Dans cette lettre anonyme, communiquée au Journal des économistes en 1876, une lectrice exprime ses sentiments sur le rôle social assumé par les femmes, sur l’éducation qui leur est prodiguée, et sur les droits qui leur restent à conquérir.
L’AVENIR DES FEMMES
(Journal des Économistes, décembre 1876.)
I
Parmi les questions qui s’agitent aujourd’hui dans notre état social, il en est une que l’on éloigne, que l’on ajourne après les droits et les intérêts, et qui tient pourtant essentiellement aux uns et aux autres.
La position des femmes se discute, s’élargit et s’élève, non seulement dans la jeune Amérique, mais dans notre vieille Europe. C’est peut-être en France que cette question a le moins d’actualité, et l’on a lieu de s’étonner qu’il en soit ainsi dans un pays où l’égalité est plus appréciée encore que la liberté.
D’éminents auteurs ont traité la question au point de vue du droit et de la justice, et l’on s’accorde généralement à reconnaître la légitimité de leurs arguments en s’abritant derrière des motifs d’opportunité et de sollicitude dont la partie intéressée ne peut être reconnaissante.
Nous voudrions simplement examiner si l’éducation que les femmes reçoivent et la ligne qu’elles suivent doivent les conduire au but désiré et les y préparer.
L’éducation ! Nous croyons qu’elle est, en général, fort défectueuse, et celle des femmes particulièrement déplorable. Nous marchons vers un monde nouveau avec le bagage de l’ancien monde.
Il y a une éducation générale pour tous, celle des grands devoirs ; il y en a une spéciale pour chacune des deux moitiés du genre humain.
Quelle est la spécialité des femmes ? Celle de mère de famille, grande et belle mission qui ne laisse rien à envier pour la douceur et la dignité de la vie. Celle de la vie intérieure qui commence au foyer, au ménage, se prolonge jusqu’aux relations sociales et s’élève à l’influence morale dont une femme doit être la gardienne.
Occupons-nous d’abord du ménage, et ne craignons pas la vulgarité des détails qui doivent nous conduire à une appréciation générale.
Une femme doit savoir tenir proprement un logement jusque dans ses moindres détails et l’aérer convenablement. Elle doit savoir la cuisine, connaître les viandes, le poisson, leur confection, la manière de les servir ; les légumes, les fruits, la saison. Elle doit connaître le blanchissage, séchage, repassage, l’arrangement du linge dans les armoires. Elle doit savoir raccommoder le linge, couper les vêtements, les essayer, les confectionner, les orner. L’élégance est un attribut féminin. C’est l’élégance simple qui nous délivrera du sot luxe que nous subissons.
Une femme doit tenir compte de la dépense du jour, du mois, du trimestre, du semestre, de l’année. Le calcul mental doit lui être aussi familier que l’alphabet. Ses occupations se morcelant en détails impérieux, il est essentiel de les ramener à une vue d’ensemble.
Une femme, même celle qui ne se croit pas appelée à la maternité, doit savoir soigner un enfant et le diriger pendant ses premières années. Ses indispositions sont encore de son domaine. Elle doit les reconnaître et demander le médecin. L’hygiène doit être pour la femme un enseignement journalier théorique et pratique.
Nos jeunes filles possèdent-elles les connaissances ménagères que nous venons d’énumérer ? À bien peu d’exceptions près la réponse ne peut être que négative.
Nous avons à Paris quelques crèches établies près des écoles communales. Pourquoi ne pas faire faire un stage à ces écoles maternelles aux élèves qui ont fini leurs études ? Elles pourraient devenir d’excellentes bonnes d’enfant, et leurs soins éclairés réduiraient l’affreuse mortalité des cent mille qui nous sont enlevés chaque année.
