En 1888, Bismarck introduit en Allemagne un système d’assurance obligatoire contre les infirmités et des pensions de retraites. Ce dernier système, surtout, est plein de désillusions et de périls futurs, alerte Paul Leroy-Beaulieu. À la place des pensions de retraites fournies par les entreprises et les sociétés de prévoyance, l’État installera un système plein de déceptions et de travers financiers. L’engrenage est tellement à redouter dans ce domaine, que pour Leroy-Beaulieu, il vaut mieux que l’État s’abstienne tout à fait, et qu’il laisse fonctionner les retraites privées.
L’assurance obligatoire des ouvriers contre les infirmités et la vieillesse. Premier article, L’Économiste Français, 1er décembre 1888
L’ASSURANCE OBLIGATOIRE DES OUVRIERS CONTRE LES INFIRMITÉS ET LA VIEILLESSE.
(Premier article.)
Le terrible et infatigable homme d’État qui, après avoir rempli le monde de ses guerres effroyables, mais heureuses, prétend aujourd’hui pacifier par des institutions nouvelles la société, M. de Bismarck, vient de faire déposer au Parlement allemand le projet de loi sur l’assurance obligatoire des ouvriers contre les infirmités et la vieillesse. Les grands poètes ont eu souvent des trilogies, c’est-à-dire trois drames successifs se rapportant à l’évolution d’un même événement ou d’un même personnage : Eschyle, par exemple, chez les Grecs ; Schiller chez les Allemands. M. de Bismarck est un poète à sa façon, et il a offert au monde sa trilogie soi-disant purificatrice : l’assurance obligatoire contre la maladie, l’assurance obligatoire contre les accidents, enfin l’assurance obligatoire contre les infirmités et la vieillesse. Si, avec ces trois obligations, l’ouvrier allemand et le patron allemand ne deviennent pas le premier ouvrier et le premier patron du monde, ce ne sera pas la faute du grand chancelier. Jusqu’ici, toutefois, il ne paraît pas que le but soit atteint.
C’est le message impérial du 17 novembre 1881 qui a tracé les lignes générales de cette colossale conception bureaucratique. Après bien des études, des remaniements, des résistances réelles ou simulées, le Parlement allemand a fait les deux premiers sauts qu’on lui demandait dans cet inconnu. La loi du 15 juin 1883 a organisé l’assurance obligatoire des ouvriers contre la maladie ; celle du 6 juillet 1884 a constitué l’assurance ouvrière obligatoire contre les accidents. Diverses lois ultérieures ont étendu à de nouvelles catégories de personnes que celles antérieurement visées l’application, pour ne pas dire le bénéfice de ces dispositions. On ne s’aperçoit pas que les ouvriers, depuis ces deux premières lois, se trouvent dans une situation bien supérieure à celle d’auparavant, un grand nombre d’entre eux continuant d’émigrer vers des pays qui ne jouissent pas des bienfaits de l’assurance obligatoire. En 1883, il y a eu 166 119 émigrants allemands, puis 183 586 en 1884, et si le chiffre en a fléchi dans les années suivantes (103 642 émigrants en 1885, et 76 687 en 1886), cela vient de l’affaiblissement de la prospérité des districts agricoles aux États-Unis ; mais le chiffre des émigrants allemands en 1886 est encore double ou triple de celui de la période de 1877 à 1879.
Les deux premières catégories de mesures, l’assurance contre la maladie et celle contre les accidents, sont des vétilles et des enfantillages à côté du projet dont il est question aujourd’hui : l’œuvre est autrement gigantesque et délicate : tout le bureau de statistique de Berlin, si soigneusement constitué qu’on peut presque dire qu’il est devenu le cerveau de l’administration impériale, a dû peiner pendant bien des années pour enfanter un projet dont les insuffisances et les inconvénients s’offrent immédiatement aux regards.
Nous allons brièvement étudier, dans ses lignes générales, cette grande question. Non seulement elle est intéressante comme une expérience faite dans un vaste empire, mais elle a pour nous un autre intérêt. Nous sommes débordés à droite et à gauche, en France, comme en Angleterre, comme dans tous les pays du monde, par des plans de régénération sociale, reposant sur l’action de l’État, c’est-à-dire sur la contrainte. L’exemple de l’Allemagne tend à entraîner des hésitants. Il est donc bon, pour prévenir des illusions, des enthousiasmes irréfléchis, de voir ce qu’il y a de positif et de réel au fond de ces projets allemands de palingénésie. La littérature sur ce sujet est déjà considérable. Nous nous contenterons de renvoyer à une brochure très pleine de faits et d’idées, dont l’auteur est un économiste érudit et judicieux. M. Claudio Jannet.
