Après l’annexion des territoires et des populations, les Allemands achèvent l’annexion des esprits, avertit Yves Guyot en octobre 1894. Leurs idées de socialisme d’État, de collectivisme, de bureaucratie, séduisent de plus en plus les intelligences françaises, au risque de faire tomber la France sous la domination des Bismarck et des Karl Marx nationaux. L’Allemagne se prépare une destinée très décevante : mieux vaut ne pas la suivre.
Pangermanisation, Le Siècle, 10 octobre 1894.
M. Boediker, président de l’Office impérial des assurances allemandes, a dit avec un orgueil légitime : « Notre système s’est étendu en Autriche, on adopte nos principes en Hollande, en Italie. On commence à l’étudier àParis. »
Et M. von Mayer, de Strasbourg, ancien sous-secrétaire d’État de l’empire d’Allemagne, a célébré le triomphe de cette expansion des idées allemandes, du système allemand, de l’influence allemande, de la puissance allemande.
Les Allemands peuvent se réjouir à bon droit : ils achèvent, en ce moment, leur œuvre commencée en 1866 et en 1870.
Ils ont annexé des territoires et des populations ; maintenant ils annexent des esprits.
Ils font rayonner de Berlin leur influence sur les peuples qu’ils ont vaincus, et ils ont le suprême orgueil, après avoir triomphé d’eux par la force militaire, de les voir docilement s’absorber dans leurs idées et dans leurs procédés.
J’enrage quand je vois de bons jobards français se pâmer d’aise à la perspective de ce résultat, et se faire les auxiliaires dévoués de cette nouvelle invasion.
Oui, les Allemands peuvent être fiers : car ils tendent leurs deux lourdes mains sur nous, et nous subissons leur pression, non seulement avec résignation, mais avec enthousiasme.
De la main droite, ils nous imposent leur socialisme bureaucratique ;
De la main gauche, leur socialisme révolutionnaire.
Des fonctionnaires, socialistes d’État par destination, s’empressent d’adopter le premier.
Le second est propagé avec enthousiasme par les Guesde, les Vaillant, les Jaurès, les Millerand.
Bismarck et Karl Marx s’unissent pour nous étreindre jusqu’à l’étouffement.
Nous nous germanisons de gaieté de cœurde toutes manières : ce n’est plus seulement sur les boulevards que les brasseries remplacent les cafés. Les idées allemandes roulent avec la bière dans nos verres et s’infiltrent dans nos cerveaux.
Et quelles idées ? Certes, je suis pour le libre échange des idées comme pour le libre échange des marchandises. Les peuples communient par leurs génies : et au-dessus de leurs rivalités et de leurs batailles, on voit des figures qui, à force de grandeur, sont confondues dans l’admiration commune des peuples. Voltaire introduit en France Newton et Beccaria. Beethoven et Goethe sont de tous les pays. Peu importe d’où vient telle idée, si elle est juste. Qui donc, en France, nierait la rotation de la terre parce qu’elle a été découverte par un Italien et non par un Français ?
Si les idées allemandes me paraissaient favorables à l’évolution humaine, leur nationalité ne serait pas pour moi un vice rédhibitoire.
Mais loin d’y aider, elles marquent un arrêt de développement.
Le système d’assurance obligatoire allemand, c’est l’enrégimentation de la nation tout entière ; la suppression de la responsabilité individuelle ; la constitution d’une sorte d’abonnement fataliste qui détourne de chacun les conséquences de ses actes et les subordonne à des ordres administratifs.
Ces socialistes d’État, bons bourgeois conservateurs, admirateurs de l’Empire, pleins de déférence pour la noblesse, nous préparent notre revanche, à nous Français ; car ils font la besogne des collectivistes : ils leur construisent le mécanisme qu’ils devront mettre en mouvement : un jour, il suffira à un disciple de Karl Marx de mettre la main sur la manivelle et de la tourner en sens contraire, et le socialisme impérial sera transformé en socialisme révolutionnaire.
Si l’Allemagne court à cette destinée, ne nous laissons pas entraîner dans son orbe : écartons-nous en. Il est grand temps.
Nous avons déjà mis le bras dans l’engrenage avec nos lois prétendues ouvrières : les socialistes bureaucratiques s’y laissent aller croyant qu’ils pourront le diriger à leur profit : les socialistes révolutionnaires nous y poussent de toutes leurs forces : les Allemands, depuis les fonctionnaires du sommet de la hiérarchie impériales jusqu’aux socialistes des bas fonds les plus obscurs, font un formidable effort pour nous y jeter. Et il y a des bourgeois qui disent : — il faut leur prendre leurs réformes sociales ; des fonctionnaires qui admirent et des ouvriers parisiens qui ne jurent que par Bebel. Ceux qui résistent à cet écrasement sont traités en suspects. On les accuse d’être des économistes dogmatiques, des entêtés qui ne comprennent pas les nécessités du temps. Parce qu’ils ne veulent pas se laisser germaniser, on les suspecterait d’être des traîtres et de manquer de patriotisme.
Je suis, et je reste parmi les traîtres.
YVES GUYOT.
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