L’abolition de l’esclavage africain

Dans cet article de janvier 1890, Gustave de Molinari revient sur ses propositions pour abolir la traite et l’esclavage, sans usage ni de prohibitions ni de force, mais par le vecteur de la concurrence et de la liberté. « La prohibition de la traite, écrit-il, aurait pour résultat certain d’augmenter le déchet et les souffrances des victimes de ce commerce de chair humaine, sans y mettre un terme. Le seul moyen de le supprimer, c’est de le ruiner par la concurrence de l’exportation du travail libre. »

  

L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE AFRICAIN

(Journal des économistes, janvier 1890.)

 

La solution de la concurrence opposée à celle de la prohibition que nous avons proposée en étudiant la question de l’abolition de l’esclavage africain [1] nous a valu quelques communications intéressantes. Sans contester absolument l’efficacité de ce procédé, la plupart de nos correspondants expriment des doutes sur la possibilité de trouver les ressources nécessaires pour l’appliquer et ils nous demandent comment, à notre avis, on pourrait le mettre en œuvre. Nous leur adressons ici notre réponse collective, en les remerciant d’avoir pris nos idées en considération sérieuse, quoiqu’elles n’aient pas cours dans les régions officielles.

La question de l’esclavage africain doit être considérée sous ses deux aspects : la suppression de la traite et l’abolition de l’esclavage à l’intérieur.

I. La suppression de la traite. — Nous avons essayé de démontrer que la prohibition de la traite aurait pour résultat certain d’augmenter le déchet et les souffrances des victimes de ce commerce de chair humaine, sans y mettre un terme. Le seul moyen de le supprimer, c’est de le ruiner par la concurrence de l’exportation du travail libre.

Il s’agit donc de savoir comment cette exportation pourrait être entreprise et organisée.

Elle pourrait l’être par l’établissement d’une compagnie pourvue d’un capital suffisant, soit cinq millions, qui se chargerait de pourvoir les marchés d’importation de l’Arabie et de la Turquie, du travail libre destiné à remplacer le travail esclave qui leur est actuellement fourni par les négriers. Cette compagnie établirait, d’une part, des agences et des bureaux de recrutement dans les parties du continent africain où le recrutement libre pourrait s’opérer avec le plus de succès ; d’une autre part, des bureaux de placement, aux lieux d’importation. Elle pourrait employer dans ces deux sortes d’agences, sous la direction d’employés supérieurs européens, les Arabes et les indigènes qui sont au service des trafiquants actuels, en les attirant par l’appât de salaires plus élevés, et désorganiser ainsi la traite en la privant d’une partie de son personnel. Les agences de recrutement se procureraient des émigrants, soit en déterminant les indigènes libres à entrer au service de la compagnie, en leur offrant la perspective d’une amélioration assurée de leur sort, soit en rachetant des esclaves. Ces émigrants seraient transportés avec tous les soins nécessaires à la côte, et par des navires convenablement aménagés, aux lieux d’importation. Là ils pourraient rester au service de la compagnie, ou disposer librement d’eux-mêmes, mais à charge par eux de rembourser successivement leurs frais de transport avec adjonction du bénéfice ordinaire, au moyen de retenues sur leurs salaires. Sans doute, un certain nombre d’entre eux chercheraient à se dérober à leurs obligations, mais sur un marché où le travail est plus demandé qu’offert, où le placement des ouvriers et des serviteurs est facile, où les salaires sont relativement élevés, on pourrait organiser un service de recouvrement qui surveillerait les débiteurs jusqu’à ce qu’ils eussent acquitté le montant, d’ailleurs peu élevé, de leur dette, les frais de transport de l’intérieur à la côte, et de la traversée de la mer Rouge, en y comprenant les frais des agences, etc., etc., ne pouvant être évalués à plus d’une centaine de francs.

Mais la Compagnie devrait se proposer pour but de conserver à son service le plus grand nombre sinon la totalité des émigrants, et ce but elle pourrait l’atteindre en leur procurant des avantages et une sécurité supérieurs à ceux qu’ils obtiendraient en exploitant eux-mêmes leur travail.

