Dans cette conférence prononcée le 15 juillet 1900, Frédéric Passy (premier récipiendaire du Prix Nobel de la Paix, en 1901) souligne la contribution remarquable de Lamartine, en tant que poète et en tant qu’homme d’État, à l’établissement de la paix entre les nations.
(Revue Bleue. Revue politique et littéraire, quatrième série, tome XIV, 37 année, 2e semestre, 1er juillet au 31 décembre 1900, Paris, 1900, p.102-108)
LAMARTINE ET LA PAIX
par FRÉDÉRIC PASSY
Conférence faite le 15 juillet 1900 à la mairie de Passy,
pour l’assemblée annuelle du Salon Lamartine.
Mesdames et Messieurs,
Chaque été, depuis quinze ans, vous célébrez par un service pieux la mémoire de Lamartine : et vous avez pris l’habitude d’ouvrir votre réunion par un discours à l’honneur de votre grand patron. Ce discours, c’est à moi, pour cette fois, qu’il a été demandé de le prononcer. À quel titre ? On a bien voulu me le dire : au titre d’ami de la Paix. Et c’est à ce titre, en effet, que j’ai accepté.
Ce n’est donc pas tout Lamartine que je me permettrai d’apprécier ou de célébrer devant vous : la tâche serait trop vaste et trop au-dessus de mes forces. Comment une seule bouche pourrait-elle parler convenablement de celui qu’on a appelé « l’homme aux sept âmes » ? Ce n’est pas même tout le poète, ou l’une des faces multiples et éclatantes du merveilleux talent de ce poète.
Je ne m’occuperai de Lamartine, poète ou citoyen, qu’en tant qu’il a parlé et agi pour la cause sainte qui me vaut d’être en ce moment devant vous. Ce serait assez, quand il n’y aurait que cela dans sa vie, pour lui mériter notre admiration, notre gratitude et celle de la postérité.
Les poètes, les grands du moins, ceux qu’anime l’enthousiasme des grandes aspirations et des hautes espérances, ceux qu’échauffe le saint amour de la liberté et de la dignité humaine, ceux qui, en présence de l’incessante fécondité de la nature et du travail bienfaisant de la vie dans le sein de cette terre qui produit les moissons pour nourrir les hommes, savent comprendre combien, à plus forte raison, est merveilleuse et sacrée dans les hommes cette vie dont la nature élabore pour eux les éléments : ceux-là, de tout temps, ont réprouvé la guerre, qui sépare et détruit les hommes, et chanté, avec le travail, la paix, qui leur permet de s’unir et de s’aider.
Ou si quelquefois, trop souvent, hélas ! — mais était-ce leur faute ? — ils ont dû, en des heures douloureuses, emboucher la trompette et sonner la charge, ce n’était pas pour l’attaque, c’était pour la défense. C’était, comme Tyrtée relevant le courage des Messéniens, comme Rouget de Lisle entonnant cette Marseillaise des batailles, à laquelle Lamartine devait donner pour pendant la Marseillaise de la Paix ; pour la résistance à l’oppression, pour l’indépendance du sol national, pour la sauvegarde du droit et le maintien ou le rétablissement de la paix, menacée par une injuste agression.
Hors de là, et à part quelques exceptions malheureuses, comme le chant des Spartiates, labourant avec la lance et moissonnant avec le glaive, c’est contre la guerre que se sont fait entendre, à travers les siècles, toutes ces grandes voix, dont les siècles se sont répété l’écho.
« Bella matribus detestata : la guerre odieuse aux mères », écrivait, il y a dix-neuf cents ans, le poète Horace, en trois mots qui disent tout, et qui auraient dû, depuis dix-neuf cents ans, soulever contre la guerre l’armée entière des mères et des femmes.
« Je passe criant la paix », écrivait le doux Pétrarque : protestant contre les guerres intestines qui déchiraient l’Italie : I’ vo grigando : pace ! pace ! pace !
Chassez de vos autels, juges vains et frivoles…
s’écriait plus près de nous, à la veille de la Révolution française, ce généreux et sage amant de la liberté naissante, cet intrépide ennemi de la violence, aussi incapable de trembler devant les brigands à piques que de s’abaisser devant les brigands à talons rouges, André Chénier :
Chassez de vos autels, juges vains et frivoles.
