Quand une administration ou un détenteur d’autorité exerce un pouvoir qu’il n’a pas, ou dépasse le cadre dans lequel son action peut légitimement s’inscrire, il est nécessaire qu’une institution judiciaire spéciale puisse protéger les droits et les libertés des simples citoyens. C’est ce que fait le conseil d’État, comme Léon Aucoc, qui y a servi une grande partie de sa carrière, l’explique dans cet article publié dans la Revue des Deux-Mondes en 1878.
LE CONSEIL D’ÉTAT ET LES RECOURS POUR EXCÈS DE POUVOIRS
Revue des Deux-Mondes, 3e période, t. 29, 1878.
La juridiction administrative a été, à diverses reprises, l’objet d’attaques très vives. Ce ne sont pas seulement son organisation, ses formes de procéder, l’étendue de ses attributions, qui ont été contestées ; son existence même aété mise en question, et l’on a pu croire, à certains moments, qu’elle était condamnée par l’opinion libérale. Et cependant elle est toujours debout, et les différentes assemblées législatives qui avaient entendu se produire ces attaques ont toutes, quel que fût le régime politique, ajouté des attributions nouvelles à celles dont le conseil d’État et les juridictions qui lui sont subordonnées étaient investis. Il y a là un fait dont il peut être intéressant de rechercher les causes.
Il s’est trouvé des hommes considérables pour soutenir que l’existence de la juridiction administrative était contraire au principe de la séparation des pouvoirs, tel que l’entendait Montesquieu ; que l’assemblée constituante de 1789, en l’organisant, avait commis une erreur à laquelle l’avaient entraînée ses préjugés contre les parlements, qu’il ne pouvait pas y avoir deux ordres de justice, que l’autorité judiciaire seule devait statuer sur les réclamations formées contre l’administration quand elles avaient pour base un texte de loi, de règlement ou de contrat. On a même été jusqu’à prétendre que la justice administrative était organisée pour donner toujours gain de cause à l’État, et l’on s’efforçait de le prouver en faisant ressortir les dispositions anormales qui, pendant un certain temps, ont réglé la constitution du personnel et le mode de procéder de ces juridictions.
Si ces reproches eussent été fondés, l’institution attaquée aussi énergiquement n’aurait pas survécu à cette polémique ; mais il s’est élevé des voix très autorisées pour défendre, au point de vue des principes, l’œuvre de l’assemblée constituante, confirmée, après discussion, par toutes les assemblées législatives qui lui ont succédé, et l’un des hommes qui ont le plus honoré le conseil d’État par leurs travaux, M. Vivien, a publié sur cette question en 1841, dans la Revue, des pages qui n’ont rien perdu de leur force. Ce n’est pas à nous qu’il conviendrait de mettre en doute l’influence considérable qu’ont exercée sur le revirement de l’opinion publique l’habileté des défenseurs de la juridiction administrative et la solidité des arguments qu’ils ont su faire valoir. Nous n’avons pas l’intention de reprendre l’œuvre de discussion qu’ils ont menée à bonne fin ; mais il faut dire que le succès de leurs théories est dû en partie à deux faits considérables : les réformes introduites dans l’organisation et la procédure de cette juridiction, et les services qu’elle a rendus au public en le protégeant contre les erreurs et les entraînements des agents de l’administration.
Il y a eu dans le premier fait une satisfaction légitime donnée aux réclamations de ceux qui lui reprochaient de ne pas offrir les garanties extérieures qu’on trouve devant l’autorité judiciaire. À ces garanties extérieures, la jurisprudence du conseil d’État est venue ajouter une démonstration pratique de la protection efficace que les droits privés pouvaient trouver dans le contrôle de la juridiction administrative ; et, comme l’expérience s’est prolongée pendant plusieurs générations, à travers différents régimes politiques, il a été bien établi que ce n’était pas seulement au mérite de quelques hommes, mais à la nature même de l’institution qu’on devait attribuer ces précieux résultats.
Un des points les plus saillants, nous dirions volontiers les plus curieux, de cette jurisprudence, c’est la création du recours pour excès de pouvoirs. Le conseil d’État, on peut le reconnaître aujourd’hui, a eu quelque peine à trouver dans les textes de loi, avant la loi du 24 mai 1872, la base de ce recours qui lui fait exercer tous les pouvoirs d’une cour de cassation sur les actes de tous les agents de l’administration, sur ceux des juridictions administratives qui statuent en dernier ressort et même sur ceux des corps électifs, comme les conseils généraux et les conseils municipaux quand ils ont une autorité propre. Cependant il a réussi dans cette tâche difficile, il a développé ses doctrines avec une persévérance et un esprit de suite qui ne se sont jamais démentis pendant plus de cinquante ans, et c’est à lui plus qu’au législateur, nous sommes autorisé à le dire, que les citoyens doivent être reconnaissants des garanties données par ce recours.
Il nous faut remonter un peu loin pour présenter la série des réformes introduites dans l’organisation de la juridiction administrative et pour suivre le travail patient, ingénieux, hardi, qui a créé et développé le recours pour excès de pouvoirs. Mais c’est l’histoire de deux progrès considérables dans une branche de la justice dont le fonctionnement régulier et facile importe au plus haut degré à la marche des affaires publiques. C’est de plus un exemple, trop rare en France, de réformes sages et successives substituées à une brusque destruction. On nous pardonnera donc d’entrer dans les détails nécessaires.
I.
Le conseil d’État tenait une si grande place dans les institutions du consulat et du premier empire qu’au moment de la chute de Napoléon Ier on put croire qu’il allait disparaître. Il semblait, au premier abord, incompatible avec les institutions organisées par la charte de 1814, qui n’en faisait pas mention. Et cependant c’était aux institutions antérieures à 1789 que la constitution de l’an VIII avait emprunté le conseil d’État supprimé par la constitution de 1791. C’était à l’Ancien régime qu’on avait pris l’idée d’un corps considérable, appelé à être l’auxiliaire permanent du gouvernement dans l’œuvre de la préparation des lois, de l’expédition des affaires administratives et du jugement des réclamations dirigées contre les actes de l’administration.
On peut même dire, depuis qu’on connaît, grâce à la publication des lettres, mémoires et instructions de Colbert faite par M. Pierre Clément, les détails de l’élaboration des réformes législatives accomplies sous Louis XIV, qu’il y a d’assez grandes analogies entre ces travaux et l’œuvre de codification de nos lois civiles et criminelles accomplie sous le consulat et le premier empire. Dans l’une comme dans l’autre, c’est le conseil d’État qui a la principale part. Pour l’ordonnance civile du mois d’avril 1667 et pour l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670, le conseil d’État, après de longs travaux auxquels préside Louis XIV, tient des conférences avec les députés du parlement de Paris. De 1804 à 1810, pour les travaux du code civil, du code de procédure civile, du code d’instruction criminelle, du code pénal, du code de commerce, le conseil d’État, après de longues discussions auxquelles Napoléon a pris souvent une part active, obtient l’assentiment du corps législatif, qui n’a pas modifié notablement son œuvre.
Mais la chambre des députés et la chambre des pairs n’entendaient pas être réduites au rôle effacé du corps législatif et du sénat sous le premier empire, et l’on ne trouva pas, au début de la mise en mouvement du mécanisme des institutions constitutionnelles anglaises, un moyen terme entre l’intervention permanente et obligatoire du conseil d’État dans la préparation et l’interprétation des lois et la suppression complète de son rôle en matière législative. C’est plus tard seulement qu’on a compris l’influence utile que peut exercer dans les réformes législatives le concours d’un corps qui se préoccupe avant tout des doctrines juridiques ou administratives et des intérêts généraux du pays. Le gouvernement de la restauration consulta à peine le conseil sur quelques lois de peu d’importance et il lui fit expier la gloire d’avoir rédigé les grands codes en ne l’appelant pas à examiner le code forestier. D’autre part, les ministres, qui avaient désormais la responsabilité de leurs actes, n’admettaient pas volontiers que le conseil d’État dût être appelé, comme sous l’empire,à préparer tous les projets de règlement et la plupart des décisions en matière administrative, et les bureaux n’avaient pas de peine à leur persuader que le contrôle incessant du conseil gênait leur liberté d’action.
