Spécialiste reconnu des questions agricoles, Léonce de Lavergne étudie dans cet article de 1856 les effets comparés du libre-échange et de la protection sur les principales branches de la production agricole. Contre les protectionnistes, qui soulèvent des craintes chimériques, et contre certains libre-échangistes eux-mêmes, qui font des promesses un peu hasardées, il établit précisément ce que l’agriculture aurait à gagner au libre-échange. Compte tenu des circonstances nationales, ce gain ne serait pas éclatant, mais il serait toutefois clair et évident, dit-il. Il faut donc réformer les tarifs de douane dans le sens du libre-échange et ne les conserver que comme outil fiscal qui en vaut bien un autre.
Léonce de Lavergne, « L’agriculture en France et le libre-échange », Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 3, 1856 (p. 92-122).
L’AGRICULTURE ET LE LIBRE-ÉCHANGE
Il y a environ dix ans qu’une grande agitation populaire, fort connue sous le nom de ligue, a fait définitivement triompher en Angleterre le principe de la libre importation des denrées alimentaires. Vers la même époque, une association du même genre s’était formée en France ; elle n’a pas eu le même succès. Le régime protecteur, vivement attaqué, mais non moins défendu, a résisté, et des discussions ardentes qui ont eu lieu alors, il est généralement resté dans les esprits un souvenir peu favorable au libre-échange, devenu une sorte d’épouvantail. Ce jugement de l’opinion ne me paraît pas fondé. Des faits récents l’ont ébranlé, même chez nous, et l’expérience du régime contraire devient de plus en plus décisive en Angleterre. Le moment me paraît donc venu de reprendre la question. Je laisse à d’autres le soin de la traiter au point de vue industriel et commercial, je veux seulement l’examiner au point de vue agricole.
À mon sens, l’agriculture nationale n’a absolument aucun intérêt à la conservation du système qu’on est convenu d’appeler protecteur, elle a plutôt des intérêts contraires. Elle n’a pu s’y attacher que par suite d’un malentendu, et comme il faut dire la vérité à tout le monde, c’est le langage des libres-échangistes eux-mêmes qui a été la principale cause de l’erreur. La liberté commerciale est bonne partout, en France comme en Angleterre, mais les raisons pour l’adopter ne sont pas exactement les mêmes dans les deux pays. Les membres de l’association française pour la liberté des échanges n’ont pas assez tenu compte de cette différence ; ils ont employé en France, par esprit d’imitation, les mêmes arguments que Cobden et ses amis en Angleterre, et comme l’état véritable des choses en demandait d’autres, toute leur argumentation a porté à faux ; au lieu de persuader, ils ont irrité.
Quand la ligue s’est formée de l’autre côté du détroit, les droits perçus à l’entrée des denrées alimentaires enchérissaient réellement le prix de la viande et du pain. Cet enchérissement artificiel pesait sur la totalité du peuple anglais, dont un quart seulement travaille les champs, et qui, par suite de l’organisation économique du pays, achète tout ce qu’il consomme, qu’il contribue ou non à le produire. L’accroissement de la population devenait tel que, malgré les immenses progrès faits par l’agriculture, la production ne pouvait plus suffire à nourrir la nation ; un déficit normal, régulier, parfaitement constaté, de 25 millions d’hectolitres de tous grains par an, pour les céréales seulement, s’était déclaré. On avait devant soi une véritable famine ou du moins un enchérissement progressif, et cette situation violente ne profitait qu’aux propriétaires du sol, dont la rente, déjà fort élevée, allait s’accroître encore par le seul effet de la hausse, sans qu’il y eût de leur part aucune émission nouvelle de travail, de capital ou d’invention, qui justifiât ce surcroît de profits. Dans une pareille crise, les ligueurs avaient bien quelque droit de crier au monopole ; ils avaient raison au fond, sauf l’exagération des termes, et ce qui le prouve, c’est que le chef de l’aristocratie anglaise, sir Robert Peel, comprit la nécessité de céder à temps.
En France, rien de pareil. La population atteignait à peine la moitié de la population anglaise, à surface égale. Le prix des denrées alimentaires, s’il approchait sur quelques points du taux anglais, tombait sur beaucoup d’autres à la moitié, et pouvait être considéré comme inférieur en moyenne de 20 à 25%. La plus grande partie du peuple, appartenant à la classe agricole, se nourrissait en nature et n’achetait rien sur le marché. La production annuelle suffisait à la consommation et pouvait même fournir un léger excédent. Un nombre énorme de petits propriétaires enlevait à la propriété jusqu’à la moindre apparence de monopole. La rente des terres, inférieure en moyenne de moitié à la rente anglaise, s’élevait tout au plus au quart dans une grande partie de la France, cultivée par des métayers. L’industrie agricole ne prospérait qu’autour de Paris et des autres grands centres de population ; partout ailleurs elle souffrait faute de débouchés.
C’est à une agriculture ainsi constituée que quelques imitateurs de Cobden sont venus parler le langage qu’on avait tenu avec raison à l’oligarchie anglaise. On a dit à des cultivateurs pauvres, obérés, qui avaient tout au plus de quoi vivre et qui vendaient souvent leurs denrées à perte, qu’ils s’engraissaient de la sueur du peuple, qu’ils spéculaient sur la disette, et qu’il fallait enfin rendre compte de leurs bénéfices exagérés. Il n’est pas étonnant qu’un soulèvement général ait répondu à cette intempestive allégation. Ce fameux mot de « vie à bon marché », parfaitement à sa place en Angleterre, où tout menaçait de devenir hors de prix, mais infiniment moins applicable en France, n’y provoquait que des espérances chimériques et de justes appréhensions, au lieu d’exprimer, comme chez nos voisins, une vérité et un droit. La baisse des prix, qu’on montrait en perspective, au moyen de gigantesques importations, ne pouvait qu’effrayer ceux qui y auraient trouvé une ruine infaillible, et qui, dans leur épouvante, ne calculaient pas ce qu’il y avait d’impossible et de faux dans ces prédictions. D’autres exagérations contre les douanes en général, qui sont au bout du compte un impôt comme un autre et qui peuvent très bien se justifier par les mêmes raisons que les autres impôts, sans qu’il soit nécessaire d’y mêler la moindre idée de protection, achevèrent de donner prise aux ennemis de la liberté commerciale, et la campagne en sa faveur avorta.
Sans aucun doute, ce fut un malheur. Le gouvernement d’alors était trop éclairé pour ne pas partager la plupart des opinions des économistes, mais la forme des institutions l’obligeait à ménager l’opinion publique, fortement représentée sur ce point par la majorité parlementaire. De même que, sous un pouvoir absolu, il n’y a aucun moyen d’échapper aux conséquences des fautes du pouvoir, de même, dans un pays libre, il n’y a d’autre recours contre les erreurs de l’opinion que l’opinion elle-même. Il ne faut pas d’ailleurs s’exagérer les résultats du système douanier, tel qu’il avait été légué par la restauration au gouvernement de juillet. Ce système, mauvais en soi, n’avait pas d’effets bien sensibles, au moins quant à l’agriculture, et son principal caractère était l’impuissance. Appliqué à un petit État, il eût certainement arrêté son développement ; avec un territoire comme le nôtre, dont l’immensité forme déjà un des plus grands marchés du monde, il gênait le progrès général sans le comprimer absolument, et si elle n’avançait pas tout à fait aussi vite qu’avec un marché plus grand encore, la prospérité publique ne cessait de s’accroître. On pouvait donc attendre, sans beaucoup d’inconvénient, que la lumière se fît.
Sous la république, une nouvelle tentative a eu lieu ; elle a été encore repoussée par l’assemblée nationale ; le moment avait été mal choisi, car tous les prix avaient baissé à l’excès par suite de la crise politique, et une possibilité quelconque d’importation effrayait plus que jamais les producteurs. Les choses ont bien changé depuis ; le succès toujours croissant du free trade en Angleterre a fini par attirer l’attention des esprits les plus rebelles, et ce qui a surtout donné aux idées de liberté commerciale un auxiliaire efficace, c’est la hausse continue qui s’est produite sur toute espèce de marchandises, notamment sur les denrées alimentaires.
Cette hausse a provoqué de la part du gouvernement actuel une série de mesures qui toutes portent de profondes atteintes au régime traditionnel. En 1847, on avait attendu, par ménagement pour les intérêts qui se croyaient menacés, que le prix moyen du blé eût atteint 30 francs l’hectolitre, avant de suspendre l’échelle mobile, considérée comme le palladium de l’agriculture nationale. L’expérience prouva qu’on eût mieux fait de s’y prendre plus tôt, car on vit le blé monter jusqu’à 50 francs en Lorraine et en Alsace, avant que l’importation eût eu le temps d’arriver. En 1853, éclairé par ce qui s’était passé en 1847, on a pris la même mesure dès que le prix moyen du blé est arrivé à 25 francs, et on s’en est en définitive assez bien trouvé, puisque la hausse n’a pas atteint tout à fait le même point. Aujourd’hui l’échelle mobile est suspendue depuis trois ans, et il ne paraît pas qu’il soit question de la rétablir, le prix moyen étant encore, d’après le dernier tableau officiel, de 30 fr. Depuis trois ans, le blé étranger entre en France à un simple droit de balance de 25 centimes l’hectolitre, c’est-à-dire sans payer de droits.
Un régime analogue est en vigueur, depuis à peu près le même temps, pour le bétail. Les bœufs étrangers payaient autrefois 50 fr. par tête, les vaches 15, les moutons 5 fr., plus le décime ; un décret impérial du 14 septembre 1853, rendu à l’occasion d’une hausse extraordinaire de la viande, a réduit ces gros tarifs à un droit de 3 francs pour les bœufs, 1 franc pour les vaches, 25 centimes pour les moutons, c’est-à-dire rien ou à peu près rien, jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. Enfin les laines étrangères étaient soumises à un droit de 20%. Un décret du 19 janvier 1856, également provoqué par une hausse sensible dans les laines indigènes, a changé le droit proportionnel en un droit fixe au poids, qui n’admet plus que deux catégories de laines, les fines et les communes, et qui, pour les unes comme pour les autres, est sensiblement réduit. D’autres dégrèvements ont eu lieu encore, mais je me borne à ce qui est agricole. À l’heure qu’il est, aucun des produits agricoles français n’est défendu contre la concurrence étrangère ; le régime appelé protecteur n’existe plus pour l’agriculture.
