Société d’économie politique
L’Angleterre redeviendra-t-elle protectionniste ?, 4 juillet 1903.
[Journal des économistes, juillet 1903.]
Sur la proposition du secrétaire perpétuel, la réunion adopte, comme sujet de discussion, la question suivante, qui sera exposée par M. Yves Guyot :
L’ANGLETERRE REDEVIENDRA-T-ELLE PROTECTIONNISTE ?
M. Yves Guyot expose ainsi le sujet :
L’orateur commence ses observations en faisant remarquer que M. le secrétaire perpétuel provoquerait les protestations de M. Chamberlain et des partisans de son programme économique en donnant pour titre à la communication de cette séance « l’Angleterre deviendra-t-elle protectionniste ? » Dans son manifeste du 15 mai, il s’est déclaré libre-échangiste. Dans la série des articles que le Times publie sous cette signature An Economist, on trouve cette protestation : « Le cri de free trade versus protection porte à faux. Il ne s’agit pas de protection, mais de la consolidation de l’Empire. » Mais lui-même donne une définition du free trade qui contredit son assertion ; c’est « le système, dit-il, qui ne fait aucune différence entre les produits coloniaux et les produits indigènes. » Quel est donc le but des tarifs de faveur que propose M. Chamberlain sous prétexte d’instituer le free trade dans l’Empire ? sinon de frapper les produits étrangers, en ne frappant pas ou en frappant plus légèrement les produits coloniaux et indigènes.
Pour donner des tarifs de faveur, ou exempter de tarifs les produits coloniaux, il faut commencer par mettre des tarifs sur les objets similaires, et par conséquent, le programme de M. Chamberlain implique, de la part du Royaume-Uni, la renonciation du libre-échange.
Chez tous ses promoteurs, du reste, mous retrouvons les théories et les arguments des protectionnistes. Un membre du Parlement, M. C. T. Bartley, dans une lettre au Times du 20 juin, tout en se croyant libre-échangiste, pose cette question : « Sommes-nous capables de produire tout ce qui nous est nécessaire, y compris les objets d’alimentation ? Dans ce cas, fermons la porte. Nous devons nous suffire à nous-mêmes et préserver le travail national. » Et il refait la théorie de la balance du commerce.
M. Yves Guyot met en parallèle les discours prononcés le 15 mai par M. Balfour en réponse à M. Chaplin et par M. Chamberlain à Birmingham. Alors que M. Balfour montrait la suppression du droit de 3 deniers par cwt (le cwt, quintal anglais de 50 kil. 8) comme indispensable au point de vue politique, M. Chamberlain faisait reposer tout son projet sur l’établissement de droits sur les objets d’alimentation.
Or, si nous prenons les chiffres de l’année 1902, nous voyons que le Royaume-Uni a produit 31 607 000 cwts de blé ; qu’il a importé 107 927 000 cwts, dont 25 443 000 des possessions britanniques. Celles-ci ont donc fourni 23% environ, moins du quart. De même pour le bétail vivant, sur 293 000 têtes importées, les États-Unis en ont fourni 233 000 et le Canada 55 000. Pour l’importation des viandes mortes, salées et conservées, y compris le lard et le jambon, les colonies ont fourni 3 094 000 cwts sur 16 519 000.
Une fois de plus se trouve vérifié ce fait : Tout système protectionniste sacrifie les intérêts du grand nombre à ceux d’un petit nombre. On fait rehausser le prix de toute l’alimentation des habitants du Royaume-Uni, sous prétexte d’en faire profiter des colonies qui ne fournissent pas le quart de l’alimentation animale et végétale. On sacrifie les intérêts des 41 millions d’habitants du Royaume-Uni à ceux d’une partie des 12 millions d’habitants du Canada et de l’Australie.
Pour atténuer ce contraste, M. Chamberlain a déclaré que « le programme n’était pas intentionnellement protectionniste, mais que l’agriculture anglaise en profiterait. » Mais le Royaume-Uni ne comprend que 6 960 000 personnes engagées dans les professions agricoles, et beaucoup d’entre elles, comme le démontrait M. Balfour dans son discours du 15 mai, ont intérêt au blé à bon marché. Il disait alors que sur les 2 500 000 liv. st. qu’avait rapportées le droit de 3 deniers par cwt, les agriculteurs en avaient payé près de 600 000. Toutes les autres personnes engagées dans d’autres occupations ont intérêt à avoir les aliments à bon marché.