Comment procéderait-elle ? Elle se chargerait de la nourriture et de l’entretien des émigrants qui resteraient à son service jusqu’à ce qu’elle pût réussi à les placer. Ce placement, elle l’organiserait au moyen d’agents ou de voyageurs chargés de s’enquérir des demandes de travail dans la région d’importation et de stipuler les conditions des contrats de location. Que les acheteurs actuels d’esclaves, dans ces régions où les capitaux sont rares, trouvent plus d’avantage à louer du travail, moyennant un prix de location payable par trimestre, par exemple, ou même par année, plutôt qu’à l’acheter, en déboursant une somme relativement considérable, et en subissant les charges et les risques qu’implique la possession des esclaves, cela n’a pas besoin d’être démontré. La Compagnie ne tarderait pas, selon toute apparence, à enlever leur clientèle aux marchands d’esclaves et, si l’on songe aux bénéfices considérables que réalisent ceux-ci, elle louerait le travail dont elle disposerait, à des conditions amplement rémunératrices. Ces conditions varieraient selon les convenances de la clientèle : tantôt, et le plus souvent, suivant les habitudes prises, la nourriture et l’entretien du travailleur seraient fournis par l’employeur, tantôt ils seraient à la charge de la Compagnie, et le prix de la location serait entièrement fourni en argent. Le produit des locations croîtrait naturellement avec le nombre des émigrants demeurés au service de la Compagnie. Si l’on se rappelle que la traite fait passer annuellement environ 80 000 esclaves du continent noir en Arabie et en Turquie, on peut évaluer sans exagération à 100 000 le nombre des travailleurs libres que la Compagnie aurait à son service au bout de deux ou trois ans. En supposant qu’elle louât leur travail au prix modique de 100 francs par an, en sus de la nourriture et de l’entretien, ce serait une recette annuelle de 10 millions. En déduisant de cette recette, la solde en argent que la Compagnie distribuerait à ses travailleurs, et qui ne devrait pas dépasser un cinquième ou même un dixième du montant du salaire en vue d’éviter un gaspillage nuisible (en supposant qu’ils soient nourris et entretenus par les employeurs), resterait une somme annuelle de 9 millions et au minimum de 8. Cette somme servirait à couvrir :

1° Les frais d’administration et de gestion de la Compagnie et de ses agences.

2° Les frais de recrutement, de transport et d’entretien des émigrants au service de la Compagnie, jusqu’à ce qu’ils fussent placés.

3° Leurs frais d’entretien pendant les périodes de chômage ; les frais d’entretien des malades et des victimes d’accidents.

4° Les versements à une caisse de retraite, destinée à pourvoir à l’entretien des serviteurs de la Compagnie, à l’époque où ils deviendraient impropres au travail, avec cette stipulation que les travailleurs qui se retireraient du service de la Compagnie auraient, en tous temps, le droit de retirer les fonds versés en leur nom à cette caisse.

Le surplus constituerait le bénéfice de la Compagnie. Ce bénéfice pourrait être limité à 10%. Au-dessus de ce chiffre, le bénéfice serait partagé entre les actionnaires de la Compagnie, ses fonctionnaires et sa clientèle d’ouvriers, soit, pour ceux-ci, sous forme d’un supplément de salaire ou d’une augmentation du chiffre de leur pension de retraite.

En admettant que les puissances représentées à la conférence de Bruxelles, convaincues à la fois de l’efficacité de ce procédé d’abolition de la traite, et de l’économie qu’elle leur procurerait, en leur épargnant les frais d’établissement des croisières, etc., consentissent à accorder aux actionnaires de la Compagnie, la garantie d’un minimum d’intérêt de 5%, soit une somme annuelle de 250 000 fr., les sommes perçues en raison de cette garantie pourraient leur être remboursées, lorsque les bénéfices viendraient à dépasser 8%. Dans ce cas, et jusqu’à 10%, le surplus serait affecté pour une moitié au remboursement, et distribué, pour l’autre moitié, aux actionnaires.

II. L’abolition de l’esclavage à l’intérieur du continent africain. — Cependant il ne suffirait pas de supprimer la traite par la concurrence de l’émigration libre pour extirper l’esclavage du continent noir. Dans sa lettre à S. M. le roi des Belges, Mgr le cardinal de Lavigerie convient que ce serait une chose impossible ou nuisible d’essayer de l’abolir par la force [2]. Mais cette œuvre de justice et d’humanité que la force serait impuissante à accomplir, on peut l’entreprendre par une autre application du principe bienfaisant de la concurrence : en opposant aux industries rudimentaires des tribus africaines, l’organisation, l’outillage et les procédés perfectionnés de l’agriculture et de l’industrie des peuples les plus avancés en civilisation. Cette question se lie à celle de l’exploitation et de la mise en valeur des vastes régions du continent noir sur lesquelles les nations européennes s’efforcent depuis quelques années d’étendre leur domination.