Je ne dis pas que la question soit gagnée : bien loin de là. Le nouveau régime n’est que provisoire. Le gouvernement, investi en matière de douanes d’une autorité illimitée, peut à tout moment revenir sur ce qu’il a fait. La forme actuelle de nos institutions ne permettant pas ces enquêtes et ces discussions solennelles qui, dans les pays constitutionnels, précèdent les grandes mesures touchant aux intérêts généraux, le public n’a pas été mis en demeure de se prononcer. Quel aurait été le verdict de l’opinion, si elle avait été consultée ? Il est bien difficile de le dire ; il est cependant à croire que la même cause qui a décidé le gouvernement, la cherté, aurait agi sur elle. En 1847, la chambre des députés, si contraire en principe à la réforme des douanes, a voté, en présence d’une autre disette, la suspension de l’échelle mobile. La hausse actuelle de la viande et de la laine l’eût-elle décidée à voter aussi une réduction radicale des droits sur ces matières ? On peut en douter. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, sous toutes les formes de gouvernement, ces sortes de révolutions ne sont acquises que lorsqu’elles ont l’assentiment général. Ne considérons pas la querelle comme terminée, parce que les tarifs ont subi une modification qui peut n’être qu’accidentelle. La plupart des préjugés subsistent, n’en doutons pas ; ils se taisent aujourd’hui par plus d’une cause, mais si une baisse sensible arrivait, nous les verrions probablement reparaître, tant qu’une discussion publique ne les aura pas dissipés.
Les agriculteurs ont cru, sur la foi de paroles imprudentes, que la réduction des droits d’entrée amènerait, dans tous les cas, une baisse violente sur le marché intérieur, et par conséquent une perturbation dans les conditions d’une industrie déjà peu florissante. Le principe même de leur résistance serait détruit, s’il était démontré qu’ils n’ont rien à craindre de pareil, que dans l’état actuel de notre population et de notre production les prix ordinaires se règlent par les conditions du marché intérieur, sans que l’importation même la plus libre puisse exercer sur eux une influence appréciable, à moins le cas de hausse excessive, qui est toujours réservé, et que dans les circonstances les plus habituelles la liberté commerciale en matière de denrées alimentaires aurait plutôt pour effet de soutenir les cours que de les abattre. Voilà ce qu’il aurait fallu dire il y a dix ans, d’abord parce que c’était vrai, ensuite parce que c’était décisif, au lieu d’emprunter à un ordre social et agricole complètement différent des griefs imaginaires. La liberté commerciale n’est pas une de ces divinités sauvages qui exigent des victimes humaines ; c’est une déesse toujours bienfaisante et toujours juste. Favorable en Angleterre aux consommateurs, parce que ce sont eux qui souffrent, elle viendrait en France au secours des producteurs par le même motif. D’une main elle contient les prix quand ils sont trop hauts, de l’autre elle les relève quand ils sont trop bas ; elle pèse dans sa balance tous les intérêts, donne satisfaction aux besoins réels, qu’elle seule sait parfaitement distinguer, et n’écarte que les prétentions illégitimes.
L’agriculture a trois grands produits, les bestiaux, les céréales et les laines, qui paraissent engagés dans la question. Je vais les examiner successivement.
De ces trois denrées, la viande est la plus importante, sinon par elle-même, du moins par l’influence que sa production exerce sur les autres. Non seulement elle constitue un des plus précieux aliments pour l’homme, un de ceux qui réunissent sous le moindre volume le plus de matières alibiles et qui réparent le plus les forces sans fatiguer les organes ; non seulement elle suppose le travail, le lait et la laine, qui n’ont pas moins qu’elle de valeur utile, mais sans elle point de fumier, et par conséquent peu de céréales. Tout l’édifice agricole repose sur le bétail ; il n’y a pas de plus grand intérêt pour les peuples. On peut dire sans exagération que les plus riches, les plus puissants, sont ceux qui en ont le plus. Cette production a fait en France de grands progrès, elle a doublé depuis cinquante ans, elle a quadruplé depuis un siècle. Est-ce assez ? Non sans doute, car dans l’état actuel des connaissances agricoles, nous pourrions en faire encore quatre fois plus ; l’Angleterre en est là. Je comprends donc qu’on attache une importance de premier ordre à cette nature de produits. Tout ce qui nuit à la propagation du bétail est un malheur public, tout ce qui la favorise est un bien. Si la libre introduction du bétail étranger devait avoir pour effet de diminuer la quantité ou la qualité du nôtre, je serais le premier à la combattre. Quelle que soit ma conviction sur les avantages de la liberté en général, je ne sais pas résister aux faits, et je reconnais qu’il n’y a pas au monde de principe absolu.
Mais avons-nous ce risque à courir ? Je ne le crois pas. Nous avons vu certains économistes, à l’esprit plus ardent que juste, contester qu’il y eût, en fait de viande, ce qu’on appelle un prix rémunérateur ; ils ont eu tort. Le prix rémunérateur n’est pas une quantité fixe, il varie suivant les circonstances ; mais dans chaque cas déterminé il y en a un. S’il n’est pas atteint, le producteur n’a plus intérêt à produire, et par conséquent ne produit plus. Étant donné un pays quelconque avec l’ensemble de ses conditions économiques, il est possible d’indiquer un certain prix rémunérateur général ; je n’hésiterais pas à fixer ce prix pour la viande nette en France, à un franc le kilogramme sur pied, pris chez le producteur. Il y a dix ans, avant les grandes perturbations soit en baisse, soit en hausse, on pouvait diviser le territoire en trois zones : l’une comprenant le rayon d’approvisionnement de Paris, où le prix d’un franc le kilo était à peu près le cours moyen et régulier ; la seconde, comprenant la bande centrale, où le prix courant descendait à 80 centimes ; la troisième, comprenant une grande partie du midi, où il n’était plus que de 60. De là une différence sensible dans la production. Dans la zone des prix véritablement rémunérateurs, le bétail était abondant et magnifique ; la seconde en avait déjà moins, la troisième beaucoup moins encore. Sur la production totale de viande, la première en fournissait la moitié, la seconde un tiers, la dernière un sixième seulement. Si la production ne cessait pas tout à fait au-dessous du prix indiqué, elle se renfermait dans des limites d’autant plus étroites que le prix de vente était plus bas, et elle prenait d’autant plus d’extension qu’il s’élevait davantage. Elle n’atteignait son apogée qu’autant que le prix rémunérateur semblait assuré.
La même démonstration peut s’obtenir par d’autres voies. Jusqu’à une certaine limite de quantité, on peut faire de la viande, comme du blé, à très bon marché ; au-delà de cette limite, ils coûtent plus cher, mais on peut en faire indéfiniment. Voilà une terre à peu près nue, d’une étendue de 25 hectares, je suppose, dont 5 en prés et pacages et 20 en terres arables ; elle forme une métairie cultivée par une famille de colons partiaires. Les prés, mal tenus, donnent en tout de quoi nourrir à l’étable, pendant l’hiver, deux paires de vaches de travail qui, pendant l’été, se nourrissent elles-mêmes au pacage. Il y a de plus un troupeau de brebis de la plus chétive espèce pour manger l’herbe des jachères. Les terres soumises à l’assolement biennal portent du blé un an sur deux, et se reposent l’année suivante. Le métayer obtient six hectolitres par hectare, semence déduite, ou 60 hectolitres en tout, qu’il partage avec le maître ; il fait en outre un peu de chanvre pour ses chemises, et prend pour ses vêtements la moitié de la laine. Il vend pour la boucherie ses vieilles vaches, ses veaux, ses vieilles brebis : cette viande ne lui coûte rien, et il peut la donner à tout prix ; mais demandez-lui d’en faire une livre de plus, il ne le peut pas.
Voyons au contraire ce que sera cette même terre, soumise à une culture perfectionnée. Au lieu d’un métayer, c’est un fermier aisé qui cultive, non plus pour se nourrir, mais pour vendre ses produits. Les mêmes prés, bien entretenus et bien fumés, lui donnent trois ou quatre fois plus de foin. Ses terres arables, soumises à l’assolement quadriennal, ne connaissent plus de jachères. Un quart seulement porte du blé ; mais il récolte sur ce quart le double au moins de ce que son devancier récoltait sur la moitié ; un autre quart porte de l’avoine, un troisième des racines et autres plantes sarclées, un quatrième des fourrages artificiels. Au lieu de deux paires de vaches de travail, il a deux paires de bons chevaux qui lui font cinq ou six fois plus de besogne ; il a de plus une douzaine de bêtes à cornes de différents âges élevées exclusivement pour la boucherie ou pour le lait, un beau troupeau de moutons anglo-mérinos, une nombreuse porcherie. Il produit dix fois plus de laine, de lait et de viande, mais il a aussi beaucoup plus de frais, et au-dessous d’un certain prix de vente il ne peut plus se retrouver.
En comptant, dans les deux cas, le blé à 20 francs l’hectolitre, la viande à 1 franc et la laine à 2 francs le kilo, le premier produit une valeur totale de 1 500 francs ou 60 francs par hectare, dont une moitié rémunère ses peines et l’autre paie la rente et l’impôt ; le second, une valeur totale de 6 000 francs, ou 240 francs par hectare, dont une moitié pour les salaires et l’autre pour la rente, l’impôt, l’intérêt du capital d’exploitation et le bénéfice. L’un a donc sur l’autre, à tous les points de vue, une immense supériorité. Outre qu’il enrichit de beaucoup plus de produits le fonds national, il peut payer une rente double un double impôt, et avoir pour lui-même un revenu double. Mais supposez que les prix baissent de 50%, les rôles changent ; toutes les recettes du fermier sont prises par les frais, il ne lui reste rien pour la rente, l’intérêt, l’impôt, le bénéfice ; il est en perte et forcé de s’arrêter. Le métayer au contraire peut toujours marcher, le maître seul à perdu, et seulement pour la partie de ses produits qu’il ne consomme pas en nature.
L’augmentation de production ne peut donc s’obtenir, dans un pays arrivé à un certain point, que par une transformation agricole, et cette transformation elle-même n’est possible que si les prix s’élèvent. Avant 1789, le prix de la viande dans le nord n’atteignait pas le taux qu’il a atteint depuis, et la production n’y excédait pas la production actuelle du centre et du midi. Partout les mêmes causes amènent les mêmes effets. Est-il nécessaire que cette progression dans les prix soit indéfinie ? Assurément non. Une fois le prix véritablement rémunérateur obtenu, il peut rester stationnaire sans inconvénient sérieux pour la production. Sans doute il vaudrait mieux pour elle qu’il s’élevât encore, elle n’en ferait que plus de progrès ; mais des progrès sont possibles sans hausse nouvelle : cela suffit. La consommation a ses droits, qui deviennent alors prépondérants. Au premier abord, les intérêts des consommateurs et ceux des producteurs paraissent opposés, mais en fin de compte ils se rapprochent et se confondent. Les uns et les autres ont le même intérêt à trouver le point précis qui concilie le mieux les deux exigences, car sans production point de consommation et sans consommation point de production.