Pourquoi dans nos écoles ne donnerait-on pas le repas de midi ? Il faut avoir vu les pauvres petits paniers du goûter pour comprendre combien cela est nécessaire. Les élèves prépareraient le repas à tour de rôle, se rendraient compte de l’achat des légumes, du rare pot-au-feu et du prix de revient de chaque portion. Quelle belle occasion d’appliquer les lois de l’hygiène, de faire connaître la valeur nutritive des principaux aliments, la quantité qui doit être absorbée chaque jour pour le développement ou la conservation des forces ! Les jeunes filles apprendraient qu’en France l’alimentation est généralement insuffisante, et crée pour nos ouvriers une infériorité à l’égard des ouvriers étrangers mieux nourris. Elles feraient pénétrer ces vérités dans les familles à l’aide de leurs petits talents culinaires, et ce bénéfice ne serait pas le seul. On sait qu’un aliment bien préparé, appétissant, a retenu plus d’un père de famille au logis.
Nous avons des lavoirs publics, pourquoi ne réserverait-on pas un jour par semaine pour les jeunes filles des écoles ? Elles s’y rendraient alternativement sous la gouverne de leurs maîtresses et avec une personne chargée de leur apprendre, non la routine, mais les meilleurs procédés de blanchissage. Ce serait un vrai progrès dans l’économie domestique. Ne songe-t-on pas à raviver l’œuvre de M. Cormenin pour les bains à prix très modique aux enfants des écoles ?
Dans les campagnes c’est un jardin qu’il faudrait annexer à l’école. On suivrait la culture des légumes, des fruits quelques-unes de ces écoles s’enrichiraient de quelques poules, d’une chèvre, peut-être d’un âne toujours soignés par les élèves, comptabilité en mains. Il sortirait de là une légion de filles de ferme au grand avantage de notre agriculture.
On nous dira que si les élèves font la cuisine, la lessive, le jardinage, elles seront moins en classe ; nous considérerions cela comme un bénéfice net. Les écoles retiennent trop longuement en classe les enfants de sept à douze ans. Les occupations actives sont celles qui conviennent à cet âge, et le développement des forces et des organes ne se prêterait que mieux ensuite aux études abstraites.
On ne peut se faire une idée de l’ignorance des jeunes filles élevées dans les pensionnats ou chez leurs parents, à l’égard des choses matérielles. Nous avons entendu une jeune femme, d’une position sociale élevée, demander à table d’où provenaient les haricots blancs et une jeune fille très intelligente, s’effrayer en voyant son grand-père donner une poignée d’herbe à son cheval, parce que, disait-elle, les chevaux ne mangent que du foin. On dira que les connaissances matérielles ne sont pas nécessaires aux femmes qui se trouvent en position de se faire bien servir. Ce ne serait qu’une exception, mais nous croyons qu’une femme, quelle qu’elle soit, riche, mondaine, lettrée, une femme doit savoir son métier.
II
La connaissance des choses matérielles et leur emploi ne sont pas le seul but de l’existence des femmes. C’est la base sur laquelle repose l’influence qui doit rayonner autour d’elles.
Dans le plus humble ménage, l’ordre, la propreté, sont des conditions de sécurité et de bien-être. Si on est en position de se faire servir, une femme qui saura son métier sera mieux obéie, plus considérée. Elle préviendra le gaspillage, cette ruine matérielle et morale. Elle devra maintenir l’harmonie entre des jalousies toujours renaissantes, briser l’immoralité et transiger avec les défauts que la domesticité fait naître ou développe ; s’occuper des intérêts de ces serviteurs qui vivent dans notre intérieur et respecter leurs devoirs de famille. Elle doit exercer un patronage.
Dans la vie intérieure, que le rôle des femmes pourrait être grand et beau ! L’intelligence vraiment développée permettrait d’être la compagne de l’homme. Dans les grandes afflictions la femme prendrait la plus grosse part, c’est son bien. Dans les tristes luttes, si fréquentes de nos jours, entre la conscience et les intérêts elle soutiendrait son mari, et trouverait un sourire pour chaque réduction de bien-être. Elle se garderait d’avoir trop raison, écueil près duquel veille l’amour-propre, et n’oublierait pas que le rôle d’une femme est de patienter, d’adoucir et souvent de pardonner. Les enfants élevés dans cette pure atmosphère s’épanouiraient comme des fleurs au soleil. Que nous sommes loin de cet idéal !
