La violence syndicale et l’inertie des autorités

En 1911, le Nord est touché par des agitations, pillages, perquisitions dans les magasins et voies de fait contre des marchands, tout cela sous l’œil bienveillant des autorités. Pour Yves Guyot, c’est l’État qui, par son inertie volontaire, face à des atteintes aux personnes et aux biens, est responsable de cette énième manifestation de la violence syndicale.


La violence syndicale et l’inertie des autorités,
vues par Yves Guyot

Préface d’Yves Guyot au livre d’Émile Watelet :
Les récents troubles du nord de la France au point de vue historique et économique, Paris, 1912

 

PRÉFACE

 

Mon ami et collègue de la Société d’Économie politique, M. Émile Watelet, s’est livré à une étude très intéressante sur les récents troubles du Nord de la France, au point de vue historique et économique. Il est fâcheux que nous n’ayons pas eu de semblables études, faites avec cette impartialité, sur les troubles du Midi et sur ceux provoqués dans la Marne et dans l’Aube par les délimitations. M. E Watelet, avoué à Avesnes, bien placé pour étudier les faits, les prend à leur début ; il les suit date par date ; il en montre l’origine, le caractère, la diffusion. Le 15 août, quelques ménagères de Ferrière-la-Grande prennent la résolution d’imposer un tarif : « le beurre à 13 sous (les 250 grammes), les œufs à 40 sous le quarteron (qui égale 26 œufs). La manifestation fut assez tranquille ; mais, comme on laissait faire, le 17, elles sabotent les marchandises, se figurant qu’en les détruisant et en faisant le vide elles pouvaient faire du bon marché. Le lendemain, 500 femmes d’Hautmont, grosse agglomération métallurgique voisine, viennent se joindre à elles. Cependant elles élèvent elles-mêmes leur tarif en portant le beurre à 15 sous ; mais elles mettent une voiture au pillage. Un comité s’organise le 19 ; les manifestantes gagnent Maubeuge, se livrent à des violences sur les marchandes, fustigent un marchand de beurre, « sous l’œil paternel des autorités locales ». Les troubles s’étendent de commune en commune et augmentent de violence : pillages, perquisitions dans les magasins et voies de fait contre les marchands et marchandes, sous l’œil bienveillant du commissaire de police, et devant des gendarmes qui ont l’inertie pour consigne.

La Confédération générale du travail trouvait là une trop bonne occasion pour ne pas intervenir. Le bureau syndical des métallurgistes affilié distribue un appel. À Maubeuge, un sieur Blanchard, de la fédération des métaux, délégué de la Confédération du travail, déclare qu’ « elle a voulu donner plus d’ampleur à cette sublime agitation : C’est au syndicat seul à conduire la campagne ». Yvetot vient prendre la direction du mouvement. Le 1er septembre, quinze usines sont forcées de fermer à Hautmont.

M. Émile Watelet montre, avec précision, l’enchaînement des faits. Quelques mesures de police, quelques poursuites et quelques légères condamnations auraient suffi pour arrêter ces scènes de pillage et de banditisme. Pour se dispenser d’intervenir, le sous-préfet d’Avesnes trouvait plus simple de nier le désordre. On fait enfin venir de la troupe à Maubeuge le 2 septembre ; un escadron de chasseurs à cheval n’ose porter secours à une patrouille de gendarmes, dont les hommes et les chevaux sont blessés. Le Gouvernement se décida enfin à intervenir. En vingt-quatre heures tout changea, Yvetot disparut, ainsi que les autres représentants de la Confédération général du Travail, et la reprise du travail eut lieu immédiatement.

C’est là une nouvelle preuve que les chefs de la Confédération du travail, les meneurs des bourses du travail, les promoteurs de grèves ne sont forts que de la faiblesse des pouvoirs publics. Le jour où ils sauront que le gouvernement est décidé à exiger de tous, quels qu’ils soient, le respect des personnes et des biens, et que, sous prétexte de liberté syndicale, il ne tolérera pas l’existence d’associations de malfaiteurs, leur rôle sera fini.