Dans quel but l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, et les fondateurs de l’État libre du Congo font-ils les dépenses considérables qu’exigent et qu’exigeront de plus en plus la découverte, l’occupation et le gouvernement de ces immenses territoires ? Ce n’est pas simplement, nous nous plaisons à le croire, pour y créer un débouché à l’excédent de leurs fonctionnaires civils et militaires, c’est encore pour y trouver de nouveaux marchés où ils puissent échanger les produits de leur industrie contre les matières premières de toute sorte que le sol et le sous-sol africain recèlent en abondance. Mais ces matériaux d’échange, il faut des capitaux et des bras pour les produire. Dans l’état actuel des choses, les articles que l’industrie indigène de l’Afrique peut fournir en échange des produits européens sont peu nombreux et peu susceptibles d’accroissement ; le principal, l’ivoire, ne tardera même pas à s’épuiser par le fait de la destruction des éléphants. Il faut donc créer en Afrique des exploitations rurales, forestières et minières, à l’européenne. Ces exploitations, on ne peut les demander à l’émigration et à la colonisation individuelles des capitaux et des bras, telles qu’elles se pratiquent en Europe dans les deux Amériques et dans l’Afrique australe.

Les colons européens ne s’acclimatent que difficilement dans les régions tropicales, et ils ne résistent pas aux durs travaux de la culture du sol. Des entreprises de colonisation individuelles n’auraient aucune chance de succès, et on essayerait d’ailleurs vainement de détourner vers l’Afrique, le courant d’émigration qui se dirige vers l’Amérique. Seules des sociétés abondamment pourvues de capitaux, armées du puissant outillage de la grande industrie, et desservies par un personnel suffisant d’ouvriers indigènes, seraient capables de mettre en valeur les richesses naturelles du continent noir et de procurer à l’industrie européenne un marché important tout en couvrant les frais de découverte, d’occupation et de gestion des établissements africains. Les capitaux et le personnel technique de direction, l’Europe pourrait les fournir, mais il s’agirait de recruter en Afrique même un personnel d’ouvriers, assez nombreux et assidu au travail pour assurer une exploitation stable et régulière. Or, jusqu’à présent on n’a guère obtenu ce résultat indispensable que par deux procédés : l’esclavage et l’engagement. L’esclavage est condamné au double point de vue de la justice et de l’humanité ; l’engagement, qui a remplacé l’esclavage dans la plupart des anciennes colonies des régions tropicales, n’est autre chose qu’une des formes et peut-être la pire forme de l’esclavage. Au moins, le propriétaire d’un esclave est intéressé, dans quelque mesure, à ne point épuiser hâtivement ses forces, tandis que le bénéficiaire d’un contrat d’engagement dont la durée est communément limitée à sept ans est au contraire intéressé à extraire de cette variété de bête de somme, la plus grande quantité possible de travail, dût-il la faire périr à la peine. L’engagé qui meurt d’épuisement avant l’expiration du contrat épargne même à celui qui l’exploite les frais de rapatriement. Aussi, la Société pour l’abolition de l’esclavage a-t-elle dénoncé avec raison ce système comme plus dur et plus meurtrier que l’esclavage même. Nous avons eu l’occasion de le voir fonctionner aux Antilles et, malgré la surveillance officielle qui est établie à grands frais pour la protection des engagés, il nous a paru le plus odieux spécimen de l’exploitation de l’homme noir par l’homme blanc. Avons-nous besoin d’ajouter que le « contrat » que l’on fait signer « librement » par un engagé, complètement incapable d’en apprécier les stipulations, n’est qu’une parodie hypocrite d’une formalité tutélaire ? Mais comment, en dehors de l’esclavage et de l’engagement, se procurer les services réguliers d’un personnel de travailleurs, dans des régions où il est impossible d’acclimater des ouvriers européens ? Ce problème, les propriétaires des colonies accoutumés à considérer le bâton ou le fouet comme le seul extracteur de travail vraiment efficace, sont encore à peu près unanimes aujourd’hui à le déclarer insoluble.

