Extrait de Capitalisme, socialisme et démocratie, de Joseph Schumpeter (chapitre 13, II).
Le capitalisme, en raison de la logique même de sa civilisation, a pour effet inévitable d’éduquer et de subventionner les professionnels de l’agitation sociale. C’est le capitalisme qui les a lâchés en liberté et qui leur a donné la presse typographique. La classe bourgeoise fera bloc derrière eux, car les opinions qu’elle désapprouve ne sauraient être anéanties sans que soit également anéantie la liberté d’expression qu’elle approuve.
Néanmoins, ni les chances d’une offensive victorieuse, ni les griefs réels ou imaginaires, pour autant qu’ils puissent contribuer à provoquer une hostilité active à l’encontre d’un régime social, ne suffisent en eux-mêmes à la créer. La formation d’une telle atmosphère de révolution suppose l’existence de groupes ayant intérêt à brasser et à organiser les ressentiments, à les alimenter, à s’en faire les interprètes et à les diriger. Comme nous le montrerons dans la quatrième partie, la masse du peuple n’élabore jamais de sa propre initiative des opinions tranchées. Elle est encore moins capable de les énoncer, ni de les convertir en attitudes et en actions cohérentes. Elle ne peut faire davantage que de suivre ou de se refuser à suivre telle équipe qui s’offre à la conduire. Par conséquent, notre théorie de l’atmosphère d’hostilité qui baigne le capitalisme restera incomplète tant que nous n’aurons pas découvert des groupes sociaux qualifiés pour un tel rôle d’excitateurs.
Généralement parlant, des conditions favorisant l’hostilité générale envers un système social ou des attaques spécifiques dirigées contre lui tendent invariablement à faire surgir des groupes prêts à les exploiter[1]. Cependant, dans le cas du capitalisme, une circonstance supplémentaire mérite d’être notée : à la différence de tout autre type de société, le capitalisme, en raison de la logique même de sa civilisation, a pour effet inévitable d’éduquer et de subventionner les professionnels de l’agitation sociale[2]. L’explication de ce phénomène, aussi étrange qu’important, résulte de notre argumentation du chapitre 11, mais il est possible de la préciser davantage en faisant une incursion dans le domaine de la sociologie de l’intellectuel.
1. Ce type social est malaisé à définir et cette difficulté est même l’un des symptômes associés à l’espèce. Les intellectuels ne forment pas une classe sociale au sens où les paysans ou les travailleurs industriels constituent de telles classes. Ils accourent de tous les coins de la société et une grande partie de leurs activités consiste à se combattre entre eux et à former les avant-gardes d’intérêts de classes qui ne sont pas les leurs. Néanmoins, les attitudes de groupe qu’ils prennent et les intérêts de groupe qu’ils développent sont suffisamment accentués pour que beaucoup d’intellectuels adoptent les comportements généralement associés au concept de classe sociale. Ou encore, on ne saurait définir simplement l’espèce des intellectuels comme englobant toutes les personnes ayant reçu une éducation supérieure – car une telle définition oblitérerait certaines des caractéristiques de ce type. Néanmoins, quiconque a bénéficié d’une telle formation est un intellectuel en puissance ; quiconque en a été privé ne saurait, à de rares exceptions près, prétendre à la qualité d’intellectuel ; de plus, le fait que les cerveaux de ces diplômés sont tous semblablement meublés facilite leur compréhension mutuelle et forme un lien entre eux. Nous ne serions pas plus avancés si nous établissions une corrélation entre la notion d’intellectuel et l’appartenance aux professions libérales : les médecins ou les avocats, par exemple, ne sont pas des intellectuels au sens que nous donnons à ce terme, à moins qu’ils ne traitent, par la parole ou par l’écrit, des sujets étrangers à leur compétence professionnelle – ce que d’ailleurs, à n’en pas douter, ils font souvent (et nous pensons notamment aux avocats). Néanmoins, il existe une connexion étroite entre les intellectuels et les professions libérales. En effet, certaines de ces professions – notamment si le journalisme est compté pour l’une d’elles – sont presque complètement réservées aux intellectuels dont elles constituent la chasse gardée ; les membres de toutes ces professions sont susceptibles de devenir des intellectuels ; beaucoup d’intellectuels se consacrent pour vivre à une telle profession. Enfin, une définition établie en opposant le travail intellectuel au travail manuel serait beaucoup trop extensive[3]. En sens contraire, la formule du duc de Wellington : « le clan des écrivailleurs » nous parait trop étroite[4] et il en va de même pour le terme « homme de lettres ».