Lord Rosebery, qui possède 34 000 acres, soit à peu près 12 000 hectares, a vigoureusement protesté contre ce projet destiné à flatter les grands propriétaires : et il suffit de voir le nom d’un certain nombre des membres du parti conservative qui ne suivent pas M. Chamberlain, pour se rendre compte que la plupart, en dépit de Lord Harris, ne veulent point du cadeau qu’on leur offre. Ils n’auraient pas eu besoin de l’exemple des élections allemandes pour refuser de donner aux socialistes un argument en faveur de la nationalisation of land. Lord Rosebery, en 1897, faisant un discours devant la Chambre de commerce de Manchester, rappelait la situation misérable dans laquelle se trouvaient les ouvriers agricoles sous le bon temps de la protection. Il citait, d’après le Times de l’époque, le récit d’une réunion de paysans dans le Wiltshire en janvier 1846, qui répétaient tous : « D’ici la récolte de pommes de terre nouvelles, nous sommes condamnés à mourir de faim. » Depuis, il y a eu un certain progrès, comme M. Yves Guyot a pu le constater par lui-même et comme le prouve une étude communiquée le 21 avril 1903 à la Statistical Society par M. A. Wilson.
Les ouvriers agricoles, comme les ouvriers d’industrie, seraient sûrs de payer plus cher leurs objets d’alimentation, tandis que si les droits protecteurs jouaient, ce serait au profit des propriétaires des exploitations agricoles au-dessus de 100 acres (40 hectares) dans lesquelles les terres arables représentent 58% relativement aux grains dans la Grande-Bretagne, au nombre de 96 000 sur 520 000, soit 18% ; mais elles représentent une superficie de 22 millions d’acres sur 32, soit 58%.
Mais les défenseurs des taxes sur l’alimentation mettent en avant un argument bien connu : « Ce sera si peu de chose par tête qu’on ne s’en apercevra pas ». À propos du petit droit de 3 d. par cwt., M. Ritchie, le chancelier de l’Échiquier, disait à la Chambre des communes : « C’est une chose extraordinaire que 2 millions et demi de livres sterling puissent être perçus sans que personne ne s’en ressente. »
Le droit est annoncé comme devant être au moins de 5 sh. par quarter, ce qui ferait à peu près 3 francs par quintal métrique. La consommation du Royaume-Uni ayant été en 1902 de 69 millions de quintaux métriques, le droit portant complètement sur tous les blés, ce serait une charge de 207 millions de francs. Pour 41 millions d’habitants, c’est 5 francs par tête, pour une famille de quatre personnes, c’est 20 francs ; et les free traders ont déjà commencé à comparer ce que serait cette charge relativement aux salaires, avec ce qui est demandé à l’income tax.
M. Chamberlain a dit : « J’irai chez le mécanicien, chez l’ouvrier, et je lui dirai : le prix de votre existence subit une augmentation dont je vous indique le chiffre. Les trois quarts des taxes sur les objets de consommation sont payés par la population la plus pauvre. Mais je veux vous rendre non seulement les trois quarts que vous payez, mais encore le dernier quart que paient les autres. » Sous quelle forme ? Sous la forme de pensions de retraites pour la vieillesse. M. Chamberlain fait ainsi appel aux sentiments de prévoyance des ouvriers anglais en leur demandant de subir des privations immédiates pour la sécurité de l’avenir. Mais au moment où il fait appel à leurs sentiments de prévoyance, ne fait-il pas lui-même preuve d’imprévoyance ? L’expérience prouve qu’on ne peut avoir des ressources certaines avec des droits protecteurs qui se suppriment eux-mêmes, s’ils atteignent le but pour lequel ils ont été établis. En voici une preuve toute récente : les droits sur les céréales ont rapporté en France, en 1897, année de mauvaise récolte, 55 millions de francs ; en 1898, 78 millions, et ils auraient rapporté davantage s’ils n’avaient pas été suspendus. Ils sont tombés à 20 millions en 1900, et à 13 800 000 francs en 1902.