C’était surtout en matière contentieuse que l’intervention du conseil d’État était contestée. De 1817 à 1823, chaque année, lors de la discussion du budget, des membres de l’opposition prétendaient que l’autorité attribuée au conseil était contraire à la charte, qu’une ordonnance royale n’avait pu constituer un des organes de la justice, et soutenaient que, tant qu’une loi ne serait pas intervenue pour créer une justice régulière en matière administrative, il fallait laisser à la charge de la liste civile le traitement des membres du conseil d’État. Ces adversaires du conseil étaient M. de Villèle, le comte Roy, Dupont de l’Eure, Alexandre de Lameth, Manuel. La légalité de l’institution était, il est vrai, vivement défendue par les gardes des sceaux, notamment MM. Pasquier et de Serre, et par Cuvier, aussi éminent conseiller d’État que grand naturaliste. Et les chambres ne leur donnaient pas seulement gain de cause en maintenant au budget le crédit servant aux dépenses du conseil d’État ; diverses lois consacraient ou étendaient ses attributions. Assoupie en 1823, la querelle se réveillait en 1828 à l’occasion d’une proposition de loi de M. Gaétan de La Rochefoucauld, auquel M. Dupin aîné et M. de Salverte apportaient leur concours. Les brochures, les articles de revue, les livres n’étaient pas moins nombreux que les discours. M. Bérenger, dans son étude sur la Justice criminelle en France, demandait le renvoi aux tribunaux civils de toutes les affaires comprises dans le contentieux administratif. M. Duvergier de Hauranne soutenait la même thèse dans son livre sur l’Ordre légal en France. C’est à cet ordre d’idées que s’était rattaché M. le duc de Broglie en 1828 dans un article de la Revue française où il repoussait vivement un système de réforme intermédiaire proposé par M. de Cormenin et M. Macarel et qui consistait à créer une cour de justice administrative spéciale composée de magistrats inamovibles.
Le gouvernement pouvait avoir raison contre ses adversaires au point de vue des principes ; mais il n’avait pas usé avec sagesse des pouvoirs qui lui appartenaient. S’il avait fait entrer dans le conseil d’État des hommes considérables dont les uns avaient appartenu au personnel du premier empire et à leur tête Cuvier, le comte Bérenger, Allent, dont les autres avaient marqué dans les discussions parlementaires, comme MM. Royer-Collard, de Serre, Ravez, de Broglie, Camille Jourdan, de Barante, Guizot, il ne donnait pas au personnel de ce grand corps une stabilité suffisante pour rassurer les justiciables. Jusqu’en 1824, la liste du service ordinaire était arrêtée tous les ans : il suffisait d’être omis au tableau pour perdre ses fonctions ; les changements de ministères amenaient des mutations récentes.
D’autre part, l’examen des affaires contentieuses se faisait dans des conditions qui se rapprochaient trop de l’étude des affaires administratives. Sans doute depuis 1806, par suite de la création de la commission du contentieux, due à l’initiative personnelle de l’empereur[1], le conseil d’État pouvait être directement saisi par les parties intéressées et l’instruction des affaires était dirigée par des magistrats spécialement préoccupés du point de vue pratique ; mais les avocats n’étaient autorisés qu’à produire des mémoires, les rapports étaient lus à huis clos, dans une assemblée générale où siégeaient tous les membres du conseil, y compris les chefs de service des ministères qui avaient le titre de conseillers en service extraordinaire, ce qui pouvait autoriser à dire que l’administration était juge et partie.
Tout en tenant tête à l’orage, le cabinet présidé par M. de Martignac crut sage de satisfaire l’opinion libérale par des réformes. On commença par les conflits d’attribution, qui permettaient aux préfets de dessaisir l’autorité judiciaire dans les contestations qu’ils considéraient comme étant du ressort de l’autorité administrative, pour faire trancher la question de compétence par une décision du roi délibérée en conseil d’État. Des abus considérables s’étaient produits : la magistrature, le barreau s’en étaient émus ; les conflits s’étaient multipliés outre mesure, notamment à l’occasion des difficultés relatives à l’inscription sur les listes électorales. L’ordonnance du 1er juin 1828, préparée par une commission composée de magistrats et de membres du conseil et contre-signée par M. Portails, limita les cas dans lesquels l’administration pourrait user du droit de conflit et organisa une procédure qui ménageait les justes susceptibilités de l’autorité judiciaire.
Cette tâche accomplie, une autre commission fut chargée de préparer une loi sur l’organisation du conseil d’État. Ici les questions étaient plus difficiles à résoudre : l’œuvre n’était pas achevée quand le ministère Martignac fut renversé ; mais le nouveau garde des sceaux, M. Courvoisier, en comprit l’utilité, et sous sa présidence la commission adopta, au mois de janvier 1830, un projet de loi qui constituait dans le sein du conseil d’État un conseil du contentieux, composé de quinze membres nommés à vie, pour examiner les affaires contentieuses, après avoir entendu en séance publique les avocats des parties et les conclusions des commissaires du gouvernement. M. de Cormenin avait contribué beaucoup à faire adopter cette solution qu’il avait soutenue devant la chambre des députés en 1829 dans un discours fort remarqué.
On voit l’importance des réformes que le gouvernement allait proposer aux chambres lorsque survint la révolution de 1830. Le ministre chargé de présider le conseil d’État dans le premier cabinet formé après la révolution de 1830 était le duc de Broglie. Dès le 20 août 1830, une nouvelle commission fut instituée pour préparer un projet de loi sur la réforme à introduire dans l’organisation et les attributions du conseil. Elle était présidée par Benjamin Constant, devenu président de la section de législation et de justice administrative. Le but assigné à ses travaux n’était pas celui que poursuivaient M. Portails et M. Courvoisier : donner des garanties aux justiciables sans porter atteinte au principe fondamental qui ne permettait pas aux tribunaux civils de contrôler les actes de l’administration. Il s’agissait au contraire de réaliser les idées exprimées dans l’article de la Revue française et de renvoyer aux tribunaux civils la plupart des questions soumises à la juridiction administrative. La commission fit un travail très approfondi. À la suite de longues délibérations, M. de Vatimesnil, nommé rapporteur, rédigea un projet de loi en deux cent quarante-cinq articles sur la compétence et la juridiction en matière de contentieux administratif, qui réduisait notablement les attributions des conseils de préfecture, des ministres et par suite celles du conseil d’État. Son travail était adopté en principe au mois de février 1831: mais, quand on reprit l’examen de la rédaction au mois de septembre suivant, le personnel de la commission était changé en partie. Son projet fut remplacé par un autre travail qui ne modifiait pas les attributions du conseil et s’inspirait du projet de M. Courvoisier, en constituant une section du contentieux composée de dix conseillers d’État inamovibles[2].
Aussi bien le gouvernement avait déjà pris des mesures empruntées à ce même projet, qui faisaient passer immédiatement dans la pratique les réformes les plus urgentes. Deux ordonnances royales du 2 février 1831 avaient organisé la publicité des audiences dans lesquelles étaient jugées les affaires contentieuses. Désormais les avocats des parties avaient le droit de présenter des observations orales pour compléter et mettre en relief les arguments développés dans leurs mémoires. En outre un commissaire du gouvernement était appelé à donner ses conclusions dans chaque affaire, et nous pouvons dire qu’il y avait là aussi une garantie pour les parties ; car si le commissaire du gouvernement est l’organe de l’intérêt social, il n’est pas le défenseur exclusif de l’administration et il compte au rang de ses devoirs les plus stricts (c’est une tradition constante) l’obligation de demander justice pour les citoyens dont la réclamation lui paraît fondée. On avait eu soin, en outre, de réserver exclusivement aux membres du conseil en séance ordinaire, à l’exclusion des chefs de service des ministères, le jugement des affaires contentieuses.
Cette réforme fut unanimement approuvée ; mais une autre question plus délicate surgit lors de la discussion des projets de loi sur l’organisation du conseil d’État présentés successivement à la chambre des pairs et à la chambre des députés, de 1833 à 1845. Le conseil d’État aurait-il un pouvoir propre de juridiction, ou continuerait-il à être, même en matière contentieuse, l’auxiliaire du chef de l’État, et ses décisions n’auraient-elles force exécutoire que si le roi se les appropriait sous le contre-seing du ministre de la justice?
La tradition s’était établie dans ce dernier sens sous le régime de la constitution de l’an VIII. Elle s’était maintenue sous la restauration. Le gouvernement de juillet la consacrait expressément dans les divers projets de loi qu’il présenta, et ce système fut toujours adopté par la chambre des pairs. Mais le système d’une juridiction propre attribuée au conseil fut énergiquement soutenu dans la chambre des députés : deux commissions, qui avaient pour organes MM. Vatout et Dalloz, l’avaient adopté en 1837 et 1840 ; M. Vivien lui donnait l’appui de son autorité en le défendant à son tour dans ses études administratives. C’est à une faible majorité que la chambre des députés consacra enfin la tradition en vertu de laquelle, suivant une expression empruntée au langage d’avant 1789, la juridiction administrative suprême était retenue et non déléguée par le chef de l’État. La loi de 1845 exigeait seulement que, dans le cas où le gouvernement statuerait contrairement à l’avis du conseil d’État, la décision fût rendue de l’avis du conseil des ministres et insérée au Moniteur et au Bulletin des lois.
