L’agriculture et l’industrie devant la législation douanière

Ernest Martineau, « L’agriculture et l’industrie devant la législation douanière. À M. de Noailles, duc d’Ayen », Journal des économistes, novembre 1881.


L’AGRICULTURE ET L’INDUSTRIE DEVANT LA LÉGISLATION DOUANIÈRE

À MONSIEUR DE NOAILLES, DUC D’AYEN.

Le premier article que vous venez de publier dans la Revue des Deux Mondes, sur la situation de l’agriculture et de l’industrie devant la législation douanière soulève, à notre avis, des objections si nombreuses et si graves que nous avons cru utile d’en entreprendre la réfutation. Le sujet que vous avez traité est trop important, il touche à des intérêts trop nombreux, pour ne pas mériter une étude approfondie.

Mais quoi ! y a-t-il une vérité en cette matière, et les intérêts des peuples et des individus sont-ils soumis à des lois, à des règles constantes et fixes ? À vous entendre, Monsieur, la négative ne serait pas douteuse. D’après vous, tout n’est dans le monde économique que chaos et confusion ; tout est abandonné à l’arbitraire et au hasard, et c’est une formule qui revient souvent sous votre plume que chaque nation doit faire, pour ses intérêts, comme le joueur dans une partie de cartes : chercher l’atout et la couleur. Mais alors, comment se fait-il que vous revendiquiez le titre d’économiste ? « Les économistes, dites-vous, parmi lesquels nous réclamons l’honneur d’être compris… » Mais, pour être économiste, il faut qu’il y ait une science économique, et il n’y a pas de science sans principes. Comme l’a dit Aristote, il n’y a pas de science de ce qui passe ; si, au-dessus des phénomènes contingents il n’y a dans le monde du travail et de l’échange aucun principe qui les domine et les gouverne, la science est impossible, et comme telle est votre conclusion, il est difficile de comprendre votre prétention au titre d’économiste. Mais passons, et, cette contradiction relevée, abordons l’examen de votre article.

Vous dites : « Le débat sur la législation douanière se divise naturellement en questions de principes et en questions d’intérêts généraux et privés. » Comment peut-il y avoir un débat sur des questions de principes, alors que vous en niez formellement l’existence ? De même la critique doit porter sur votre division que vous prétendez toute naturelle ; il nous semble qu’il est de la nature et de l’essence même des questions douanières d’être des questions d’intérêts, et que si, comme vous l’affirmez après l’avoir préalablement nié, il y a dans ce débat des principes engagés, ils s’appliquent forcément au règlement des intérêts tant généraux que privés. Votre division est donc arbitraire, et il ne peut y avoir là qu’une seule et même question à résoudre. « Cette question, ajoutez-vous, est bien embarrassante, car les principes ne paraissent pas moins contradictoires entre eux que les intérêts en jeu. Dès l’abord, la question n’a-t-elle pas un double aspect ? Au point de vue des consommateurs, comment n’être pas libre-échangiste ? À celui des producteurs, peut-on s’empêcher d’être protectionniste ? Puis, comme il n’y a guère de consommateur qui ne soit en même temps producteur, l’embarras devient extrême. » Eh bien, Monsieur, cet embarras que vous signalez vient surtout, je le crains, de ce que vous avez négligé d’aller au fond des choses ; vous vous êtes arrêté à la superficie, sans prendre une vue exacte et complète des phénomènes économiques.

Faut-il donc vous rappeler les effets de ce principe élémentaire de l’économie politique, la séparation des occupations, la division des métiers, et que chaque travailleur rend des services aux autres pour en retirer, par l’échange, des services équivalents. D’où cette conséquence que, relativement à tout produit, à tout service, il y a lieu de distinguer celui qui le rend et celui qui le reçoit, le producteur et le consommateur ; ce qui n’empêche pas que, finalement, tout producteur est en même temps consommateur ; seulement, et c’est une remarque importante à faire, chacun consomme non ce qu’il a produit, puisqu’il travaille pour les autres, mais la valeur de son produit. Les choses étant ainsi, et puisque, relativement à tout produit, nous trouvons en présence le producteur et le consommateur, il s’agit de concilier ces deux ordres d’intérêts ; c’est la mission du législateur qui, pour résoudre le problème, doit rechercher lequel des deux s’accorde avec l’intérêt général, avec cet intérêt du plus grand nombre que vous signalez vous-même comme devant servir de guide. Or, à cet égard le doute est-il possible, et n’est-il pas surprenant de vous voir dans l’embarras ?

« Le producteur peut-il, dites-vous, s’empêcher d’être protectionniste ? » Eh ! sans doute, il n’est que trop porté à écouter les conseils de son égoïsme. Ce qu’il désire surtout, c’est vendre le plus cher possible ; pour cela il recherche toutes les circonstances favorables ; il en est une notamment que son instinct lui signale : c’est la rareté du produit ; aussi raréfier les produits sur le marché est le secret désir de tout vendeur, et, s’il était en sa puissance de le faire, il est clair qu’il exclurait tous ses concurrents pour rester seul maître de la situation. C’est pour cela qu’il s’adresse au législateur, et qu’il lui demande de mettre à la douane un tarif protecteur à l’effet d’exclure les produits similaires étrangers. La protection est donc dans les vœux de tout producteur ; mais il s’agit de savoir si un tel vœu doit être favorisé, si le législateur a pour mission de satisfaire un désir égoïste et antisocial au mépris des intérêts et des droits du consommateur, qu’il ne faut pas oublier et dont il faut protéger la liberté, puisque, comme vous l’avez dit vous-même, la question se présente sous un aspect double.