Mais M. Chamberlain a parlé aussi d’une « increase of income », d’une augmentation de salaires ; et il a fait là appel aux sentiments protectionnistes des ouvriers. M. Edward Dicey, approuvant cette manœuvre, disait : « Si on persuade à l’ouvrier anglais que la concurrence étrangère abaisse les salaires, on aura un cri pour la protection. »
Mais ni M. Ed. Dicey, ni M. Chamberlain n’ont expliqué comment en frappant les aliments ils augmenteraient les salaires. On a invoqué l’exemple des États-Unis ; mais les délégués des Trade-Unions qui ont pris part à l’enquête Mosely savent que le blé et la viande n’y sont pas frappés de taxes. M. Chamberlain s’est servi d’un argument donné, il y a quelques années, par un industriel M. Byng, dans un livre intitulé : Protection. Le voici : À l’abri des droits de douane, vous produisez pour 50 000 liv. st. Puis vous pourrez vendre avec un moindre bénéfice à l’étranger ; car vos frais généraux seront réduits proportionnellement à la quantité des marchandises que vous écoulerez. C’est le système des primes à l’exportation ; et pour l’industrie des sucres, en France, elles n’ont augmenté depuis 1884 ni le nombre des ouvriers ni leurs salaires. Les Allemands ont employé ce système et nous avons vu la crise à laquelle ils ont abouti. Les États-Unis n’ont point inondé l’Europe de leurs produits manufacturés comme on l’avait annoncé. Ce sont les économistes qui ont depuis longtemps constaté que si les débouchés peuvent augmenter indéfiniment, un industriel obtiendra un bénéfice absolu toujours plus considérable en réduisant presque indéfiniment son bénéfice relatif. Mais comment agrandira-t-il son débouché d’une manière normale ? En réduisant ses frais de production ; et l’impôt sur les objets d’alimentation sera suivi d’une augmentation des salaires qui les aggravera, sinon, il équivaudra à une diminution de salaire.
Mais M. Chamberlain n’est pas le maître de décréter une augmentation de salaire : elle ne peut être obtenue et maintenue que si le consommateur consent à la payer.
Sur quelles probabilités M. Chamberlain s’appuie-t-il pour supposer que les industriels anglais trouveront des clients disposés à rembourser les nouveaux impôts de consommation ?
Il met en avant le mot de Zollverein ; mais est-ce que les colonies anglaises, au lieu d’être mitoyennes comme les États allemands, ne sont pas dispersées dans le monde ? Est-ce qu’on peut les entourer comme les États allemands, comme les États-Unis, d’une ceinture de douanes uniformes ?
Les colonies se sont protégées surtout contre l’industrie du Royaume-Uni et elles entendent maintenir leurs tarifs protecteurs. Il est vrai que le Canada a réduit de 33,3 % les droits sur les objets importés d’Angleterre ; mais non seulement le fer et l’acier y sont protégés par des droits s’élevant de 10 à 30% ; mais encore ils reçoivent des primes qui, dans la dernière année fiscale, se sont élevées à 791 000 dollars dont 348 000 dollars pour la Dominion Iron and steel Cie et 225 000 pour la Hamilton Cie, soit 82% pour ces deux sociétés. Pour cette dernière, le montant des primes a dépassé le total des salaires. Pendant les onze mois de l’année fiscale 1902-1903, le total des primes a atteint 986 243 dollars. Quand la première de ces sociétés émit son capital, elle en justifiait la majoration en escomptant les primes ; et, comme les bénéfices n’ont pas répondu aux promesses, elle demande une élévation des primes.
Les colonies proposent moins d’abaisser leurs droits sur les produits anglais que d’augmenter les droits qu’elles perçoivent sur les pays étrangers.
Mais admettons que les colonies ouvrent des débouchés aux produits anglais dans la mesure des sacrifices que fera le Royaume-Uni pour favoriser l’introduction de leurs produits, quel sera le résultat ? Sir Robert Giffen, le célèbre statisticien, l’a établi de la manière suivante dans une étude qui vient de paraître dans la Nineteenth Century and After. Il a pris les chiffres de 1901.
Les objets de consommation importés libres de droits montent à 101 500 000 liv. st. ; ceux qui sont soumis à des droits montent à 109 000 000 liv. st. ; total 210 500 000 liv. st.
La part des colonies est de 40 000 000 liv. st.
Si l’on imposait un droit de 10%, les consommateurs anglais auraient à payer 21 000 000 de livres, sans parler de l’élévation qui en résulterait pour les produits indigènes.