Cependant nous pourrions faire pire que de nous laisser mettre sur la voie par le duc de Fer. Les intellectuels sont effectivement des gens qui manient le verbe écrit ou parlé et qui se différencient des autres écrivains ou orateurs par le fait qu’ils n’assument aucune responsabilité directe en ce qui concerne les affaires pratiques. Cette dernière caractéristique en explique une autre : l’intellectuel, en général, ne possède aucune des connaissances de première main que fournit seule l’expérience. Une troisième caractéristique consiste dans l’attitude critique de l’intellectuel, déterminée à la fois par sa position d’observateur – et même, dans la plupart des cas, de profane (outsider) – et par le fait que sa meilleure chance de s’imposer tient aux embarras qu’il suscite ou pourrait susciter. Profession de l’individu sans profession ? Dilettantisme professionnel ? Gens qui parlent de tout parce qu’ils ne comprennent rien ? Le journaliste de Bernard Shaw dans Le Dilemme du Médecin ? Non et non. Je n’ai pas dit cela et n’entends pas le dire. De telles boutades sont encore plus fausses qu’elles ne sont blessantes. Cessons donc de chercher une définition verbale et remplaçons-la par une définition démonstrative, « épidictique » – puisqu’il existe un tel objet, soigneusement étiqueté, sur les rayons du musée grec. Les sophistes, philosophes et rhéteurs (pour énergiquement qu’ils se soient refusés à être mis dans le même panier, ils appartenaient tous à la même espèce) illustrent merveilleusement ma pensée et le fait qu’on pratique ils étaient tous des professeurs n’affecte en rien la valeur de cette illustration.
2. En analysant la nature rationaliste de la civilisation capitaliste (chap. 11), j’ai signalé que le développement de la pensée rationnelle a, bien entendu, précédé la naissance du capitalisme à raison de milliers d’années : le capitalisme n’a pas fait davantage que d’imprimer à ce processus une impulsion nouvelle et une orientation particulière. De même, en laissant de côté le monde gréco-romain, nous constatons l’existence d’intellectuels en des âges entièrement précapitalistes – par exemple, dans le royaume des Francs et dans les États issus de la dislocation de ce royaume. Toutefois, ces intellectuels étaient peu nombreux (il s’agissait de prêtres, le plus souvent de moines) et leurs travaux écrits n’étaient accessibles qu’à une fraction infinitésimale de la population. Certes, de fortes personnalités étaient occasionnellement capables de développer des opinions hétérodoxes et même de les mettre à la portée d’auditoires populaires. Mais, en règle générale, ces penseurs hardis devaient s’attendre à heurter de front un entourage très strictement organisé – et dont il était en même temps difficile de se distancer – et à risquer de subir le sort des hérétiques. Même dans ces conditions, une telle témérité n’était guère concevable, comme la tactique des missionnaires modernes suffit à le prouver, à défaut du concours ou de la connivence de quelque grand seigneur ou grand chef. Dans l’ensemble, par conséquent, les intellectuels étaient bien tenus en mains et il leur en coûtait cher de ruer dans les brancards, même dans les périodes de désorganisation et de licence exceptionnelles, comme, par exemple, celle de la Peste Noire (pendant et après 1348).
Mais si le monastère a été la nursery des intellectuels du monde médiéval, c’est le capitalisme qui les a lâchés en liberté et qui leur a donné la presse typographique. Le lent avènement de l’intellectuel laïque n’a été que l’un des aspects de cette évolution générale.
La coïncidence de la naissance de l’humanisme avec la naissance du capitalisme est très frappante. Les humanistes étaient initialement des philologues, mais – et ceci fournit un excellent exemple d’un phénomène évoqué précédemment – ils ont rapidement envahi les domaines de la morale, de la politique, de la religion et de la philosophie. Cette expansion ne s’explique pas seulement par le fait que, en même temps que les règles de grammaire, les humanistes commentaient la substance des ouvrages classiques, car de la critique d’un texte à la critique de la société le chemin est plus court qu’on ne pourrait le croire. Néanmoins, l’intellectuel typique ne se souciait guère de monter sur le bûcher, toujours dressé pour les hérétiques, mais, en règle générale, il préférait grandement prendre sa part d’honneurs et de confort. Or, tout compte fait, et bien que les humanistes aient été les premiers intellectuels disposant d’un public au sens moderne du terme, de tels avantages ne pouvaient être dispensés que par les princes spirituels ou temporels. Certes, l’attitude critique s’accentuait de jour en jour, mais la critique sociale (au delà du minimum impliqué par certaines attaques dirigées contre l’église catholique et, en particulier, contre son chef) ne pouvait s’émanciper dans de telles conditions.