Voyons maintenant le second aspect, la seconde face de votre question ; examinons les vœux des consommateurs. Ici, rien que de conforme à l’intérêt général, au bien de l’humanité. Au contraire du producteur, qui souhaite la rareté, le consommateur désire l’abondance, parce que si rareté est cherté, abondance signifie bon marché. Autant donc les vœux du producteur sont contraires au bien général, autant ceux du consommateur sont honnêtes et favorables à l’intérêt du plus grand nombre. Cela étant, y a-t-il lieu d’être aussi embarrassé que vous le dites ? N’est-il pas clair comme le jour que le législateur, loin de favoriser, comme il le fait trop souvent, les vœux du producteur, devrait rester tout au moins neutre, tenir la balance exacte entre ces deux sortes d’intérêts, et ne pas sacrifier le consommateur ? D’autant que c’est aussi ce qu’exige la justice.

Vous le voyez, Monsieur, l’embarras et la confusion ne se rencontrent que dans les théories incomplètes, et à cet égard il y a un autre reproche grave à vous adresser. Vous dites : « Il n’y a pas une simple querelle entre l’agriculture et l’industrie, il y a entre elles une véritable contradiction dans les intérêts. » Ainsi vous réduisez la question à l’examen des intérêts agricoles et industriels ; mais vous est-il permis de la restreindre dans ces étroites limites ? On croirait, à vous entendre, qu’il n’y a dans le monde du travail que des intérêts agricoles ou industriels. Mais apparemment tous les travailleurs, quels qu’ils soient, ont les mêmes titres à la protection du législateur, et, au nom du principe d’égalité devant la loi, ce dilemme se pose nécessairement : Il faut protéger tout le monde ou ne protéger personne. Nous renvoyons au paragraphe 5 l’examen de cette question, mais dès à présent il fallait signaler les lacunes de votre article, et que le domaine de la production est beaucoup plus vaste que vous ne l’indiquez. Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, cette observation si juste de J.-B. Say, à savoir que la production ne consiste pas à créer de la matière, mais à créer de l’utilité. Il n’est pas en notre pouvoir d’augmenter ou de diminuer la quantité de matière existante, notre puissance se borne à amener une chose à ce degré d’utilité où elle peut donner satisfaction à nos besoins. Produire c’est donc, finalement, rendre service, et les travaux du médecin, de l’avocat, du professeur sont aussi productifs que ceux de l’agriculteur ou de l’industriel ; la preuve en est qu’ils s’évaluent et se paient avec de l’argent. La question ainsi élargie, nous devons vous suivre dans l’examen du problème que vous posez tout d’abord, à savoir si un pays peut ad libitum, ce sont vos propres termes, se faire libre-échangiste ou protectionniste ? « Non, répondez-vous, une nation n’est pas libre de choisir à son gré sa ligne économique. La direction à suivre est imposée par la situation, par les circonstances et par la nature des choses d’abord. » Eh bien, Monsieur, il n’est pas besoin d’autres motifs que ceux que vous mettez en avant pour prouver la fausseté de votre thèse.

Vous invoquez d’abord la nature des choses ; en cela vous avez raison, car c’est une vérité établie par le grand Montesquieu que « les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Tel est donc le premier devoir du législateur : étudier la nature des choses, pour en fixer les rapports. Or, à cet égard, que d’arguments en faveur de la liberté ! Et d’abord, quelle diversité dans les climats et dans les productions ! Cette variété de productions selon les pays est une invitation aux différents peuples d’échanger leurs produits pour profiter tous de la libéralité de la nature. Quel aveuglement étrange il a fallu pour ne pas tenir compte de cet élément si important et si facile à observer ! Mais ce n’est pas tout, il faut savoir en quoi consiste la valeur naturelle d’un produit, et s’il est possible de la dégager en dehors de la liberté. Or, la valeur consiste essentiellement dans un rapport. Les hommes échangent leurs services, ils les comparent et c’est de cette comparaison que résulte la valeur. Comment dès lors supprimer la liberté dans l’échange, comment concevoir l’idée d’une protection pour certains produits ? Dès l’instant que l’échange n’est pas libre, il est évident que la valeur est altérée et faussée. Cela est si vrai que le but de la protection est de surélever les prix, d’exhausser la valeur naturelle du produit. C’est donc un système contraire à la nature des choses, et condamné ainsi par vos propres arguments. C’est, à un autre point de vue, un système contraire à la nature des rapports que la loi doit établir entre les hommes. La loi doit être juste, et la justice pour chacun consiste dans le respect de la liberté des autres ; si l’échange n’est pas libre, la justice est donc nécessairement violée. Ainsi voilà ce que commande la nature des choses ; à divers points de vue, elle se prononce impérieusement pour la liberté. Quant à ce que vous dites de la nécessité de traités internationaux, il y a à répondre que vous vous faites illusion ; que les traités de commerce ne sont nullement indispensables pour le libre-échange ; que l’abolition des tarifs protecteurs est pour chaque peuple une affaire de législation intérieure, et pour le prouver, il n’y a qu’à vous renvoyer à l’histoire de l’abolition des lois-céréales et de l’établissement du libre-échange en Angleterre. Vous voyez donc, Monsieur, que la question du libre-échange est toujours une question ouverte, et que l’on n’est jamais lié et entravé que par les tarifs protectionnistes. Abolissez seulement les tarifs, et vous verrez si les intéressés ne sauront pas faire le commerce au mieux de leurs intérêts respectifs.