Ces héros conquérants, meurtrières idoles.
Tous ces grands noms, enfants des crimes, des malheurs ;
De massacres fumants, teints de sang et de pleurs !
Venez tomber aux pieds de plus pures images.
Qui ne connaît, plus près de nous encore, les lambes terribles d’Auguste Barbier ; sa douloureuse élégie sur la France, pantelante sous la botte impitoyable du Corse aux cheveux plats ; et cet anathème dans lequel il a résumé toute sa révolte contre ce qu’avait vu son enfance et ce que jugeait son âge mûr :
De toutes ces horreurs n’accusons qu’un seul nom.
Je n’ai jamais chargé qu’un homme de ma haine.
Sois maudit, ô Napoléon !
La note n’est pas la même chez Béranger. Il a bien contribué pour sa part à la popularité de la légende napoléonienne. Il croyait un peu naïvement pouvoir enrôler sans danger la grande ombre de l’Empereur dans les rangs de l’opposition libérale. Mais avec quel accent, lui aussi, il a chanté la paix et rappelé au pauvre troupeau humain qu’il n’était la plupart du temps que la pâture de l’ambition des souverains :
J’ai vu la paix descendre sur la terre
Semant de l’or, des fleurs et des épis.
L’air était calme, et du dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupis.
Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance.
Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main !
. . . . . . . . . . . .
Chez vos voisins vous portez l’incendie ;
L’aquilon souffle et vos toits sont brûlés ;
Et quand la terre est enfin refroidie.
Le soc languit sous des bras mutilés.
Près de la borne où chaque État commence,
Aucun épi n’est pur de sang humain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main !
Quant à Victor Hugo, en combien d’occasions, et sous combien de formes, en vers et en prose, n’a-t-il point flétri les servitudes, les ruines et les massacres qu’entraînent les faux calculs de la cupidité et de l’ambition ! De quels traits sanglants n’a-t-il pas stigmatisé cette lâcheté stupide des troupeaux humains toujours prêts à se laisser conduire à l’abattoir ; glorifiant les grands exterminateurs qui les foulent aux pieds, et laissant passer sans les admirer ceux qui leur apportent la lumière et le bien-être.
Passez, passez ! Pour vous, point de hautes statues.
Le peuple perdra votre nom ;
Car il ne se souvient que de l’homme qui tue
Avec le sabre ou le canon.
Et ailleurs :
Et tout ça pour des Altesses.
Lesquelles, vous enterrés.
Se feront des politesses
Pendant que vous pourrirez.
Avec quel accent surtout, dans ce mémorable Congrès qu’il présida à Paris en 1849, n’a-t-il point fait appel à la fraternité humaine et salué par avance cette confédération bénie que verra l’avenir, ces États-Unis de l’Europe, prédits, avant lui, dans un non moins beau langage, par Victor Cousin, dont le nom seul pourtant, à cette époque, était considéré par la plupart des gouvernements comme un cri séditieux, et qu’aujourd’hui les bouches officielles commencent à prononcer, comprenant enfin que le plus grand intérêt de tous c’est de se mettre ensemble sous la sauvegarde d’une commune justice ; et que les nations, pas plus que les individus, n’aliènent leur liberté en reconnaissant au-dessus d’elles l’autorité suprême d’une loi volontairement acceptée.
Vous êtes venus ici, disait-il, de tous les coins de l’horizon, pour « tourner ensemble le dernier et le plus auguste des feuillets de l’Évangile, celui qui impose la paix aux enfants du même Dieu. »
« Vous êtes venus ouvrir la porte rayonnante de l’avenir ; orienter la politique vers la création croissante du bien-être et de la bienveillance ; enseigner au monde à faire prononcer par la justice le dernier mot que le passé ne savait faire prononcer que par la force, et préparer le jour où il n’y aurait plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. »
Nous retrouverons cette image tout à l’heure sur les lèvres de Lamartine. Ce n’est pas la seule.
Je suis concitoyen de tout âme qui pense,
a dit Lamartine dans un des vers que j’aurai à citer.