On peut se demander, d’abord, si l’œuvre projetée par M. de Bismarck est bien uniquement ou même principalement une œuvre philanthropique ; non pas que nous voulions mettre en doute les intentions bienfaisantes du grand chancelier, mais il n’est que trop visible qu’en lui ce n’est pas l’humanitaire qui domine, c’est l’homme politique, j’ajoute l’homme politique se trouvant dans une situation particulière, voulant donner de la vie, de l’autorité, des ressources à une création, l’empire d’Allemagne, qui, en dehors de son puissant rôle militaire et diplomatique, reste encore, au point de vue du train quotidien de la politique intérieure, une entité différant singulièrement de la plupart des États européens. Donner du prestige à l’empire d’Allemagne auprès de tous ses sujets, ou du moins d’une grande partie d’entre eux, en l’entourant de l’auréole de réformateur ; diminuer, s’il le peut, et il est douteux qu’il y réussisse d’une façon durable, l’émigration, afin d’avoir une population plus dense, de retenir plus d’hommes dans le pays, c’est-à-dire plus de soldats ; ce sont là, sans doute, des idées qui n’ont pas été étrangères à un homme d’État comme M. de Bismarck : plus que tout autre, il peut, en dehors des idées qu’il exprime et qu’on lui voit nettement, avoir ce que l’on a appelé des « pensées de derrière la tête ». D’autres considérations ont vraisemblablement encore influé sur lui.
L’empire d’Allemagne manque de ces ressources financières abondantes, disponibles, toujours prêtes, de ce fonds presque inépuisable de roulement que possèdent d’autres grands États, la Grande-Bretagne et la France. On sait combien notre Trésor français (et c’est une des choses dont on doit gémir pour la bonne conduite de nos finances) puise aux versements énormes faits aux caisses d’épargne : il en est le caissier naturel, il leur livre ses rentes quand il ne veut pas faire d’emprunts publics et il reçoit leurs fonds en dépôt. Les 2 milliards et demi de francs, s’acheminant graduellement vers 3 milliards, que nos caisses d’épargne ont à leur disposition, servent à l’État pour couvrir ses gaspillages. Certes, M. de Bismarck n’a pas le désir d’imiter la prodigalité irréfléchie de nos hommes d’État. Mais lui aussi désirerait que l’empire pût, soit dans la paix, soit dans la guerre, disposer aisément d’un autre Trésor que le modique dépôt métallique de 150 millions qui dort dans la forteresse de Spandau. Or, l’assurance obligatoire mettrait à la disposition des gouvernements de l’empire des sommes énormes, un beaucoup plus grand nombre de milliards que celui de nos caisses d’épargne.
C’est pour cette raison sans doute, entre autres, que le grand chancelier demandait, dans son projet déposé en 1881, que le monopole de l’assurance contre les accidents fût réservé à l’Empire. Les résistances du particularisme local ont fait repousser ou plutôt atténuer cette organisation centralisatrice. Le Reichstag décida qu’il n’y aurait aucune caisse centrale, que chaque État organiserait la sienne ou les siennes ; mais, par une de ces conciliations auxquelles il finit toujours par aboutir, il consentit que la caisse d’assurance contre les accidents fût gérée, sous la surveillance d’un office central siégeant à Berlin, par un certain nombre de grandes corporations ou de syndicats mutuels de patrons. À la longue, on peut se demander si l’Office central, qui ne doit être qu’un surveillant, ne finira pas par absorber ces syndicats. Pour l’assurance contre les infirmités et la vieillesse, le grand chancelier, afin de ne pas retarder le vote de la loi en se heurtant au particularisme local, admet que les États confédérés organiseront chacun une ou plusieurs caisses, qui s’administreront d’une façon autonome, à la seule condition que leurs statuts seront adoptés par le Conseil fédéral. Mais, ici encore, on peut se demander si, à la longue, un nouveau pas ne sera pas fait dans la voie de la centralisation. En attendant, les divers États allemands recueilleront des sommes énormes dont ils auront la disposition, soit pour les placer en fonds publics, soit pour les avoir en comptes courants. En 1850, M. Thiers, discutant un projet analogue, car M. de Bismarck est, en ce qui concerne ces assurances, un grand metteur en œuvre plutôt qu’un inventeur, M. Thiers parlait de 23 milliards de capital pour assurer une pension de 150 fr. seulement à chaque ouvrier, avec un taux de capitalisation de 5%. Ce chiffre peut être exagéré, si l’on se contente de pensions excessivement modiques, presque dérisoires, comme celles que promet le projet allemand, et si l’on compte sur un taux d’intérêt élevé ; mais pour peu que l’on veuille distribuer des pensions permettant aux retraités de vivre, si chétivement que ce soit, pour peu aussi que le taux de l’intérêt baisse, ce qui est dans les vraisemblances, il est bien probable que l’on arrivera à une somme de ce genre, sinon beaucoup plus forte. Il faudra, sans doute, beaucoup d’années pour y parvenir, puisque les versements par les intéressés, seront successifs ; mais la perspective d’arriver, quoique avec beaucoup de temps, à mettre à la disposition des gouvernements de l’Empire allemand des sommes aussi énormes n’est pas de nature à laisser indifférent un homme tel que M. de Bismarck.