Cependant les honneurs et les émoluments peuvent être obtenus par des procédés divers. L’obséquiosité et la flatterie sont souvent moins fructueuses que l’arrogance et l’insulte. Cette découverte n’a pas été faite par l’Arétin[5], mais ce pamphlétaire n’a été surpassé par aucun mortel dans l’art de l’exploiter. Charles-Quint était un bon mari, mais pendant les campagnes qui le tenaient éloigné de son foyer pendant des mois, il menait l’existence d’un gentilhomme de sa condition et de son temps. Or, le public et, ce qui importait surtout à Charles, l’impératrice pouvaient parfaitement être tenus dans l’ignorance de ces peccadilles, à la condition d’intervenir opportunément, à coup d’arguments sonnants et trébuchants, auprès du grand critique de la politique et des mœurs. Charles s’exécutait. Mais, et nous voici au rouet, il ne s’agissait pas là de l’un de ces simples chantages qui, en général, ne profitent qu’à l’une des parties, tout en infligeant à l’autre partie une perte sèche. Charles-Quint avait ses raisons pour graisser la plume de l’Arétin, bien que, à n’en pas douter, il lui aurait été possible de s’assurer la discrétion du pamphlétaire en employant des procédés beaucoup moins coûteux, mais d’autant plus énergiques. Néanmoins, l’empereur ne manifestait aucun ressentiment. Il lui arriva même de se détourner de sa route pour honorer l’écrivain. Évidemment, il lui demandait davantage que son silence et, en fait, il recevait de lui la pleine contrepartie de ses dons.
3. En un certain sens, par conséquent, la plume de l’Arétin était plus forte que l’épée. Mais (je pèche peut-être par ignorance) je ne connais pas d’autres cas de ce genre qui se soient produits pendant les cent cinquante années ultérieures[6], au cours desquelles les intellectuels ne paraissent pas avoir joué un grand rôle à l’extérieur et indépendamment de leurs professions spécifiques, à savoir surtout le barreau et l’Église. Or, ce recul coïncide grossièrement avec le recul qui affecta, pendant cette période troublée, l’évolution capitaliste dans la plupart des pays de l’Europe continentale et la reprise ultérieure de l’initiative capitaliste a également favorisé les intellectuels. Le livre moins coûteux, le journal ou la brochure bon marché ainsi que l’élargissement du public, en partie explicable par cette baisse des prix, mais constituant également, pour une part, un phénomène indépendant, causé par l’accession de la bourgeoisie industrielle à la richesse et à l’influence et, corrélativement, par l’importance politique accrue de l’opinion anonyme – toutes ces chances ainsi que l’assouplissement progressif des contraintes sont des sous-produits de l’organisation capitaliste.
Pendant les trois premiers quarts du XVIIIe siècle, le rôle capital que jouait encore au début du siècle le protecteur individuel dans la carrière d’un intellectuel ne s’est amoindri que lentement. Cependant l’on discerne déjà, tout au moins dans les cas de réussites éclatantes, l’importance croissante d’un nouvel élément, à savoir l’appui d’un protecteur collectif : le public bourgeois. A cet égard comme à bien d’autres, Voltaire fournit un exemple d’une valeur inestimable. La superficialité même qui lui a permis d’aborder tous les sujets, depuis la théologie jusqu’à l’optique newtonienne, alliée à une vitalité indomptable, à une curiosité insatiable, à une absence d’inhibitions, à un instinct infaillible des tendances de son époque auxquelles il donnait son entière adhésion ont permis à ce critique sans méthode critique, à ce poète et historien médiocre de fasciner ses contemporains – et de leur vendre ses livres. Certes, il a également spéculé, triché, accepté des cadeaux et des appointements, mais il n’en reste pas moins qu’il a toujours joui d’une indépendance solidement fondée sur l’engouement du public. La discussion du cas et du type de Rousseau, encore qu’ils soient foncièrement différents, serait encore plus instructive.
Vers la fin du XVIIIe siècle, un épisode frappant a mis en lumière la nature du pouvoir que peut exercer un intellectuel libre d’attaches dont le seul levier consiste dans le mécanisme socio-psychologique qui s’appelle « opinion publique ». Cet épisode s’est produit en Angleterre, c’est-à-dire dans le pays qui s’était de très loin le plus avancé sur la voie de l’évolution capitaliste. Certes, les attaques dirigées par John Wilkes contre le système politique anglais ont été lancées dans des circonstances exceptionnellement favorables ; en outre, on ne saurait affirmer, à proprement parier, qu’elles aient effectivement renversé le gouvernement du comte de Bute, car celui-ci n’avait jamais eu la moindre chance de se maintenir et était condamné à tomber pour une douzaine d’autres raisons. Néanmoins, le North Briton fut la goutte d’eau qui, en faisant déborder le vase, engloutit la carrière politique de Lord Bute. Le n° 45 du North Briton fut le premier coup de feu tiré au cours d’une campagne qui aboutit à l’abolition des mandats généraux d’arrêts et qui fit réaliser un grand pas vers la liberté de la presse et des élections. Nous n’entendons pas dire que cette campagne a changé le cours de l’histoire ou a créé des conditions propices à une réforme des institutions sociales, mais seulement que Wilkes a joué le rôle, disons, d’un aide-accoucheur[7].