L’introduction du bétail étranger, même en franchise de droits, et à plus forte raison avec un droit modique, peut-elle exercer sur nos marchés une influence appréciable, et, par exemple, réduire le prix courant de la viande sur pied au-dessous du taux rémunérateur supposé ? La réponse dépend de la quantité que l’étranger peut nous fournir au-dessous de ce prix. Il en est du bétail étranger comme du nôtre, on peut nous en vendre une faible quantité à bon marché ; mais cette quantité ne peut être dépassée qu’à la condition que le prix s’élève, et dans l’un comme dans l’autre cas les intérêts légitimes de la consommation peuvent être satisfaits sans porter atteinte à la production nationale.
La valeur totale du bétail français, en bêtes à cornes, moutons et porcs, doit s’élever à deux milliards environ, et la vente annuelle de la viande à un milliard de kilogrammes. Cette estimation, dont les bases remontent déjà à plus de quinze ans, doit être considérée comme un minimum. Pour exercer une influence quelconque sur le prix d’une pareille masse de produits, il faudrait en introduire au moins un cinquième, ou 200 millions de kilos. Il est facile de démontrer que cette introduction est impossible, à moins d’un prix tout à fait monstrueux. Le prix de la viande monte rapidement avec la distance ; on peut s’en convaincre par les différences qui se produisent sur nos propres marchés. Ces différences tendent à s’atténuer par le progrès des communications, mais elles sont toujours sensibles. Le prix de la viande est encore, à Toulouse et à Bayonne, beaucoup moins élevé qu’à Paris. La viande manque d’ailleurs partout dès que la demande s’accroît un peu, et il en résulte un enchérissement général. Le Moniteur nous apprend que sur toutes les grandes places étrangères elle se paie au moins aussi cher qu’à Paris.
Avant la restauration, le droit d’entrée sur les bestiaux étrangers était insignifiant. À l’abri de ce régime, il s’était établi sur nos frontières, notamment sur celles de Suisse et d’Allemagne, un petit commerce tout local, complètement insensible dans le reste du pays. 50 000 bœufs et vaches, 250 000 moutons, 80 000 porcs, valant ensemble 16 millions environ, avaient été importés en 1821 ; c’est contre cette faible introduction qu’on entreprit de se défendre par la loi du 27 juin 1822. Les idées aristocratiques de richesse territoriale avaient alors beaucoup de faveur ; le gouvernement et les chambres crurent rendre un grand service à la propriété du sol en essayant d’élever par tous les moyens le prix des denrées agricoles, et le droit prohibitif ou réputé tel de 50 francs par tête de bœuf fut adopté. Ce droit a subsisté pendant trente ans ; on peut en apprécier les effets, qui ont été complètement nuls. Quand même on serait parvenu à empêcher toute espèce d’importation, qu’était-ce qu’une valeur de 16 millions de bestiaux pour un pays comme le nôtre, qui en possède cent fois plus ? Et ce n’est pas de cette faible somme qu’il s’est agi réellement. L’importation a diminué après le tarif de 1822, elle ne s’est pas arrêtée ; elle a été en moyenne, pendant ces trente ans, de 25 000 bêtes à cornes, 100 000 moutons et 80 000 porcs, valant ensemble, au prix de 1822, 10 millions ; différence réelle, 6 millions seulement. Voilà ce qu’on a gagné.
On peut dire que si le droit n’avait pas existé, l’importation se serait accrue : c’est possible et même probable, mais toujours dans des proportions extrêmement faibles. Ce qui le prouve, c’est la seconde face de l’expérience qui a eu lieu depuis 1853. De même qu’on avait cru produire la hausse en 1822 par l’établissement d’un droit exorbitant, de même on a cru faire la baisse en 1853 par une réduction considérable. Dans l’un et l’autre cas, l’effet attendu n’est pas arrivé. La viande n’avait pas haussé par l’effet du droit, elle n’a pas baissé par sa suppression. Au lieu de 10 millions de bétail qui entraient annuellement avant le décret, il en est entré en 1854 pour 28 millions, en 1855 pour 36, en comptant toujours d’après les prix officiels, les seuls qui puissent servir de termes de comparaison ; qu’est-ce que 30 ou 36 millions de viande de plus ou de moins ? 1 franc par tête tout au plus. Jamais cependant les circonstances n’avaient été plus favorables ; l’effet simultané de la hausse intérieure et de l’abaissement du droit a fait qu’on a pu payer la viande étrangère 50% plus cher, et s’il ne se présente pas plus de bétail à nos portes, c’est à coup sûr qu’il n’y en a pas davantage.
Il faut espérer qu’en présence de ces faits les producteurs finiront par ouvrir les yeux. Le gouvernement royal, qui se doutait de l’inefficacité absolue du droit protecteur, avait fait plusieurs tentatives pour le modifier, mais sans succès. On avait envoyé M. Moll, professeur d’agriculture au Conservatoire des arts et métiers, en Allemagne et en Belgique, pour y rechercher quelle était la quantité réelle de bétail que ces pays pouvaient vendre à la France, et M. Moll avait fait à son retour un excellent rapport, établissant qu’il y en avait fort peu ; les producteurs n’en avaient pas moins fait la sourde oreille. Une autre fois, dans un traité avec la Sardaigne, on introduisait, comme régime spécial sur cette frontière, pour donner un peu plus de viande à un ou deux départements qui en manquaient, un tarif au poids au lieu du tarif par tête, un peu moins hostile au petit bétail de ces régions, et ce traité, dont l’unique effet avait été d’introduire pour 500 000 fr. de viande de plus par an, avait été bruyamment dénoncé plusieurs fois à la tribune des deux chambres comme la ruine sans remède de l’agriculture française. L’illustre maréchal Bugeaud, qui était un très grand homme de guerre et un agronome éminent, mais un assez mauvais économiste, s’écriait un jour à ce sujet qu’il craignait plus l’invasion des bestiaux que celle des cosaques ; il aurait vu avec joie, s’il avait vécu, que, grâce à la vaillante armée qu’il a tant contribué à former, il avait parfaitement raison de ne pas craindre les cosaques, mais il aurait pu voir en même temps qu’il avait grand tort de craindre le bétail.
D’un autre côté, ceux des libres-échangistes qui ne s’étaient pas moins exagéré que les agriculteurs l’effet de la libre importation, et qui avaient contribué par leurs espérances à répandre l’alarme, voyant que le bétail n’affluait pas comme ils l’avaient annoncé, et que la viande fraîche ne tombait pas encore à cinq sous la livre à Paris, se sont rabattus sur la viande dépecée et même salée. Il est possible, ont-ils dit, que l’Europe n’ait pas tout à fait à nous vendre en bétail vivant ce que nous supposions, mais vous allez voir ce qui va nous arriver de viande abattue et de salaisons ; la Hongrie et la Pologne ont des bœufs sans nombre qu’on peut nous envoyer par quartiers ; les États-Unis ont des centaines de millions de porcs qu’ils nourrissent et qu’ils engraissent pour rien ; les pampas de Buenos-Aires ont des légions de bœufs et de moutons dont on ne sait que faire : donc, en même temps qu’il réduisait le droit sur le bétail vivant, le décret du 14 septembre 1853 a réduit le droit d’entrée sur la viande fraîche de 18 francs à 50 centimes les 100 kilos, et celui sur les viandes salées de 30 à 10 fr. Rien ne s’oppose, depuis plus de deux ans, à ce que toutes les merveilles annoncées se réalisent ; qui s’en est aperçu ? L’importation s’est pourtant accrue : elle était de 6 000 quintaux en 1852, elle a été de 41 000 en 1855 ; mais 41 000 quintaux, ce n’est pas tout à fait 125 grammes ou 4 onces de viande par tête et par an. Nous sommes encore loin de l’abondance qui avait été prédite à grand bruit.
Quand on y regarde de près, on voit que, même en Russie et en Amérique, la production a ses limites. Les bœufs des steppes sont nombreux sans doute ; mais, avant de nous arriver, ils ont à traverser des populations pressées qui ne vivent pas de l’air du temps ; de plus, ils sont soumis à des épizooties formidables qui les emportent par milliers. Les Américains abattent beaucoup de porcs, mais ils en mangent beaucoup aussi, et ils ne les engraissent pas sans frais. J’ai sous les yeux le tableau de leurs exportations ; j’y vois que, dans les plus terribles années de disette européenne, comme 1847, ils n’ont jamais pu exporter pour plus de 9 millions de dollars ou 45 millions de francs en porc salé, qui se répartissent dans le monde entier, et que depuis 1847 cette exportation est en décroissance. Quant aux immenses troupeaux des bords de la Plata, la soif, les insectes, les maladies, les incursions des Indiens, les guerres civiles, l’ignorance et le gaspillage des gauchos en réduisent le nombre plus qu’on ne croit, et la grossière préparation que subit leur chair, séchée au soleil et à demi putréfiée, ne la rend bonne qu’à nourrir les nègres esclaves des colonies américaines ; le plus pauvre de nos consommateurs n’en veut pas.
Tout cela changera, dit-on ; je l’espère bien, mais il faudra du temps. En attendant, les besoins s’accroîtront aussi ; la population montera, soit dans les pays producteurs, soit dans les pays consommateurs ; les frais de revient s’élèveront, et les producteurs nationaux, qui sont tout portés, auront toujours un avantage marqué sur ceux qui sont séparés de nous par des milliers de lieues.
Je n’ai pas encore dit la plus forte de toutes les raisons pour se rassurer. Cette raison capitale, décisive, sans réplique, c’est le voisinage du marché anglais. L’Angleterre a ouvert ses portes et pour toujours, au bétail que peut lui vendre le monde entier ; elle paie habituellement la viande plus cher que nous, quoiqu’elle en produise davantage, parce qu’elle en consomme encore plus ; que pouvons-nous craindre alors ? Comme toutes les marchandises, la viande va où on la paie le mieux ; nous ne pouvons attirer, en fait de viande étrangère, que celle qui, par son origine, a plus de profit à venir chez nous qu’en Angleterre, à cause d’une différence dans les frais de transport ; la quantité en est nécessairement très bornée puisque les deux pays se touchent. C’est le marché anglais qui doit donner le ton comme le plus avantageux ; tout tend et tendra là. Dans le Holstein, le Mecklembourg, la Hollande même, la production du bétail n’a en vue que le marché anglais. Que dis-je ? nous-mêmes, nous avons sur beaucoup de points un véritable intérêt, même à l’heure qu’il est, et à plus forte raison si les prix descendent, à travailler pour ce marché.