En continuant, nous arrivons à cette phrase : « N’est-ce pas bien moins une question de principes abstraits qu’une question de faits matériels et contingents, matter of facts, comme disent les Anglais et les Américains ? » C’est, sous une autre forme, la division, déjà critiquée plus haut, en questions de principes et questions d’intérêts ; comme si une telle distinction était possible, comme si les principes étaient autre chose que des propositions générales exprimant un certain ordre de faits. Vraiment, Monsieur, pour élucider votre pensée vous auriez bien dû nous expliquer ce que vous entendez par principe, et en quoi une matière de faits en exclut l’application. Et tenez, les Anglais et les Américains, à qui vous empruntez la formule matter of facts, n’en agissent pas moins en vertu d’un principe. Les premiers suivent ce principe : « Les importations sont un bien », c’est pourquoi ils ouvrent leurs ports aux produits étrangers ; les seconds suivent le principe opposé : « Les importations sont un mal », c’est pourquoi ils les ferment. Ce qui est matter of facts est donc aussi pour eux matière à principes, et dès lors il faut reconnaître que vous n’êtes guère heureux dans le choix de vos comparaisons. Comment pouvez-vous, avec un tel dédain des principes, réclamer le titre d’économiste ?

Mais voici, dites-vous, que les positivistes et les gens pratiques s’écrient : Nous invoquons les faits acquis, les chiffres en expérience, et c’est en vertu des uns et des autres que nous défendons « notre système protecteur », disent ceux-ci, « notre système libre-échangiste », disent ceux-là. Les premiers montrent la prospérité des États-Unis sous le régime protecteur, les seconds la prospérité de l’Angleterre avec le libre-échange. Et vous de dire comme Henri IV sortant du plaid : ils ont ma foi tous deux raison. Les deux affirmations, dites-vous, sont également vraies et se contredisent radicalement, aussi reste-t-on fort embarrassé. — Eh bien, Monsieur, il y a à dire que vous vous trompez, et que le bon sens proteste contre votre conclusion. Eh quoi ! la vérité serait ainsi dans cet amas de contradictions ! Un même résultat, la prospérité publique, sortirait de deux systèmes radicalement opposés, le libre-échange et la protection ! Non, non, il n’en est pas ainsi. Nous comprenons votre embarras, et que votre esprit doit être à la torture ; aussi, à votre place, nous aurions voulu différer notre jugement, examiner et réfléchir encore avant de formuler une telle conclusion. Entendez, en effet, ce que dit le raisonnement : Qu’est-ce que le système protecteur ? Un moyen d’augmenter la cherté en provoquant la rareté des produits. Son procédé ? Un système de tarifs empêchant les produits étrangers similaires d’entrer. Conséquence : rareté sur le marché de tous les produits protégés ; sous ce régime, il y a moins de fer, moins de coton, moins de houille, moins de produits fabriqués ou alimentaires que sous le régime de la liberté ; le pays est donc moins riche qu’avec le libre-échange. Voilà le langage de la raison. Mais les faits, direz-vous, les faits sont en désaccord avec la logique, voyez la prospérité des États-Unis, grâce à la protection. — Cette prospérité, nous ne la nions pas ; ce que nous contestons, c’est la cause que vous lui assignez. Ce n’est pas grâce à la protection, c’est malgré elle que les États-Unis s’enrichissent. N’oubliez pas que le sol du pays est fécond, que ce peuple est intelligent et laborieux, qu’il n’a pas d’armées permanentes, et vous connaîtrez ainsi la cause véritable de sa prospérité. Loin d’accroître ses richesses, le système protecteur leur a porté un coup sensible ; il y a, en effet, une ombre au tableau de cette prospérité de la grande république américaine ; une crise industrielle des plus graves a éclaté il y a quelques années, des faillites multipliées se sont produites, et les gens éclairés ont été unanimes à signaler comme la cause du mal le régime de la protection. Comment en douter quand vous êtes amené vous-même à dire ceci : « Une protection exagérée permet à l’industrie de monter des fabriques qui ne pourraient vivre en libre concurrence avec les établissements similaires d’Europe. » Ainsi, voilà des industries rachitiques condamnées dès leur naissance, qui ne seraient pas viables, et auxquelles la protection communique une vie artificielle en levant un impôt sur la masse des industries fortes et vigoureuses, et c’est là ce que l’on pourrait regarder comme une cause de prospérité et d’enrichissement. Les faits sont donc d’accord avec la raison pour condamner la protection ; la contradiction que vous signaliez n’existe pas dans la réalité ; la liberté et l’oppression, opposées dans leur nature, le sont aussi dans leurs résultats, et c’est pour l’esprit une satisfaction vive de reconnaître cette harmonie entre le juste et l’utile, et qu’il ne peut y avoir de prospérité pour un peuple que par la liberté et la justice.

Quant à nous, nous n’avons qu’à répéter ici ce que nous avons déjà dit : Il faut opter, choisir entre l’empirisme et la science. Vous ne pouvez servir deux maîtres à la fois, si vous souscrivez à cette formule du scepticisme : « Il n’y a pas de principes » ; si vous croyez à l’arbitraire et au hasard, si votre dieu est le fatum des anciens, alors l’économie politique est une chimère, et la science étant impossible, il est impossible que vous invoquiez le titre d’économiste.

Arrivons maintenant à l’examen de la situation des États-Unis qui fait l’objet du paragraphe 1er de votre travail.

§ 1er.