On justifiait la théorie de la justice retenue en soutenant qu’il y aurait des dangers pour la liberté de l’administration, sans laquelle sa responsabilité n’existerait plus, à ce qu’un corps placé au centre du pays contrôlât, au point de vue légal, les actes de toutes les autorités administratives, y compris le chef de l’État lui-même. On pensait que le chef de l’État seul pouvait remplir cette mission. Toutefois on avait institué des garanties pour les particuliers, en l’obligeant à prendre l’avis d’un conseil composé d’hommes expérimentés, assez mêlés au mouvement des affaires administratives pour en bien comprendre les besoins, assez désintéressés dans cette action pour pouvoir être impartiaux, et qui, depuis la réforme accomplie en 1831, statuaient dans les mêmes conditions que les tribunaux de l’ordre judiciaire. Du reste, il n’y avait là qu’une théorie, une fiction constitutionnelle. Dans la pratique, jamais le chef de l’État n’a pris un décret contraire à celui qui lui était proposé. Nous ne connaissons que deux affaires dans lesquelles la décision proposée par le conseil d’État n’ait pas été approuvée. Encore ne s’est-il produit qu’un retard de quelques années dans l’approbation[3]. Si regrettables que soient ces deux faits, ils sont du nombre de ces exceptions qui mettent la règle en lumière. Les comptes-rendus quinquennaux du conseil d’État publiés à partir de 1835 établissent en effet le nombre considérable des décisions ministérielles annulées, et même d’ordonnances royales et de décrets impériaux rapportés sur l’avis du conseil d’État.
C’est qu’on sentait qu’il n’était pas possible que, lorsqu’une décision sur un procès avait été préparée par des magistrats qui avaient examiné les pièces et entendu les observations orales des parties et du ministère public, une autre solution fût substituée, sur le rapport d’un ministre, à celle qu’avait adoptée le conseil d’État. Aussi l’usage s’était-il établi depuis longtemps d’appeler arrêts du conseil les décisions prises par le souverain sur la proposition du conseil d’État délibérant au contentieux.
Le respect que le souverain avait constamment professé pour les avis du conseil d’État, en exerçant sa prérogative constitutionnelle, conduisait à faire un pas de plus dans la voie des garanties données aux justiciables.
La loi du 3 mars 1849, rendue sur le rapport de M. Vivien, avait établi le système de la juridiction propre. Ce système a disparu, il est vrai, de 1852 à 1872 ; mais il a été consacré de nouveau par la loi du 24 mai 1872, qui donne au conseil d’État les pouvoirs d’une juridiction souveraine. Le législateur a pensé que le droit réservé au chef de l’État de signer les décisions rendues en matière contentieuse servait de prétexte à des critiques injustes contre la juridiction administrative, sans avoir des avantages pratiques. Il a cru que la juridiction propre exercée par les membres du conseil d’État, que leurs autres fonctions tiennent au courant des nécessités permanentes de l’administration et de ses difficultés passagères, offrait les garanties nécessaires aux justiciables et ne faisait courir aucun risque à l’intérêt public. Ce n’est pas tout. Les recours devant le conseil d’État ont été facilités dans beaucoup de matières par la dispense du ministère des avocats et des frais dus au Trésor. Il y a là un point qui mérite quelque attention.
Dans l’organisation judiciaire comme dans l’organisation des juridictions administratives, il existe pour les parties un droit d’appel contre la décision rendue par le juge du premier degré. Seulement, en matière judiciaire, le législateur a craint que la garantie donnée aux plaideurs contre les erreurs ou l’arbitraire du premier juge ne tournât à leur préjudice et ne favorisât des manœuvres qui aboutiraient à retarder indéfiniment la solution des affaires. Quand l’intérêt en litige ne paraît pas valoir les frais d’un nouveau procès, il interdit l’appel. Il y a plus, il frappe d’une amende le plaideur qui a interjeté à tort un appel, et si cette amende est légère en général, elle peut être plus considérable dans certains cas. Il en est de même à l’égard des pourvois rejetés par la cour de cassation. Quel que soit le chiffre de l’amende, il y a là un signe des restrictions apportées au droit de recours.
Devant la juridiction administrative, le législateur a procédé tout différemment. Il n’y a qu’un très petit nombre de juridictions qui statuent en dernier ressort. Presque toutes les affaires soumises au juge du premier degré peuvent être l’objet d’un pourvoi devant le conseil d’État sur le point de fait comme sur le point de droit. Jamais la décision n’est définitive, quelque minime que soit le chiffre de l’intérêt engagé dans une affaire. Le législateur a vu de grands avantages à ce que tous les litiges qui s’élèvent entre un intérêt privé et l’intérêt général pussent être soumis à la juridiction administrative suprême, qui est en relations constantes avec le gouvernement.
Mais, pour que les justiciables puissent profiter du bénéfice de cette règle, il faut qu’ils ne soient pas arrêtés par des frais de justice, droits de timbre, d’enregistrement et de greffe dus à l’État, et surtout par les frais plus considérables du ministère des avocats au conseil. Aussi de nombreuses dispenses de frais ont été accordées. En 1824, c’était en faveur des réclamations relatives aux prestations imposées pour les chemins vicinaux ; en 1831 et 1833 pour les réclamations relatives aux élections municipales et départementales ; en 1832 pour les pourvois en matière de contributions directes, ce qui a entraîné la même dispense pour les pourvois relatifs aux taxes nombreuses assimilées à ces contributions ; en 1850 pour les réclamations concernant la police du roulage ; en 1865 pour toutes les affaires dans lesquelles les conseils de préfecture exercent une juridiction répressive, notamment en matière de police de la grande voirie, routes, chemins de fer, cours d’eau navigables. Dans toutes ces affaires, il suffit, pour saisir le conseil d’État, d’une demande écrite sur papier timbré, et même dans certain cas, pour les élections par exemple, le papier timbré n’est pas nécessaire. Ces facilités ont augmenté notablement le nombre des affaires sur lesquelles le conseil d’État est appelé à statuer. Sous la restauration on jugeait à peine 500 affaires par an ; sous le gouvernement de juillet le maximum ne dépassait pas généralement 700 ou 800. De 1852 à 1865 la moyenne annuelle des affaires a été environ de 1 000, et celle des pourvois introduits sans le ministère des avocats a été à elle seule de 640. De 1872 à 1877 le total annuel a été de plus de 1 350, et celui des pourvois sans frais a été de 611. Une seule chose nous étonne, c’est qu’il ne soit pas plus considérable.
Telles sont les réformes que le législateur a successivement accomplies pour organiser au conseil d’État une justice spéciale qui remplît les conditions essentielles d’une bonne justice. Il y manque à la vérité l’inamovibilité des juges. Nous ne voulons pas soulever ici une question de principe ; nous demandons seulement la permission de soutenir que, s’il est nécessaire qu’un juge soit impartial et soit considéré comme tel, l’inamovibilité n’est pas toujours indispensable pour arriver à ce résultat. Il est nécessaire aussi que le juge soit éclairé.
Une des raisons qui justifient la juridiction administrative, c’est précisément la nécessité que le juge ait des lumières spéciales sur les questions si variées, si délicates qui lui sont fréquemment soumises, qu’il ait la connaissance exacte des intérêts engagés dans les différents services publics. C’est ce qui faisait dire à M. de Larcy, dans son rapport présenté en 1851 sur le projet de loi relatif aux conseils de préfecture, que « le juge du contentieux administratif est d’autant plus propre à remplir sa mission qu’il est lui-même mêlé à la pratique des affaires administratives. » Dans l’organisation actuelle, le conseil d’État joue en même temps le rôle de conseil de l’administration pour de nombreuses affaires et celui de tribunal. Ce double rôle qui lui est assigné est très profitable non seulement à l’administration qu’il empêche de s’égarer, mais aux citoyens eux-mêmes qui se plaignent qu’on ait violé leurs droits, et les lumières que les magistrats puisent dans cette collaboration habituelle aux actes des administrateurs les conduisent à appliquer avec plus de modération les dispositions rigoureuses de la loi.
Mais comment pourrait-on conserver aux membres du conseil leur rôle de conseillers du gouvernement, s’ils étaient inamovibles ? Les résultats des autres garanties données aux justiciables ont démontré qu’il serait sans profit d’insister sur ce point. Il faut ajouter que la nature humaine est très complexe, et que, si l’inamovibilité est utile pour la préserver de certaines défaillances, il y a des situations qui suffisent à lui créer des habitudes d’indépendance que l’inamovibilité à elle seule ne donnerait pas. L’homme est naturellement enclin à attribuer une certaine importance à ses actes comme un certain mérite à sa personne, et, quand une mission de contrôle lui est confiée, il est plus porté à exagérer son pouvoir qu’à l’amoindrir de ses propres mains. Aussi bien la jurisprudence du conseil d’État en matière d’excès de pouvoirs en est une preuve éclatante.