Or, les colonies n’auraient qu’un bonus de 4 millions.
Payer 21 millions de livres pour risquer d’en récupérer 4 millions, « ne peut pas paraître une très bonne affaire ».
Quel pouvoir d’achat ce bonus ajouterait-il aux colonies ? On évalue actuellement leur pouvoir d’achat annuel à :
liv. st. | |
Canada | 250 000 000 |
Australie | 250 000 000 |
Inde | 500 000 000 |
Autres possessions britanniques | 200 000 000 |
1 200 000 000 |
Un tarif de préférence de 10% l’augmenterait donc de 4 millions, de 0,33%, moins d’un tiers de 1%. Pour arriver à 1%, il faudrait que les tarifs fussent triplés, s’élevassent à 30% ; les habitants du Royaume-Uni devraient payer 63 millions de liv. st. (1 575 millions de francs) : et qui pourrait garantir que les 12 millions payés par les consommateurs anglais aux producteurs coloniaux seraient exclusivement employés par ceux-ci à l’achat de produits anglais ?
Le Royaume-Uni a importé en blé et farines 101 000 000 cwts, dont 19,5 millions venant du Canada, de l’Australasie et de l’Inde, soit moins de 20%.
Supposons qu’on ait établi un droit de 5 sh. par quarter, soit 1 sh. 3 d. p. cwt, sur le blé venant des pays étrangers. Voici comment s’établirait la répercussion :
5 094 000 | liv. st. sur le blé étranger. |
1 219 000 | — — colonial. |
2 000 000 | — — indigène. |
Pour donner 1 219 000 liv. st. aux agriculteurs coloniaux, le consommateur anglais serait donc chargé de plus de 8 millions de liv. st. Sir Robert Giffen conclut : « Cela ne paraît pas une très bonne affaire. »
En réalité, la conception des preferentials tarif est une nouvelle forme de la conception du pacte colonial.
M. Yves Guyot ne veut pas envisager les conséquences politiques qu’elle peut avoir : mais cependant quand un membre du parlement, comme Sir Howard Vincent, dit à l’Imperial industries Club que si le projet n’est pas adopté, « l’Empire tombera en atomes » ; quand les Anglais qui le combattent sont dénoncés aux colonies comme leurs ennemis, on est en droit de conclure que, loin de servir à la consolidation de l’Empire, il y apporte des éléments de trouble et de discorde.
Ce projet merveilleux est un projet à tiroirs dont chacun renferme des promesses spéciales. M. Balfour et Lord Lansdowne ont dit : — Le libre-échange nous désarme devant les pays étrangers. Nous voulons avoir à notre disposition des tarifs de représailles. — Lord Lansdowne s’est servi d’une de ces métaphores belliqueuses qui font partie du vocabulaire protectionniste. Il a demandé un revolver. Mais il a ajouté qu’il ne voulait pas s’en servir. C’est un épouvantail pour les naïfs.
Les hommes d’État de l’Angleterre feront bien de se rappeler que de toutes les nations celle qui risque le plus de souffrir des tarifs de guerre, c’est celle qui a la plus grande exportation et la marine la plus développée.
M. Chamberlain, au moment où il a lancé son programme, déclarait qu’il avait fait son pointage électoral et qu’il était sûr du succès. Il s’est heurté cependant à une résistance sur laquelle il ne comptait pas. Lord Goschen disait à la Chambre des Lords que les générations actuelles ignoraient les arguments qui avaient fait prévaloir le libre-échange, il y a soixante ans. Elles en jouissaient comme d’une chose acquise ; et ses partisans les plus convaincus ne faisaient pas d’efforts pour maintenir un état de choses qui ne paraissait pas sérieusement menacé. Mais M. Yves Guyot est convaincu que cette tentative aura pour résultat de donner une nouvelle et solide éducation économique aux Anglais.
M. Samuelson, dans une lettre au Times du 24 juin, disait un mot simple, mais profond : « Si impérialistes que nous soyons, nous ne devons pas oublier que le Royaume-Uni est une partie de l’Empire. »
Enfin, il y a un argument de fait de nature à frapper tous les hommes qui réfléchissent. Le régime commercial de l’Angleterre a représenté la plus grande stabilité. Ses industriels et ses commerçants ont été soustraits aux à-coups auxquels ils ont été exposés dans les pays protectionnistes. M. Yves Guyot est convaincu que le programme de M. Chamberlain est condamné à un échec.