On a l’habitude, quand on traite ces questions, de tout confondre dans des termes généraux, de considérer, par exemple, l’importation et l’exportation comme deux faits simples qui s’excluent complètement ; c’est une erreur. Il peut très bien arriver qu’il y ait avantage à importer sur un point du territoire et à exporter sur un autre. Ce qui le prouve, c’est que nous avons une exportation qui ne s’arrête jamais, même en temps de hausse excessive comme aujourd’hui. En 1855, nous avons importé 49 000 bœufs et 300 000 moutons ; nous avons en même temps exporté 12 000 des premiers et 50 000 des seconds, et si nos propres prix n’étaient pas si hauts, nous aurions à la fois moins importé et exporté davantage. Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue. Le marché anglais n’agit pas seulement sur les marchés étrangers, il agit aussi sur les nôtres ; tel bœuf normand ou breton peut se diriger sur Jersey ou sur Londres à moins de frais que sur Paris ou sur Rouen, au même moment où un acquéreur alsacien ou provençal a plus de profit à acheter à ses voisins du Rhin ou des Alpes qu’à des vendeurs nationaux beaucoup plus éloignés. Les frais de transport ne profitent, en fin de compte, ni aux producteurs ni aux consommateurs. Vouloir que le département du Var et le département du Nord, qui sont à 250 lieues l’un de l’autre, se servent exclusivement d’approvisionneurs et de débouchés, quand ils peuvent tous deux mieux acheter ou mieux vendre à leurs portes, c’est vouloir par trop l’artificiel.
Il peut enfin arriver et il arrive en effet que, même au point de vue agricole, il y ait profit à importer certaines espèces de bétail et à en exporter d’autres. Tel est le commerce que font entre eux la plupart de nos départements contigus, et qui retrouve sur les frontières les mêmes conditions. Acheter à bon compte des veaux pour les élever, des vaches pour en tirer des produits, des bœufs maigres pour les engraisser, peut être également une bonne opération, que les vendeurs soient français ou étrangers, et la multiplication du bétail en France ne peut qu’y gagner. Nous rentrons ici dans la vérité, car on a peine à comprendre au premier abord que, pour avoir beaucoup de bétail, le meilleur moyen ne soit pas d’en introduire le plus qu’on peut, et quand cette introduction est possible sans nuire à la production, il est clair qu’elle contribue à l’augmentation de notre richesse animale.
Je ne veux pas dire qu’il n’y aura plus à l’avenir de baisse excessive, je n’en sais rien. Le prix de la viande, comme de toute autre denrée, se règle par le rapport de l’offre à la demande. Dans un pays soumis à de brusques révolutions, ce rapport peut être à tout instant bouleversé. Nul n’aurait pu prévoir en 1847 la baisse de 1848. Ce que je sais, c’est que le régime douanier, soit qu’il redevienne ce qu’il était avant 1853, soit qu’il se maintienne tel qu’il est aujourd’hui, n’y sera pour rien, et que cette baisse, si elle arrive, ne sera que passagère. Une petite importation d’un côté, une petite exportation de l’autre, mais l’ensemble de l’approvisionnement national par l’ensemble de la production nationale, voila la vérité, quoi qu’on fasse, et quant à cet approvisionnement même, il ne peut être abondant qu’autant qu’on paie la viande ce qu’elle vaut, ou en d’autres termes ce qu’elle coûte à produire, avec le bénéfice légitime du producteur. Si l’on a donné aux consommateurs d’autres espérances, on les a trompés. Ceux des libres-échangistes qui se sont fait les apologistes exclusifs du bon marché ont commis la même erreur que les apologistes de la cherté. Ni cherté, ni bon marché, ni baisse, ni hausse artificielle ; le prix naturel et vrai, tel qu’il s’obtient par le libre débat entre les intéressés. Cet ordre n’est jamais troublé impunément. On voit aujourd’hui les conséquences d’une baisse subite ; les consommateurs de 1855 ont été obligés de payer pour ceux de 1849, la production s’étant sensiblement ralentie après la baisse, parce que le producteur ne s’y retrouvait plus. La baisse n’est véritablement bonne que lorsqu’elle s’obtient par une augmentation de production ; elle provient alors d’une réduction des frais de revient par un perfectionnement dans la culture. Ce progrès n’est pas impossible, mais il ne peut se produire qu’à la longue, peut-être même est-il nécessaire pour y arriver de passer par une période de hausse qui favorise la production.
Reste la question fiscale proprement dite. Les droits anciennement perçus à l’entrée des bestiaux étrangers rapportaient au Trésor de 700 000 à 800 000 fr. ; aujourd’hui, après la réduction radicale du droit, ils ne donnent pas la moitié, c’est peut-être trop peu. Dans un temps où, pour subvenir aux intérêts des emprunts nouvellement contractés, qui ne s’élèvent pas à moins de 75 millions par an, il faut nécessairement trouver de nouvelles sources de recettes, on doit chercher à faire rendre aux douanes, comme aux autres branches du revenu public, tout ce qu’elles peuvent rendre. Il convient alors de choisir le tarif qui donnera le plus de recettes, en dehors de toute préoccupation protectionniste ou autre ; je n’ai pas la prétention de l’indiquer ici, mais je suis convaincu qu’en s’y prenant bien, on peut porter la recette sur le bétail à plus d’un million, sans nuire en aucune façon à l’importation.
Si le bétail a une grande importance comme instrument de production, les céréales en ont une plus grande encore, comme satisfaction immédiate de nos besoins. On peut ne pas manger de viande, on ne peut pas se passer de pain. Les mêmes raisons existent donc pour en recommander la culture, les mêmes existent aussi pour l’assurer. Cette production atteint chez nous des proportions gigantesques. À 3 hectolitres par tête, il faut plus de 100 millions d’hectolitres pour la consommation humaine, une vingtaine pour les semences, à peu près autant pour la nourriture des volailles et des autres animaux domestiques et pour les usages industriels, comme les brasseries et distilleries, en tout 150 millions d’hectolitres de froment, seigle, orge, maïs et sarrasin, et en y comprenant l’avoine, 200 millions d’hectolitres, valant ensemble, aux prix ordinaires, bien près de 3 milliards. On comprend sans peine qu’un pareil approvisionnement ne peut nous venir que de notre propre sol ; il ne faut rien moins, pour le produire, que l’étendue entière de ce vaste et fertile territoire ; le transport de pareilles masses de grains à des distances un peu lointaines serait impossible sans des frais énormes, même avec les moyens de locomotion inventés de nos jours. On n’en a pas moins cru nécessaire de prendre des mesures contre l’invasion des céréales étrangères, mesures encore plus inutiles, s’il est possible, que contre le bétail, car les céréales ont moins de valeur que la viande, à poids égal, et il ne faut pas les porter bien loin pour en doubler le prix. De plus elles coûtent davantage à produire, en ce sens qu’elles ne viennent pas sans culture, comme l’herbe des pâturages, et elles représentent toujours, même dans les pays les plus fertiles et les moins peuplés, une somme de travail et de capital que la production élémentaire du bétail n’exige pas.
Ces précautions sont tout ce qui reste d’un ancien système qui se présente naturellement à l’esprit, mais qui n’en est pas moins faux dans toutes ses parties. De tout temps, on a cru qu’il y avait danger à confier au hasard de l’industrie privée la subsistance des populations. De là une foule de règlements et de lois, respectables dans leur principe, mais qui avaient le défaut capital de produire exactement le contraire de ce qu’on en attendait. L’esprit humain n’arrive jamais du premier coup aux idées simples, il commence par des complications excessives et ne distingue la vérité qu’après avoir pris beaucoup de peine à poursuivre des chimères. Un des plus grands exemples de cette infirmité de notre nature se présente dans les législations sur les grains. Il a fallu des siècles pour comprendre que le meilleur moyen d’assurer l’approvisionnement était de se confier à l’activité intéressée des cultivateurs et des marchands. Même aujourd’hui, ce n’est une conviction raisonnée que pour un petit nombre d’esprits ; le public l’accepte sans réfléchir tant que les intempéries des saisons n’amènent pas des insuffisances de récolte : dès que les prix s’élèvent, on voit reparaître toutes les anciennes erreurs, que des expériences innombrables devraient avoir détruites, mais qui n’en survivent pas moins, parce qu’elles ont pour elles l’apparence et le premier mouvement.
Je ne ferai pas ici la triste histoire de l’ancienne législation française. Son principe était l’interdiction même du commerce des grains, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; on sait ce qui en résultait, des variations effroyables dans les prix et des famines périodiques qui emportaient des millions d’hommes. Cette désastreuse législation fut le principal objet des attaques des premiers économistes il y a environ un siècle ; il leur fallut vingt-cinq ans de prédications obstinées pour ébranler dans les meilleurs esprits des préjugés fortement enracinés, mais la masse de la nation résistait, et quand Turgot devenu ministre proclama la liberté du commercé des grains, il ne tarda pas à être renversé. La Révolution venue, avec ses déclamations contre les accapareurs, la disette fut en permanence ; elle ne cessa que lorsque les douloureux enseignements de l’expérience eurent appris à respecter le plus nécessaire des commerces. Aujourd’hui le principe de la libre circulation des grains à l’intérieur paraît définitivement acquis, mais il n’en est pas encore de même du commerce extérieur. On a employé, pour régler l’importation et l’exportation, un système fort ingénieux, emprunté aux Anglais et connu sous le nom d’échelle mobile. La France est partagée en quatre zones, depuis celle où le blé est ordinairement le plus cher jusqu’à celle où il est ordinairement le plus bas ; des marchés régulateurs sont choisis dans chacune ; les prix de ces marchés, publiés tous les mois, servent à faire connaître le prix moyen de la zone pendant le mois précédent, et, suivant que ce prix a monté ou baissé, les droits à l’importation et à l’exportation varient, de manière à faciliter l’importation quand le blé monte et à l’entraver quand il baisse, et à produire l’effet contraire pour l’exportation. Le tout est calculé pour maintenir autant que possible le prix moyen à 20 francs par hectolitre. Rien de plus séduisant à coup sûr, rien qui paraisse mieux concilier les intérêts du producteur et du consommateur, mais en réalité rien de plus trompeur.
Constatons d’abord les résultats obtenus. L’échelle mobile a été organisée en 1821. Depuis cette époque, les prix des blés ont subi des variations que toutes ces savantes combinaisons n’ont pas pu empêcher. Le prix moyen était en 1821 de 18 fr. ; il tomba à 15 en 1822, se releva dans les années suivantes pour retomber encore, et finalement nous l’avons vu en 1847 à 35 fr., en 1849 à 15, en 1855 à 32, différences énormes qui démontrent tout au moins l’inefficacité complète du système. Allons plus loin, voyons s’il n’est pas nuisible et si son action n’a pas été favorable à ces variations qu’il avait pour but de prévenir ; elles ont ailleurs leur cause, mais il les aggrave.