Tout d’abord vous signalez la prospérité agricole des États-Unis. Les Américains, dites-vous, sont à même pour longtemps de faire face à l’exportation du blé, du bétail et des viandes en quantités considérables. De là vous concluez à leur supériorité économique, et qu’ils sont maîtres de la victoire, que leur triomphe est assuré. Mais qui profite de cette victoire, de ce triomphe dans le domaine pacifique du travail ? Voilà, Monsieur, ce que vous avez oublié de dire, et ce qu’il est important de connaître. Or, toute supériorité économique se traduit en bon marché et apparemment le bon marché profite au consommateur. Vous êtes d’autant moins excusable d’avoir fait cet oubli que précédemment vous aviez dit avec raison que la question a un double aspect, et qu’en face du producteur il y a toujours le consommateur. C’est même là ce qui explique l’utilité des importations ; plus un peuple a de supériorité économique, plus il est utile d’ouvrir les portes à ses produits, afin de les avoir en plus grande abondance et à meilleur marché ; voilà ce qu’exige l’intérêt général, l’intérêt du plus grand nombre. Il est fort heureux que les Américains aient une si grande abondance de produits alimentaires à offrir aux affamés du monde entier. Plus ils nous inonderont de ces produits, plus nous devrons être satisfaits.

Vous concluez ainsi : « De plus, chacun sait combien sont grandes les aptitudes industrielles des Américains. Il est donc naturel qu’au nom de leurs intérêts, le régime choisi par ce peuple ait été celui de la protection douanière. » Permettez-nous de ne pas accepter votre conclusion et de la discuter. D’abord il faut remarquer que vous n’êtes pas bien sûr du mérite du système adopté par les États-Unis. En effet, vous observez que les importations faites en Amérique ne comprennent aucune denrée alimentaire et pas un grain de blé, « ce qui, dites-vous, diminue singulièrement les périls de la protection douanière en cas d’erreur ». En cas d’erreur ; il est donc possible que ce système ait des périls et ne soit pas précisément le meilleur à suivre ? Vos réflexions sont d’ailleurs d’une parfaite justesse ; il est certain que les périls sont bien moins graves à raison de la circonstance que vous signalez, et c’est là ce qui explique que ce régime ait pu durer jusqu’à aujourd’hui, malgré la crise terrible qu’il a suscitée. D’ailleurs, et vous le reconnaissez vous-même, le parti démocrate et les habitants du sud et de l’ouest protestent et sont libre-échangistes.

Mais examinons votre conclusion, vous dites : « La protection aux États-Unis est le régime qui de plus en plus est nécessaire. C’est celui que commande la nature des choses. » Eh bien, Monsieur, nous avons déjà répondu par avance, et cette réponse nous paraît décisive. Non, il n’est pas vrai que la protection soit jamais commandée par la nature des choses ; ce qui est vrai, au contraire, c’est qu’elle est un régime essentiellement artificiel. Elle établit des barrières là où la nature invite à laisser la route libre ; elle imprime au capital et au travail une direction factice ; elle fausse la valeur des produits ; enfin elle viole la liberté et la propriété qui sont le patrimoine naturel des individus. Mais il faut répondre à ce que vous dites de l’utilité de la protection au point de vue financier. « Elle s’adapte, dites-vous, on ne peut mieux à un système financier corrélatif qui donne d’admirables résultats. » Et, pour compléter votre pensée, vous ajoutez : « Les Américains ont établi judicieusement leur raison sociale sur ces trois bases : 1° paiement immédiat de la dette ; 2° excès des exportations sur les importations ; 3° droits de douane largement fiscaux et protecteurs. » Le point de vue financier de la protection ! voilà assurément qui est nouveau et quelques développements n’auraient pas été inutiles dans votre article pour éclaircir ce point. Jusqu’ici on pensait généralement que le système des tarifs de douane était un instrument soit de protection, soit de revenu. Protection, il écarte par des tarifs élevés les produits étrangers, son but est d’en prohiber l’entrée ; revenu, il frappe, à l’aide d’un tarif peu élevé, les marchandises étrangères d’un droit à l’entrée. Napoléon Ier, faisant la distinction, disait à cet égard : « La douane doit être un instrument de protection, non de revenu. » L’Angleterre au contraire qui est libre-échangiste a fait de la douane un instrument fiscal, une branche du revenu public. Cette distinction paraît d’autant plus nécessaire que l’un des points de vue exclut l’autre. Protection, c’est prohibition partielle ; sous peine de manquer son but elle doit empêcher, dans une certaine mesure, d’entrer ; or, les produits exclus ne sauraient payer de droits d’entrée, le système protecteur est donc l’opposé du système fiscal.