M. Longhurst déclare que l’Angleterre n’est nullement en voie de retourner au protectionnisme. Ce qu’elle veut seulement, c’est favoriser ses colonies, c’est-à-dire faire ce que nous faisons nous-mêmes en France, lorsque nous ne frappons que d’un demi-droit les produits venant de nos possessions, tandis que nos coloniaux réclament l’exemption totale de droits pour ces mêmes produits.
M. Yves Guyot a dit que l’on mourrait de faim en Angleterre, si l’on s’y trouvait réduit aux importations de blé provenant des colonies anglaises. Ce n’est pas à craindre, déclare M. Longhurst, car il ne voit pas pourquoi l’étranger ne fournirait pas aussi son contingent.
L’orateur compare ensuite les importations coloniales en France et en Angleterre. Il montre comment la production du froment en France s’est développée grâce à la protection douanière. Pourquoi n’en serait-il pas de même du Canada, sous l’influence de la même cause ? D’autre part, ce n’est pas l’établissement d’un léger droit sur le blé qui ferait vendre le pain plus cher dans la Grande-Bretagne.
On a dit que les colonies anglaises ne favorisaient pas les produits de la métropole ; cependant le Canada a réduit de 30% les taxes sur les importations anglaises, pour les favoriser à l’encontre des produits de l’Europe continentale, spécialement de l’Allemagne.
Encore une fois, répète M. Longhurst, l’Angleterre ne veut pas redevenir protectionniste, mais elle veut seulement se protéger contre certains concurrents. Cobden a cru, quand il a fait sa réforme, que les autres pays suivraient ; mais les autres pays n’ont pas suivi, ils veulent tout simplement inonder l’Angleterre, en profitant des avantages que leur fait le free trade.
On demande : Pourquoi l’Angleterre ne ferait-elle pas de traités de commerce ? Mais voilà la France, par exemple, qui demande, en ce cas, des concessions. Mais lesquelles ? Nous n’avons pas de concessions à faire. L’Australie et la Nouvelle-Zélande pourraient produire de la viande de quoi nourrir l’Angleterre entière. Le Canada pourrait la fournir de blé à lui seul. Mais il n’en fera pas plus qu’il n’en produit actuellement, s’il n’est pas favorisé par une préférence de la mère-patrie. Du reste, la preuve que M. Chamberlain a raison, c’est qu’il est attaqué par toute la presse française, sans distinction de parti.
M. Yves Guyot proteste, en rappelant qu’il a plus d’une fois soutenu M. Chamberlain lorsque il a cru que celui-ci avait raison.
M. Fredericksen veut parler surtout de la question de principe. M. Chamberlain n’est point du tout libre-échangiste. Sans doute il est un des premiers hommes d’État de l’Angleterre, mais il n’est pas de la famille des Robert Peel. Il sera battu, cette fois-ci, il échouera dans ses projets, à cause du bon sens des Anglais, de ce grand peuple, où l’ouvrier a une notion si saine des principes économiques.
M. Frederiksen fait alors avec chaleur l’apologie de la science. Il montre qu’elle a des lois naturelles, des vérités absolues, des vérités dont Bastiat a été le prophète, tandis que les protectionnistes ne sauraient dire et ne disent que des erreurs.
Lorsque M. Chamberlain parle de l’influence nulle de la protection sur les prix des denrées nécessaires aux ouvriers, lorsqu’il promet à ceux-ci une élévation de salaires, on bien il n’est qu’un ignorant, ou bien il spécule sur l’ignorance de son peuple.
Oui, répète M. Frederiksen, j’ai tenu à faire une protestation énergique au nom de l’économie politique et de ses lois, de ses lois logiques et nécessaires.
À propos des États-Unis, il se contente de dire que M. Roosevelt est, au fond, libre-échangiste ; mais il sacrifie aux opinions de son parti. Ce qui ne saurait empêcher le triomphe final du libre-échange aux États-Unis, triomphe que M. Frederiksen croit pouvoir prédire en toute conscience.