« Nous avons eu une commune pensée », disait Victor Hugo en résumant les débats de ces trois mémorables journées. « Avoir une commune pensée, c’est avoir une commune patrie » … « Compatriotes de l’humanité, nous venons de semer le germe impérissable de la paix universelle. »
Et rappelant que ce jour du 24 août, dans lequel, poussés l’un vers l’autre par l’Anglais Cobden, le pasteur protestant Coquerel et le curé catholique Deguerry s’étaient embrassés en répudiant les intolérances du passé, était le jour de cette Saint-Barthélemy non moins maudite, alors, par les descendants de ceux qui l’ont faite que par les descendants de ceux qui l’ont subie : « Dieu, disait-il, a voulu donner à cette date rendez-vous à toutes les haines pour leur ordonner de se convertir en amour. »
Ce sont ces vérités, ces principes, ce respect de la vie, de la justice et de la liberté dans les individus et dans les sociétés, qu’à l’exemple de son illustre émule Lamartine a défendus avec un éclat et parfois avec un courage incomparables.
Il a été l’avocat des races opprimées. Il a montré dans cette prose enflammée dont il avait le secret l’apôtre de l’émancipation en Angleterre, le grand Wilberforce, après un quart de siècle de lutte contre l’impopularité et la calomnie, triomphant enfin, à son lit de mort, de l’opiniâtre égoïsme des possesseurs d’esclaves, et emportant avec lui devant le tribunal de la Suprême Miséricorde les chaînes brisées de millions de ses semblables.
Il a lui-même, comme député, soutenu à la tribune et dans de grandes enquêtes cette cause, non moins alors contestée en France qu’elle l’avait été en Angleterre : et comme membre du Gouvernement provisoire, après la révolution de Février, il a pris la responsabilité du décret d’affranchissement dans les possessions françaises.
Il a, à la même époque, et en la même qualité, accompli deux actes à jamais mémorables et dont le plus mémorable, le plus difficile même, n’est peut-être pas, quelque héroïque qu’il ait été, celui qui lui a fait le plus d’honneur et dont le souvenir est resté le plus vivant. Il a, grâce à son talent oratoire, grâce à son courage surtout, qui était, avec sa réputation, la principale cause de son ascendant sur les foules, calmé, presque tous les jours, pendant des semaines, comme un autre Orphée charmant les monstres déchaînés, ce qu’on appelait alors, un peu emphatiquement, le lion populaire.
Il a surtout, dans une de ces occasions, sauvé à la fois l’existence du gouvernement dont il faisait partie et l’honneur du peuple parisien, en repoussant, au risque évident de sa vie, le drapeau rouge, emblème de la violence, à laquelle il devait servir de signal et de ralliement, et en faisant maintenir à sa place, comme symbole de la loi et de la République, le drapeau tricolore : le drapeau de la France émancipée, du droit commun, de la défense nationale et de l’égalité civile, au lieu du drapeau de la proscription et de la guillotine. C’était la paix, la paix sociale, — on l’a bien compris alors, — qu’il défendait en cette circonstance ; et, comme le disait justement plus tard, quand la popularité l’abandonna, un poète moins célèbre, en tant que poète au moins, l’acteur Samson :
Il fut grand ce jour-là. Ne l’oublions jamais.
Il ne le fut pas moins peut-être (je l’ai laissé entrevoir), et il n’eut pas moins de mérite, car il s’agit cette fois non d’un mouvement de colère ou d’enthousiasme, mais d’un acte mûrement réfléchi, le jour où, comme ministre des Affaires étrangères de la République naissante, il eut à faire connaître au monde la politique qu’entendait suivre le nouveau gouvernement.
Pour se rendre compte de la difficulté de la situation, il faut se reporter à cette époque. Il faut revoir par la pensée l’Europe entière secouée par le contrecoup de la révolution de Février : les trônes ébranlés, l’émeute grondant dans les capitales, les privilèges et parfois les droits les plus légitimes menacés, inquiétés tout au moins ; et la France, bien qu’elle n’eût rien fait pour justifier ces craintes, considérée par la plupart des gouvernements de l’Europe comme une ennemie commune contre laquelle, ainsi qu’en 1792, il fallait s’armer pour le salut public.