II.
On sait quelle est l’importance du rôle de la jurisprudence, même dans les matières pour lesquelles le législateur a refondu et classé méthodiquement les règles du droit dans des codes. Une foule de questions nouvelles sont soulevées tous les jours par des besoins nouveaux, par les passions et les intérêts des plaideurs, par les subtilités des légistes. Le juge, qui ne doit jamais refuser de statuer sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi est appelé à trancher toutes ces questions, et la série des précédents judiciaires complète ainsi la loi en l’interprétant et en comblant les lacunes qu’on y a signalées.
Il y a quelques années, dans un congrès de l’association des sciences sociales fondée à Londres en 1857 par l’initiative de l’illustre lord Brougham, un jurisconsulte anglais, examinant s’il serait avantageux pour son pays d’entreprendre la codification des lois en suivant l’exemple de la France et de la plupart des autres nations de l’Europe, déclarait d’abord que, à son avis, ce serait une œuvre très difficile à exécuter avec le mécanisme du régime parlementaire ; mais il ajoutait que ce serait en outre une œuvre inutile si l’on devait se borner à rédiger des travaux aussi restreints que nos codes. Il y avait cherché vainement, disait-il, la solution de beaucoup de difficultés et ne l’avait rencontrée que dans les recueils d’arrêts. Pour rendre de véritables services, selon lui, un code du droit anglais devrait avoir au moins dix fois l’étendue des codes français. S’il en était autrement, les jurisconsultes et les plaideurs anglais préféreraient se passer de code.
Nous n’avons pas à discuter ici cette opinion, qui n’étonnera pas les personnes familières avec la rédaction très développée des lois anglaises. Nous n’avons pas à rechercher si, de l’autre côté de la Manche, les plaideurs seraient sur ce point d’accord avec les jurisconsultes, qui peuvent en effet souffrir moins que d’autres de l’obscurité de la législation et de la complication des procès. Nous ne la mentionnons que pour faire ressortir combien l’œuvre de la jurisprudence est considérable dans les matières civiles, commerciales et criminelles[4].
Mais cette œuvre est bien plus considérable encore dans les matières administratives pour lesquelles diverses raisons ont empêché et empêcheront peut-être encore longtemps une codification générale. Les lacunes, les antinomies de lois très nombreuses et très fréquemment modifiées, imposent une bien lourde tâche au juge, et particulièrement au conseil d’État, qui remplit à la fois le rôle de juge en premier et dernier ressort, de cour d’appel unique et de cour de cassation. Ce que nous avons à signaler ici, c’est que les bases mêmes de ces pouvoirs si étendus ont été posées par la jurisprudence plutôt que par la loi. Lorsque le conseil d’État a été réorganisé au début de ce siècle, la constitution du 22 frimaire an VIII et l’arrêté consulaire du 5 nivôse suivant n’ont pas précisé d’une manière bien nette les attributions juridiques qui lui étaient conférées. La constitution de l’an VIII le chargeait de résoudre, sous la direction des consuls, les difficultés qui s’élèvent en matière administrative ; l’arrêté consulaire porte qu’il prononce sur les affaires contentieuses dont la décision était précédemment remise aux ministres. Les lois, ordonnances ou décrets postérieurs jusqu’à la loi du 24 mai 1872 ont toujours employé les mêmes mots très vagues de contentieux administratif.
Mais où se trouve la définition du contentieux administratif ? À quels caractères le reconnaît-on ? Bien des questions délicates s’élevaient à ce sujet. Il y a un assez grand nombre de cas dans lesquels le législateur, en confiant à l’administration le soin d’exécuter les mesures nécessaires pour l’accomplissement des services publics et le pouvoir d’imposer des sacrifices aux citoyens dans l’intérêt général, par exemple en la chargeant d’asseoir et de recouvrer les impôts, en la chargeant de faire exécuter des routes, des chemins de fer et autres travaux publics, a prévu les réclamations et a décidé qu’elles seraient portées devant une juridiction déterminée, soit de l’ordre administratif, soit même, exceptionnellement, de l’ordre judiciaire. Mais il y a beaucoup de cas où la loi est muette. Fallait-il, dans le silence de la loi, admettre au conseil d’État toutes les réclamations quelconques soulevées par des actes administratifs et que le législateur n’avait pas expressément renvoyées à un juge ? Fallait-il au contraire interdire tout recours dans le cas où le législateur ne l’avait pas permis ? En un mot, comment devait-on délimiter le domaine de l’administration active et celui de la juridiction administrative ?
D’autre part, pour les affaires qui n’étaient pas attribuées à une juridiction administrative déterminée, était-ce bien au ministre compétent ou au conseil d’État qu’il appartenait d’en connaître, n’était-ce pas plutôt aux tribunaux de l’ordre judiciaire, surtout lorsqu’il s’agissait d’appliquer les principes qui régissent les contrats et les quasi-contrats, les délits et les quasi-délits ? Ici l’on avait à fixer les frontières des deux ordres de juridiction.
C’est là l’œuvre délicate et souvent laborieuse qu’a dû accomplir le conseil d’État en donnant la définition du contentieux administratif : nous n’avons pas ici à la développer ; nous en indiquons en quelques mots les éléments.
Se fondant sur le principe général de la séparation de l’autorité administrative et de l’autorité judiciaire posé par la première assemblée constituante dans la loi des 16-24 août 1790 et dans plusieurs autres textes, la jurisprudence a établi une série de règles de compétence sur les cas controversés entre l’administration et les tribunaux de l’ordre judiciaire : notamment la théorie de l’interprétation des actes administratifs et les règles relatives à la responsabilité de l’État pour les préjudices causés par les actes de ses agents.
D’autre part, c’est avec deux principes généraux, fondés sur la nature même des contestations juridiques, que le conseil d’État a distingué les cas dans lesquels un recours pouvait lui être soumis et ceux dans lesquels il ne lui appartenait pas de contrôler les appréciations des agents de l’administration ou celles de l’autorité gouvernementale. Toutes les fois qu’il a été allégué qu’un droit fondé sur un texte de loi, de règlement ou d’un contrat était violé par un acte administratif, il a ouvert un recours, alors même que la loi ne l’avait pas expressément autorisé. Il a exigé en même temps, pour que le débat pût avoir une conclusion pratique, que l’acte contesté devant lui fût véritablement de nature à porter actuellement atteinte à un droit et ne fût pas une simple menace, une prétention, une autorisation sans efficacité immédiate.
Mais il a scrupuleusement respecté le terrain sur lequel le législateur avait voulu laisser à l’administration la liberté de se mouvoir, sous sa responsabilité, sous le contrôle des assemblées politiques, pour l’appréciation des mesures destinées à satisfaire les intérêts généraux ou locaux du pays. Assurément les citoyens subissent parfois un sacrifice pénible, par exemple dans le cas où l’ouverture d’une voie de communication leur enlève ou morcelle leurs propriétés, et l’indemnité préalableà laquelle ils ont droit peut ne pas les dédommager à leur gré. Néanmoins ils ne sont pas recevables, comme l’a reconnu avec raison la jurisprudence, à faire obstacle à l’exécution d’un travail déclaré d’utilité publique et à contester devant une juridiction l’utilité de ce travail et la convenance du tracé adopté. Le conseil a également refusé de connaître des réclamations dirigées contre les actes qui rentraient dans les pouvoirs réservés à l’autorité gouvernementale proprement dite, notamment les faits de guerre et les actes qui se rattachent aux négociations diplomatiques, aux rapports de la France avec les pays étrangers. La nature des pouvoirs exercés en pareil cas ne lui a pas paru comporter un débat juridique.
Voilà de quels éléments s’est formée la théorie du contentieux administratif.
La théorie des recours pour excès de pouvoirs est encore plus une création dans le sens propre du mot. Il ne s’agissait plus ici de donner le commentaire d’un texte, il s’agissait à peu près de faire sortir ce texte du néant, et l’on y a réussi.
Rien de plus net et de plus précis que l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 : « Le conseil d’État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives. » La dernière partie de ce texte est toute nouvelle ; les lois antérieures sur l’organisation et les attributions du conseil ne parlaient que du contentieux administratif. Et cependant la loi de 1872, nous l’avons dit, n’a fait que consacrer une très longue jurisprudence.