M. le marquis de Chasseloup-Laubat fait remarquer que la question n’est pas de savoir si l’Angleterre aura raison ou non de revenir au protectionnisme, mais seulement si elle y reviendra. M. Yves Guyot n’a pas donné tous les arguments des adversaires de l’état de choses actuel. M. Longhurst a cité le principal de ces arguments : c’est le désir chez les Anglais d’avoir une arme pour forcer les nations du continent à baisser leurs tarifs sur les produits manufacturés de l’Angleterre. Il existe dans ce pays, aujourd’hui, un état d’esprit particulier tendant à resserrer les liens unissant les diverses parties de l’Empire, — et non seulement les colonies autonomes, mais encore les colonies de la Couronne et certains protectorats, bien qu’on ne parle pas de ces derniers. Le tout formerait un vaste Zollverein.
Un argument moral dont usent fort les impérialistes anglais, c’est l’exemple des États-Unis : ceux-ci, disent-ils, sont protectionnistes pour l’ensemble de la Confédération, mais libre-échangistes d’un État à l’autre.
L’orateur croit, en somme, que les Anglais auront du mal à réaliser leur projet. D’une part, les agriculteurs espèrent qu’ils auront plus de bénéfices ; d’autre part, on dit aux consommateurs des villes qu’ils seront fournis à bon compte par les colonies. Il y a là une antinomie, une opposition d’intérêts difficilement conciliable entre les colonies et l’Angleterre.
M. des Essars partage entièrement les opinions de l’orateur, précédent, il ne sait pas si l’Angleterre abandonnera le free trade pour la protection, mais il faut voir les choses comme elles sont : il y a un parti protectionniste en Angleterre. Feu l’amiral Tryon notamment avait appelé l’attention sur les difficultés que rencontrerait l’approvisionnement de l’Angleterre en cas de guerre. Cet argument dont les protectionnistes ont abusé en France où il n’a pas de valeur, puisque nous sommes limitrophes de pays et de la mer, a au contraire du poids pour nos voisins dont la subsistance dépend de la liberté des mers. De plus, l’Angleterre, comme le faisait remarquer M. Longhurst, n’a en ce moment aucune faveur à accorder, puisqu’elle a tout donné et est en butte à ce que M. Yves Guyot a appelé le protectionnisme agressif ; elle peut avoir envie de se défendre, elle en manifeste la velléité, c’est pourquoi M. des Essars redoute un revirement dans la politique commerciale de nos voisins.
M. Daniel Bellet s’est demandé, lui aussi, quelles causes pouvaient bien pousser les Anglais vers le protectionnisme.
Il en est une qu’il croit devoir signaler : c’est la tendance militariste à laquelle devait fatalement se laisser aller la Grande-Bretagne après la guerre du Transvaal et d’après l’exemple des nations continentales. De plus, après la lutte où elle a été heureuse de trouver l’appui des soldats que lui ont envoyés ses colonies, elle veut resserrer les liens commerciaux et militaires qui l’unissent à elles.
En outre, le développement du socialisme municipal en Angleterre est de nature à la pousser encore dans la même voie.
M. Bellet termine en assurant M. Longhurst qu’il ne faut pas voir, dans les observations auxquelles ont donné lieu ce soir les tendances protectionnistes de la Grande-Bretagne, des manifestations hostiles. C’est, au contraire, parce que nous sommes, particulièrement en cette Société, les sincères amis de l’Angleterre, que nous désirerions vivement la voir persister dans la liberté des échanges, où elle a donné au monde un si bel exemple.
M. Fleury demande la permission, avant que la clôture de la discussion soit prononcée, d’expliquer, en réponse à ce que disait tout à l’heure M. Yves Guyot, qu’il n’a pas cru être audacieux en suggérant à notre éminent confrère la question qu’il vient d’exposer avec tant d’éclat, d’autorité et de compétence. — La crise intense qui agite la terre de Cobden est bien faite pour préoccuper les économistes. Est-ce la liberté, la justice, le respect des droits, qui vont triompher, qui vont continuer à faire la prospérité et la grandeur du peuple britannique ? Est-ce le contraire ? M. Fleury félicite notre excellent confrère, M. Fredericksen, d’avoir rappelé, avec tant de vigueur, la supériorité des principes sur les faits accidentels et momentanés. Quant à lui, il ne cesse de songer, depuis que cette crise est ouverte, aux nobles paroles que Robert Peel prononça lorsqu’après avoir obtenu le retrait des lois-céréales, il quitta le pouvoir. — Souhaitons qu’elles soient présentes à l’esprit des hommes politiques qui, bien témérairement, tentent, à cette heure, de détourner l’Angleterre des voies où depuis un demi-siècle elle dirige avec tant de succès ses hautes destinées. L’Angleterre des Cobden et de Peel est pour l’humanité un phare nécessaire, dont la disparition serait pour tous un juste sujet d’appréhension et de regret.