Mais vous, Monsieur, vous avez changé tout cela. Les tarifs américains sont tout à la fois fiscaux et protecteurs ; en même temps qu’elle est un instrument de protection, la douane aux États-Unis est un puissant instrument financier. Eh bien, il eût fallu tout au moins quelques explications pour éclaircir ce paradoxe, la thèse contraire ayant jusqu’ici été universellement admise ; et comme vous vous êtes borné à affirmer sans démontrer, votre assertion ne suffit pas, et l’onus probandi vous incombe, d’autant que vous signalez comme une des bases de ce système financier l’excès des exportations sur les importations. Ne trouvez-vous pas, à la réflexion, qu’il y a là quelque chose de choquant et de contradictoire, car apparemment un bon système de douane fiscale devrait au contraire reposer sur le grand nombre des importations, puisque les droits frappent les produits à leur entrée ? Mais ce qui n’est pas moins étrange, c’est cette observation que vous faites, à savoir que les États-Unis suivent en cela l’exemple de l’Angleterre. « Les Américains, dites-vous, suivent une tradition concluante. Ils font aujourd’hui ce qu’ont fait les Anglais depuis Cromwell jusque vers le milieu du siècle présent, c’est-à-dire qu’ils appliquent la protection à outrance jusqu’à ce qu’ils soient devenus à leur tour les plus forts. » Ainsi, l’Angleterre aurait employé le système protecteur comme un moyen d’arriver à la supériorité, et, cette supériorité une fois acquise, brisant un mécanisme devenu inutile, elle aurait ouvert ses portes, sûre désormais de dominer et de vaincre ses rivaux dans la lutte industrielle. Tel aurait été, d’après vous, le motif de sa conversion au libre-échange. Quelle histoire avez-vous donc consultée pour y découvrir une pareille tradition ? Où avez-vous appris à connaître les causes de ce grand mouvement économique qui a abouti à la proclamation du libre-échange en Angleterre ? Il est pénible de le dire, mais ce n’est pas là, Monsieur, de l’histoire, c’est du roman, c’est une œuvre de haute fantaisie ; nous devons vous reprocher votre ignorance, ignorance bien étonnante pour un économiste, des travaux de la Ligue fondée à Manchester pour l’abolition des lois-céréales et l’établissement de la liberté du commerce. Non, non, ce n’est pas par machiavélisme que l’Angleterre est sortie de l’ornière de la servitude pour entrer dans la voie large et sûre de la liberté. De plus nobles motifs ont provoqué cette grande révolution. Pour les établir il n’y a qu’à vous emprunter l’exposé que vous faites vous-même de la situation de l’Angleterre au paragraphe 2 de votre article.

« L’Angleterre, dites-vous, contient et fait vivre le double environ des habitants que son sol est susceptible de nourrir » ; puis vous ajoutez : « En Angleterre il y a toujours deux individus pour se disputer chaque place et chaque pain ; les Anglais sont donc forcés de demander à l’étranger la moitié de leur pain et de leur viande et cet échange est pour eux presque une question de vie ou de mort. » De là les louanges que vous leur adressez d’avoir adopté le libre-échange qui leur permet de faire subsister, par des importations de l’extérieur, la moitié de leur population. Telle étant cette situation, pourquoi êtes-vous allé chercher ailleurs les raisons de l’adoption du libre-échange en Angleterre ? C’est au milieu de ce siècle que cette révolution économique a eu lieu, et vous en félicitez les auteurs ; comment donc pouvez-vous expliquer, au point de vue des intérêts anglais, l’utilité du système protecteur qui existait précédemment et qui, de votre propre aveu, affamait le peuple anglais ?

La vérité, Monsieur, à ce sujet, la voici : À la suite de la conquête normande, les conquérants se sont emparés des terres du pays, en en dépouillant les vaincus ; ils se sont également attribué la puissance législative et, profitant de cette situation, ils ont fait, au détriment de la masse du peuple, la loi à leur profit. Le système protecteur a été l’œuvre d’une aristocratie égoïste qui, désireuse de retirer de gros bénéfices de ses terres, avait établi les lois appelées lois-céréales, lois prohibitives qui fermaient l’entrée de l’Angleterre aux produits alimentaires de l’étranger. Tel était ce régime odieux d’exploitation législative, cause de misère et de mort pour la masse de la population. Or, c’est pour mettre fin à une situation devenue intolérable que la démocratie anglaise s’est levée sous la direction de la Ligue de Manchester et de son grand agitateur, Cobden, et qu’elle a réclamé l’abolition totale, immédiate et sans condition des lois-céréales. C’était la devise de la Ligue, et nous avons souligné ces mots sans condition pour répondre au reproche de machiavélisme que vous adressez aux promoteurs du mouvement libre-échangiste. Sans condition, cela veut dire, sans condition de réciprocité. L’aristocratie anglaise opposée, et pour cause, à l’adoption du libre-échange, objectait toutes sortes de sophismes, elle disait notamment qu’il ne fallait ouvrir les portes du pays aux produits étrangers qu’à la condition que, réciproquement, les autres nations ouvriraient leurs portes ; mais à ce spécieux argument Cobden répondait qu’il s’agissait avant tout de l’intérêt de l’alimentation du peuple, que si les étrangers étaient assez aveugles pour repousser les produits anglais, le peuple anglais, qui avait besoin de blé et de viande, n’avait pas à s’enquérir de leur attitude et devait s’empresser d’ouvrir ses ports. Voilà l’histoire vraie du mouvement libre-échangiste en Angleterre et nous défions qu’on en conteste la sincérité. Qu’est-ce donc que cette prétendue tradition suivie, d’après vous, par les Américains ? Les Anglais, devenus les plus forts grâce à la protection, auraient adopté le libre-échange pour dominer leurs rivaux et inonder le monde de leurs produits : pur roman que ce récit. Ce n’est pas le même peuple, la même classe du moins, qui a substitué le libre-échange à la protection ; au système protecteur, œuvre de l’aristocratie, la démocratie anglaise, liguée pour la conquête de ses libertés, a opposé le libre-échange et a fini par triompher. Le but du libre-échange a été de donner du pain au peuple anglais, et les exportations des produits de la Grande-Bretagne ont pour objet de payer les importations des produits étrangers.

Il est étonnant, Monsieur, qu’ayant exposé la situation de l’Angleterre comme vous l’avez fait, vous n’ayez pas compris la cause véritable de la révolution économique qui a établi la liberté. Pourquoi imaginer des motifs chimériques quand il y avait à ce changement une cause si pressante et si impérieuse : le besoin de vivre et de se nourrir ? Mais voici que nous avons été amené à examiner par avance une partie de votre travail qui se trouve sous le paragraphe 2, il reste donc, à ce sujet, peu de chose à ajouter.

§ 2.