Une autre considération également peut avoir séduit l’esprit du grand chancelier. Outre le côté financier, il y a ce que l’on peut appeler le côté policier. Voilà 12 millions d’ouvriers, dit le document officiel, ou, suivant d’autres informations, 14 millions d’ouvriers, qui vont être pourvus d’un livret obligatoire, où chacun de leurs paiements sera noté au moyen de timbres immédiatement oblitérés. En réalité, c’est une surveillance constante, quelque chose se rapprochant assez de notre surveillance de la haute police, qui va s’étendre à toute la population ouvrière de l’empire allemand. L’administration entrera, en quelque sorte, dans la vie intime de chacun de ces ouvriers, sera au courant de chacune de ses journées de travail et de chacune de ses journées de loisir, de chacun de ses déplacements. Il y a là un résultat policier, indirect peut-être, qui ne serait pas de nature à sourire aux ouvriers d’Angleterre et d’Amérique, ni à ceux de France, ni peut-être à ceux d’Allemagne, mais qui peut ne pas déplaire aux autorités de l’Empire. Rien n’est gratuit dans la vie d’un peuple, de même que dans la vie d’un homme ; quand l’État prétend s’occuper spécialement d’une classe de citoyens et pourvoir à ses besoins, il se fait toujours payer en une monnaie qui s’appelle la liberté, c’est une parcelle plus ou moins forte de liberté, qui paie tous les prétendus bienfaits de l’État.
Ainsi, en dehors des intentions purement philanthropiques, que nous ne prétendons pas, d’ailleurs, être étrangères au projet de loi, il y a sans doute d’autres considérations, politiques, financières, policières peut-être, qui ont pu influer sur ses promoteurs.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que des côtés en quelque sorte extérieurs du projet allemand. En voici les dispositions principales. Le gouvernement assurera les ouvriers contre les infirmités et contre la vieillesse. En ce qui concerne la vieillesse, l’ouvrier aura droit, à partir de 70 ans, à une pension variant de 90 fr. à 210 fr. par an, suivant le taux moyen des salaires de la commune où il aura travaillé. Les communes de l’Empire, pour la détermination de ce taux moyen, seront réparties en cinq catégories. Les difficultés ne laisseront pas que d’être énormes et les calculs infinis, quand l’ouvrier, comme c’est le cas fréquent, aura varié ses résidences. Quant aux pensions pour infirmités, elles seront de 24 à 50% du salaire moyen de la commune, selon la durée de la période pendant laquelle l’ouvrier aura versé ses cotisations. Il ne pourra, d’ailleurs, y avoir aucun cumul entre les pensions de retraite et celles pour infirmités. Les femmes n’auront droit qu’aux deux tiers du montant des pensions affectées aux hommes.
Quant aux sommes nécessaires pour servir toutes ces pensions, bien infimes, certes, en elles-mêmes, mais formant par leur nombre une masse formidable, voici comment l’on procédera : les patrons et ouvriers supporteront chacun le tiers de la dépense, ainsi que la totalité des frais d’administration des caisses, lesquels ne seront pas de peu d’importance. L’État, c’est-à-dire l’impôt portant sur la totalité de la nation, paiera l’autre tiers.
Le taux des cotisations, imposées aux patrons et aux ouvriers, reste encore dans l’obscurité : c’est, en effet, une œuvre pleine de ténèbres que l’on entreprend. On ne sait exactement, ni même approximativement, ce que pourra et devra être ce taux. Ceux qui ont lu l’instructive brochure de M. Cheysson, dont nous parlions l’autre jour : De l’imprévoyance dans les sociétés de prévenance, ne laisseront pas que d’être un peu perplexes sur la fixation de ces cotisations. Le taux devra en être arrêté chaque année, pour chaque caisse, de façon à couvrir les frais généraux, les prélèvements pour le fonds de réserve et les deux tiers du capital correspondant aux rentes et aux pensions prévues, l’autre tiers étant à la charge de l’État. Les caisses, avons-nous dit, seraient organisées par chacun des États confédérés, d’après des statuts soumis à l’approbation du Conseil fédéral. La gestion en sera surveillée des comités dont les ouvriers et les patrons éliront par moitié les membres.
Voilà le projet dans ses lignes principales : les objections s’offrent en foule : la tardivité de l’âge de la retraite (70 ans) ; la chétivité de la pension qui ne permet nullement de vivre, même comme un indigent ; les charges énormes pour l’ouvrier et le patron, l’assujettissement de l’ouvrier ; l’embarras de fixer le taux de cotisation ; la difficulté des liquidations de ce nombre prodigieux de retraites ; le placement par l’État de tous ces fonds ; les variations du taux des cotisations que peuvent amener les variations du taux de l’intérêt. Au point de vue social, de la sécurité de la vieillesse, le projet est manifestement insuffisant : au point de vue financier, il est à craindre qu’il ne soit inextricable ; au point de vue de la liberté individuelle, il conduit à des gênes fréquentes, des constatations multipliées. Nous craignons que M. de Bismarck, avec tout son génie, n’ait fait qu’une œuvre dont, au bout de peu d’années, tous les intéressés demanderont la suppression comme une délivrance. Dans une prochaine étude nous examinerons le fonctionnement de ce projet.
Paul Leroy-Beaulieu.
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