Qu’on lise, ou qu’on relise, — rien ne peut être à la fois plus intéressant et plus instructif, — les lettres qu’écrivait alors Bastiat à Cobden. Une préoccupation le hante et l’angoisse : c’est celle d’une guerre européenne presque inévitable. Si la France ne désarme pas. dit-il, l’Europe, redoutant la propagande armée de la Révolution, se mettra en mesure de se défendre par la contre-révolution ; et la France ne pouvant, par suite de l’écrasement de ses finances, opérer les réformes nécessaires pour donner satisfaction aux instincts populaires, entraînée, d’autre part, à occuper ses généraux et ses soldats, se défendra en portant, en effet, la guerre et la révolution au dehors. Et comme la guerre c’est fatalement la ruine, le déficit, l’exagération de l’impôt, et, finalement, le despotisme, toutes les espérances de la démocratie, toutes celles des vrais libéraux seront encore une fois déçues : l’humanité n’aura fait qu’une vaine tentative de plus.
Aussi Bastiat adjure-t-il, dans toutes ses lettres, le grand agitateur anglais de faire comprendre à son pays la nécessité de donner à l’Europe un grand exemple en donnant à la France un gage de sécurité qui lui permette, à son tour, d’en donner un au reste du monde.
Les nations, si elles étaient sages, dit-il, comprendraient qu’il est de leur intérêt à toutes, comme de leur devoir, de renoncer à la vieille politique de jalousie et d’antagonisme, à la politique de conquête et de spoliation, pour adopter enfin la seule politique profitable et sûre : la politique de travail et d’échange.
Elles ne sont certainement pas encore mûres pour une telle entente ; mais il y en a une qui, si elle le voulait, pourrait faire pencher la balance du côté de la sagesse et de la paix : c’est celle qui a déjà accompli dans son sein de si grandes réformes, celle qui a aboli l’esclavage, qui a adopté dans sa plénitude le régime de la liberté commerciale, qui a supprimé les privilèges de sa marine marchande, et dont la prospérité se fonde sur le commerce ami de la paix : Free Trade, the great peace maker. Que cette nation attache le grelot ; qu’elle diminue ses armements ; quelle cesse de paraître contester à la France la possession trop coûteuse de sa conquête algérienne ; qu’elle renonce à l’irriter par ses prétentions blessantes et inutiles à l’exercice de son droit de visite ; qu’elle laisse, enfin, à ses propres colonies une autonomie qui ne lui sera pas moins profitable qu’à celles-ci ; et que, rassurant ainsi la France, ôtant tout prétexte à des craintes que le passé n’a que trop justifiées, elle lui permette de réduire à son tour ses armements, d’améliorer sa législation douanière, de diminuer ses charges financières, d’opérer, enfin, les réformes qui ne peuvent être tentées qu’à ce prix : et la France, tranquille, tranquillisera l’Europe au lieu de la troubler, et une ère nouvelle s’ouvrira pour le monde.
Ainsi, ou plutôt beaucoup mieux, parle Bastiat ; et je voudrais pouvoir le citer tout au long. Et il est tellement préoccupé de cette situation qu’il veut, dit-il, en parler à Lamartine : et si ce voyage peut avoir quelque utilité, aller, après l’avoir vu, causer de tout cela avec Cobden et avec quelques-uns de ses plus notables compatriotes.
J’ignore si cette entrevue avec Lamartine a eu lieu. Mais ce que nous savons, c’est que, bien que les gages réclamés par Bastiat n’aient point été donnés à la France, la France ne s’est point engagée dans la politique extérieure d’aventure que redoutait Bastiat ; et que la Circulaire par laquelle son ministre des Affaires étrangères a fait connaître ses intentions a été une circulaire de paix et de sagesse.
Michelet a écrit qu’au XXe siècle la France déclarerait la paix au monde. Ecoutez le langage que tenait Lamartine, et dites si ce n’était pas réellement une déclaration de paix que, dès 1848, elle adressait par sa plume à l’Europe.