Après l’exposé de la situation de l’Angleterre que nous avons précédemment reproduit, vous écrivez ceci :

« Qu’a fait l’Angleterre moderne ? À force d’industrie et d’accumulation de capitaux, elle est parvenue à une écrasante supériorité industrielle, commerciale et coloniale ; alors, sûre de la victoire, elle a ouvert ses portes et appelé tous les peuples à la concurrence libre. »

Nous ne reviendrons pas sur la réfutation déjà présentée de ces prétendus motifs de l’adoption du libre-échange par l’Angleterre, elle a été assez complète pour qu’il soit inutile d’insister davantage, nous nous bornerons également à signaler en passant le vice d’un système qui parle toujours de supériorité écrasante dans le domaine industriel ou commercial, sans tenir compte de ses effets au point de vue des consommateurs. Ce que nous voulons surtout examiner, c’est ce que vous dites des avantages de l’Angleterre au point de vue colonial.

Le système colonial anglais ! mais vous ignorez donc que l’Angleterre l’a réformé à la suite de sa réforme libre-échangiste ? Elle a affranchi ses colonies, elle a établi chez elles la liberté du commerce comme elle l’avait fait pour la métropole. L’entrée des ports du Canada, de l’Australie, etc., est ouverte à tous les pavillons du monde entier, et l’Angleterre n’a pas plus de privilèges à cet égard que les autres nations. Que venez-vous nous parler de supériorité coloniale, alors que, renonçant à tous ses privilèges intimement liés aux privilèges de la protection, l’Angleterre a proclamé la liberté des mers, aboli l’acte de navigation de Cromwell, et affranchi ses colonies au point de vue commercial ? Quelle n’est pas la folie des peuples qui rêvent un empire colonial, alors que cette supériorité dont vous parlez, l’Angleterre l’a détruite de ses propres mains, et cela par intérêt, après avoir reconnu par doit et avoir que les privilèges coloniaux, comme ceux de la protection, sont plus onéreux qu’utiles, et que les monopoles sont non seulement injustes, mais ruineux !

Les inexactitudes et les contradictions de ce paragraphe ainsi relevées, il ne nous reste qu’à admettre avec vous cette conclusion que l’Angleterre a intérêt à être libre-échangiste, seulement nous y ajoutons que cet intérêt existe aussi pour les autres peuples, et non pas exclusivement pour elle.

§ 3.

Arrivons maintenant à la situation de la France. Ici, dites-vous, on se trouve en présence d’intérêts confus, contradictoires, difficiles à concilier. Au lieu d’être essentiellement industrielle et commerciale comme l’Angleterre, ou bien purement agricole comme les États-Unis, la France est à la fois agricole et industrielle, à ce point qu’on ne saurait, sans ruiner le pays, sacrifier l’agriculture à l’industrie, non plus que l’industrie à l’agriculture. De là, d’après vous, toutes sortes d’anomalies et de contradictions ; finalement, pour se guider au milieu de ces ténèbres, après avoir fait un tableau des difficultés de la situation, vous indiquez un principe unique destiné à servir de phare, le principe d’égalité dans un sens ou dans l’autre. Dans le jeu de la France, dites-vous, c’est l’égalité qui reste seule l’atout et la carte forcée.

Eh bien, Monsieur, plaçons-nous sur ce terrain de l’égalité, d’autant que c’est aussi celui de la justice. La loi doit être égale pour tous, elle doit protéger tout le monde ou ne protéger personne. Tel est le dilemme, et vous l’acceptez en déclarant qu’il faut l’égalité dans un sens ou dans l’autre. Mais en l’acceptant, vous le restreignez trop, et il convient de lui donner toute son étendue.

En effet, tout le domaine de la production, nous l’avons déjà fait observer, n’est pas renfermé dans les limites de la production agricole et industrielle. Tous les hommes qui travaillent, quelque métier qu’ils exercent, font un travail productif, et ont le droit d’invoquer le grand principe de l’égalité. Autrement, si vous méconnaissez cette vérité, si, par exemple, vous protégez seulement les produits agricoles et industriels, vous créez un privilège au profit de ces deux classes de producteurs au détriment des autres ; il faut donc, sous peine d’être infidèle à votre point de départ, poser la question au point de vue de tous les producteurs français. Or, dans ces conditions, la solution n’est pas douteuse. La protection égale pour tous est impossible, matériellement impossible, nous allons le démontrer ; reste comme possible et praticable l’autre terme du dilemme : la liberté pour tous.

Que la protection pour tous soit impossible, c’est ce qu’il est aisé de prouver. Quel est le mécanisme du système protecteur ? Des tarifs de douane destinés à empêcher certains produits étrangers de venir faire concurrence à leurs similaires sur le marché français. Il faut donc, de toute nécessité, pour avoir les faveurs de la protection douanière, que le travail à protéger se réalise dans un produit matériel dont le similaire soit susceptible de passer la frontière ; or, que de travaux, que de classes de producteurs qui ne se trouvent pas dans ces conditions ! D’abord au premier rang se placent tous ceux qui se rattachent aux professions libérales : médecins, professeurs, artistes, etc. ; ensuite viennent les intermédiaires chargés de faciliter l’échange des produits : banquiers, commerçants, etc. ; enfin cette classe nombreuse de travailleurs qui apportent leurs bras à l’œuvre de la production. Les travailleurs manuels ne sont pas protégés, ils subissent sur le marché la concurrence des ouvriers étrangers. Force est donc, l’égalité étant impossible dans la protection, d’établir l’égalité dans la liberté, d’autant que la protection pour tous, à supposer qu’elle fût possible, aboutirait à une véritable mystification. Protéger, cela signifie augmenter le prix d’un produit, faire payer 15, par exemple, ce qui ne vaut naturellement que 10, en rançonnant ainsi la masse des consommateurs ; mais si la protection s’exerçait au profit de tous, que s’ensuivrait-il, sinon que si chacun subissait une perte de 5, il demanderait à son tour à prélever un bénéfice égal à 5, de telle sorte que finalement, par suite de ce pillage réciproque, nous serions ramenés au même point que s’il n’y eût pas eu de protection du tout, puisque profits et pertes se compenseraient.