Sans doute, le procédé du bâton a le mérite d’être expéditif et de n’exiger aucun effort d’intelligence de la part de ceux qui l’emploient, mais l’expérience a démontré heureusement qu’il y en a un autre, à la fois moins brutal et plus efficace, qui a prise sur les hommes, noirs, rouges ou jaunes, aussi bien que sur les blancs : c’est l’appât de l’intérêt, quand il est manié avec habileté et approprié au degré d’intelligence et de culture des gens auxquels on le présente. Pour ne citer qu’un exemple célèbre, c’est au moyen de cet appât, trop dédaigné par les amis du bâton, que les Jésuites du Paraguay avaient attiré et retenu les Indiens dans leurs missions. « Ils avaient fondé, dans le centre de l’Amérique du Sud, dit M. Daireaux, un vaste et riche empire colonial qui fut détruit en 1767 par un simple décret royal, pour ne laisser sur le sol le plus fertile du monde que ruines, misère et barbarie, vestiges de grands villages aux maisons de pierre encore debout, dans leur alignement primitif, d’églises, de chapelles et de cathédrales, dont les nefs aux murailles élevées ont perdu leurs toitures…L’admiration éclate, à chaque page, dans les descriptions de nos prédécesseurs, qui ont visité cette région peu après le départ des Jésuites. Cent mille habitants ont vécu là, sur celle langue de terre qui a environ dix-huit lieues de large, de la rive du Parana à celle de l’Uruguay. Que sont-ils devenus? Ils étaient cinq mille en 1869 [3]. » Cette œuvre de civilisation, les Jésuites l’avaient accomplie, sans recourir à la force, en offrant aux Indiens à demi-sauvages des pampas, des moyens d’existence assurés, sous un régime de tutelle approprié à leur degré de développement intellectuel et moral. Eh ! bien, le problème que ces habiles éducateurs avaient résolu en Amérique, ne pourrait-on pas essayer de le résoudre par le même procédé en Afrique ?

Le principal obstacle que rencontre la mise en exploitation des richesses naturelles du continent noir, c’est, disons-nous, la difficulté de se procurer, d’une façon régulière et assurée, les services d’un personnel de travailleurs adaptés au climat. Si cet obstacle était surmonté, et jusqu’à présent ou a eu le tort de croire qu’il ne pouvait l’être que par l’esclavage auquel la juste répulsion de l’opinion interdit désormais de recourir, on ne tarderait certainement pas à voir l’esprit d’entreprise et les capitaux se porter vers les rives du Congo et du Zambèze, en vue de recueillir les profits extraordinaires que procure la mise en valeur d’un sol vierge. Il s’agirait donc simplement de réunir un personnel de travailleurs indigènes, en remplaçant l’esclavage et le bâton par les procédés qu’avaient employés les Jésuites au Paraguay, et de mettre ce personnel au service des entreprises d’exploitation. On pourrait fonder dans ce but une compagnie qui se chargerait d’approvisionner de travail les entreprises agricoles et autres, soit en échange d’une rétribution en argent, soit moyennant une part dans les fruits de l’exploitation. En supposant que cette compagnie disposât de ressources suffisantes, et qu’elle offrit à son personnel avec la sécurité de l’existence, les attractions les plus propres à séduire des peuples enfants, n’est-il pas permis de croire qu’elle obtiendrait en Afrique des résultats analogues à ceux que les Jésuites avaient obtenus au Paraguay ? Pourquoi même ne demanderait-on point pour cette œuvre d’initiation à la vie civilisée le concours des anciens éducateurs des Indiens ? Qui sait s’ils ne retrouveraient pas en Afrique la popularité qu’ils ont perdue en Europe ?

Bref, et sans entrer dans d’autres détails, c’est à la concurrence d’un état économique et social supérieur, opposé à l’organisation actuelle fondée sur l’esclavage et qu’on ne pourrait, de l’aveu même de Mgr de Lavigerie « supprimer par la force sans tomber dans le chaos », que nous voudrions demander la solution du problème de l’abolition de l’esclavage africain. Ce procédé serait lent, sans doute, mais nous le croyons, malgré tout, plus certain que celui de la prohibition et de la force. S’il ne résolvait pas d’emblée la question de l’esclavage, il n’aurait pas du moins pour résultat d’augmenter le déchet de la traite et d’aggraver les souffrances des esclaves.

G. DE MOLINARI.

________________

[1] La question de l’esclavage africain et la conférence de Bruxelles. N° de décembre 1889.

[2] L’état social actuel de l’Afrique indigène étant fondé sur l’esclavage depuis des siècles, tout se trouverait jeté dans le chaos si on abolissait ainsi en un jour, une organisation lamentable sans doute, mais cependant préférable au chaos (Lettre de Mgr Lavigerie à S. M. le roi Léopold II).

[3] ÉMILE DAIREAUX, la Vie et les mœurs à la Plata, livre VIII, chap. II.

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