Dans cet article, Yves Guyot s’explique sur le danger de l’abstention. Les libertés humaines, dit-il, ont besoin de défenseurs, et les citoyens qui quittent l’arène livrent leur sort à des hommes qui se présentent d’avance pour en mal user. Il est vrai que l’abstention fragilise le socle majoritaire sur lequel un élu est assis ; cependant il n’en agit pas moins comme s’il jouissait de l’assentiment universel. Aussi, les partisans du progrès, de l’ordre et de la liberté doivent se ressaisir, et ne pas s’éloigner des urnes et s’abandonner au destin avec fatalisme.
Yves Guyot, « L’abstention électorale », Le Siècle, 1er mars 1895.
Les Anglais ont coutume de dire qu’un peuple ne conserve sa liberté que par une incessante vigilance.
Si on l’abandonne, elle disparaît, s’évanouit ; et un beau jour on s’étonne de l’avoir perdue.
À qui la réclamer ? — Me l’aviez-vous donnée à garder ? peuvent répondre ceux qui l’ont confisquée à ceux qui s’en étaient désintéressés.
Il ne faut pas plus laisser traîner sa liberté que sa bourse. Elle trouvera toujours preneur.
M. Giraud Teulon, dans son livre Double péril social, a fait ressortir que, dans le droit germanique, le droit de propriété repose sur la gewehre, ou pouvoir effectif d’un homme à défendre sa chose. Tant pis pour l’individu qui se laisse dépouiller, qui ne défend pas, par les voies de droit ou par la force, s’il n’a pas d’autre moyen, sa propriété ; il est incapable.
Il tombe alors dans le régime de ce qu’Herbert Spencer appelle : la loi de famille.
L’enfant, ne pouvant suffire à ses besoins, est protégé par ses ascendants, mais en même temps est soumis à leurs volontés.
Quand l’adulte avoue qu’il ne sait défendre ni ses droits ni ses intérêts et demande qu’on le protège, il retourne à l’enfance ; et il tombe sous le régime d’un paternalisme plus ou moins tyrannique. Du moment qu’il se déclare incapable, il accepte qu’on le mène. S’il murmure, il est inconséquent ; s’il se fâche, il est dans son tort.
Nous venons de voir la population de Beaucaire refuser d’aller voter pour ses conseillers municipaux. Elle sera mal venue ensuite à se plaindre de l’administration municipale que le préfet lui impose.D’où vient cette indifférence des Beaucairois ? En 1869, ils étaient d’ardents électeurs. Comme le scrutin durait, à cette époque, deux jours, ils exigeaient que l’urne fût pendue pendant la nuit au balcon de la mairie et ils montaient la garde au-dessous d’elle, afin d’empêcher que quelque zélé ne s’avisât d’opérer des substitutions de bulletins. Aujourd’hui, non seulement ils ne surveillent plus leur urne, mais ils ne se dérangent même pas pour aller y déposer un bulletin.
Le même phénomène s’était passé, l’année dernière, à Cette.
À Marseille, sur 80 000 électeurs, nous voyons 17 000 votants. Marseille est gratifiée d’une municipalité socialiste par cette minorité. Que fait donc la majorité ?
Il peut bien y avoir des divisions dans les 63 000 électeurs qui s’en vont le dimanche à leur bastide au lieu d’aller au scrutin ; mais il est impossible que, dans cette masse, il ne se trouve pas une majorité d’hommes convaincus de la nécessité d’une administration municipale sérieuse et honnête, qui ne soit pas la servante des passions et des intérêts de la basse démagogie. Que font-ils ? Comment ! ils ne veulent même pas se donner la peine de voter ! Leur apathie est exploitée par leurs adversaires, et elle empêche de se mettre en avant ceux qu’ils devraient envoyer à l’hôtel de ville.
Dans le remarquable travail publié par l’Annuaire de la Presse, sur la statistique électorale de la France, je relève les chiffres suivants :
Votants Abstentions Proportion des votants
En millions pour 100 électeurs
inscrits
1877 8.012 1.935 80
1881 6.944 3.180 69
1885 7.896 2.285 77
1889 7.953 2.433 77
1893 7.427 3.018 71
En 1877, au moment du 16 Mai, la lutte a été vive : les quatre cinquièmes des électeurs y ont pris part ; puis, en 1881, on tombe à 69%, et en 1893, à 71%.
On a dit depuis longtemps que les Français n’avaient pas la notion de l’entretien beaucoup plus développé que les Turcs. Ils font un grand effort pour renverser quelque chose ou édifier, à la hâte, un nouvel édifice, puis ils ne s’occupent ni de le conserver ni de l’améliorer.
Voici le singulier résultat auquel on aboutit :
Voix obtenues par les élus Voix non représentées
En milliers
1881 4.567 5.600
1885 4.042 6.000
1889 4.526 5.803
1893 4.513 5.930
Le nombre des voix représentées n’arrive jamais à la moitié des électeurs. Trois sur cinq électeurs ne sont pas représentés à la Chambre.
Il y a des députés qui parlent au nom de la majorité, comme d’une déité infaillible, donnant tous les droits, — et les chiffres ci-dessus montrent que c’est la minorité qu’ils auraient seulement le droit d’invoquer.
D’autres parlent avec effroi du despotisme « du nombre », et ces chiffres montrent que le nombre, loin d’exercer son despotisme, subit le despotisme de ceux qui parlent en son nom, alors qu’ils n’y ont aucun titre.
On va aux voix à la Chambre des députés : nouvelles abstentions volontaires ou involontaires. Si on additionnait les voix obtenues par les députés de chaque parti, on trouverait encore une nouvelle réduction, et on arriverait à constater que la décision prise l’est souvent par une majorité de la Chambre ne représentant pas le quart des électeurs inscrits. Par une ironie à laquelle on est si habitué qu’on n’y prend pas garde, la loi est proclamée, le ministère est renversé ou sauvé, et c’est cette infime minorité qui impose ses volontés à l’ensemble du pays.
Je citais, dans le Siècle du 15 janvier, le passage suivant des Mémoires de La Réveillière-Lépeaux qui s’applique si bien au moment présent :
« Une majorité, quelque grande qu’elle soit, ne tarde pas à devenir une faible minorité, lorsque ses membres marquants se laissent subjuguer par une opposition opiniâtre et turbulente. C’est ce qui arrive lorsqu’ils restent sur une timide défensive, au lieu d’attaquer eux-mêmes avec vigueur et sans la moindre relâche…. Une majorité, qui cède sans cesse au lieu de combattre, bientôt se décompose. »
Voilà comment un pays en arrive à trembler sous une minorité de jacobins et finit par accepter les coups d’État de Brumaire et de Décembre.
Aujourd’hui, non seulement Marseille se laisse mener par une minorité de socialistes ; mais si les républicains décidés à défendre les principes sans lesquels il n’y pas de gouvernement : la liberté et la sécurité des personnes et des propriétés, ne savent pas s’unir et se grouper, nous tomberons sous le despotisme anarchique des Jaurès et des Guesde. Ils sont la minorité : déjà ils mènent la majorité ; et au lieu d’agir et de s’éveiller, les électeurs inscrits s’éloignent des urnes et s’abandonnent au destin comme des musulmans fatalistes.
YVES GUYOT.
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