« La République Française, disait-il, n’a pas besoin d’être reconnue pour exister. Elle est de droit naturel, elle est de droit national… Mais elle désire entrer dans la famille des gouvernements constitués comme une puissance régulière, non comme un phénomène perturbateur de l’ordre européen…
« La proclamation de la République Française n’est un acte d’agression contre aucune forme de gouvernement dans le monde… La monarchie et la république ne sont pas, aux yeux des véritables hommes d’État, des principes absolus qui se combattent à mort ; ce sont des faits qui contrastent et qui peuvent vivre face à face, en se comprenant et en se respectant…
« La guerre n’est donc pas le principe de la République française, comme elle en devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792…
« Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la paix… Le peuple et la paix, c’est un même mot… »
Un peu plus loin, il parle de la fraternité internationale vers laquelle tout achemine les esprits, de la liberté conservatrice ; et, opposant à la paix, qui garantit tous les intérêts respectables, la guerre, qui les compromet : « Ce n’est pas la patrie, ajoute-t-il, qui court les plus grands dangers dans la guerre, c’est la liberté… La gloire éblouit le patriotisme… »
Et voulant, dit-il admirablement, non pas abaisser devant le monde la noble fierté de la République, qui n’a eu besoin de personne pour naître, mais donner des gages à l’humanité : « La République, déclare-t-il, ne fera pas de propagande sourde et incendiaire chez ses voisins, car elle n’a, elle, ni ambition, ni népotisme… » « Elle se contentera d’exercer par la lueur de ses idées, par le spectacle d’ordre et de paix qu’elle espère donner au monde, le seul et honnête prosélytisme, le prosélytisme de l’estime et de la sympathie. »
Ne semble-t-il pas, avec la différence du langage, entendre ici, vingt ans à l’avance, cette parole courageusement prudente de Gambetta : « La République n’est pas un article d’exportation » ?
Ainsi parlait le ministre. C’était bien, je le répète, une déclaration de paix. Mais c’était une déclaration officielle, faite dans des circonstances particulièrement difficiles et délicates et formulée, malgré sa hardiesse et sa grandeur, dans des termes parfois quelque peu conventionnels.
Écoutons maintenant le poète, le philanthrope, l’humanitaire, le voyant, vates, l’homme, pour mieux dire, laissant parler son âme humaine, c’est-à-dire supérieure aux préjugés, aux passions et aux haines qui nous divisent, son âme internationale dans la grande et noble acception du mot.
Redisons avec lui ce chant non moins entraînant et non moins patriotique, je le répète, que la Marseillaise de la guerre, la MARSEILLAISE DE LA PAIX.
C’est le Rhin, vous le savez, qui en est l’occasion, ce Rhin tant disputé, et qui aurait dû, comme il le dit, réunir au lieu de diviser : la Veillée du Rhin ! Wachtam Rhein ! avaient chanté, en résistant aux armes françaises, les patriotes allemands.
Nous l’avons eu votre Rhin allemand.
Il a tenu dans notre verre.
Et vos filles, en badinant,
Nous ont versé votre petit vin blanc.
avait insolemment répondu Alfred de Musset.
Lamartine s’est levé pour faire entendre au-dessus de ces appels contradictoires l’appel de la raison, et dominer de sa voix puissante ces tristes échos des luttes et des haines du passé. Et il a chanté le Rhin, non plus allemand ou français, mais français et allemand tout ensemble, le Rhin indépendant, coulant pour le commerce, pour l’industrie, pour la paix, ignorant nos vaines disputes et portant indifféremment sur ses eaux les produits et les hommes.
Redisons, redisons ensemble quelques-unes de ces belles strophes. Et après les avoir admirées de nouveau, demandons-nous si ce n’est la que l’expression d’un enthousiasme passager, le transport de la Pythie sur le trépied, ou si, sous ces formes merveilleuses et avec cet éclat incomparable, ce n’est pas, en réalité, sauf quelques expressions qui dépassent sans doute la vraie pensée du poète, la raison, la justice, l’humanité, l’intérêt politique lui-même, qui ont parlé.
Roule libre et superbe entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l’Occident, coupe des nations !
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives
Emporte les défis et les ambitions !
Il ne tachera plus le cristal de ton onde.
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain ;
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde.
Ces ponts qu’un peuple à l’autre étend comme une main !
Les bombes et l’obus, arc-en-ciel des batailles,
Ne viendront plus s’éteindre en sifflant sur tes bords ;
L’enfant ne verra plus du haut de tes murailles
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles.
Ni sortir des flots ces bras morts !
. . . . . . . . . . . .
Roule libre et béni ! Ce dieu qui fond la voûte
Où la main d’un enfant pourrait la contenir.
Ne grossit pas ainsi ta merveilleuse goutte
Pour diviser ses fils, mais pour les réunir !