L’impuissance des ennemis de Wilkes à le neutraliser constitue le côté le plus frappant de cet incident. Ils disposaient évidemment de tous les pouvoirs d’un gouvernement organisé. Et néanmoins une force supérieure les fit reculer.
En France, les années précédant la révolution et la révolution elle-même donnèrent naissance aux brûlots démagogiques d’un Marat ou d’un Desmoulins, qui, toutefois, ne jetèrent pas complètement par-dessus bord, comme les rédacteurs de nos feuilles à sensation (tabloïds), la grammaire et le style. Mais il nous faut nous hâter. La Terreur et, plus systématiquement, le Premier Empire mirent bon ordre à ces licences de publicistes. Il s’ensuivit une période, coupée par le régime du roi bourgeois, de répression plus ou moins énergique qui se prolongea jusqu’au moment où le Second Empire, environ 1865, se vit contraint de desserrer les rênes. En Europe centrale et méridionale, cette période de la presse censurée dura à peu près aussi longtemps, alors qu’en Angleterre des conditions analogues prédominèrent à partir du début des guerres révolutionnaires jusqu’à l’accession de Canning au pouvoir.
4. L’échec des efforts (dont certains furent vigoureux et persévérants) tentés durant cette période par pratiquement tous les gouvernements européens pour mettre au pas les intellectuels prouve combien il est impossible de remonter un tel courant si l’on reste dans le cadre du capitalisme. Les expériences faites par ces gouvernements ne furent rien d’autre que la répétition de celle du gouvernement anglais avec Wilkes. Dans une société capitaliste – ou dans une société qui contient un élément d’une importance décisive – toute attaque dirigée contre les intellectuels doit nécessairement se heurter aux forteresses privées des milieux d’affaires bourgeois qui (ou dont certaines) donnent refuge aux écrivains traqués. En outre, de telles attaques doivent se développer en conformité avec les principes bourgeois dont est imprégnée la pratique législative et administrative : certes, ces règles peuvent être manipulées et déformées, mais elles n’en paralysent pas moins les poursuites au delà d’un certain point. La classe bourgeoise, quand elle est surexcitée ou apeurée, peut se résigner à ces violences illégales, voire y applaudir, mais seulement temporairement. Sous un régime purement bourgeois, comme celui de Louis-Philippe, les troupes peuvent ouvrir le feu sur des grévistes, mais la police ne peut pas faire une rafle d’intellectuels ou, tout au moins, elle est obligée de les relâcher immédiatement – à défaut de quoi la classe bourgeoise, tout en désapprouvant certains des agissements de ces enfants terribles, fera bloc derrière eux, car les libertés qu’elle désapprouve ne sauraient être anéanties sans que soient également anéanties les libertés qu’elle approuve.
Observons que je ne crédite pas la bourgeoisie d’une dose injustifiée de générosité ou d’idéalisme. Je ne me fais pas davantage une idée exagérée de l’intensité des opinions, des sentiments et des volontés du public (sur ce point je suis presque, mais non complètement, d’accord avec Marx). En défendant les intellectuels en tant que groupe (mais non pas, bien entendu, chaque intellectuel), la bourgeoisie défend sa propre cause et son programme d’existence. Seul un gouvernement de nature et de doctrine non bourgeoises (dans les circonstances modernes, il ne peut s’agir que d’un gouvernement socialiste ou fasciste) est assez fort pour discipliner la plume et la parole, mais, pour atteindre ce résultat, il doit transformer des institutions typiquement bourgeoises et restreindre drastiquement la liberté individuelle de toutes les classes de la nation. Or, il n’y a aucune chance pour qu’un tel gouvernement (il ne le pourrait même pas) s’arrête au seuil des entreprises privées.
Ainsi s’explique à la fois la répugnance du régime capitaliste à contrôler efficacement son secteur intellectuel et son inaptitude à exercer un tel contrôle. Nous entendons par répugnance l’antipathie pour l’emploi systématique de méthodes incompatibles avec la mentalité modelée par l’évolution capitaliste ; par inaptitude l’impuissance à agir par voie d’autorité dans le cadre des institutions modelées par l’évolution capitaliste et sans, par conséquent, se soumettre à des règles non bourgeoises. D’une part, donc, la liberté de discussion publique, impliquant la liberté de grignoter les bases mêmes de la société capitaliste, s’impose inévitablement à la longue. D’autre part, le groupe intellectuel ne peut se retenir de grignoter, car il vit de ses critiques et il ne peut affermir sa position qu’à coup de banderilles ; enfin, la critique au jour le jour des personnes et des événements doit, dans une société où rien n’est plus tabou, fatalement dégénérer en critique des classes et des institutions.