Comme pour la viande, il existe pour le blé un prix moyen qui concilie tout et qu’il est désirable de maintenir ; j’accepte comme tel 20 fr. l’hectolitre. De plus, j’admets volontiers que, si le nord-ouest de la France peut produire avec bénéfice un peu au-dessous de ce prix, le sol et le climat du sud-est exigent un peu plus. Il y a eu jusqu’ici entre les marchés de Nantes et de Marseille une différence considérable, qui va quelquefois jusqu’à 50%. J’admets qu’il y a dans cette différence, quoiqu’elle soit en train de s’atténuer par les chemins de fer, qui mettront tous les jours de plus en plus en communication les marchés intermédiaires, quelque chose de fondamental. J’accepte donc, outre le prix moyen, le principe même des zones, c’est-à-dire tout ce qui constitue l’échelle mobile. Je sais que la région où l’importation peut prendre les plus grandes proportions est précisément celle où le prix est le plus élevé, la côte de la Méditerranée. Je n’en suis pas moins convaincu que, si l’échelle mobile était supprimée, non temporairement comme aujourd’hui, mais à tout jamais, si le blé étranger entrait en France en franchisé de droits et à plus forte raison avec un droit fixe, si du même coup l’exportation devenait libre en tout temps, les résultats qu’on a voulu obtenir avec l’échelle mobile seraient beaucoup plus sûrement acquis, et les variations des prix ramenées à leurs limites inévitables par le seul effet du mouvement naturel du commerce.
Le plus grand défaut de ce mécanisme prétentieux, comme de beaucoup d’autres, c’est d’avoir voulu faire artificiellement ce qui se fait tout seul. Par la nature même des choses, l’importation diminue et l’exportation s’accroît quand le prix du blé baisse à l’intérieur ; le contraire arrive quand il monte. Il est inutile de prendre des mesures pour amener ce résultat, il suffit de ne pas l’entraver. Les prix sont comme les liquides, ils tendent vers leur niveau. Croit-on qu’en 1849, quand le blé était tombé si bas, il fût entré plus de grains si l’importation eût été libre, et que dans les années suivantes, où les prix ont monté si haut, il en fût sorti davantage quand même l’exportation n’eût pas été interdite ? L’échelle mobile a fermé les portes dans les deux cas à une importation et à une exportation également chimériques. Elle a pour unique effet de nuire au commerce qui manque de base solide pour établir ses calculs. Rien n’est plus incertain que le jeu de ce mécanisme tout arbitraire ; les zones peuvent être inexactement limitées, les marchés régulateurs mal choisis, les mercuriales fausses et incomplètes ; dans tous les cas, les résultats ne sont connus qu’un mois après qu’ils se sont produits, et, dans l’intervalle de temps nécessaire pour préparer des ventes et des achats, tout peut être bouleversé.
Le commerce a besoin de conditions plus simples et plus sûres. Il faut, pour qu’il remplisse son office, qu’il puisse vendre dès que le prix s’élève et acheter dès qu’il baisse, sans attendre l’autorisation du Moniteur ; il faut qu’il puisse prévoir l’avenir d’après l’état du marché sans avoir à se préoccuper de combinaisons étrangères. Si l’importation et l’exportation sont permises aujourd’hui qui lui dit qu’elles le seront demain ? Il n’y a rien de fixe, de stable, de permanent, quand à la mobilité naturelle des prix vient s’ajouter la mobilité même du régime légal. Qu’en résulte-t-il ? Que rien n’est organisé pour une action constante et régulière. L’importation et l’exportation agissent par bouffées, elles arrivent quand le mal qu’elles auraient pu prévenir a atteint déjà des proportions funestes, soit pour le producteur, soit pour le consommateur, au lieu de s’élever ou de s’abaisser insensiblement suivant les fluctuations les plus légères. L’Angleterre et la Belgique ont toutes deux essayé de ce mécanisme, toutes deux y ont renoncé. En France même, il est déjà arrivé plusieurs fois qu’on a été obligé de le suspendre, parce qu’on en touchait au doigt les inconvénients, prélude évident de sa suppression prochaine.
On s’est beaucoup demandé ce que pouvaient fournir de blé au marché général les pays considérés comme exportateurs. Au premier rang figurent les ports de la Baltique et de la mer Noire. Dans l’état actuel des choses, combien peuvent-ils vendre de blé au reste de l’Europe ? Quatre ou cinq millions d’hectolitres en temps ordinaire, et le double environ en temps de prix excessifs. Voilà ce que répond l’expérience de ces dix dernières années. La Sicile, l’Égypte, le reste de la Méditerranée, peuvent en donner à peu près autant ; les États-Unis d’Amérique un peu moins, de sorte que l’ensemble des excédents disponibles du monde entier s’élève à 12 ou 15 millions d’hectolitres année commune, portés à 20 ou 25 quand la demande s’accroît. Ce ne sont pas là des hypothèses, mais des faits. Or l’Angleterre, qui a un déficit annuel et régulier de 25 millions d’hectolitres, peut à elle seule absorber tous les ans la totalité de cet excédent ; elle n’en trouve même pas assez pour subvenir à ses besoins, et elle est forcée de recourir, pour la moitié environ de son approvisionnement, aux grains inférieurs, comme le maïs. Sans doute, si le commerce était libre, il y aurait toujours à Marseille une petite importation des pays les plus voisins, mais ces arrivages ne peuvent atteindre des proportions un peu fortes, un million d’hectolitres par exemple, qu’autant que le prix local dépasse 25 francs, et dans aucun cas ils ne peuvent franchir les limites qui leur sont imposées par les besoins de l’Angleterre et par la rareté des grains disponibles ; en 1855, ils n’ont pas pu dépasser 3 millions de quintaux métriques.
C’est l’effet de la guerre, dit-on ; soit. Nous allons voir, maintenant que la paix est faite, s’il en viendra beaucoup plus. Nulle part le blé ne pousse tout seul. Dans les pays neufs, où la terre est pour rien et le système des longues jachères praticable, on peut en récolter à peu de frais de faibles quantités ; mais dès qu’il s’agit d’augmenter les produits, les frais se multiplient. M. Lecouteux, ancien directeur des cultures à l’Institut national agronomique, a très bien démontré, dans un traité récent, que les pays riches, pourvus de capitaux, ont plus de facilités que les autres pour accroître leur production céréale ; une terre qui rend 30 hectolitres à l’hectare et qui coûte 300 francs de frais n’exige que 10 francs par hectolitre, tandis qu’une terre qui ne coûte que 100 francs, mais qui ne rapporte que 8 hectolitres, en exige davantage. Ainsi s’expliquent les faits commerciaux. Il y a trois périodes dans la production du blé : la première, où l’on en produit peu, mais presque pour rien ; la seconde, où l’on en produit davantage, mais où il revient plus cher ; la troisième, où l’on en produit encore plus et où les frais proportionnels diminuent. Il est plus facile de passer de la seconde période à la troisième que de la première à la seconde. Voilà pourquoi les pays peuplés, anciennement cultivés, ont toujours les devants. Ajoutez les frais de transport, les bénéfices du commerce, et vous comprendrez que nos blés n’ont rien à craindre de ceux de Russie, de Pologne et d’Amérique, et que nul ne peut vendre du blé à la France à meilleur marché que le producteur français ; j’en excepte toujours, bien entendu, tel ou tel point où l’on peut satisfaire des besoins locaux, sans effet sur le reste, et les circonstances extraordinaires des mauvaises années.
S’il est un pays qui semble menacer nos producteurs d’une concurrence ruineuse, c’est l’Algérie, soit parce qu’elle est très rapprochée de la partie du territoire national qui manque de grains, soit parce que ses blés entrent désormais en franchise comme produits français, soit enfin parce que les terres incultes y sont en quelque sorte indéfinies, que le sol et le climat se prêtent, dit-on, parfaitement aux céréales, que la population est rare et sobre à l’excès, et que rien n’y est épargné pour développer la culture. Malgré toutes ces circonstances favorables, dont l’effet se centuple encore par le haut prix des grains depuis trois ans, l’Algérie a beaucoup de peine à nous vendre plus d’un million d’hectolitres de froment par an. On dit qu’elle nous en vendra beaucoup plus un jour, attendons avant de l’affirmer ; voyons ce qui arrivera quand le prix des grains sera rentré en France dans ses limites naturelles. L’expérience se fera nécessairement, puisque l’échelle mobile n’a rien à voir ici, l’Algérie étant en dehors de la question douanière. Si par hasard il est démontré par le fait que les blés africains, soit qu’ils ne se récoltent pas avec autant d’abondance qu’on l’espère, soit qu’ils aient plus de profit à se diriger vers l’Angleterre, ne peuvent exercer aucune influence sur nos prix, je pense que l’épreuve paraîtra décisive même aux plus craintifs, car de tous les dangers que l’imagination des producteurs peut évoquer, celui-là est le plus grand.
Je n’ai parlé jusqu’ici que du froment, parce que c’est le seul grain dont l’importation ait quelque valeur. On a beaucoup vanté aussi le maïs américain ; outre que la consommation de ce grain ne fait pas beaucoup de progrès en Europe, son prix est tel en Amérique, qu’il ne peut en venir, quoi qu’on dise, des quantités un peu notables à bon compte. Les États-Unis ont une étendue égale à celle de l’Europe ; le maïs peut s’obtenir à peu de frais dans la vallée du Mississippi, mais sur la côte, malgré les chemins de fer, les canaux, les lacs, les fleuves et la vapeur, il se vend aussi cher qu’en France en temps ordinaire. Dans les anciens États, la terre commence à s’épuiser, l’agriculture américaine est forcée d’avoir recours aux mêmes procédés qu’en Europe pour renouveler sa fécondité, et les États-Unis sont, après l’Angleterre, les plus grands acheteurs du guano du Pérou.
Enfin n’oublions pas l’autre côté de la question, qui n’est pas le moins sérieux. Si nos producteurs ont peu à craindre la liberté d’importation, n’ont-ils pas quelque chose à gagner à son corollaire nécessaire, la liberté d’exportation ? Nous n’aurons pas toujours de mauvaises années ; s’il s’établit vers Marseille un petit courant régulier de blé étranger, venu d’Algérie ou d’ailleurs, ne peut-il pas, ne doit-il pas s’établir en même temps un courant plus rapide de nos propres blés vers nos frontières du nord et de l’ouest ? Dans ces 25 millions d’hectolitres qui manquent annuellement à l’Angleterre, dans le déficit, non moins constaté, de la Belgique et de la Hollande, où la population est beaucoup plus pressée que chez nous, n’aurons-nous pas une place à prendre par notre extrême proximité ? Nous avons déjà commencé : dans les quatre années qui ont suivi 1847, notre exportation annuelle a dépassé 3 millions d’hectolitres. Même sous le régime de l’échelle mobile, nous n’avons jamais cessé d’exporter un peu de ce côté-là. La Providence, en plaçant les contrées qui peuvent nous vendre des blés près de la région où nous en manquons, a placé en même temps la région qui les produit chez nous au meilleur marché près de ceux de nos voisins qui en ont besoin. N’est-ce pas là une indication évidente de notre commerce naturel ? L’exportation ne doit pas alarmer les consommateurs, car elle donne la meilleure des garanties contre les disettes. Quand une nation produit tout juste, année commune, la quantité nécessaire à sa consommation, le moindre déficit de récolte amène une crise ; quand il y a un excédent régulier provoqué par l’exportation, cet excédent sert le premier à remplir les vides qui se produisent.