Vous voyez bien, Monsieur, qu’il ne saurait être question d’égalité de protection, puisque, l’hypothèse réalisée, nous arriverions à un résultat ridicule ; la seule solution désirable et possible est donc l’égalité dans la liberté.

§ 4. 

De ce qui précède il résulte que, contrairement à vos conclusions, il est impossible d’admettre le système protecteur ; qu’il doit être repoussé, au nom du principe d’égalité, comme impraticable et ridicule. Mais, dites-vous, il importe d’examiner et de critiquer la théorie des avantages des importations sur les exportations ; et vous vous livrez, en effet, à des développements assez longs pour contester cette doctrine. Toutefois il est difficile de saisir la portée des arguments que vous invoquez ; vous nous parlez uniquement des différences de valeur, alors que la richesse consiste dans les moyens de satisfaction, dans les utilités, et qu’à ce point de vue, plus un pays importe, plus il est riche. En effet, plus d’importations, cela veut dire plus de blé, plus de viande, plus de coton, etc., en un mot plus de tous les objets capables de satisfaire nos besoins. Les exportations, à ce point de vue, ne sont pas autre chose que le paiement des importations. Et vraiment, nous avons peine à comprendre la contradiction dans laquelle vous tombez en ce qui concerne l’Angleterre. Vous disiez au paragraphe 2 : « On ne saurait trop louer les Anglais d’avoir établi leurs combinaisons économiques de manière à faire subsister par des importations de l’extérieur la moitié de leur population ; ils inondent le monde des exportations de leur industrie pour faire affluer en retour vers la Grande-Bretagne les importations agricoles dont ils ont besoin. »

Telle était votre thèse, et elle était excellente de tous points ; mais voici maintenant qu’il n’y a dans ce système économique qu’une fantaisie de nation riche qui se soucie peu de faire des pertes en important plus qu’elle n’exporte, et qui agit ainsi parce qu’elle est très riche en capitaux et en revenus.

C’est là le paradoxe que vous soutenez au paragraphe 4. La contradiction est évidente, et il faut choisir, à moins que vous ne prétendiez que la contradiction est la preuve de l’excellence de votre logique, comme elle serait, d’après votre système, l’essence même des faits économiques. Permettez-nous de préférer votre doctrine du paragraphe 2, et de rejeter la fantaisie par trop originale que nous venons de signaler.

Votre critique s’exerce également contre le principe fondamental établi, non par Bastiat, comme vous le dites, mais par J.-B. Say : Les produits s’échangent contre des produits. Est-il possible d’admettre que les produits échangés soient équivalents ? « Non, dites-vous, car si les produits échangés se valaient, toutes les nations se trouveraient également riches ou également pauvres, puisqu’elles n’auraient échangé entre elles que des objets d’une valeur absolument égale. » Tel est votre raisonnement, et il est difficile d’en comprendre le sens. Quelle idée, Monsieur, vous faites-vous donc de la valeur, de la richesse et de leurs éléments constitutifs, pour tenir un tel langage ? Les produits échangés sont-ils équivalents ? Oui, sans doute, ils le seront si l’échange est libre, car la valeur est un rapport, elle est le résultat d’une comparaison, d’une évaluation qui suppose nécessairement la liberté. Cela est si vrai que, si la protection apparaît, la valeur immédiatement est altérée et faussée. Conclusion : la liberté est un élément fondamental de la valeur, de l’évaluation des services échangés. « Mais alors, dites-vous, les nations qui échangent vont se trouver également riches ou également pauvres. » En aucune façon, et nous avons peine à nous expliquer l’idée que vous vous faites de la richesse. Un principe incontestable est que toute richesse provient d’une double source : la nature et le travail de l’homme concourent à la former ; et il est certain qu’en supposant deux peuples qui travaillent également, celui-là sera plus riche chez lequel la terre sera plus fertile, la nature moins avare de ses dons. D’autre part, au sein de chaque peuple, l’échange apparaît sous un double aspect : il se fait à l’intérieur et à l’extérieur. Quand vous parlez d’égalité, vous oubliez cet élément si considérable et si important, l’échange qui se fait à l’intérieur du pays. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est que cette différence qui, d’après vous, se solderait en argent ou en or ? En quoi la présence de l’or ou de l’argent infirme-t-elle la doctrine que les produits s’échangent contre les produits ? Est-ce que l’or et l’argent ne sont pas des produits ? N’a-t-il pas fallu échanger nos produits nationaux pour avoir en échange de l’or et de l’argent ? Payer en argent, n’est-ce pas payer finalement avec des produits, en observant seulement que ces produits ont un rôle et une fonction spéciale qui consistent à servir d’intermédiaires pour la plus grande facilité de l’échange ? Votre thèse est donc de tous points erronée, et il est impossible de s’y arrêter un seul instant.

§ 5.