Pourquoi nous disputer la montagne ou la plaine ?
Notre tente est légère, un vent va l’enlever ;
La table où nous rompons le pain est encore pleine,
Que la mort, par nos noms, nous dit de nous lever !
Quand le sillon finit, le soc le multiplie ;
Aucun œil du soleil ne tarit les rayons ;
Sous le flot des épis la terre inculte plie :
Le linceul, pour couvrir la race ensevelie
Manque-t-il donc aux nations ?
. . . . . . . . . . . .
Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu?
Nations, mots pompeux pour dire barbarie.
L’amour s’arrête-t-il ou s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas ! »
Roule libre et royal entre nous tous, ô fleuve !
Et ne t’informe pas, dans ton cours fécondant.
Si ceux que ton flot porte ou que ton urne abreuve
Regardent sur tes bords l’aurore ou l’Occident.
Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières
Qui bornent l’héritage entre l’humanité :
Les bornes des esprits sont leurs seules frontières ;
Le monde en s’éclairant s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis !
Chacun est du climat de son intelligence :
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
La vérité, c’est mon pays!
Roule libre et paisible entre ces fortes races ;
Dans ton flot frémissant trempe l’âme et l’acier ;
Et que leur vieux courroux, dans le lit que tu traces.
Fonde au soleil du siècle avec l’eau du glacier !
. . . . . . . . . . . .
Roule libre, et descends des Alpes étoilées
L’arbre pyramidal pour nous tailler nos mâts.
Et le chanvre et le lin de tes grasses vallées !
Tes sapins sont les ponts qui joignent les climats.
Allons-y, mais sans perdre un frère dans la marche.
Sans vendre à l’oppresseur un peuple gémissant,
Sans montrer au retour au Dieu du patriarche.
Au lieu d’un fils qu’il aime, une robe de sang !
Rapportons-en le blé, l’or, la laine et la soie,
Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu ;
Et tissons de repos, d’alliance et de joie
L’étendard sympathique où le monde déploie
L’unité, ce blason de Dieu ! …
. . . . . . . . . . . .
Je n’aime guère, en général, ce qu’on appelle des commentaires. Et il m’en coûterait tout particulièrement de refroidir par des réflexions personnelles l’enthousiasme que viennent de réveiller dans vos cœurs ces magnifiques accents. Cependant (je le disais tout à l’heure) il me paraît impossible de ne pas nous arrêter quelques instants au moins sur deux ou trois de ces beaux passages. Notre admiration n’y perdra rien : elle ne sera que plus vive et plus profonde pour être réfléchie et exempte de toute illusion.
Je reprends les premiers vers. Quel accent ! Quelle vérité en même temps ; et qu’elle est admirable cette apostrophe au Rhin, libre et superbe ! Qu’elles semblaient vraies, à l’époque où elles ont été prononcées, ces paroles de confiance et de paix ! Et quel désaveu devait bientôt leur donner la cruelle réalité ! Quels souvenirs, quels douloureux souvenirs, elles réveillent aujourd’hui dans toutes les âmes !
Me permettez-vous de la dire ? Et pourquoi non ? J’ai bien pu le faire, il y a trois ans, en 1897, en terre allemande, à Hambourg. Pour moi, je ne puis les relire sans remonter avec une émotion poignante à l’époque où, en effet, le Rhin coulait libre entre ses larges rives.
C’était en 1868. Je me trouvais à Strasbourg, appelé dans ces régions par le grand patriote alsacien Jean Dollfus, pour y parler de travail et de paix. Et là, sur ce pont de Kehl, destiné à rendre plus faciles et plus sûres les communications des peuples qui buvaient les eaux vives du fleuve, je voyais passer et repasser à toute heure, d’une rive à l’autre, dans les airs au-dessus de nos têtes, les oiseaux, ignorants de nos divisions et de nos frontières ; et sur l’arche d’alliance jetée entre elles à travers le fleuve, ces populations que tout semblait inciter à ne connaître d’autres échanges, avec ceux de leurs produits, que ceux de leurs enfants se tendant la main par-dessus, la frontière, pour cimenter par l’union des familles l’union bienfaisante du commerce.