Quelques traits nous suffiront à moderniser le tableau. Citons – l’accroissement des ressources ; les progrès intervenus en matière de niveau d’existence et de loisirs des masses, qui ont modifié et continuent à modifier les éléments constituant le mécène collectif aux goûts duquel les intellectuels doivent se plier ; la réduction (non parvenue à son terme) du prix des livres et des journaux ; les sociétés de presse à grand tirage [8] ; et, désormais, la radio[9] ; enfin, aujourd’hui comme hier, la tendance à l’abolition complète de toute contrainte, paralysant régulièrement ces essais mort-nés de résistance au cours desquels la société bourgeoise fait preuve, en matière de discipline sociale, de tant d’incompétence et, parfois, de tant d’enfantillage.
Cependant l’on doit prendre en considération un autre facteur. L’une des caractéristiques les plus importantes des derniers stades de la civilisation capitaliste consiste dans l’expansion vigoureuse de l’appareil éducatif et, notamment, des facilités don nées à l’enseignement supérieur. Or, ce développement était et est aussi inévitable que celui des unités productives à très grande échelle[10], mais, à la différence de ce dernier, il a été et est encouragé à un tel point par l’opinion publique et les pouvoirs publics qu’il a progressé bien davantage que ce n’aurait été le cas s’il n’avait pas été poussé par ces propulsions extérieures. Quoi que nous puissions penser de ce phénomène en nous plaçant à d’autres points de vue et quelle qu’en ait été la cause précise, il se traduit par différentes conséquences qui réagissent sur la dimension et l’attitude du groupe des intellectuels.
En premier lieu, dans la mesure où l’enseignement supérieur gonfle l’offre de services dans les professions libérales ci quasi-libérales, puis, en fin de compte, dans tous les « métiers à col blanc » au delà du point fixé par des considérations d’équilibre entre le coût et le rendement de l’éducation, une telle surproduction petit aboutir à un cas particulièrement important de chômage sectionnel.
En second lieu, qu’il y avait ou non chômage des intellectuels, leur multiplication donne naissance à des conditions d’emploi peu satisfaisantes – affectation à des travaux inférieurs ou salaires moins élevées que ceux des ouvriers les mieux rémunérés.
En troisième lieu, la surproduction des intellectuels peut créer des incapacités de travail d’un type particulièrement déconcertant. L’homme qui a fréquenté un lycée ou une université devient facilement psychiquement inemployable dans des occupations manuelles sans être devenu pour autant employable, par exemple, dans les professions libérales. Une telle faillite peut tenir soit à un manque d’aptitude naturelle – parfaitement compatible avec la réussite aux examens universitaires –, soit à un enseignement inadéquat : or, ces deux risques se multiplient toujours davantage, en nombres relatifs et en nombres absolus, au fur et à mesure qu’un nombre plus élevé de sujets est drainé vers l’enseignement supérieur et que le volume d’enseignement réclamé grossit indépendamment du nombre des individus que la nature a doués du don d’enseigner. A négliger ces déséquilibres et à agir comme si la création d’écoles, de lycées, d’universités supplémentaires se ramenait purement et simplement à une question de gros sous, on aboutit à des impasses trop évidentes pour qu’il soit besoin d’y insister. Quiconque ayant à s’occuper de nominations à des postes est personnellement qualifié pour formuler une opinion autorisée et peut citer des cas dans lesquels, sur dix candidats à un emploi, possédant tous les titres universitaires requis, il n’en est pas un seul qui soit capable de l’occuper convenablement.
Par ailleurs, tous ces bacheliers et licenciés, en chômage ou mal employés ou inemployables, sont refoulés vers les métiers dont les exigences sont moins précises ou dans lesquels comptent surtout des aptitudes et des talents d’un ordre différent. Ils gonflent les rangs des intellectuels, au strict sens du terme, c’est-à-dire ceux sans attaches professionnelles, dont le nombre, par suite, s’accroît démesurément. Ils entrent dans cette armée avec une mentalité foncièrement insatisfaite. L’insatisfaction engendre le ressentiment. Et celui-ci prend fréquemment la forme de cette critique sociale qui, nous l’avons déjà reconnu, constitue dans tous les cas, mais spécialement en présence d’une civilisation rationaliste et utilitaire, l’attitude typique du spectateur intellectuel à l’égard des hommes, des classes et des institutions. Récapitulons : nous avons trouvé un groupe nombreux dont la situation nettement caractérisée est colorée d’une teinte prolétaire ; un intérêt collectif modelant une attitude collective qui explique d’une manière beaucoup plus réaliste l’hostilité du groupe envers le régime capitaliste que ne saurait le faire la théorie (équivalant à une rationalisation au sens psychologique du terme) selon laquelle l’indignation vertueuse de l’intellectuel dressé contre le capitalisme serait simplement et logiquement provoquée par le spectacle d’exactions honteuses – théorie qui ne vaut pas mieux que celle des amoureux quand ils prétendent que leurs sentiments sont la conséquence logique des mérites de l’objet de leur passion[11]. En outre, notre théorie rend également compte du fait que, loin de diminuer, cette hostilité s’accentue chaque fois que l’évolution capitaliste se traduit par une nouvelle réussite.