Dans ces émeutes de marché, le gouvernement resta inerte. À la fin du mois d’août, un compte rendu officiel du Conseil des ministres annonça qu’il allait se livrer à une enquête. Pourquoi ? pour savoir si les prairies étaient sèches, si les pommes de terre avaient manqué en 1910, si les cultures maraîchères se trouvaient bien du défaut de pluie. Alors, les ministres étaient en France les seuls à ne pas savoir ce que tout le monde savait ; mais par compensation, le ministère donnait au socialistes une illusion à exploiter : la création de boucheries et de boulangeries municipales. Au moment même M. Selle, maire et député socialiste à Denain, ayant tenté cette expérience, était obligé de s’enfuir de sa maison, où ses partisans de la veille mettaient le feu.

Tout gouvernement qui flatte les préjugés anti-économiques assume une lourde responsabilité.

Les législateurs de l’Assemblée nationale ont eu le tort d’introduire dans la loi de 1791 un article autorisant « provisoirement » les municipalités à taxer le pain et la viande. Ce provisoire existe toujours. Si les pouvoirs publics peuvent fixer le prix du pain et de la viande, pourquoi ne pourraient-ils pas fixer le prix des œufs, du lait, du beurre, des pommes de terre, des carottes, des choux et des poireaux ? C’était ce que se disaient dans leurs raisonnements simplistes, les femmes qui exigeaient l’extension d’une taxe à tous les produits venant sur le marché.

Les protectionnistes font intervenir le gouvernement dans les prix pour faire de la cherté au profit de certaines catégories de personnes. Il est logique que d’autres personnes, qui souffrent de cette cherté, interviennent pour demander au gouvernement d’y mettre fin. Il est impossible de répondre à l’argument suivant : « Vous empêcher par vos droits de douane l’entrée du bétail et de la viande ; vous laissez sortir du bétail et des moutons ; vous faites le vide. Un droit de sortie est la conséquence du droit d’entrée. »

En fait, on a exagéré l’importance des sorties de bétail et la hausse des prix. M. Watelet a fait une enquête très intéressante sur le mouvement des prix dans diverses localités de la région du Nord.

Seulement les facteurs psychologiques jouent un grand rôle dans les questions de prix. Davenant et King avaient signalé le fait dont M. de Molinari a donné la formule suivante : « La hausse des prix s’élève en raison géométrique, quand la diminution de l’offre des produits demandés est en raison arithmétique ». On craint de manquer. Autrefois, ce sentiment se produisait avec d’autant plus d’intensité que les moyens de communication étaient plus difficiles. Aujourd’hui, par les droits protecteurs, on essaie de diminuer l’efficacité du progrès des moyens de transport et, dans ce cas, la loi de Davenant et King joue, comme elle jouait au XVIIe siècle. M. Watelet cite les chiffres du Ministère de l’agriculture et met les prix du blé à Paris en face de ceux de Londres, de Bruxelles et de Rotterdam. Cette comparaison est instructive.

Mais les charges publiques, municipales et départementales pèsent sur le consommateur ; les réglementations policières dans l’organisation du travail, les diminutions des heures de travail, les diminutions de rendement par ouvrier, les inquiétudes que provoquent les agitations des meneurs de la Confédération générale du Travail, les faiblesses des ministères successifs, le défaut de sécurité qui en résulte, frappent les ménages ouvriers de deux manières : elles empêchent ou ralentissent les augmentations de salaires, restreignant l’activité économique, et elles provoquent de la cherté.

La cherté, par des répercussions plus ou moins complexes, frappe toujours les consommateurs, qui sont tout le monde.

On voit les sérieux problèmes soulevés par l’étude de M. Émile Watelet. Elle mérite l’attention de tous ceux que préoccupent les questions économiques.

Yves Guyot
Janvier 1912

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