L’autorité du conseil d’État en matière de contentieux administratif ne suffisait pas en effet pour protéger les citoyens contre certaines illégalités commises par les autorités administratives. On n’a compris sous cette dénomination que les affaires dans lesquelles le conseil d’État peut réformer les décisions des autorités qui lui sont subordonnées, et substituer une décision à celle qu’il annule ou prescrire que l’acte attaqué soit modifié dans le sens qu’il détermine. Il en est ainsi quand il réforme un décret qui liquidait la pension d’un fonctionnaire, ou bien la décision d’un ministre qui réglait le décompte d’un fournisseur, ou bien encore un arrêté de conseil de préfecture qui fixe l’indemnitédue à un particulier pour le dommage que lui a causé l’exécution d’un travail public. Il y a pourtant un grand nombre d’actes des agents de l’administration, des permissions, des règlements de police qui, par leur nature, ne comportent pas un contrôle analogue à celui d’un juge d’appel. On ne pourrait pas admettre qu’une juridiction quelconque remplaçât ces actes par un acte différent ; mais on comprend qu’une juridiction peut et doit être appelée à les annuler, comme fait la cour de cassation à l’égard des décisions judiciaires, quand ils contreviennent à la loi, surtout quand ils sont entachés d’incompétence ou d’excès de pouvoirs. On comprend aussi la nécessité d’un recours semblable à l’égard des juridictions administratives (le nombre en est d’ailleurs très restreint) qui statuent en dernier ressort. Comment le conseil d’État a-t-il pu donner satisfaction à ce besoin ? Comment la jurisprudence s’est-elle établie, quelle est la base sur laquelle elle s’était fondée en attendant que la loi de 1872 vînt la consacrer ?
Pour le comprendre, il faut se rappeler ce qu’a été, depuis l’an VIII, la constitution de la juridiction administrative suprême. Nous avons exposé que depuis l’an VIII jusqu’à 1872, sauf pendant un intervalle de trois ans, de 1849 à 1852, la législation n’a appelé le conseil à donner qu’un avis en matière contentieuse comme en matière d’administration pure. C’était le chef de l’État qui exerçait la juridiction en approuvant les projets de décision qui lui étaient présentés. Il n’y avait là, nous l’avons dit, qu’une fiction, car dans la pratique les avis du conseil étaient toujours approuvés ; aussi le législateur s’est décidé en 1872 à faire disparaître des apparences dont on abusait pour contester les garanties données par la juridiction du conseil. Mais c’est précisément la fiction constitutionnelle d’une juridiction exercée par le souverain qui a permis au conseil de créer le recours pour excès de pouvoirs et de lui donner tous les développements que nous allons signaler. Parlant au nom du souverain, chef de tous les agents de l’administration, assuré que ses décisions ne rencontreraient aucune résistance quand elles auraient été approuvées, il n’en a eu que plus de hardiesse pour protéger les droits des citoyens et il a, par cela même, rendu les plus grands services à l’administration.
Il y a des phases bien diverses dans la jurisprudence. Au début, la théorie se borne à un recours direct contre les arrêtés des préfets qui sont attaqués pour incompétence, parce qu’ils ont empiété sur les pouvoirs des tribunaux de l’ordre judiciaire, ou des juridictions administratives placées à côté ou au-dessus d’eux, les conseils de préfecture et les ministres. On trouve une dizaine de décisions de cette nature rendues sous le consulat et l’empire, et la plupart ont été insérées au Bulletin des lois, non pas pour leur donner force de loi, mais pour éclairer les fonctionnaires sur la marche qu’ils devaient suivre dans des circonstances analogues.
Sous la restauration, le nombre des décisions de la même nature n’est pas très considérable ; mais il y en a deux qui ont une grande importance. La première est une ordonnance du 28 novembre 1818, rendue sur un pourvoi formé contre un arrêté de préfet relatif à un moulin vendu nationalement et dans laquelle la théorie est écrite pour la première fois en ces termes : « C’est devant nous et en notre conseil d’État que doivent être déférés les actes administratifs attaqués pour incompétence et excès de pouvoirs. »
En 1829, le conseil d’État fut amené à faire un nouveau pas dans la voie qu’il s’était tracée. Il s’agissait de savoir si les décisions du jury de révision institué pour le recrutement de l’armée en vertu de la loi du 10 mars 1818 pouvaient être l’objet d’un pourvoi devant le conseil. D’après l’article 13 de la loi, ces décisions étaient définitives; mais ne devait-on pas admettre les recours en cas d’incompétence, d’excès de pouvoirs et même de violation de la loi ? La question avait été débattue sur la demande du ministre de la guerre, au lendemain de la promulgation de la loi de 1818. Un avis des comités de la guerre et de législation réunis, en date du 19 avril 1819, s’était prononcé pour l’affirmative. Il n’invoquait aucun texte ; mais il se fondait sur les principes généraux, d’après lesquels les décisions d’un tribunal ne sont définitives que dans les limites de sa compétence, et qu’autant qu’il a respecté la loi. Il faisait valoir que la loi du 16 septembre 1807 avait autorisé des recours pour violation des formes et de la loi contre les arrêts de la cour des comptes. Mais un avis de l’assemblée générale du conseil, en date du 27 juillet 1820, avait repoussé cette opinion et déclaré qu’aucun recours n’était admissible tant que la loi ne serait pas modifiée.
Cependant, quelques années après, le conseil d’État était saisi d’un pourvoi formé dans des circonstances qui le forçaient à revenir sur l’avis de 1820. Un conseil de révision avait exempté un jeune homme du service militaire pour cause de bégaiement, infirmité reconnue et constatée contradictoirement en présence de jeunes gens de sa classe. Dix jours après, sur la réclamation du maire de la commune, il rapportait sa décision et déclarait le jeune homme bon pour le service. Le conseil d’État jugea, le 21 janvier 1829, qu’en rapportant sa décision, qui était définitive, le conseil de révision avait excédé ses pouvoirs. M. Macarel, en reproduisant cet arrêt du conseil dans son Recueil des arrêts, indique en note que ce point a été longuement débattu devant le conseil d’état ; « il nous semble, ajoute-t-il, que la solution adoptée (et que la force des choses a produite) est protectrice des intérêts privés. »
Telles sont les bases du recours pour excès de pouvoirs à ses débuts : la force des choses, la nécessité de protéger les intérêts privés.
Le conseil d’État du gouvernement de juillet ne pouvait manquer de confirmer cette jurisprudence libérale, mais il fallait lui trouver une base dans un texte de loi. L’ordonnance du 2 février 1831 avait établi la publicité des séances, les doctrines allaient être discutées par les avocats, par le ministère public ; il ne suffisait plus d’affirmer le droit du conseil, les preuves étaient devenues nécessaires.
La question se représenta à l’occasion des réclamations que soulevaient les décisions du jury de révision de la garde nationale. La loi du 22 mars 1831 portait que ces jurys statuaient sans recours. Le conseil d’État jugea, le 15 juillet 1832, que ces décisions pouvaient donner lieu à un recours pour incompétence ou excès de pouvoirs. Il avait d’abord ajouté que ces recours ne pouvaient être introduits que sur le rapport d’un ministre, mais il abandonna bientôt cette restriction. Quant au texte qui pouvait servir de base à cette jurisprudence et prévaloir même sur les lois qui attribuaient un caractère définitif à des décisions des juridictions spéciales, on le trouva dans la loi des 7-14 octobre 1790 d’après laquelle les recours pour incompétence à l’égard des corps administratifs sont portés au roi, chef de l’administration générale.
Qu’est-ce que ce texte qui a été, depuis 1832, si fréquemment cité, qui est encore cité dans les arrêts du conseil ? C’est un décret rendu par l’assemblée constituante à propos d’une difficulté qui s’était élevée entre le directoire du département de la Haute-Saône et la municipalité de Gray au sujet des pouvoirs du directoire en matière d’alignement dans les rues de la ville servant de grandes routes. Cette difficulté avait été portée par la municipalité, qui se prétendait seule compétente, devant le bailliage de Gray. L’assemblée nationale, après avoir entendu son comité de constitution, proclama : 1° que l’administration en matière de grande voirie attribuée aux corps administratifs par l’article 6 du décret des 6-7 septembre 1790 comprend, dans toute l’étendue du royaume, l’alignement des rues des villes, bourgs et villages qui servent de grandes routes ; 2° qu’aucun administrateur ne peut être traduit devant les tribunaux pour raison de ses fonctions publiques, à moins qu’il n’y ait été renvoyé par l’autorité supérieure, conformément aux lois ; 3° que les réclamations d’incompétence à l’égard des corps administratifs ne sont, en aucun cas, du ressort des tribunaux ; qu’elles seront portées au roi, chef de l’administration générale, et que dans le cas où l’on prétendrait que les ministres de sa majesté auraient fait rendre une décision contraire aux lois, les plaintes seront adressées au corps législatif. Ce décret se termine ainsi : « Le roi sera prié de donner les ordres nécessaires pour l’exécution des différentes parties de ce décret, et l’apport de la procédure commencée au bailliage de Gray, à l’occasion de l’une des traverses de cette ville, pour être sur ladite procédure statué ce qu’il appartiendra. »
Il est facile d’apercevoir que dans ce texte le conseil d’État n’est pas mentionné. Le conseil d’État de l’ancienne monarchie, réorganisé par diverses ordonnances de Louis XVI, notamment par un règlement du 9 août 1789, qui avait créé un comité contentieux des départements, existait encore au mois d’octobre 1790 ; mais l’assemblée constituante avait résolu de le supprimer et elle le supprima en effet par les lois du 1erdécembre 1790 et des 27 avril-25 mai 1791. Peut-être remarquera-t-on aussi que la loi des 7-14 octobre 1790 ne parle que de l’incompétence et ne mentionne pas les excès de pouvoirs. L’observation a été faite par M. de Cormenin en 1845, à une époque où il ne participait plus aux travaux du conseil d’État. Et cela n’est pas sans importance, car on verra bientôt comme le sens des mots excès de pouvoirs a été élargi ; mais les deux mots étaient déjà indissolublement liés dans les précédents du conseil d’État. La loi des 7-14 octobre couvrit toute la jurisprudence de son autorité.