L’influence des femmes sur les relations sociales est immense. Pour l’exercer un grand nombre d’entre-elles se servent de ce triste code de convenance dont les formes gracieuses ne recouvrent que le vide. Ce code est devenu le nôtre, celui de la législation française refusant aux femmes l’indépendance de l’individualité.
Selon le code civil, une jeune fille est majeure à 15 ans pour le mariage, pour l’acte le plus important de sa vie ; mais mariée elle retombe dans la minorité pour n’en plus sortir à moins que le veuvage ne lui rende la liberté de sa personne et de ses biens.
La sujétion, l’incapacité attribuées aux femmes se retrouve dans les circonstances les plus insignifiantes. Un vieillard venait de s’éteindre. Il avait quitté son pays natal dans la première jeunesse sans conserver de relations ses contemporains avaient disparu. Un certificat d’identité était nécessaire ; une femme honorable pouvait le donner ; mais les femmes sont toujours mineures ! on fit monter le concierge de la maison qui ne connaissait pas le défunt. Sa signature était valable. Pour tourner la difficulté il fallut mentir à la loi.
Dans les classes éclairées l’éducation tempère, adoucit la rudesse du Code ; dans celles qui ne le sont pas, elle éclate dans toute sa sauvagerie. Un mari peut vendre, ou disposer en faveur d’un tiers éhonté, de petit mobilier acheté au prix des veilles de sa femme. Cela s’est vu répété plusieurs fois dans le même ménage ; un mari peut retirer de la caisse d’épargne le livret prélevé sur le pain de la mère pour assurer celui de son enfant.
L’éducation que l’on donne aux femmes a dû se conformer à la position qui leur a été faite. On enraye leur initiative, leur activité. On ne leur apprend pas à vivre, on leur apprend à plaire. De là le goût des plaisirs et des folles dépenses. Généralement, les femmes ne savent pas agir. La timidité qui est un charme et dont on a fait un défaut et un danger, les paralyse. Si elles surmontent cette timidité, souvent l’élan dépasse le but et elles tombent dans l’excitation et l’exagération.
Un auteur que toutes les femmes devraient lire avec reconnaissance a écrit[1] : « Une servitude crée toujours deux esclaves, celui qui tient la chaîne et celui qui la porte. » L’un se croit tout permis, l’autre s’ingénie à obtenir ce qu’on lui refuse. Ce n’est pas l’harmonie qui règne dans les intérieurs, c’est un antagonisme latent et persistant. Les enfants sont élevés au milieu d’une double influence et l’on sait ce que vaut la dualité en fait d’éducation.
La question religieuse vient aggraver la position. Le sentiment religieux des femmes étant généralement peu éclairé, elles tombent dans la superstition, la forme emportant le fond, tandis que les maris entraînés par la réaction se jettent, tête et cœur baissés, dans le matérialisme.
Cependant le mouvement général de progrès qui se manifeste de toutes parts, commence à atteindre les femmes. L’instruction donnée aux jeunes filles devient sérieuse. Elles suivent d’excellents cours et l’on s’étonne de trouver des aptitudes qu’on ne soupçonnait pas. Quelques femmes abordent les sciences avec succès. Déjà parmi les plus hautes, de brillantes exceptions se sont produites et ne peuvent que se multiplier. Nous croyons que les sciences s’en trouveront bien, mais l’avenir des femmes n’est pas là.
L’existence des femmes se compose de séries de petites choses dont l’ensemble peut élever aux grandes, et c’est peut-être l’une des meilleures manières d’y monter. Une femme supérieure a dit qu’une heure donnée par jour à l’administration d’une maison doit y suffire. Un célèbre économiste anglais a écrit : « l’affaire de la vie d’une femme c’est tout, et cette affaire ne peut pas plus cesser de marcher que le monde de tourner. » Madame de Staël ne voyait que le squelette, Stuart Mill lui donnait l’âme et la vie. Une femme est l’âme de la vie intérieure et son influence s’étend bien au-delà.