Dans cette cinquième et dernière partie de votre travail vous abordez après la question économique la question de droit et d’équité. Rien de mieux sans doute, et il est certain que la question, pour être traitée d’une manière complète, doit être examinée aussi sous ce dernier aspect. Le seul reproche que l’on soit fondé à vous adresser, c’est de n’avoir pas envisagé cette dernière question dans toute son étendue. En effet, le seul point traité par vous se réfère au principe de l’égalité devant l’impôt, alors que la question de droit est bien plus vaste, et renferme des éléments multiples. Le droit, c’est la justice, et la justice, c’est le respect de la liberté des autres. Rappelez-vous la définition des lois de Montesquieu ; la loi naturelle de l’homme n’est-elle pas la liberté ? Si telle est sa nature, tout système contraire au libre-échange, c’est-à-dire à l’échange libre, est un attentat à la liberté, au droit naturel. Et ce n’est pas tout, si la liberté est violée, la propriété l’est également. Protection, cela veut dire élévation du prix naturel des choses. Or, Monsieur, la mission du législateur consiste-t-elle à garantir le droit ou à le violer, à faire respecter ou à violer la liberté et la propriété des citoyens ?

Mais, dites-vous, ce qu’il faut examiner surtout, c’est le principe fondamental de la législation française en matière d’impôt, c’est-à-dire le principe d’égalité. Vous vous trompez, Monsieur, il y a un principe plus essentiel encore et c’est celui-ci : On ne doit d’impôt qu’à l’État. C’est un maître illustre, Bastiat, qui l’a invoqué et avec grande raison, comme le rappelait naguère M. Léon Say. On ne doit d’impôt qu’à l’État, voilà le véritable principe fondamental et essentiel. La question d’égalité devant l’impôt, certes, elle ne doit pas non plus être négligée ; nous l’avons déjà traitée par avance au paragraphe 3, où nous avons démontré jusqu’à l’évidence que la protection, l’impôt protecteur égal pour tous, est un système impraticable, impossible, et ridicule. Mais ce qui est décisif, au premier chef, c’est que ce monstrueux système viole le principe qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État. Ici pas de difficulté possible, la lumière de l’évidence est éclatante, il faudrait être aveugle pour ne pas en être frappé. D’abord, le principe en lui-même est incontestable. L’impôt est le prix d’un service public, il ne peut être dû qu’à l’État qui est la collection des services publics. Dans de telles conditions l’impôt est rationnel, c’est toujours l’application du principe économique de l’échange des services : les fonctionnaires travaillent pour les citoyens et les citoyens travaillent pour les fonctionnaires. En second lieu, qu’est-ce que la protection ? Un impôt sur les consommateurs. À qui profite-t-il ? à l’État ? Non, puisqu’il a pour but, non le revenu, mais un supplément de prix pour l’industrie protégée. Écarter le produit étranger, c’est le but du système ; le profit de l’impôt est donc non pour l’État, qui ne perçoit rien sur le produit qui n’entre pas, mais pour l’industriel privilégié qui empoche la différence du prix naturel au prix fixé par le tarif protecteur. Est-ce assez clair, et la condamnation est-elle assez formelle ! Et vous ne voulez pas, Monsieur, que nous qualifions sévèrement ce régime ! Il vous répugne d’y voir un reste de servitude et de féodalité. Cependant il faut bien appeler les choses par leur nom ; il est incontestable que, dans ces conditions, si le travail et l’échange ne sont pas libres, s’ils ne se font pas sous l’empire de la liberté, forcément ils se font sous l’empire de la servitude, car, en dehors de la liberté, il n’y a apparemment que des chaînes ; il est incontestable aussi que le supplément de prix payé grâce à la protection est un sacrifice sans compensation pour le consommateur, c’est un véritable tribut, une dîme qu’il paie au monopole. Cela étant, d’où vient que vous trouvez ces qualifications trop sévères ?

Et maintenant nous en avons fini. En résumé, la question douanière a deux aspects : le point de vue de l’utile et le point de vue du juste. De quelque côté qu’on l’envisage, le système protecteur est un système jugé et condamné. Les contradictions des principes et des intérêts en jeu que vous signalez n’existent qu’en apparence, elles se dissipent et disparaissent quand on va au fond des choses.

Au point de vue de l’utile, le système protecteur est un moyen d’appauvrissement. Il prélève sur la masse des industries vigoureuses un tribut, une dîme pour alimenter et faire vivre des industries rachitiques, mal constituées, incapables de vivre et de se soutenir au grand air de la liberté. Il contrarie les échanges et empêche chaque nation de profiter des richesses que la nature a réparties inégalement entre les diverses contrées et qui par l’échange profiteraient également à tous. Il diminue la quantité des importations, par conséquent de la richesse, puisque la richesse consiste dans l’ensemble des produits et des moyens de satisfaction. Il est contraire enfin à l’intérêt du Trésor public, puisqu’il a pour objectif non le revenu, mais la prohibition.

Au point de vue du juste, c’est un système d’oppression et de spoliation. Il viole la liberté, puisqu’il est le contraire et l’opposé du libre-échange. Il viole la propriété, puisqu’il force à surpayer le prix des produits protégés. Il viole l’égalité devant l’impôt, puisqu’il constitue un monopole et que la protection pour tous est impraticable. Il viole enfin le principe qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État, puisqu’il profite non au Trésor, mais au monopoleur privilégié.

Tels sont ses titres et ils suffisent pour le faire apprécier à sa juste valeur. En dépit de vos subtilités et de vos contradictions, il n’y a pas lieu de distinguer ce que vous appelez les différences de situation entre les divers peuples. Un tel régime est condamné par la nature des choses et cette condamnation s’applique partout, aux législations de tous les peuples.

E. MARTINEAU,

Juge à Niort.

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