Les recours se multipliaient. La question se présenta de nouveau en 1837 pour les conseils de révision institués en vue du recrutement de l’armée de terre. Elle fut tranchée comme elle l’avait été pour les jurys de révision de la garde nationale. Bientôt la loi du 17 juillet 1837, spéciale au jury de révision de la garde nationale de la Seine, autorisa expressément, dans son article 26, le recours au conseil d’État pour incompétence, excès de pouvoirs et même pour violation de la loi.
C’était un commencement de consécration législative pour la jurisprudence. Les projets de loi sur le conseil d’État présentés de 1833 à 1845 à la chambre des pairs et à la chambre des députés la consacraient définitivement. Dans l’énumération des attributions du conseil ces projets faisaient figurer « les recours dirigés pour incompétence et excès de pouvoirs contre les décisions des autorités administratives, » et ils ajoutaient « les recours pour violation des formes et de la loi contre les décisions administratives rendues en dernier ressort en matière contentieuse. »Cette partie du projet avait été adoptée sans contestation par la chambre des pairs ; elle avait été également adoptée par toutes les commissions de la chambre des députés.
C’est au dernier moment de la discussion, en 1845, que toute énumération des attributions administratives ou contentieuses fut supprimée, sur un amendement de M. Odilon Barrot, qui ne pensait pas alors qu’il passerait les dernières années de sa longue carrière à la tête du conseil d’État. L’amendement avait pour but d’éviter une discussion au sujet de l’autorisation des poursuites dirigées contre les agents du gouvernement, qui avait donné lieu à de grands débats en 1835. Mais le rapporteur, en acceptant l’amendement au nom de la commission, déclara qu’il était bien entendu que la formule générale, qu’on employait pour désigner les affaires contentieuses sur lesquelles le conseil d’État était appelé à statuer, comprenait toutes les affaires dont le comité du contentieux était saisi dans la pratique. En somme, la jurisprudence avait reçu une confirmation qui garantissait de nouveaux progrès.
À partir de 1839, le conseil d’État arriva à décider que les actes des conseils généraux de département, bien qu’ils fussent des corps électifs, étaient soumis à son contrôle, en cas d’excès de pouvoirs, pour les matières où les conseils avaient une autorité propre, par exemple pour le classement des chemins vicinaux de grande communication. La loi du 3 mars 1849 ne modifia pas sur ce point les traditions ; elle ajoutait seulement au recours des citoyens, sur lequel elle ne s’expliquait pas, un droit de recours ouvert au ministre de la justice à l’égard des actes administratifs contraires à la loi ; mais ce système ne fut pas mis en pratique. Le conseil d’État de cette époque ne paraît pas avoir eu de scrupule à appliquer la loi des 7-14 octobre 1790, bien qu’il l’ait fait avec une certaine réserve.
C’est surtout à partir de 1852 que les recours pour excès de pouvoirs prirent un développement considérable. L’origine de ce développement se trouve dans le décret du 25 mars 1852, dit de décentralisation administrative. Ce décret attribuait aux préfets le droit de statuer sur un grand nombre d’affaires ressortissant à divers ministères, et qui jusque-là étaient résolues soit par des décrets rendus après avis du conseil d’État, soit par des décisions ministérielles.
Le mot de décentralisation appliqué à cette mesure était-il exact ? Nous faisons en passant nos réserves à cet égard. Donner à un agent du pouvoir central dans les fractions du territoire les attributions du chef de l’État ou de ses ministres, qui conservent d’ailleurs le droit de le contrôler, ce n’est pas décentraliser, c’est supprimer la concentration des affaires dans la capitale. Il n’y a, ce nous semble, de décentralisation que dans l’attribution de pouvoirs propres aux autorités électives chargées d’administrer les intérêts locaux. Quoi qu’il en soit, ce décret, dit de décentralisation, et qu’on pourrait appeler de déconcentration, pouvait faire espérer aux intéressés une solution plus prompte de leurs affaires, mais il leur enlevait la garantie d’un examen fait par les bureaux des ministères, plus éclairés que ceux des préfectures, et par les comités du conseil d’État. La statistique des travaux du conseil, publiée en 1862, constate que, pendant la période de neuf années comprise entre 1852 et 1861, le nombre moyen des affaires soumises au conseil d’État, en ce qui concerne les départements, les communes et les établissements de bienfaisance, était de 2 624, tandis que de 1840 à 1844, il avait été de 5 936. On voit l’importance de ce déplacement d’attributions.
Les communes ou les particuliers qui se trouvaient lésés par les décisions des préfets cherchaient à retrouver dans un recours pour excès de pouvoirs les avantages du contrôle que le conseil d’État exerçait antérieurement sur les décisions administratives. De nombreuses difficultés s’élevèrent au sujet de l’amodiation ou du partage des biens communaux, au sujet des droits privatifs appartenant aux sections de communes, si multipliées dans les départements montagneux du centre de la France. D’autres réclamations non moins nombreuses s’élevèrent au sujet des arrêtés préfectoraux qui réglaient le curage des cours d’eau non navigables, ni flottables, et le régime des usines établies sur ces cours d’eau. Ces recours méritaient une certaine faveur ; ils furent accueillis assez largement. Quelquefois le conseil était étonné de la nouveauté des questions qui lui étaient soumises. Néanmoins il marchait toujours en avant. En 1864, invité par le gouvernement à rechercher si quelques réformes pouvaient être introduites dans la législation, le conseil proposa et fit adopter, malgré certaines résistances, un décret réglementaire qui dispensait les parties du ministère des avocats et des frais qu’il entraîne pour les recours formés en vertu de la loi des 7-14 octobre 1790.
Si l’on recherche dans les statistiques du conseil d’État de cette époque la nature des décisions qui ont été l’objet de recours pour excès de pouvoirs, on y voit figurer un grand nombre d’arrêtés de préfets (de 1861 à 1865 il y en a 228), des arrêtés de maires, des délibérations de conseils généraux et de conseils municipaux dans les cas où ces conseils exerçaient un pouvoir propre, des décisions prises par les conseils de révision pour le recrutement de l’armée de terre, par des jurys de révision pour la garde nationale, par des conseils académiques et aussi des décisions du conseil supérieur de l’instruction publique. Mais, pour bien faire apprécier toute l’étendue de l’autorité du conseil d’État, il ne suffit pas d’indiquer quels sont les actes soumis à son contrôle, il faut mettre en relief le sens qu’il a donné au mot excès de pouvoirs.
En matière judiciaire, le pourvoi en cassation peut être motivé par l’excès de pouvoirs, l’incompétence, la violation des formes, la violation de la loi. Le conseil d’État n’avait qu’un seul mot à sa disposition, l’excès de pouvoirs ; mais il en a fait sortir pour lui un droit de contrôle d’une étendue presque égale.
Les dispositions des lois qui ont ouvert des recours pour excès de pouvoirs devant la cour de cassation ont un sens éminemment restrictif. D’après le savant Henrion de Pansey, elles s’appliquent « au cas où le juge, franchissant les limites de l’autorité judiciaire, se porte dans le domaine d’un autre pouvoir. »La cour de cassation n’a pas consacré complètement cette définition; mais il est bien certain qu’elle n’attribue le caractère d’excès de pouvoirs qu’à des actes exceptionnellement graves d’incompétence.
Si le conseil d’État avait suivi cette doctrine, les parties n’auraient pas eu de nombreuses occasions de s’adresser à lui pour obtenir justice. Mais il a élargi la définition autant que la cour de cassation l’avait restreinte, et il l’a fait avec juste raison en s’inspirant des conditions propres dans lesquelles s’exerce l’action administrative.