Que les femmes se le persuadent bien. Pour améliorer leur position, elles ne doivent guère compter que sur elles-mêmes ;qu’elles apprennent à se réunir, à se concerter, à s’entr’aider en mettant de côté les petites jalousies de position, de préjugés, d’intérêts.
Un bon exemple nous est donné au-delà du Rhin. « En 1873, les dames d’une grande ville se réunirent en association ménagère, dans l’intention de remédier à l’élévation toujours croissante du prix des objets de première nécessité. Elles essayèrent d’abord de s’adresser à un fournisseur qui, sur la garantie de l’association, livrerait à chaque membre les divers articles à prix notablement réduits. Les dames s’assemblèrent pour discuter l’économie ménagère, et il fut reconnu que l’un des premiers soins de l’Association devrait être de réformer le service domestique.
« Autrefois, le service dans les familles respectables était considéré, non seulement comme la plus honorable, mais encore comme la seule ressource des jeunes filles sans moyens d’existence. Maintenant, grâce au nombre toujours croissant des manufactures et des magasins, les jeunes filles obtiennent de meilleurs salaires, plus de liberté et préfèrent ce genre de vie au service domestique. L’Association a établi un Bureau de renseignements gratuits et un registre sur lequel on n’inscrit que les jeunes filles qui offrent de bonnes garanties. Depuis deux ans et demi que le Bureau est ouvert, 10 000 jeunes filles inscrites au registre ont été placées. Le comité a examiné le règlement administratif pour le service domestique qui date de 1810 et il a demandé et obtenu diverses modifications à la satisfaction générale.
« À l’une de ses réunions mensuelles, l’Association résolut, pour faire de la propagande, de publier un journal, Journal des ménagères allemandes, qui a paru en avril 1874, sous la direction de Mme Lina Margenstern, présidente de l’Association. Ce journal contient des listes de prix courants et est envoyé chaque semaine à ses 4 000 souscripteurs.
« En 1875, l’Association continuant sa marche progressive établit des boulangeries, boucheries, épiceries qui fonctionnent de la manière la plus avantageuse pour la société.
« Le grand succès de l’Association ménagère et son importance, ses prix modérés qui obligèrent les marchands à réduire les leurs, suscitèrent les plus amères récriminations des négociants ; ils s’unirent pour la renverser ; ils écrivirent les plus violents articles dans les journaux et les répandirent à profusion, mais ils n’obtinrent d’autres résultats que de faire mieux connaître l’Association.
« Dans l’hiver de 1875, on commença à établir, sans doute à l’instar de l’œuvre de Mme de Crombrugghe, des soirées musicales et littéraires entre les associés dont le nombre s’élève maintenant à 6 000. Des membres distingués de l’armée, de l’administration, de l’aristocratie en font partie, ainsi que les familles de professeurs et de la bourgeoisie. »
Une œuvre formée par des femmes ne pouvait oublier les malheureux. Un comité a été chargé de s’occuper des pauvres[2].
Voilà l’avenir des femmes : s’appuyer sur les devoirs, sur le métier, et s’élever jusqu’à la haute administration, jusqu’à l’économie politique ; tendre la main à la jeunesse, la soutenir par de bons conseils, par une direction éclairée ; veiller à son instruction sans jamais oublier que l’éducation, l’étude des devoirs, doit marcher de front avec le développement de l’intelligence ; s’occuper des malheureux, non seulement de leurs besoins, mais encore de leurs plaisirs, car les plaisirs bien choisis sont de bonne hygiène physique et morale : voilà le rôle des femmes. Quand elles auront dignement rempli ces grands devoirs, une sage justice leur donnera l’indépendance qui leur est due et qu’elles auront méritée.
Les femmes ont contre elles les lois, les mœurs, les préjugés, l’habitude, longue chaîne qui traîne à travers les siècles ; elles marchent dans la vie avec le bandeau sur les yeux et l’entrave aux pieds. L’équilibre qu’elles sont destinées à établir n’existe pas. Le genre humain est boîteux. C’est peut-être pour cela qu’il avance si peu et si mal.
Une lectrice du Journal des Économistes.
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[2] Extrait de la « English Woman’s Review », september 1876.
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