M. Longhurst, tenant à fixer un point de la discussion, dit que ce n’est pas le libre-échange qui a amélioré la situation des travailleurs agricoles en Angleterre. L’auteur de cette amélioration fut un ouvrier, Arch, qui eut l’idée de faire émigrer des colonies de travailleurs des régions où ils étaient trop nombreux dans d’autres comtés où l’on manquait de bras. Une réelle élévation des salaires s’ensuivit, ainsi que cette aisance dont a parlé M. Yves Guyot chez le peuple des campagnes.
M. Frédéric Passy, président, complétant les paroles de Robert Peel que vient de citer M. Fleury, rappelle que ce n’était pas seulement un pain plus abondant et moins cher, mais un pain purgé du levain amer de l’injustice que le grand ministre anglais s’applaudissait d’avoir assuré à ses compatriotes. Et c’est là, dit-il, bien plus encore que l’allègement des charges matérielles, évalué, comme on sait, à quelque chose comme un milliard par an, le grand bienfait que la réforme provoquée par les Cobden, les Fox, les Bright, les Villiers et les Milner Gibson a procuré à l’Angleterre.
La justice, garantie par la liberté, c’est là tout le libre-échange.
M. Longhurst, en reconnaissant l’amélioration apportée à la condition des ouvriers agricoles en Angleterre, a paru en refuser le mérite à la liberté des échanges. Ce n’est pas, a-t-il dit, la réforme économique de Peel ; c’est l’organisation donnée aux ouvriers par M. Arch qui les a tirés de la misère. Il n’y a pas à contester la valeur des efforts de M. Arch ; mais ce qu’il a fait n’est autre chose qu’une des applications de la liberté des échanges. La loi de l’offre et de la demande ne jouait pas, parce que l’ignorance, la routine ou des obstacles artificiels l’empêchaient de jouer. M. Arch a enseigné aux ouvriers agricoles le moyen de savoir où leur travail était demandé et de s’y porter. Montaigne avait, dès son temps, entrevu ce qu’il y avait à faire quand il demandait que partout il y eût des endroits où l’on pût savoir qu’ici l’on offrait du travail et que là on en demandait. Et notre collègue M. de Molinari formulait le même désir lorsqu’il réclamait, il y a un demi-siècle au moins, l’organisation de Bourses du travail. La liberté des échanges n’est pas seulement la liberté d’acheter son grain, ses vêtements ou son fer là où on le veut ; ce n’est pas seulement la liberté d’échanger des produits ; c’est la liberté d’échanger du travail, des idées, des hommes ; c’est la suppression de tout ce qui fait obstacle au déplacement des personnes aussi bien que des choses ; c’est le nivellement naturel de toutes les formes de l’activité humaine.
Quant à savoir si l’Angleterre, qui a eu l’honneur de faire prévaloir la vérité en cette matière, restera fidèle à une politique qui lui a valu soixante ans de prospérité, ou si elle y renoncera, nous ne pouvons le dire avec certitude. Cela dépendra de l’influence qu’exerceront, dans les sphères gouvernementales et dans les sphères populaires, les considérations aujourd’hui mises en avant pour faire accepter, au nom de prétendues compensations, les restrictions que l’on veut apporter à la liberté. Mais nous pouvons et nous devons dire énergiquement que ce sont là des trompe-l’œil dangereux ; qu’il n’y a point, comme on se plaît à le répéter, à se préoccuper de ce que font d’autres nations pour faire les mêmes fautes qu’elles, et que Robert Peel avait raison quand il déclarait que c’est toujours notre avantage d’acheter où nous pouvons acheter le mieux et de vendre où nous pouvons le mieux vendre. Et c’est notre devoir, en même temps que notre intérêt, de souhaiter à l’Angleterre, notre meilleure cliente et notre émule dans la voie du progrès politique et moral, la continuation d’un régime qui, en assurant sa prospérité, est une des garanties les plus sérieuses du maintien de ses bonnes relations avec nous et avec le reste du monde.
La séance est levée à onze heures vingt-cinq.
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