Bien entendu, l’hostilité du groupe intellectuel – aboutissant à un refus moral de l’ordre capitaliste – est une chose et l’atmosphère générale d’hostilité qui baigne le système capitaliste en est une autre. Cette dernière, qui constitue le phénomène réellement significatif, n’est pas seulement engendrée par l’opposition des intellectuels, mais elle sourd en partie de sources indépendantes, dont nous avons déjà mentionné certaines et qui, au prorata de leur débit, fournissent au groupe intellectuel la matière première sur laquelle il travaille. Il existe entre l’hostilité générale et l’hostilité spécifiquement intellectuelle des relations de prêté et de rendu que, faute d’espace, je dois renoncer à élucider. Cependant les contours généraux d’une telle analyse sont assez évidents et il me suffira de répéter que le rôle du groupe intellectuel consiste primordialement à stimuler, activer, exprimer et organiser les sujets de mécontentement et, accessoirement seulement, à en ajouter de nouveaux. Certains points de vue particuliers nous serviront à illustrer ce principe.
6. L’évolution capitaliste engendre un mouvement travailliste qui n’est évidemment pas créé par le groupe intellectuel. Néanmoins, la rencontre du démiurge intellectuel et de ce mouvement riche de virtualités ne saurait nous surprendre. Le syndicalisme n’a jamais demandé à être guidé par des intellectuels, mais les intellectuels ont envahi la politique syndicale.
Ils étaient d’ailleurs en mesure de lui apporter une contribution importante : ils ont donné une voix au mouvement ouvrier, ils lui ont fourni des théories et des slogans – la « guerre des classes » en est un excellent exemple –, ils lui ont fait prendre conscience de lui-même, et ce faisant, en ont profondément modifié le sens. En accomplissant cette tâche d’après leurs propres conceptions, les intellectuels ont naturellement radicalisé ce mouvement et ont finalement imprimé une orientation révolutionnaire aux pratiques syndicales les plus bourgeoises – orientation qui d’ailleurs, à l’origine, répugnait fortement aux dirigeants non intellectuels. Cependant cette divergence de vues initiale s’explique également par une autre raison. Quand il écoute un intellectuel, l’ouvrier a presque invariablement conscience d’être séparé de lui par un gouffre infranchissable, si même il n’éprouve pas envers lui un sentiment de méfiance absolue. Pour prendre barre sur les travailleurs manuels et pour s’affirmer à côté de leurs chefs non intellectuels, l’intellectuel est donc amené à se livrer à des manœuvres démagogiques, parfaitement superflues pour ses rivaux qui peuvent se permettre d’avoir leur franc-parler. Ne disposant d’aucune autorité authentique et se sentant constamment exposé au risque de se voir invité sans ambages à se mêler de ce qui le regarde, l’intellectuel doit flatter, promettre, surexciter, soigner les ailes gauches et les minorités gueulardes, prendre à cœur les cas douteux et submarginaux, pousser aux revendications extrêmes, se déclarer lui-même prêt à obéir en toute circonstance – bref, se comporter envers les masses comme ses prédécesseurs se sont successivement comportés envers leurs supérieurs ecclésiastiques, puis envers les princes et autres protecteurs individuels, enfin envers leur maître collectif de complexion bourgeoise. Ainsi, bien que les intellectuels n’aient pas créé le mouvement ouvrier, ils l’ont néanmoins pétri jusqu’à le transformer en quelque chose qui diffère substantiellement de ce qu’il aurait été sans eux.
L’atmosphère sociale, pour construire la théorie de laquelle nous venons de réunir des pierres et du ciment, explique pourquoi les pouvoirs publics deviennent toujours davantage hostiles aux intérêts capitalistes et en arrivent finalement à refuser par principe de tenir compte des exigences inhérentes au système capitaliste et à en gêner sérieusement le fonctionnement. Cependant il existe entre les agissements du groupe intellectuel et les mesures anticapitalistes une relation plus directe que celle impliquée par la part qu’il prend à leur formulation. Les intellectuels deviennent rarement des politiciens professionnels et ils occupent plus rarement encore des postes de responsabilité. En revanche, ils peuplent les bureaux des partis, rédigent leurs pamphlets et discours politiques, agissent en qualité de secrétaires et de conseillers, font aux hommes politiques leur réputation de presse, ce dont, bien qu’elle ne soit pas tout, peu de ces derniers peuvent se passer. Par toutes ces interventions les intellectuels impriment, jusqu’à un certain point, leur cachet sur presque toutes les mesures politiques.
