sociale, a écrit, d’une part, l’article Impôt, de l’autre les articles Agriculture et Climat. Esprit presque encyclopédique, M. Passy n’a point borné là sa collaboration au Dictionnaire : on lui doit encore trois articles sur les questions les plus ardues et les moins éclaircies de la science : Rente de la terre. Utilité et Valeur. Comme pour se délasser de cette tâche sévère, il a fait justice des aberrations du socialisme dans l’article Utopie. Cette guerre aux socialistes, M. Léon Faucher, ancien ministre comme M. Passy, l’a poursuivie dans plusieurs articles importants, tels que Droit au travail. Intérêt, Propriété, Salaires. Dans ces articles, qui forment presque autant de traités complets, M. Léon Faucher a démoli avec une rare vigueur les sophismes dont les socialistes se sont servis pour ébranler les institutions fondamentales de la société. Dans l’article Intérêt, il a tracé un historique curieux du préjugé qui s’est élevé de- puis l’antiquité jusqu’à nos jours contre cette forme de la rémunération du capital. Complété par l’article Usure, de M. G. de Molinari, le travail de M. Léon Faucher donne un aperçu complet de cette question qui a occupé tour à tour Aristote, saint Thomas d’Aquin , Calvin, Bossuet, Turgot, Jérémie Bentham et M, Proudhon ! — A M. Louis Reybaud, l’auteur si populaire des Etudes sur les socialistes, revenait de droit l’article Socialisme. On sait que ce mot qui a fait malheureusement un si grand bruit dans le monde a été créé et mis en circulation par M. Reybaud. Les articles Socialisme de M. Louis Reybaud, Droit au travail de M. Léon Faucher, Utopie de M. Passy, auxquels il convient de joindre un travail de M. Henri Baudrillart, sur le Communisme, l’article Organisation du travail et la biographie de Fourier, par M. Courcelle-Seneuil , la biographie de Saint-Simon, par M. Joseph Garnier, donnent un aperçu aussi complet que possible des fausses doctrines qui ont été sur le point de bouleverser la société. Les articles Navigation et Quarantaine sont encore dus à la plume élégante de M. Louis Reybaud, à qui sa position de député d’un de nos grands ports de mer avait fait une obligation d’étudier à fond les questions maritimes. M. Ch. Dunoyer nous ramène à la science pure. Le savant auteur du traité de la Liberté du travail, a reproduit, dans l’article Production, l’analyse si méthodique et si complète qu’il a donnée des différentes branches de l’industrie humaine. Dans l’article Gouvernement, qui a fait l’objet d’un débat intéressant au sein de l’Académie des sciences morales et politiques, M. Charles Dunoyer a défini et délimité les véritables attributions du gouvernement.
M. Cherbuliez, aujourd’hui professeur d’économie politique à Lausanne, a donné au Dictionnaire les articles Bienfaisance publique, Coalitions, Cultes, Disette, Paupérisme, Taxe des pauvres. Dans le premier et les deux dernier; de ces articles, M. Cherbuliez a fustigé, d’une main par- fois un peu rude, cette fausse philanthropie, si proche parente du socialisme, qui aggrave les souffrances du pauvre en allouant une prime à son imprévoyance. Les articles Hôpitaux et Hospices., Secours publics, de M. Vée, inspecteur de l’assistance publique ; Enfants trouvés, de M. Frédéric Cuvier, l’un des esprits les plus éclairés du Conseil d’Etat ; Monts-de-piété, par M. Horace Say ; Sociétés de secours mutuels, par M. Alfred Legoyt ; Caisses de retraites, par M. Emile Thomas, complètent ce qui concerne l’assistance publique dans ses diverses ramifications.
M. Michel Chevalier qui a consacré, comme on sait, une grande partie de son cours du Collège de France aux travaux publics et à la monnaie, s’est chargé des articles Canaux, Chemins de fer, Métaux précieux, Monnaie, remplis de faits habilement condensés, etc. Son appréciation raisonnée des causes qui doivent amener, dans un délai plus ou moins long, la baisse de l’or (article Métaux précieux), est aussi particulièrement intéressante. M. Dupuit, .dont les lecteurs du Journal des Économistes ont pu apprécier l’esprit original et les connaissances solides, M. Dupuit, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, a traité des sujets qui rentrent dans sa spécialité, tels que : Eau, Péages, Poids et mesures. Ponts et Chaussées, Moules, Voies de communication, complétés par l’article Travaux publics de M. Biaise (des Vosges), rédacteur en chef du Journal des Chemins de fer, M. Wolowski, professeur au Conservatoire des arts et métiers, qui, le premier, a fait connaître en France les institutions de crédit foncier de l’Allemagne, et qui a été l’un des principaux promoteurs de la réforme du régime hypothécaire, était naturellement désigné pour écrire les articles Crédit foncier et Hypothèques. Charles Coquelin, qui avait soutenu avec tant de vigueur, dans son remarquable livre sur le Crédit et les Banques, la thèse, nouvelle en Europe, de la liberté des banques, s’était réservé les articles Banques, Circulation et Crédit. Le Dictionnaire qu’il a dirigé jusqu’à sa mort avec tant de science et d’autorité lui est redevable encore de plusieurs autres travaux importants, parmi lesquels nous signalerons : Acte de navigation, Brevets d’invention, Budget, Cabotage, Capital, Centralisation , Commerce, Concurrence, Crises commerciales, Harmonie industrielle, Industrie, etc., et surtout économie politique qui est un des plus remarquables écrits de ce recueil. Les articles Crédit public et Emprunts publics sont dus à M. Gustave Dupuynode, qui vient de publier un savant ouvrage sut la monnaie, le crédit et l’impôt.