En même temps qu’il ouvrait à l’entrée toutes les barrières, le gouvernement a interdit l’exportation des grains. Cette conduite ne me paraît pas logique. Interdire la sortie des grains dans ce moment-ci, c’est prendre une précaution inutile, puisque nos propres prix la défendent beaucoup plus que la loi, et c’est toucher au principe de la liberté au moment où l’on a besoin d’y recourir. Comment demander aux nations étrangères, comme Naples, l’Égypte, la Russie, de lever la défense d’exportation, quand on la maintient soi-même ? Il y a contradiction évidente. Ne voit-on pas d’ailleurs que l’exportation et l’importation se prêtent un mutuel secours ? Le commerce porte d’autant plus volontiers des grains où toute autre marchandise sur un point, qu’il se sait plus libre de recharger pour une autre destination, s’il y trouve plus de profit. L’Angleterre nous en offre un grand exemple : cette île tend à devenir le centre du commerce des grains pour le monde entier. Tout y va, parce qu’on sait qu’on n’est pas forcé d’y rester. Le gouvernement belge a, lui aussi, prohibé l’exportation, mais après une discussion très animée dans les chambres, où il a été reconnu par tout le monde, même par les ministres qui l’avaient proposée, que c’était une mauvaise mesure. On n’a donné d’autre raison que la nécessité de ménager l’imagination publique. Je comprends cet argument, mais il ne faut pas en abuser. On a justement fait remarquer à ce sujet qu’en Piémont on n’avait pas eu les mêmes égards pour les préjugés populaires, et qu’on s’en était bien trouvé. Depuis plusieurs années, la liberté du commerce des grains, tant à l’importation qu’à l’exportation, est entière en Piémont, et le prix du blé n’y est pas tombé aussi bas qu’en France en 1850, il ne s’y est pas élevé aussi haut en 1855. Cette démonstration a d’autant plus d’éloquence qu’elle se passe à nos portes.
Pas plus pour le blé que pour la viande, l’exportation et l’importation ne sont inconciliables. Non seulement on peut importer des grains sur un point et en exporter sur un autre, mais on peut, sur les mêmes points, importer dans une saison de l’année et exporter dans une autre avec un double avantage. Les contrées méridionales de l’Europe récoltent et battent plus tôt que nous ; elles peuvent très bien nous envoyer des blés quand les nôtres sont encore sur pied, à la charge d’en recevoir de nous après nos battages. À leur tour, les contrées septentrionales, qui récoltent plus tard, peuvent commencer par nous en acheter pour nous en vendre ensuite. On peut introduire certaines espèces de grains, comme des blés de semence, et en exporter d’autres ; on peut échanger du maïs ou du seigle contre du froment, de la farine contre du grain ; les combinaisons du commerce sont infinies ; quand on y met obstacle, on ne peut savoir ce qu’on fait. À Constantinople, le pain a été un moment l’année dernière plus cher qu’à Paris, non qu’on manquât précisément de blé, mais parce qu’on manquait de moulins pour subvenir au surcroît de consommation qu’avait amené la présence des armées alliées ; l’interdiction d’exportation empêchait la sortie des grains pour aller ailleurs se convertir en farines. Voilà un exemple saillant ; il peut s’en présenter beaucoup d’autres.
La considération fiscale a ici peu d’importance ; je crois cependant que le droit actuel de 25 centimes pourrait être remplacé, sans nuire à l’importation, par un droit fixe d’un franc par hectolitre ; en supposant une introduction moyenne d’un million d’hectolitres, plus que compensée par une exportation supérieure, ce serait toujours une nouvelle recette d’un million.
Pour les laines, la question prend un autre aspect, mais sans rien changer à la conclusion. Si le blé et le bétail étrangers ne fournissent qu’un appoint insignifiant relativement à la masse de la production nationale, il n’en est pas de même des laines. Les laines se transportent plus facilement que le blé et la viande, et à moins de frais proportionnels, il en arrive des régions les plus lointaines. En fait, l’importation est bien près d’égaler chez nous la production ; il est entré en 1855 trente-cinq millions de kilos de laines étrangères, la plupart lavées. Notre production nationale ne doit pas être bien supérieure. Au lieu de plaider contre la liberté commerciale, cette énorme introduction donne un argument nouveau en sa faveur ; elle a en effet coïncidé, non avec une baisse, mais avec une hausse de nos propres laines, et malgré un régime de douanes qu’on avait cru rendre prohibitif, tant il est vrai que toutes ces combinaisons qui veulent dominer les faits et les besoins n’aboutissent qu’à des résultats illusoires ! le droit de 30% à l’entrée des laines étrangères avait été établi dans le même temps que le droit excessif sur le bétail et sur le blé, et dans la même pensée, pour enchérir artificiellement les produits du sol au profit de la propriété territoriale, en empêchant l’importation. Depuis qu’il existe, les prix des laines ont subi des variations, soit en baisse soit en hausse, tout à fait indépendantes du régime douanier. Par un hasard singulier, elles ont baissé après l’établissement du droit protecteur, elles ont remonté quand il a été ramené à 20% en 1835 ; aujourd’hui encore, au moment où il vient d’être radicalement réduit, elles sont en hausse. Quant à l’importation, elle a toujours été croissant ; rien n’a pu l’arrêter.
C’est qu’on avait compté sans le fait qui domine tout et qui a bouleversé les calculs, l’augmentation de la consommation Depuis trente-cinq ans, la consommation de la laine a doublé en France, elle est en train de doubler encore. L’avenir de l’industrie lainière, depuis surtout qu’elle a varié ses produits en créant une foule d’étoffes légères, paraît indéfini. La laine devient pour le coton une rivale de plus en plus redoutable, et on ne peut que s’en réjouir. Outre que le coton nous vient de régions lointaines qui peuvent à tout moment suspendre leurs envois, tandis que la laine jaillit de notre propre sol, la culture de l’un peut compter parmi les plus épuisantes, tandis que l’autre s’associe à un second et précieux produit, la viande, et contribue à l’amélioration de la terre par l’engrais. Le coton a une tache originelle, c’est le fruit du travail esclave ; la laine au contraire suppose d’autres mœurs, les peuples pasteurs ont toujours été des peuples libres. La plante américaine exige un climat spécial peu favorable à l’espèce humaine, les troupeaux prospèrent dans les régions tempérées où l’homme fait son principal séjour. La laine enfin a des propriétés que le coton n’a pas, les vêtements qui en sont formés défendent plus sûrement des brusques alternatives de température, et leur influence sur la santé n’est pas contestée. L’humanité ne peut donc que gagner sous tous les rapports à l’immense extension que prend dans le monde la fabrication des lainages : Dieu veuille qu’elle puisse s’étendre encore, car il y a peu d’instruments de civilisation aussi actifs, tant pour ce qu’elle développe que pour ce qu’elle combat !
Sans doute il serait désirable que le territoire national produisît, en sus de ce qu’il porte aujourd’hui, les 35 millions de kilos demandés à l’importation et beaucoup d’autres encore qui lui seront demandés à l’avenir. Malheureusement la lenteur inévitable des améliorations agricoles ne l’a pas permis. La production de la laine n’est pas stationnaire en France, bien loin de là ; elle marche assez rapidement, mais elle n’a pas pu aller aussi vite que la consommation. Faut-il alors enlever à l’industrie lainière les ressources qu’elle peut trouver ailleurs ? On vient de voir qu’on ne le peut pas, à moins d’une prohibition absolue, puisqu’un droit de 20%, aggravé encore par un double décime de guerre, a été inefficace. Et quand on le pourrait, le devrait-on ? L’agriculture n’y trouverait aucun profit, car il viendrait nécessairement un point où la hausse sur les laines s’arrêterait d’elle-même, faute d’acheteurs. Une diminution de moitié dans la quantité des matières premières amènerait la ruine des fabriques, et l’agriculture ne pourrait qu’y perdre. Même au point de vue de la production indigène, il est heureux que les chambres de la restauration n’aient pas pu fermer la porte aux laines étrangères. La consommation, limitée par la production, n’aurait pas pu prendre l’essor qu’elle a pris. À son tour, la production n’aurait pas reçu l’encouragement d’une consommation supérieure, elle n’aurait pas marché comme elle a marché ; la demande excède toujours l’offre, ce qui est la meilleure des conditions pour les producteurs. Si les laines étrangères arrivaient en telle abondance que le prix des laines indigènes baissât, ce serait différent ; mais pour la laine comme pour tout il y a un prix de revient, à l’étranger comme en France, qui ne permet pas de la donner à tout prix et de la produire à volonté. Bien avant nous, l’Angleterre a ouvert ses portes aux laines étrangères ; l’importation y est beaucoup plus considérable que chez nous, puisqu’elle arrive à 50 millions de kilos, et la production indigène n’y fait que s’accroître. Je pourrais dire, à propos de cet exemple, que, quand même la laine française baisserait de quelques centimes, nous en serions quittes pour faire un peu plus de viande et un peu moins de laine : je n’ai pas besoin de cet argument, puisque je ne crois pas à une baisse ; je ne le dédaignerai pourtant pas tout à fait. Les Anglais font beaucoup plus de viande que nous, mais comme ils ont beaucoup plus d’animaux de forte taille, ils ne font pas moins de laine. Seulement ils se préoccupent moins de la finesse, et ils ont raison. Quand la finesse peut être obtenue sans nuire à la santé, à la rusticité des animaux, à la quantité et à la qualité de leur chair, rien de mieux ; mais le contraire arrive le plus souvent. C’est à l’éleveur de faire son compte et de voir ce qui lui profite le plus. Sous ce rapport, il y a un avantage réel à ce que le prix de la laine, et surtout de la laine fine, ne soit pas trop haut. L’éleveur se tourne alors plus naturellement vers la viande, qui est en définitive un besoin supérieur, puisqu’elle peut moins se transporter. La recherche de la viande a d’ailleurs ce mérite, qu’elle ramène à la laine par une voie détournée et qu’elle en accroît, sinon la qualité, du moins la quantité, tandis que la laine très fine s’obtient en général aux dépens de la taille, de la vigueur, de la précocité, de la bonne conformation pour la boucherie. Nous pouvons donc avoir plus de profit à acheter de la laine très fine qu’à en faire, tout en augmentant considérablement notre production en laines communes ou intermédiaires, plus conciliables avec la multiplication de la bonne viande.
Le droit qui vient d’être réduit avait toute sorte d’inconvénients. Il était perçu ad valorem, ce qui donnait lieu à beaucoup de contestations et de fraudes. De plus, il agissait en sens contraire de l’échelle mobile sur les céréales, aggravant le droit à mesure que le prix des laines montait à l’intérieur, c’est-à-dire qu’on avait plus besoin des laines étrangères, et le réduisant à mesure que le prix baissait avec le besoin. Cette anomalie a été autrefois mise en lumière par un ancien député fort compétent en ces matières, M. Muret de Bord. Le droit fixe n’a plus les mêmes défauts.