Comment, en présence de ce spectacle, ne pas rêver, moi aussi, ce que rêvait Lamartine ? Et non seulement je le rêvai, mais j’osai l’écrire, en prose, il est vrai, et ne croyant rien donner à l’imagination. Et bientôt, il croulait, ce pont étendu d’une rive à l’autre comme un trait d’union. Et de nouveau les boulets et les obus, vainement exorcisés par le poète, s’abattaient sur la ville, semant, avec les ruines, les deuils et les animosités. Et l’Europe, pour un demi-siècle peut-être, se voyait condamnée à souffrir de l’horrible plaie qu’elle s’était faite à elle-même…
Les oiseaux, eux, ont continué à passer sans entrave d’une rive à l’autre, sans s’apercevoir qu’il y eût rien de changé. Il est vrai, comme me l’écrivait alors un des habitants désolés de ces régions, qu’ils n’avaient ni roi ni empereur. Nous en avions, nous, des deux côtés.
Mais enfin, comme je le disais à Hambourg, nous savons les uns et les autres ce qu’il nous en a coûté, ce qu’il nous en coûte encore, — la leçon peut-elle être perdue ? Et parce qu’on s’est fait du mal est-on condamné à s’en faire toujours ? Pourquoi, puisque nous déplorons à l’envi les cruels déchirements dont nous n’avons pas cessé de souffrir, l’intérêt mieux entendu, la justice mieux comprise, le respect mutuel mieux observé, l’amour, pour dire le mot, ne nous permettrait-il pas de répudier ensemble nos erreurs et nos rancunes et de nous entendre, pour éviter de commettre de nouvelles fautes, en réparant dans l’imparfaite mesure du possible les fautes anciennes ? Pourquoi, réconciliés dans la justice, ne deviendrions-nous pas réellement, suivant la commune invocation des deux poètes, compatriotes dans la grande patrie humaine, concitoyens de toute âme qui pense, membres de la sainte république du travail et de la paix ?
Oui, je la vois venir, en dépit des sanglants démentis que donnent à nos espérances les douloureux conflits de l’heure présente. Je la vois venir, — oh ! de bien loin encore, — et je la salue avec Lamartine et Victor Hugo, cette patrie plus grande, cette patrie de l’humanité, dans laquelle, au lieu de chercher à se nuire, on ne cherchera plus qu’à s’aider mutuellement. Mais je ne puis, je dois le dire, comme on pourrait le croire à tort, en prenant à la lettre les paroles de Lamartine, voir en elle la destruction, l’amoindrissement même des patries particulières qui doivent la former.
Non, pour être patriote de l’humanité, comme l’a dit de mes amis et de moi mon maître Jules Simon, il n’est pas nécessaire de commencer par n’être plus patriote de son pays. Non, parce qu’il y a un patriotisme étroit, jaloux et malveillant, il n’est pas vrai qu’il ne puisse et ne doive y avoir un patriotisme large, sympathique et bienveillant.
« Le patriotisme, disait Voltaire, et pensent encore un trop grand nombre d’entre nous, c’est la haine de la patrie des autres. » « Il faut aimer la patrie d’autrui », a dit plus justement le Père Gratry. Mais il faut aimer avant tout la sienne. L’amour de la famille n’empêche pas l’amour de la cité, ni celui-ci l’amour du pays ; l’amour du pays n’empêche pas l’amour du genre humain. Caritas generis humani, comme disait déjà le Romain Cicéron. « Aucun des membres n’est le corps », disait de son côté saint Paul, mais tous sont du corps, et c’est leur ensemble qui le constitue.
Les nations sont les membres du grand corps de l’humanité. « Elles sont concorporelles. » C’est encore saint Paul qui le proclame. Elles sont solidaires. Richesse, science, arts, moralité, liberté civile ou politique : tout, qu’elles le veuillent ou non, à l’heure à laquelle nous sommes arrivés, à cette heure d’incessante pénétration mutuelle, rayonne inévitablement de l’une à l’autre, comme le sang, vicié ou sain, passe inévitablement d’un organe à un autre. Toutes donc doivent se respecter et s’aimer, parce que toutes travaillent les unes pour les autres. Mais pour travailler utilement pour les autres, pour contribuer à faire une humanité plus haute, il faut commencer par travailler utilement pour soi-même et par constituer des patries plus grandes et plus glorieuses.
