L’assimilation est-elle un concept anti-libéral ?
Dans un article précédent, j’ai montré que l’immigration libre était un point du programme des libéraux français classiques, et que pour marcher dans leurs pas il nous fallait penser les contours de cette politique, plutôt que la rejeter.
J’examinerai aujourd’hui le principe de l’assimilation, et si tout d’abord il peut être reconnu par le libéralisme.
Le droit d’être minoritaire
C’est un principe fondamental du libéralisme que le respect des opinions et des actions inoffensives des minorités, et de tout ce qui peut être défini comme la sphère propre de l’individu. (Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. IV, p. 643 ; t. XIII, p. 118) En d’autres termes, chaque individu a le droit d’avoir ses goûts, ses opinions ; on n’exige guère de lui que sa soumission aux lois, c’est-à-dire qu’il ne blesse pas la liberté égale de son voisin, et ne détruise pas ses propriétés.
D’ordinaire, l’individu qui est né sur le sol et qui acquiert la nationalité par la naissance n’est pas inquiété par les prétentions coercitives de quelconques majorités. L’opinion commune ne le contraint pas : il adopte les tenues vestimentaires qu’il a choisi ; il a ses opinions ; en bref il mène sa vie selon son propre règlement.
Mais on voudrait que les immigrés, en tant que nouveaux venus, se conforment aux opinions majoritaires, ou couramment admises. D’abord il faudrait pouvoir les définir, et d’ordinaire on s’en garde bien. Mais sans doute la chose est assez claire : il faut pour eux s’habiller « comme tout le monde », penser « comme tout le monde », et en somme vivre de la vie de tout le monde.
Ce projet a le grave défaut de s’opposer à la nature de l’homme. La nature a voulu l’inégalité : les individus naissent inégaux, leurs expériences de vie sont différentes, et les instruments par lesquels ils produisent leurs émotions et leurs idées, sont différents. (Ch. Dunoyer, Nouveau traité, etc., 1830, t. I, p. 92-93) On n’est pas maître d’aimer la musique de la majorité, ou les plats dont se régale la majorité, par un simple acte de la volonté. (G. de Molinari, Conversations sur le commerce des grains, 1855, p. 159 et suiv.) Tocqueville était convaincu de l’importance de la religion, mais il n’était pas libre de croire ce qu’il ne croyait pas.
Faire adopter des modes vestimentaires, des opinions et des modes de vie, se fait ou par la conviction, ou par la contrainte. Ici on a d’avance rejeté la conviction : car ce serait admettre le droit d’être innocemment minoritaire, et c’est ce dont précisément on ne veut pas. Il faudra donc édicter et faire respecter certaines opinions, des manières de se vêtir, de vivre. Il y aura des sanctions pour ceux qui y contreviendront. De ce point de vue, l’assimilation, si elle veut dire adopter certains modes de vie, n’est pas conforme aux principes du libéralisme, et elle prépare aux confins de la grande société une petite société qui est à l’opposé de son idéal.
Le paradoxe de l’enfant
L’immigrant, dira-t-on, est un nouveau venu : par conséquent il n’a pas les mêmes droits, il ne mérite pas la même liberté. Il vient dans une société déjà formée, dont il doit respecter les susceptibilités. Il ne peut pas marcher à sa guise son propre chemin.
Cependant, tout nouvel enfant qui naît en France se présente aussi essentiellement comme un nouvel arrivant. Or qui dira qu’il a le devoir absolu de s’assimiler ? Au contraire, vous le verrez bientôt avoir ses opinions, ses goûts, ses penchants. De la société dont il a hérité, il fera, avec d’autres, ce qu’il voudra et ce qu’il pourra. Il renversera peut-être les opinions reçues, lancera de nouvelles modes dont les plus anciens s’offusqueront. Tout cela est dans l’ordre. Car chaque nouvelle génération remplace celle de ses parents et grands-parents, dans un grand-remplacement continuel qui est de l’essence des sociétés humaines.
Cette évolution naturelle est d’ailleurs la condition du progrès. Il ne faut pas en avoir peur. La prétention de fixer le cadre social des générations futures est au contraire profondément antilibérale, et rappelle les charges que Turgot lançait jadis contre les fondations pieuses prétendument immortelles. (Article « Fondation » de l’Encyclopédie)
De ce point de vue encore, la prétention à l’assimilation ne paraît pas conforme aux principes du libéralisme.
L’assimilation vraie et fausse
À en croire les auteurs libéraux classiques, l’assimilation est de toute manière, dans notre pays, une véritable utopie. Sur un même sol, les Français se feront plutôt arabes que les Arabes ne se feront français ; laissés à leur propre impulsion, certains retourneront à la vie sauvage, plutôt que de pousser les populations indigènes à suivre leurs pratiques civilisées. (Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 53 ; Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, p. 154)
La vraie assimilation se fait par la conviction, le libre débat, l’influence d’une culture supérieure qui produit des merveilles éclatantes et qu’on admire. Elle se fait aussi par la nature imitative de l’homme, par son goût pour la tranquillité, par son conservatisme. Enfin elle procède des unions de l’amour.
L’assimilation légale, je ne vois pas qu’un libéral des temps passés l’eût vanté ni même surtout pratiqué. Au contraire, je les vois tous à l’envie se conduire dans tous les pays fidèles à leurs propres usages, avec un sans-gêne qui n’étonne pas encore à l’époque. Réfugié aux États-Unis, le physiocrate Dupont de Nemours, par exemple, n’a jamais pris la peine d’apprendre l’anglais, et il continuait à dater ses lettres selon le nouvel almanach de France (voir ses Lettres à Jefferson, et Dupont-De Staël Letters, 1968, p. 60). Il était venu sans passeport, avec des opinions monarchistes très célèbres, puisqu’il les avait répandues dans des livres et brochures pendant plus de quarante ans. Il a fondé en toute liberté une entreprise de poudre, c’est-à-dire d’explosifs, qui aujourd’hui emploie 34 000 personnes et produit un résultat net de quelques 6,5 milliards de dollars. Il a vécu là-bas paisiblement les dernières années de sa vie.
Pour définir une position libérale moderne sur la question de la liberté d’immigration, c’est donc peut-être une première chimère à écarter que l’assimilation.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
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