Cette réduction prête plus que toute autre à la critique, sous le rapport fiscal. Le droit sur les laines à rapporté en 1855 près de 15 millions ; cette recette sera probablement réduite de moitié cette année, c’est une perte sensible pour le Trésor. Il n’y a d’autre moyen de l’éviter que de supprimer ce qu’on appelle le drawback. On entend par drawback une somme payée par l’État pour les tissus de laine exportés, et considérée comme le remboursement des droits d’entrée perçus sur la matière première. En réalité, ce prétendu remboursement n’est qu’une prime à l’exportation, car on paie pour toute espèce de tissus, qu’ils soient ou non de laine étrangère. Le montant annuel de cette dépense égale précisément la perte probable sur la recette ; en le supprimant, il n’y aurait rien de changé. Le nouveau décret modifie et réduit le drawback ; c’est quelque chose, ce n’est pas assez. La production annuelle des tissus de laine représente une valeur totale de plus de 500 millions ; quelques millions de plus ou de moins, sur un mouvement d’affaires aussi considérable, n’ont pas beaucoup d’importance. Le prétexte du drawback, le droit d’entrée sur les laines étrangères, étant d’ailleurs supprimé ou atténué, il est naturel que l’effet disparaisse avec la cause, surtout quand on songe que la prime avait pour but de favoriser les consommateurs étrangers aux dépens des Français, anomalie nouvelle qui vient montrer une fois de plus à quels résultats bizarres on peut arriver à force de calcul.
Les autres produits agricoles ne soulèvent pas les mêmes doutes. Il y a eu un temps où l’on a voulu protéger par des droits excessifs les huiles indigènes. La demandé d’huile a fait de tels progrès, qu’elle a triomphé de tous les obstacles ; l’importation des huiles et graines oléagineuses atteint aujourd’hui une valeur de 50 millions, et on ne voit pas que la production nationale en ait souffert. Le prix de l’huile est encore tel que la culture du colza s’étend tous les jours, de manière à exciter pour l’avenir des craintes légitimes, car cette culture épuise le sol quand elle n’est pas très bien entendue, et peut nuire par conséquent à la production des céréales. Il y a eu aussi un temps où le sucre indigène de betterave avait besoin d’une forte protection ; ce temps est passé. On pouvait se demander alors si les cultivateurs flamands et picards, au lieu de s’obstiner à faire du sucre, n’auraient pas eu plus de profit à cultiver, comme les Anglais, des racines exclusivement consacrées à la nourriture du bétail. Ces questions seraient aujourd’hui oiseuses ; d’énormes capitaux ont été perdus dans la création de cette industrie, mais d’énormes capitaux ont été gagnés ; le souvenir des pertes est effacé, les bénéfices seuls frappent les yeux, et grâce aux perfectionnements que chaque jour amène dans l’extraction de ce sucre, on doit espérer qu’il n’aura plus besoin de secours. Les rôles sont changés ; c’est aujourd’hui le sucre des colonies qui s’alarme.
La grande industrie française des soieries a pris une si magnifique extension, elle occupe tant de bras et de capitaux, elle réalise de si puissants bénéfices, qu’on n’est pas tenté de lui marchander les matières premières. Les soies étrangères entrent sans difficulté, personne ne s’en plaint. La valeur annuelle de l’importation dépasse pourtant 100 millions ; mais la production nationale arrive à peu près au même chiffre, et rien ne limite ses progrès. Toute soie est vendue d’avance ; on en obtiendrait deux fois plus qu’on en vendrait deux fois plus sans baisse de prix. Ce qui en limite la quantité, ce n’est pas le débouché, c’est la difficulté de la production. La soie exige des conditions particulières qui ne se retrouvent pas partout ; huit départements en ont presque le monopole, et dans ces huit il en est quatre, le Gard, la Drôme, l’Ardèche et l’Hérault, qui en obtiennent à eux seuls les trois quarts. On a essayé d’étendre ailleurs cette belle industrie, mais sans beaucoup de succès. Les nombreuses tentatives faites en Algérie ont échoué, du moins jusqu’ici. Ce n’est pas une raison pour désespérer de l’avenir, c’en est une pour chercher dans l’importation, en attendant mieux, le supplément nécessaire à nos fabriques. Tout le monde étant d’accord sur ce point, il est inutile d’insister. Je n’ai pas besoin de faire la même démonstration pour le lin et le chanvre ; je ne pourrais que me répéter.
Restent les vins. Ici personne ne conteste l’immense intérêt de la production nationale à l’extension du commerce extérieur. Depuis quelques années, la vigne souffre en France comme partout ; mais ce n’est là qu’un mal passager, et si j’en crois les espérances que j’entends exprimer, on commence à entrevoir le terme de ces épreuves. En temps ordinaire, le vin constitue une de nos plus grandes richesses agricoles ; nous pouvons pour ainsi dire en fournir le monde entier sans nuire à notre propre consommation. Sur quelques points du nord et de l’est, la vigne a pris peut-être trop d’extension, par suite de la difficulté des communications qui ne permettait pas aux vins du midi d’arriver ; mais la même cause qui réduira sans doute cette culture dans les contrées qui lui conviennent le moins peut et doit l’accroître dans celles qui lui conviennent le plus. Nul doute que la production du vin ne puisse doubler, si elle a des débouchés suffisants. Il y a encore dans le tiers méridional de la France de grandes étendues de terres incultes ou à peu près, admirablement propres à la vigne. J’y vois, pour mon compte, une des plus belles promesses de notre avenir ; mais, pour qu’elle se développe, elle a besoin de l’exportation. Voilà un intérêt qui doit balancer bien des craintes. Quand même le blé devrait baisser un peu dans le midi par l’admission des blés étrangers, ce que je ne crois pas, mais ce que j’admets un moment, l’agriculture de cette partie de la France peut trouver dans le vin une magnifique compensation, sans parler des autres conséquences probables de la libre exportation et des communications perfectionnées, comme la hausse de la viande, du maïs, des légumes secs, des fruits, des volailles, et d’une foule de produits spéciaux qui n’ont eu longtemps que peu de valeur.
Un fait s’oppose, je le sais, à cette extension si désirable de notre exportation en vins, c’est le droit prohibitif qui les frappe encore à leur entrée en Angleterre. Je ne puis croire que cette exception choquante au régime habile et libéral des douanes chez nos voisins puisse encore subsister longtemps. Le secrétaire du Board of Trade, sir James Emerson Tennent, vient, il est vrai, de publier une brochure pour la défendre ; mais il s’est attiré, de la part d’un négociant anglais, une réponse tout à fait péremptoire. M. Bosville James n’a pas eu de peine à prouver que, si le droit sur les vins était réduit à un shelling par gallon ou 28 centimes le litre, au lieu d’un franc 60 centimes, qui est le taux actuel, il en résulterait une révolution salutaire dans les habitudes du peuple anglais, sans nuire en aucune façon au revenu public. Les défenseurs du droit partent de ce principe, que le vin sera toujours un objet de luxe en Angleterre ; mais si on pouvait le vendre au détail à un shelling la bouteille, il en serait tout autrement. Les consommateurs anglais ne connaissent pas nos bons vins ordinaires, notamment ceux du midi ; ils les rechercheraient s’ils les connaissaient davantage, et, comme le remarque très bien M. Bosville James, la consommation de la bière, qui rapporte une somme considérable au Trésor public, n’en souffrirait pas ; il n’y aurait de menacés que les spiritueux, dont on fait un usage immodéré, contraire à la santé comme à la moralité publique.
Au moment où l’alliance intime entre la France et l’Angleterre, si longtemps attaquée par des préventions séculaires, mais si conforme à l’intérêt bien entendu des deux peuples, vient de se resserrer par une action commune sur les champs de bataille, il serait plus à propos que jamais de la cimenter par des concessions de douanes. Les Anglais ont déjà fait de grands pas, c’est à eux de faire le dernier, et le plus important, pour ne laisser prise à aucun soupçon. Tant qu’ils maintiendront l’interdiction jetée sur nos vins communs par la vieille politique de guerre, pour protéger ceux d’Espagne et du Portugal et leurs propres boissons nationales, on pourra dire, à tort sans doute, mais avec une apparence de raison, qu’ils proclament le principe de la liberté commerciale quand ils se croient en état d’en tirer parti, et qu’ils sont les premiers à se refuser aux applications qui les gênent. Même en supposant que ce soit pour eux un sacrifice d’y renoncer, ils le doivent à l’honneur du principe et à l’avenir de l’alliance.
Je viens de parcourir le cercle entier de nos produits agricoles ; je n’en vois aucun qui ait à souffrir de la liberté, et j’en vois beaucoup qui ont à y gagner. Telle est en effet la nature des choses. Il n’est pas dans l’ensemble de sol mieux doué que le nôtre et qui puisse figurer avec plus d’avantages sur le marché général : nos agriculteurs pèchent par excès de modestie, quand ils redoutent une concurrence quelconque ; ils ne se rendent compte ni de la puissance de leurs moyens ni de l’immensité des besoins. Cette conviction n’est pas nouvelle chez moi, elle ne date pas de la cherté actuelle. En 1850, au milieu d’une baisse générale et désastreuse, j’annonçais sans hésiter, non pas précisément la hausse excessive dont nous sommes témoins et qui tient en partie à des circonstances fortuites, mais une hausse régulière et normale, et j’affirmais que la liberté la plus absolue y contribuerait au lieu d’y nuire. Selon moi, les denrées agricoles n’étaient à leur véritable prix, avant 1847, que dans un quart de la France ; c’est pourquoi l’agriculture n’avait fait que la de sérieux progrès. Je ne croyais et je ne crois encore à des développements sur d’autres points qu’autant que les prix courants du marché parisien s’étendraient à toute la France. J’attendais cette hausse du perfectionnement des communications, de l’accroissement de la population nationale et un peu aussi d’une extension du commerce extérieur ; tout en invoquant les principes du libre-échange, j’en augurais de tout autres effets que ses promoteurs.
J’espère avoir démontré la différence radicale entre l’Angleterre et la France. Le même prix des denrées agricoles, qui en Angleterre ne suffit pas pour payer la rente au taux où elle était parvenue, suffit en France pour l’élever ; la même liberté qui abaisse les prix d’un côté les remonte de l’autre. La liberté commerciale, c’est en d’autres termes le commerce lui-même ; ses effets diffèrent suivant les besoins. Nul n’achète pour le plaisir d’acheter. Qu’il entre en France peu de denrées étrangères, comme pour la viande et le blé, ou qu’il en entre beaucoup, comme pour la laine et la soie, c’est que dans le premier cas il n’y a que peu de besoins et que dans le second il y en a davantage. Si nous importons pour 200 millions de laine et de soie brutes, nous exportons pour 500 millions de tissus de laine et de soie, que nous ne pourrions pas produire autrement. De même, s’il arrive un jour que l’importation du blé s’accroisse, c’est que le prix se sera élevé outre mesure, et que la production nationale, même doublée, sera devenue insuffisante, comme en Angleterre. L’erreur des producteurs est d’avoir cru que le libre-échange des produits pouvait jamais tourner contre la production. Les libres-échangistes y ont aidé en parlant des consommateurs comme si les consommateurs n’étaient pas les producteurs sous une autre forme. La liberté ne combat que le monopole, qui est l’ennemi de la production.