Leur influence effective varie d’ailleurs grandement selon les conditions du jeu politique et va de la simple rédaction des programmes au Pouvoir de rendre une mesure politiquement réalisable ou irréalisable. Néanmoins, cette influence trouve toujours à s’exercer dans un champ d’action étendu. Quand nous disons que les politiciens et les partis sont les représentants des intérêts de classe, nous n’énonçons tout au plus que la moitié de la vérité. L’autre moitié, tout aussi importante. sinon plus, nous apparaît dès lors que nous nous rendons compte que la profession politique développe des intérêt autonomes – des intérêts qui peuvent aussi bien entrer en conflit avec ceux du groupe « représenté » par l’homme ou le parti que coïncider avec eux[12]. L’opinion du politicien et celle du parti sont, plus que par toute autre influence, modelées par les facteurs de la situation politique qui affectent directement leur carrière ou leur position. Or, certains de ces facteurs sont contrôlés par le groupe intellectuel qui, à cet effet, établit en quelque sorte, pour une époque donnée, un code moral, en exaltant certaines valeurs liées à certains intérêts et en laissant tomber dans l’oubli d’autres valeurs liées à d’autres intérêts.
Enfin, cette ambiance sociale ou ce code de valeurs affectent, non seulement la politique – l’esprit de la législation, mais encore la pratique administrative. Cependant, dans ce cas encore, il existe également une relation plus directe entre le groupe intellectuel et la bureaucratie. Les bureaucraties européennes sont d’origine précapitaliste et extra-capitaliste. Pour autant que leur composition puisse s’être modifiée au cours des siècles, elles ne se sont jamais identifiées complètement à la bourgeoisie, à ses intérêts ou à son système de valeurs et n’ont jamais reconnu en elle autre chose qu’un actif à gérer au mieux des intérêts du monarque ou de la nation. Exception faite pour certaines inhibitions tenant à leur entraînement et à leur expérience professionnels, les bureaucrates sont donc préparés à se laisser convertir par les intellectuels modernes avec lesquels ils ont, en raison d’une éducation similaire, beaucoup de points communs, cependant que, depuis quelques douzaines d’années, le fonctionnaire moderne a de plus en plus perdu l’esprit de caste qui naguère, dans bien des cas, dressait une barrière entre lui et l’intellectuel. De plus, dans les périodes où la sphère de l’administration publique grossit rapidement, beaucoup du personnel de renfort nécessaire doit être directement emprunté au groupe intellectuel – comme en témoigne l’exemple des États-Unis.
[1] Les « entrepreneurs politiques », NDE
[2] Tout système social est vulnérable à la révolte et, dans chaque système social, la fomentation de la révolte est une opération qui paye en cas de succès et qui, par suite, attire toujours les bonnes têtes ainsi que les muscles solides. Cette attirance s’est exercée à l’époque féodale – et même très fortement. Mais les nobles guerriers qui se dressaient contre leurs suzerains attaquaient des personnalités ou des situations individuelles, mais non le régime féodal en tant que tel. Et la société féodale, dans son ensemble, ne manifestait aucune propension à encourager – intentionnellement ou non – les attaques dirigées contre l’ensemble de son propre système.
[3] J’ai regretté de constater que l’Oxford English Dictionary n’indique pas dans son énumération le sens que je désire prêter au terme intellectuel. Il reproduit l’expression « un banquet d’intellectuels », mais en connexion avec « puissance supérieure intellectuelle », ce qui aiguille vers une direction toute différente, J’ai été déconcerté comme il se doit, mais je n’ai pas été capable de découvrir un autre terme qui réponde aussi bien à mon dessein.
[4] La phrase de Wellington figure dans « The Croker Papers » (édition LA. Jennings, 1884).
[5] Pietro Aretino, 1492-1556.
[6] En Angleterre, cependant, l’influence et l’ampleur des polémiques ont considérablement grandi au XVIIe siècle.
[7] Je ne crains qu’un historien politique me reproche d’avoir exagéré l’importance du succès de Wilkes. Mais je crains que le fait de l’avoir qualifié d’écrivain libre d’attaches, ce qui implique qu’il ne devait rien à un protecteur, mais tout au public, ne soit contredit. A n’en pas douter, ses débuts furent encouragés par une coterie. Mais, en y regardant de plus près, on m’accordera, je pense, que ces encouragements n’ont pas joué un rôle décisif dans sa carrière, mais que tous les concours, tout l’argent, tous les honneurs qu’il obtint par la suite dérivèrent de son succès antérieur, de l’influence qu’il avait prise indépendamment sur le public, et en furent la récompense.