En effet, les ministres, les préfets, les maires, chargés de la satisfaction des intérêts publics, investis d’une autorité très considérable, sont souvent dominés par la préoccupation du but qu’ils doivent atteindre. L’initiative est pour eux un devoir. Sans doute cette initiative doit être réglée et contenue dans les limites fixées par la loi ; mais ils ne statuent pas après un examen contradictoire comme les juges. Ils ont donc plus de chances que les juges de blesser, sans le vouloir, les droits des citoyens. Par conséquent, si des recours sont ouverts contre la décision des juges, il doit à plus forte raison en être ouvert contre les actes des administrateurs. Et il ne suffit pas que les citoyens lésés puissent se plaindre devant le supérieur hiérarchique de ces agents, inspiré souvent par les mêmes préoccupations ; il faut qu’ils puissent s’adresser à des magistrats qui, sans méconnaître les nécessités de l’action administrative, ont pour mission de faire toujours observer la loi. D’autre part, le gouvernement, sur qui retombe la responsabilité des fautes de ses délégués, a grand intérêt (quel que soit le régime politique) à ce que les plaintes qu’elles soulèvent puissent arriver jusqu’à lui ou jusqu’à la juridiction suprême placée auprès de lui, parce que les griefs les plus minimes peuvent en se multipliant amener de graves mécontentements. Il y a là une sorte de soupape de sûreté qui doit être toujours facile à ouvrir.
Si l’on se place à ce point de vue, on peut comprendre qu’il y ait des espèces très variées d’excès de pouvoirs.
L’usurpation des pouvoirs d’une autre autorité peut s’appeler incompétence ; mais ce n’est pas forcer le sens du mot que de l’appeler excès de pouvoirs, et l’on admettra aisément qu’il n’y ait pas de différence au point de vue des mots, nous ne disons pas au point de vue de la gravité du grief, quelle que soit l’autorité dont les attributions sont usurpées. Qu’un préfet s’arroge le pouvoir législatif en imposant à la propriété privée une servitude que la loi n’autorise pas, par exemple en interdisant d’établir des moulins à vent au bord des routes, ou le pouvoir des tribunaux civils en tranchant des difficultés relatives à la jouissance des eaux que se disputent des usiniers et des propriétaires de prairies, ou le pouvoir du chef de l’État en ordonnant des travaux qui ne peuvent s’exécuter qu’en vertu d’un décret, ou le pouvoir des maires en faisant des règlements de police municipale, il excède les limites de ses pouvoirs.
À cet égard, il ne saurait y avoir de difficultés ; mais la violation des formes prescrites par la loi ou les règlements n’a-t-elle pas, quand on y regarde de près, un caractère analogue ? Si le législateur a chargé le gouvernement ou les préfets d’apprécier souverainement certaines mesures d’utilité publique, mais en exigeant qu’avant de statuer ils prissent soin de s’éclairer soit par une enquête qui recueillera les vœux des intéressés, soit par un avis des conseils placés auprès d’eux, n’y a-t-il pas là une condition essentielle de l’exercice du droit de l’administration, une limite de son pouvoir ? La jurisprudence s’est prononcée en ce sens. Ainsi l’on sait que, parmi les dépenses des communes, il y en a un certain nombre que la loi déclare obligatoires, par exemple les dépenses du culte en cas d’insuffisance des ressources des fabriques. Si le conseil municipal se refuse à les acquitter, le préfet a le droit d’inscrire d’office au budget de la commune le crédit nécessaire ; mais l’article 39 de la loi du 18 juillet 1837 exige qu’avant de prendre sa décision le préfet adresse au conseil municipal une mise en demeure. Si cette formalité n’a pas été remplie, l’arrêté du préfet est annulé. Et il ne faut pas croire que ces graves irrégularités, qualifiées si sévèrement par le conseil d’État, soient le fait exclusif des agents du pouvoir central. Les conseils généraux de département, si jaloux de leur indépendance, ont parfois méconnu aussi le droit réservé aux conseils municipaux de faire entendre leur avis à l’occasion du classement ou du déclassement des chemins vicinaux.
Ce qui est plus délicat, c’est que, tout en restant dans les limites de sa compétence, en suivant les formes prescrites par la loi et les règlements, un agent de l’administration peut, d’après la jurisprudence, voir ses actes annulés s’il use de son pouvoir discrétionnaire pour des cas et pour des motifs différents de ceux en vue desquels la loi lui a attribué ce pouvoir. Ce n’est plus ici la violation du texte de la loi qui est réprimée, c’est la violation de son esprit ; ce n’est plus seulement le dispositif de l’acte attaqué qui est examiné, ce sont ses motifs, c’est l’intention qui l’a dicté. Il est difficile de pousser plus loin la recherche scrupuleuse de la légalité. On nous permettra, pour nous faire bien comprendre, de citer quelques exemples de ces cas de détournement de pouvoirs. Voici une affaire de cette nature jugée en 1864 et 1865, dans laquelle le conseil d’État et la cour de cassation n’ont pas été d’accord et dont la solution définitive montre que la juridiction administrative est parfois mieux placée que l’autorité judiciaire pour protéger les droits des citoyens.
Les préfets ont le droit de régler l’entrée, le stationnement et la circulation des voitures publiques ou particulières dans les cours dépendant des gares de chemins de fer. Ont-ils le droit de défendre l’entrée des gares aux voitures publiques qui ne prendraient pas l’engagement de desservir tous les trains de jour et de nuit ? La question a donné lieu à des arrêts en sens contraire. Les compagnies de chemins de fer, pour assurer un service régulier de correspondance dans l’intérêt public, ont traité fréquemment avec des entrepreneurs. À une certaine époque, les entrepreneurs exigeaient comme subvention le monopole de l’entrée dans la gare. Le ministre des travaux publics avait autorisé les préfets à interdire, en pareil cas, l’entrée de la gare à toutes les voitures publiques qui n’avaient pas traité avec la compagnie. Sur plusieurs points du territoire, notamment à Fontainebleau, des réclamations se sont élevées. Les maîtres d’hôtel qui tenaient à envoyer leurs omnibus au-devant des voyageurs avaient refusé d’obéir à l’arrêté du préfet. Poursuivis devant le tribunal de police, ils soutenaient que l’arrêté était illégal. La cour de cassation, saisie de l’affaire, voyant que l’administration avait cherché à assurer un service dans l’intérêt du public et qu’elle se fondait sur une disposition de règlement général qui lui donnait des pouvoirs très étendus, a déclaré que l’arrêté du préfet était légal et obligatoire. Les maîtres d’hôtel de Fontainebleau ne se sont pas tenus pour battus. Ils ont attaqué l’arrêté du préfet devant le conseil d’État ; ils ont soutenu que le préfet n’avait que le droit de prendre des mesures d’ordre pour assurer, dans les cours dépendant des stations, une circulation facile et éviter les accidents, mais qu’il ne pouvait user de son autorité pour consacrer un monopole au profit d’un entrepreneur. Le conseil d’État a décidé que le préfet avait détourné de son but le pouvoir de police qui lui était attribué, et il a déclaré illégal l’arrêté attaqué. Une nouvelle tentative faite par le préfet pour maintenir indirectement le monopole de l’entrepreneur qui avait traité avec la compagnie a réussi devant la cour de cassation et a encore échoué devant le conseil d’État. Les gares sont donc restées accessibles à toutes les voitures, sous la réserve des mesures d’ordre qui peuvent être nécessaires.
Le pouvoir de délivrer l’alignement aux propriétaires qui veulent bâtir le long de la voie publique a donné lieu souvent à des actes analogues réprimés de la même manière. L’administration n’a été investie de ce droit que pour empêcher l’empiétement sur le domaine public réservé à la circulation ; mais elle a cherché quelquefois à en profiter pour empêcher les propriétaires de bâtir sur des terrains où elle avait le projet d’établir plus ou moins prochainement des rues nouvelles. Elle paralysait ainsi entre les mains des propriétaires la jouissance de leurs terrains afin de diminuer les dépenses d’expropriation. Le refus de délivrer l’alignement, le silence systématique de l’administration, ont été considérés comme des excès de pouvoirs. De nombreuses décisions ont été rendues en ce sens de 1866 à 1870 contre le préfet de la Seine.