Il ne s’agit point — j’en demande pardon à Lamartine, — de déchirer nos drapeaux, de cesser d’être nous-mêmes et de répudier l’héritage de nos aïeux : il faut, en nous améliorant nous-mêmes, accepter sous bénéfice d’inventaire, pour le faire valoir et le développer, le patrimoine national qui nous a été préparé par ceux qui nous ont précédés. Il faut non pas fouler aux pieds, avec tout ce qu’ils représentent de dévouement et d’abnégation, ces drapeaux, emblèmes de nos existences nationales, mais les grouper en faisceaux à l’ombre d’un drapeau supérieur qui les représentera tous, le drapeau de l’Évangile du travail et de la paix.
Et ce drapeau, que je voudrais voir flotter au-dessus de notre Exposition universelle (car une exposition universelle n’est autre chose qu’une leçon matérielle de solidarité dans le travail et dans la paix), c’est à Lamartine, pour conclure, que j’emprunterai les paroles par lesquelles je voudrais le voir salué.
Le poète, qui était, vous le savez, un grand orateur, se trouvait à Marseille en 1847, au moment où Bastiat, l’apôtre de la liberté du travail, du commerce, et de la paix, y faisait, en faveur de cette cause à laquelle il a dévoué et sacrifié sa vie, une de ses remarquables conférences. On le pria de prendre la parole à son tour. Et dans un discours d’une merveilleuse éloquence, reprenant la thèse développée par Bastiat, et montrant après lui, en opposition avec les gênes, les entraves et les misères de l’heure actuelle, ce que serait un jour, grâce à l’émancipation des dix doigts de la main, l’existence moins précaire des populations mises en possession du marché universel et des produits de l’atelier universel :
« Vous vous souviendrez alors, s’écriait-il, vous et vos enfants, vous vous souviendrez avec reconnaissance de ce missionnaire de bien-être et de richesse qui est venu vous apporter de si loin et avec un zèle entièrement désintéressé la vérité dont il est l’organe et la parole de vie matérielle. Et vous placerez le nom de M. Bastiat, ce nom qui grandira à mesure que sa vérité grandira elle-même, à côté de ceux de Cobden, de Fox et de leurs amis de la grande Ligue Européenne, parmi les noms des apôtres de cet évangile de travail émancipé, dont la doctrine est une semence sans ivraie, qui fait germer chez tous les peuples, sans acception de langue, de patrie ou de nationalité, la liberté, la justice et la paix. »
La liberté, la justice et la paix, n’est-ce pas, en trois mots, la devise de Lamartine, proclamée par lui-même ?
Quand, hélas! sera-ce la devise de l’humanité ? Quand verrons-nous se réaliser enfin cette prédiction, vainement répétée de siècle en siècle, d’un autre poète, d’un autre voyant, du prophète Isaïe ? Ne semble-t-il pas, en vérité, qu’au lieu de changer, comme il nous y convie, les glaives et les lances en charrues pour labourer et en faux pour moissonner, nous soyons en train de forger en épées et en lances, je veux dire en mitrailleuses et en engins de ruine, les instruments de travail et de richesse ?
Notre Exposition elle-même, cette Exposition destinée à glorifier les conquêtes de la science et les progrès de l’industrie, ne fait-elle pas, à notre honte, une place d’honneur aux monstres maudits que tous les peuples à l’envi se tiennent prêts à déchaîner les uns contre les autres ?
Le temps marche pourtant. La conscience humaine, qu’hier encore cette contradiction ne troublait pas, proteste, aujourd’hui, de toutes parts. Ce ne sont plus seulement les peuples, ce sont les souverains qui désavouent la guerre et qui cherchent les moyens d’assurer au monde le bienfait d’une paix moins précaire et moins coûteuse.
Ne désespérons point. Ayons confiance dans l’invincible force de l’opinion plus éclairée et plus consciente de sa puissance. Ayons, selon la parole du pacifique Père Gratry, « l’indomptable espérance et l’indomptable énergie ». Et, comme l’a dit un poète, l’Écossais Burns : « Prions, prions », et surtout agissons, « jusqu’à ce qu’il vienne enfin, comme il doit venir, le jour où, sur la surface de la terre, tout homme sera pour tout homme un frère. »
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