[8] La naissance, puis la croissance jusqu’à nos jours des grandes sociétés de presse met en lumière deux points sur lesquels je tiens à insister, à savoir : les aspects, connexions et effets multiples de tout élément concret du système social (cette multiplicité empêchant de formuler des thèses rectilignes à sens unique) – et l’importance qu’il y a à distinguer les phénomènes à court terme des phénomènes à long ternie pour lesquels se vérifient des propositions différentes et parfois opposées. Une grande société de presse est tout simplement dans la plupart des cas, une entreprise capitaliste lucrative. Mais ceci n’implique pas qu’elle doive épouser les intérêts capitalistes ou tous autres intérêts de classe. Elle peut agir de la sorte, mais seulement pour un ou plusieurs des motifs suivants dont l’importance limitée saute aux yeux : parce qu’un groupe capitaliste le subventionne précisément aux fins de soutenir ses intérêts ou ses doctrines – mais ce lecteur est d’autant moins important que le tirage est plus fort ; parce qu’elle se propose de vendre soit papier à un publie de mentalité bourgeoise – mais ce facteur, très important jusqu’en 1914, agit maintenant en sens contraire ; parce que les annonceurs préfèrent utiliser un medium qui leur est sympathique – mais, dans la plupart des cas, ils se laissent exclusivement guider en pareille matière par leurs intérêts, et non par leurs sentiments ; parce que les propriétaires, sans se soucier de considérations de vente. exigent que la rédaction observe une ligne donnée : certes, jusqu’à un certain point, ces gros actionnaires agissent et surtout agissaient effectivement ainsi – toutefois, l’expérience enseignent qu’ils lâchent régulièrement pied si leurs convictions compromettent trop gravement leurs intérêts mercantiles de marchands de papier imprime. En d’autres termes, la grande société de presse constitue un levier extrêmement puissant pour rehausser la position et accroître l’influence du groupe intellectuel ; néanmoins, même de nos jours, elle n’est pas complètement passée sous le contrôle de ce groupe. Le grand journal est synonyme, pour les intellectuels, d’emplois et de public élargi, mais également de « fil à la patte » – mais de telles considérations sont surtout importantes quand on raisonne à court terme : en luttant pour devenir plus libre d’agir comme il l’entend, le journaliste individualiste peut fort bien courir à la défaite. Cependant ces considérations à court terme et aussi le souvenir collectif des conditions du temps passé imprègnent la mentalité de l’intellectuel et l’incitent à présenter au publie un tableau haut en couleurs de l’esclavage et du martyre (les penseurs. Or, en fait, il devait tracer le tableau de leurs conquêtes, car, dans ce cas comme dans bien d’autres, la conquête et la victoire sont des mosaïques composées avec des défaites.
[9] Et, à présent, Internet ! (NDE).
[10] Présentement, la majorité du public apprécie ce développement en se plaçant au point de vue de l’idéal consistant à mettre des facilités d’enseignement de toute nature à la portée de quiconque peut être incité à en faire usage. Cet idéal est si profondément gravé dans les esprits que les moindres doutes formulés à son encontre sont presque universellement considérés comme quasiment indécents – les commentaires, par trop inconsistants, des dissidents apportant de l’eau au moulin des champions de la culture généralisée. En fait, nous effleurons ici un groupe de problèmes extrêmement complexes, concernant la sociologie de l’éducation et les idéaux éducatifs que nous ne saurions aborder sans sortir des limites de notre essai. C’est pourquoi je nie suis borné, dans le paragraphe ci-dessus, à rappeler, et cela suffit pour mon dessein, deux banalités incontestables et qui n’engagent à rien. Mais, bien entendu, elles ne résolvent aucunement les problèmes plus vastes que je suis obligé de laisser de côté et dont l’absence témoigne des lacunes de mon exposé.
[11] Le lecteur observera que de telles théories seraient irréalistes même si les actes du capitalisme ou les mérites de l’objet aimé étaient effectivement identiques aux conceptions que s’en font le critique ou l’amoureux. Il est également important de noter que, dans l’immense majorité des cas, les critiques aussi bien que les amoureux sont manifestement sincères : en règle générale, les mécanismes psycho-sociologiques ou psycho-physiques n’agissent pas au delà du seuil de l’Ego, sinon sous le masque des sublimations.
[12] Cette remarque, bien entendu, vaut tout autant pour l’attitude des intellectuels eux-mêmes à l’égard de la classe dont ils sortent ou à laquelle ils appartiennent économiquement et culturellement. Nous reviendrons sur ce point au cours du chapitre 23.
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