M. Horace Say, qui a mis au service du Dictionnaire sa vaste érudition économique, sa science pratique des affaires et son ferme bon sens.
M. Horace Say a écrit les articles Agents de change, Agiotage.) Assurances, Bourse, Warrants, qui se rattachent plus ou moins aux questions du crédit ; l’article Douane , qui renferme un historique complet de la législation douanière des principaux pays civilisés et, en particulier, de la France ; l’article Enquête, que le directeur de la grande enquête sur l’industrie parisienne était mieux que personne en état d’écrire, etc.
— M. Reynouard, ancien pair de France et conseiller à la Cour de cassation, a écrit les articles Législation, Marques de fabrique, Société commerciale, et Parasites, l’une des esquisses les plus piquantes du Dictionnaire. —M. Vivien, ancien ministre, dont nous n’avons pas besoin de vanter les Etudes administratives, a donné l’article Police, où l’on retrouve, dans un cadre trop resserré peut-être, les qualités qui ont valu au livre un succès si honorable. — M. Esquirou de Parieu, ancien ministre de l’instruction publique, a fourni, pour sa part : Mariage, Octroi, Sel, Successions, Timbre et Enregistrement, Vente. Ces travaux se distinguent par une érudition variée, et l’on peut dire, notamment des articles Mariage et Successions, qu’ils éclairent l’économie politique par le droit, et le droit par l’économie politique. — M. Quételet, le savant directeur de l’observatoire de Bruxelles, président de la Commission royale de statistique de Belgique, qui a fait de si ingénieuses applications de la théorie des probabilités aux phénomènes économiques, et à qui la Belgique doit une nouvelle table de mortalité, a écrit les articles Probabilités et Tables de mortalité.
Les principales Tables de mortalité connues sont reproduites dans ce dernier article. — M. Alfred Legoyt, directeur du bureau de la statistique générale, a traité, avec savoir et érudition, différentes questions qui se rattachent à sa spécialité : Domaine public. Mines, Morcellement, Population, Statistique, Recensement, Recrutement, Sociétés de secours mutuels, etc. — M. Jules de Vroil, Léon Say, de Watteville, A. de Clercq, Moreau Christophe, M. Block, N. Rondot, A. Courtois, A. Dumont, E. Duval, etc., ont fait l’historique et l’appréciation de diverses institutions financières, agricoles, commerciales, manufacturières, charitables, etc., dans les articles: Amortissement, Chambres de commerce. Comptoirs d’escompte, Comices agricoles, Consulats, Dépôts de mendicité, Haras, Prisons, Loteries, Télégraphie, etc., etc.
M. Joseph Garnier, qui a été avec Charles Coquelin, MM. Horace Say, Ambroise Clément, Courcelle-Seneuil, G. de Molinari, l’un des collaborateurs les plus assidus du Dictionnaire, a traité une grande variété de sujets. On lui doit notamment Population, sujet que nul n’était plus apte à traiter que le savant annotateur de Malthus ; Statistique, aperçu substantiel et clair de cette science auxiliaire de l’économie politique ; Blocus continental, Boulangerie, Changes, Consommation, Contrebande, Finances, Liberté du travail, Ligue anglaise, Machines, Maximum, Physiocrates, Tabac, etc. — M. Gustave de Molinari a écrit Beaux-arts, Céréales, Civilisation, Colonies, Emigration, Esclavage, Liberté du commerce. Noblesse, Paix, Propriété littéraire, Servage, Travail, Usure, Villes, etc. Citons encore : Expositions industrielles, par M. A. Blanqui, à qui un état de santé précaire a malheureusement interdit une collaboration plus active au Dictionnaire ; Traités de Commerce, par M. Charles de Brouckère, bourgmestre de Bruxelles, ancien président de l’association belge pour la liberté des échanges ; Instruction publique, par M. de Vergé, rédacteur du Compte-rendu de l’Académie des sciences morales et politiques ; Vins, Impôt (sur les), par M. Louis Leclerc, qui a consacré à l’industrie vinicole de si agréables articles dans la presse quotidienne ; Garantie des matières d’or et d’argent, Prud’ hommes, par M. P. Paillottet; Morale, par M. Gochut ; etc., etc. N’oublions pas enfin l’article Abondance, qui ouvre le Dictionnaire et qui a été l’un des derniers travaux d’un homme qui a laissé dans la science une trace si brillante, Frédéric Bastiat.
M. Guizot disait, il y a trente ans, des encyclopédies : « C’est comme un vaste bazar intellectuel où les résultats de tous les travaux de l’esprit humain s’offrent en commun à quiconque s’y arrête un moment, et sollicitant à l’envi sa curiosité. »
Le Dictionnaire de l’économie politique n’embrasse qu’une des nombreuses catégories des travaux de l’esprit humain, mais, dans cette sphère naturellement limitée, il est plus détaillé, plus complet qu’aucune encyclopédie ne pourrait l’être. C’est, pour nous servir de l’expression pittoresque de M. Guizot, le « bazar de l’économie politique », bazar où se trouvent accumulés et mis à la portée de tous, les produits de cette branche utile des connaissances humaines. En élevant à l’économie politique ce monument durable, M. Guillaumin a dignement couronné l’ensemble de ses grandes publications économiques, le Dictionnaire du commerce et des marchandises, la Collection des principaux économistes, le Journal des économistes, l’Annuaire de l’économie politique et de la statistique, etc., et il a acquis un nouveau titre à la reconnaissance des amis de la science.
G. de Molinari