Nous pourrions multiplier les exemples. Ceux qui précèdent nous paraissent suffisants pour caractériser nettement la jurisprudence et montrer les ressources qu’on y trouve contre l’arbitraire. Nous ne disons pas que le contrôle du conseil d’État n’ait pas ses limites, que le conseil lui-même n’ait pas semblé craindre qu’en donnant à toutes les réclamations présentées contre les actes des agents de l’administration la forme d’un recours pour excès de pouvoirs on n’arrivât à lui constituer une compétence universelle au détriment de toutes les autres juridictions de l’ordre judiciaire ou administratif. Nous comprenons même qu’on refuse d’ouvrir un double recours contre les mêmes actes, à la condition que les citoyens ne seront pas obligés de s’exposer à des poursuites devant les tribunaux de police pour faire tomber un acte administratif. Il y a là en effet des risques de diverses sortes à courir, et plutôt que de les affronter, beaucoup de gens supporteraient une mesure illégale. Il ne faut pas imposer au premier venu l’obligation d’avoir toute l’énergie qui a rendu Hampden si célèbre. Mais il reste encore, même en repoussant les réclamations auxquelles une autre autorité pourrait faire justice, un vaste champ d’action pour le conseil d’État.
Telles sont les doctrines que la loi du 24 mai 1872 a consacrées en attribuant expressément au conseil le droit de statuer souverainement sur les recours pour excès de pouvoirs contre les décisions des autorités administratives. Désormais toute cette jurisprudence, protectrice des droits des citoyens, est à l’abri de toute contestation. À côté de ce texte général, deux lois spéciales édictées à la même époque ont fait des applications spéciales du principe. La loi du 10 août 1871 sur les conseils généraux a ouvert aux particuliers des recours sans frais contre les décisions des commissions départementales, sans préjudice du contrôle exercé par le gouvernement dans la forme administrative. La loi du 27 juillet 1872 sur le recrutement de l’armée autorise expressément, dans son article 30, les recours pour incompétence et excès de pouvoirs contre les décisions des conseils de révision. On reconnaît dans cette disposition la main d’un ancien membre, d’un ancien président du conseil d’État, M. de Chasseloup-Laubat, l’éminent rapporteur de la loi militaire ; mais, en approuvant le législateur, nous avons le droit de rappeler que, depuis 1829, la jurisprudence avait eu la sagesse d’établir cette garantie indispensable.
III.
Est-il nécessaire de conclure ? Nous n’avons jusqu’ici exposé que des faits ; nous aimons mieux laisser à d’autres le soin de se prononcer. Aussi bien le témoignage de l’opinion publique éclairée se retrouve dans toutes les discussions parlementaires postérieures à la restauration, et nous pouvons le rappeler en peu de mots.
Dans les longues discussions du projet de loi sur le conseil d’État de 1833 à 1845, l’opinion hostile à la juridiction administrative exprimée par le duc de Broglie dans la Revue française fut souvent rappelée ; jamais elle ne fut reprise ni soutenue. Loin de là, celle des commissions de la chambre des députés qui proposa les modifications les plus considérables au projet du gouvernement et dans laquelle siégeaient MM. de Tocqueville, Isambert et Odilon Barrot, déclarait, par l’organe de son savant rapporteur, M. Dalloz, « qu’elle avait été unanime pour repousser l’idée de renvoyer aux tribunaux le contentieux de l’administration en tout ou en partie. »
À l’assemblée constituante de 1848, lors de la discussion de la loi sur le conseil d’État, le 23 janvier 1849, un amendement qui tendait à soumettre le contentieux administratif aux tribunaux civils fut à peine appuyé par quelques voix.
À l’assemblée législative, M. de Larcy, dans son rapport sur le projet de loi relatif aux conseils de préfecture, s’expliquait ainsi au sujet du pouvoir de juridiction que la commission dont il était l’organe entendait maintenir à ces conseils, tout en proposant certaines modifications à leur constitution actuelle : « Quel est le sens de ce respect pour l’institution, uni au désir de la voir réformée et perfectionnée ? C’est que le principe d’une juridiction spéciale pour les questions administratives est universellement accepté. On sent le besoin de voir ces matières délicates, qui touchent par tant de points aux intérêts généraux, réglées par des hommes en contact habituel avec l’administration, pénétrés de son esprit et se dégageant, dans une certaine mesure, du point de vue de l’intérêt individuel et privé qui préside plus particulièrement aux décisions judiciaires. Mais en admettant sa spécialité, on voudrait aussi que cette juridiction présentât les garanties de suffisante indépendance qui sont inhérentes à toute justice. »
Les réformes qu’on avait projeté en 1851 d’introduire dans la constitution des conseils de préfecture ont trop tardé à se réaliser. C’est en 1862 seulement qu’un décret, confirmé bientôt par la loi du 21 juin 1865, a organisé des greffes spéciaux et la publicité des séances, imitant ainsi à trente ans de distance les mesures consacrées par les ordonnances de 1831 pour le conseil d’État, et l’on n’a pas encore réalisé toutes les améliorations désirables. Aussi les préventions contre les conseils de préfecture étaient très vives dans l’assemblée nationale de 1871. La commission de décentralisation avait préparé un projet de loi qui tendait à supprimer ces conseils. Ce projet, expliqué par un habile rapport de M. Amédée Lefèvre-Pontalis, n’est cependant pas arrivé à être discuté. L’assemblée nationale a d’abord maintenu au conseil d’État en 1872 son pouvoir de juridiction dans toute sa plénitude ; et quand elle a examiné les lois constitutionnelles en 1875, elle a fini par conférer aux conseils de préfecture eux-mêmes de nouvelles attributions en les chargeant de statuer sur les élections des délégués des conseils municipaux qui devront participer à l’élection des sénateurs.
Si nous voulions invoquer, pour terminer cette étude, le témoignage des nations étrangères, nous pourrions confirmer encore les renseignements que donne à ce sujet notre propre expérience. On a souvent opposé au système adopté en France les réformes accomplies en Italie par la loi de 1865, et imitées par l’Espagne en 1868. Mais les exemples les plus récents sont loin d’autoriser à croire que la juridiction administrative serait supprimée partout en Europe. Nonseulement l’Espagne est revenue en 1875 à son ancienne législation ; mais dans des lois nouvelles, résultat de discussions très approfondies, la Prusse et l’Autriche viennent d’organiser des juridictions spéciales analogues, à beaucoup d’égards, aux nôtres. Nous n’avons pas à entrer ici dans les détails de ces institutions, qu’il est facile d’étudier grâce aux excellents Annuaires de la Société de législation comparée ; on verra qu’elles ont été créées non pour donner des garanties au gouvernement, mais pour offrir une protection efficace aux droits privés en lutte contre l’administration. Les faits que nous avons exposés semblent nous autoriser à dire que, s’il y a en France des autorités différentes pour juger les contestations de droit privé et les litiges administratifs, il n’y a qu’une justice.
LÉON AUCOC.
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[1] M. Pelet de la Lozère, dans son ouvrage intitulé : Opinions de Napoléon Ier sur divers sujets de politique et d’administration, recueillies par un membre de son conseil d’État, rapporte (p. 190) une discussion dans laquelle la nécessité de la commission du contentieux était vivement signalée.
[2] Les procès-verbaux des travaux de la commission chargée de préparer l’ordonnance du 1er juin 1828 sur les conflits ont été publiés en 1829, par M. Taillandier, secrétaire de la commission ; mais ceux des commissions instituées par M. Portails, M. Courvoisier et M. le duc de Broglie sont restés inédits.Chargé de reconstituer les archives du conseil d’État anéanties par l’abominable incendie de 1871, nous avons faitde nombreuses démarches auprès des anciens membres du conseil ou de leurs familles. Parmi les libéralités précieuses à divers titres que nous avons été assez heureux pour obtenir figurent des copies de ces procès-verbaux si intéressants.
[3] Sous la monarchie de juillet, en 1840, le roi refusa de signer un projet de décision sur une instance engagée par la liste civile contre des propriétaires qui prétendaient avoir, en vertu de ventes nationales, des droits de vue, d’accès et d’égout sur le bois de Vincennes. La décision était favorable au fond à la liste civile, mais le conseil avait admis que le ministre des finances avait le droit d’intervenir, à titre de représentant du domaine de l’État, dans cette instance, tandis que l’intendant général de la liste civile soutenait qu’il avait seul qualité pour plaider. La législation sur la liste civile ayant été modifiée sur ce point après 1852, l’affaire a été reprise et jugée à nouveau le 18 août 1856. Un fait analogue s’est produit pour un projet de décision adopté en 1852 par le conseil d’État et qui faisait droit à deux demandes que des magistrats de la cour de cassation, suspendus au mois de mars 1848 et réintégrés dans leurs fonctions le 10 août 1849, avaient formées à l’effet d’obtenir le paiement de leur traitement pendant la durée de la suspension. Le décret qui approuve la décision du conseil n’a été signé que le 4 mai 1861.
[4] Aussi bien le gouvernement anglais vient d’entrer dans une voie nouvelle en soumettant à la chambre des communes un projet de code pénal.
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