Parlerai-je maintenant des choses dont l’agriculture a besoin ? Je ne crois pas que le prix du fer dût baisser immédiatement beaucoup par une révision sérieuse du tarif ; la demande de fer est trop générale dans le monde, pour qu’une pareille baisse soit possible. Il n’en est pas moins vrai qu’une plus grande introduction de fer étranger, même sans agir sur le prix, donnerait des facilités nouvelles à toutes les industries qui s’en servent, préparerait pour un prochain avenir la production des fers indigènes à meilleur marché, et dans tous les cas préviendrait une hausse nouvelle. Il faut du fer pour produire du fer ; la plupart des causes qui en élèvent le prix en France tiennent à des frais de transport. Que les chemins de fer se fassent plus vite, que la houille, le bois, le minerai, le fer lui-même, circulent à moins de frais, et ce métal si utile, si nécessaire, sortira avec moins de peine du sol qui le produit ; il se répandra plus aisément sur toute la surface du territoire. Ce qui importe à l’agriculture, c’est le prix du fer au détail chez le maréchal de campagne. Même quand ce prix baisserait, elle n’en consommerait pas d’abord beaucoup plus, parce qu’elle est pauvre et ignorante ; mais peu à peu elle apprendrait à s’en servir, et si jamais un plus grand usage entrait dans ses habitudes, elle finirait par en employer des quantités énormes, car il n’y a pas d’agriculture perfectionnée sans une grande consommation de fer ; dans les fermes les mieux conduites, il en faut jusqu’à 20 kilogrammes par hectare et par an, ou dix fois plus qu’on n’en emploie en moyenne aujourd’hui.
N’est-il pas étrange et regrettable que le guano soit plus cher en France que partout ailleurs ? L’Angleterre, la Belgique, l’Amérique du Nord, en emploient des quantités considérables ; il pénètre jusqu’en Saxe, au centre de l’Allemagne, et chez nous on n’en achète presque pas. Pourquoi ? Sans doute parce que la plupart des cultivateurs n’ont de quoi le payer à aucun prix, mais aussi parce qu’il est renchéri artificiellement par notre système de douane. Cette fois il n’y a pas de guano indigène à protéger, mais on veut protéger la navigation nationale, et on surcharge de droits tout ce qui arrive sous pavillon étranger : autre chimère dont on devrait bien voir enfin le néant, car la plus protégée de nos industries, la navigation, est précisément celle qui fait le moins de progrès. Le guano, c’est pourtant de la fertilité immédiate, de la viande, du pain, tout ce qu’on demande à grands cris. Avec du guano, on gagne dix ans ; on peut transformer en quelque sorte à vue d’œil une terre ingrate en terre fertile, et obtenir d’emblée une grande production céréale, tout en préparant l’avenir par des récoltes fourragères, ce qu’on ne peut faire sans ce secours qu’avec beaucoup de temps et d’avances. Mais que voulez-vous ? le guano infecte les navires qui le transportent, nos armateurs y regardent à deux fois avant de s’en charger. La navigation anglaise et américaine est moins difficile, parce qu’elle a plus de bâtiments. Pourquoi s’entêter alors à ne vouloir de guano que sous pavillon français, quand il est bien démontré qu’on n’en peut avoir que fort peu et hors de prix ?
Il faut avoir essayé d’introduire en France des machines aratoires étrangères pour se faire une idée des ennuis qu’on se prépare. Autrefois le droit d’entrée était exorbitant, il doublait la valeur de la machine. Ce droit a été réduit par un décret récent, rendu à l’occasion de l’Exposition universelle, mais les formalités n’ont pas été simplifiées ; elles dégoûtent les vendeurs eux-mêmes. Au mois de novembre dernier, un agriculteur français ayant écrit à la fabrique belge de Haine-Saint-Pierre pour demander un concasseur de tourteaux, le directeur lui répondit que « la douane française n’ayant pas de règle fixe et exigeant des dessins, des devis, des certificats d’origine pour des niaiseries, il avait pris la détermination de ne plus vendre en France aucune machine agricole. » Je ne vois pourtant pas en quoi l’introduction d’un concasseur de tourteaux peut menacer l’industrie nationale. Plus on fera venir de l’étranger de machines aratoires, plus l’usage s’en répandra, et par conséquent plus nos propres fabricants seront excités à en faire. J’entends parler de beaux projets pour créer en France de grandes fabriques sur le modèle des établissements anglais et belges : j’y applaudis fort pour mon compte ; mais en attendant laissez acheter en Angleterre et en Belgique, si l’on y travaille mieux et à meilleur marché qu’en France : vous verrez vous-même, par les essais qui seront ainsi faits, quels sont les instruments qui réussissent le mieux chez nous, quels perfectionnements ils réclament pour réussir davantage ; vous vous éviterez des écoles et des frais inutiles.
J’ai déjà dit que je ne voulais pas traiter ici le côté industriel de la question ; je me contenterai de dire en gros qu’il en est à mon sens de toutes nos industries comme de l’agriculture. Je ne crois pas plus à l’inondation des houilles, des fers, des draps, des cotonnades, des poteries, des produits étrangers de toute sorte, qu’à celle des blés, des bestiaux et des laines ; il n’en entrerait, j’en suis convaincu, si les barrières étaient abaissées, que le supplément justement nécessaire pour satisfaire à des besoins partiels, sans nuire le moins du monde à la production nationale ou plutôt en la favorisant. Même en admettant que nos importations dussent s’accroître de plusieurs centaines de millions, beaucoup de ces nouvelles matières deviendraient entre nos mains des instruments de production, et nos exportations s’accroîtraient d’une somme égale. Le travail national y gagnerait au lieu d’y perdre. Aucune de nos industries n’y trouverait l’occasion d’une crise, si ce n’est celles qui, mal constituées par leur nature, ne peuvent prospérer sous aucun régime, pas plus sous celui de la protection que sous tout autre. L’expérience se fait déjà pour quelques-unes, nous verrons ce qui en sortira ; il ne s’écoulera pas, j’espère, un grand nombre d’années sans que tout le monde soit éclairé sur la chimère de la protection. Les fantômes qu’on a soulevés de part et d’autre disparaîtront à la lumière des faits, on verra que l’industrie, comme l’agriculture française, n’a rien à craindre de personne.
Quand un pays fait déjà avec l’extérieur pour 3 milliards d’échanges, quand il se compose lui-même d’un territoire de plus de 50 millions d’hectares, comprenant tous les climats et toutes les formations géologiques, mêlé de montagnes et de plaines, sillonné de rivières navigables, de routes, de canaux, de chemins de fer, avec une population laborieuse de 36 millions d’hommes, qui a joué un assez grand rôle dans le monde par son génie dans tous les genres, ce n’est pas un peu plus ou un peu moins de facilités pour commercer avec ses voisins qui peut y changer de fond en comble les conditions du travail. Je n’en attends donc pas des effets bien immédiats et bien prodigieux ; mais je suis loin de croire, comme les protectionnistes, que le système protecteur ait contribué en quoi que ce soit au développement industriel de la France ; il lui a nui au contraire, tant qu’il a pu ; ce n’est pas sa faute s’il n’a pas pu lui nuire davantage. La suppression des douanes intérieures a eu dans d’autres temps des résultats considérables, quand de plusieurs petits marchés elle n’a fait qu’un. Un nouvel agrandissement du marché serait un pas de plus. Un jour viendra où il en sera du système protecteur comme des autres erreurs économiques que le temps a ruinées ; nos neveux auront peine à comprendre qu’on ait jamais pu espérer de favoriser le travail en lui créant des entraves et en l’empêchant de vendre et d’acheter suivant ses convenances.
La considération fiscale prend ici une importance de premier ordre. Les produits industriels, ayant plus de valeur sous un moindre volume que les produits agricoles, peuvent être sans inconvénient frappés de droits plus élevés. En substituant aux prohibitions et aux droits protecteurs des droits exclusivement combinés dans un intérêt fiscal, on pourrait sans aucun doute augmenter le revenu des douanes de 50 ou 60 millions. Dans le pays du free trade par excellence, l’Angleterre, la douane rapporte plus de 500 millions à l’État, elle peut bien en rapporter la moitié en France. Ainsi se trouverait à peu près comblé le déficit qu’on cherche aujourd’hui à remplir par de nouveaux impôts. Il suffirait, en supprimant toutes les prohibitions, d’établir des droits spécifiques calculés en moyenne sur le pied de 15% de la valeur, réduits à 10 ou même 5 pour les matières premières et portés à 20, 25 et même 30 pour les objets manufacturés. Je ne vois vraiment pas quelle objection plausible on pourrait faire à un pareil remaniement des tarifs. Quand les questions se posent ainsi dans leurs véritables termes, on peut dire sans exagération qu’elles disparaissent. Ce n’est que par une illusion inexplicable que le débat a pu jamais s’agiter entre la protection et le libre-échange absolu, car d’un côté les protectionnistes ne peuvent pas avoir la prétention d’empêcher toute espèce de commerce extérieur, et de l’autre les partisans du libre-échange n’ont jamais pu se flatter de supprimer les douanes, qui figurent au nombre des meilleurs impôts.
Au moment où j’écris ces dernières lignes, le corps législatif vient de transformer en loi la plupart des décrets rendus par le gouvernement pour abaisser quelques-uns de nos tarifs. C’est une consécration de plus. La discussion n’a pourtant pas été beaucoup plus favorable en apparence que par le passé au principe de la liberté commerciale ; un seul orateur, M. de Kergorlay, député d’une de nos plus riches provinces, la Normandie, a développé des idées analogues à celles que je viens d’exposer : tous les autres, notamment les organes de la commission et du gouvernement, ont cru devoir faire une éclatante profession de foi en faveur du système protecteur. Peu importe au fond, puisque les actes sont si peu conformes aux paroles. La même singularité s’était déjà produite en 1850 dans la session du conseil général de l’agriculture et du commerce. Quand la question de principe fut posée, l’assemblée presque tout entière vota, avec une véritable passion, pour le maintien de la protection. Dans toutes les questions d’application, comme les soies, les sucres, les bestiaux, et surtout la grande question de l’introduction en franchise des produits algériens, elle vota dans le sens du libre-échange. Le corps législatif vient d’en faire autant à l’unanimité. Tout ce qu’on peut désirer, c’est que les pouvoirs publics continuent à défendre ainsi le système protecteur ; il n’en restera bientôt plus rien.
Léonce de Lavergne.
Laisser un commentaire