La sagesse de Marc-Aurèle

Quoique les physiocrates aient d’habitude peu goûté les manières violentes, emportées et barbares des anciens Romains, Dupont de Nemours marque dans cette recension son admiration devant les nobles pensées de l’empereur-philosophe Marc-Aurèle. Son livre, qu’il estime et qu’il connaît depuis longtemps, et que pour l’occasion il assure avoir relu avec plaisir cinq à six fois, représente une base philosophique et morale sur laquelle les physiocrates eux-mêmes doivent aujourd’hui construire, pour dépasser cet héritage sublime.

Sur les Pensées de Marc-Aurèle, Éphémérides du Citoyen, 1770, tome IV ; suite tome V.

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Éphémérides du citoyen, ou bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques.

1770

Tome quatrième

Seconde partie

Critiques raisonnées.

 

N° Premier

Pensées de l’empereur Marc-Aurèle-Antonin, ou Leçons de vertu que ce prince philosophe se fait soit à lui-même. Nouvelle traduction du grec, distribuée en chapitres suivant les matières, avec des notes et des variantes. Par M. de Joly.

Volume in-8°, d’environ 487 pages, très belle édition, à Paris, chez Cellot, rue Dauphine.

 

Sans doute on ne nous aura pas soupçonné d’avoir oublié Marc-Aurèle. Nous oublierions aussitôt notre existence que les écrits et la personne de cet empereur vertueux, l’honneur et l’administration des philosophes. Il aurait été digne d’être en tout le modèle des rois, s’il eût laissé à son pays une législation assez complète, et des établissements suffisants pour déterminer, étendre et perpétuer l’instruction publique, de manière que la bonne administration de l’empire pût se soutenir même sous le règnes des Commode et des Caracalla. Gardons-nous cependant d’imputer à un si grand prince les malheurs dont ses États ont été affligés sous ses successeurs. Surchargé par les détails d’un gouvernement immense, et obligé avec une santé faible de faire presque sans cesse la guerre en personne, il n’eut pas le loisir de suivre l’application des principes qui peuvent fonder la stabilité des empires sur une agriculture perpétuellement encouragée, sur la liberté et la franchise absolues du commerce et du travail, sur le respect inviolable pour tous les droits de propriété, sur la loi irrévocable d’un impôt unique, simple, stable, proportionnel au produit net du territoire. Mais le germe de ces principes était dans son cœur. Il appelait ses sujets, ses concitoyens[1]. Il faut, écrivait-il, gouverner par des lois générales ; permettre la plainte, avoir égard à l’égalité naturelle, et respecter surtout la libre disposition que chacun doit avoir de soi et de ses biens[2]. En parlant au sénat et au peuple, je nai rien à moi, leur disait-il, et le palais même où je demeure est à vous[3].

Il a bien et grandement servi son pays avec peu de dépenses et de charges publiques ; et s’il est vrai que sa philosophie eût pu être plus profitable pour ceux qui vécurent après lui, il l’est aussi qu’elle a du moins été infiniment utile à lui-même et à ses contemporains.

Son âme était ferme et élevée ; si élevée même au-dessus du commun des hommes, qu’il y en a beaucoup pour lesquels le prix de ses pensées sublimes est perdu. Nous avons vu un temps où il était en quelque façon à la mode de parler de Marc-Aurèle comme d’un prince vertueux mais froid, et de sa philosophie, comme étant respectable mais triste. Nous ne trouvons pas cela. Plaise à Dieu, disons-nous, de donner souvent à la terre des rois philosophes et tristes comme celui-là, et la gaité se répandrait dans leur empire, depuis les marchés du trône jusqu’à la dernière cabane, bientôt changée en maisonnette pour le dernier des manouvriers. Plaise à Dieu de mettre souvent à la tête des nations des âmes froides comme celle de Marc-Aurèle, et elles allumeront dans le cœur de leur sujets l’amour le plus vif et le plus tendre, et elles en obtiendront les bénédictions les plus affectueuses et les plus ardentes.

Si l’on veut savoir combien cet homme excellent était éloigné d’être froid, il faut parcourir le premier chapitre de ses pensées, dans lequel il note les choses utiles qu’il a apprises, et sa reconnaissance envers ceux qui les lui ont enseignées.

Si l’on veut se convaincre que sa philosophie n’était pas triste, il faut lire le second, dans lequel il remercie les dieux des bienfaits qu’il en avait reçus. On verra par le soin avec lequel il cherche, même dans ce qui devait lui être peu agréable, des occasions de remercier la providence, combien son cœur, accoutumé à la sérénité douce de la vertu, savait être heureux de mille choses qui n’auraient pas fait le bonheur d’un autre que de lui.

Il n’y a rien dans ces chapitres admirables, non plus que dans tout l’ouvrage de Marc-Aurèle, qui sente cette philosophie apprêtée, qui n’est pas exempte de fard, et qui met pour ainsi dire ses beaux atours, afin de paraître sous les yeux du public. C’était pour lui seul que Marc-Aurèle jetait sur ses tablettes les réflexions dont il était pénétré. Et c’est par cette raison même, que M. de Joly s’est vu obligé d’en transposer une grande partie, pour les ranger en ordre de matières. Les deux premiers chapitres sont ceux qui ont eu le moins de besoin de ces transpositions. Ce fut dans son camp sur les bords du Granen Hongrie, vis-à-vis des Quades, que l’Empereur écrivit ces deux chapitres, et la douce quiétude dont ils sont remplis, au milieu d’une guerre opiniâtre dont il portait tout le faix, et dont l’événement fut heureux pour les Romains, ainsi que celui de toutes les autres guerres où il commanda, montrent dans Marc-Aurèle un général, supérieur aux vertus mêmes qui font ordinairement les grands généraux. Il aurait eu la plus haute réputation militaire, s’il n’eut mérité que celle-là. Mais sa sagesse a couvert l’éclat de ses autres grandes qualités. Et l’on peut faire de ce prince cet éloge si rare, que ses vertus s’éclipsaient mutuellement.

Nous rapporterons la plus grande partie des deux chapitres dont nous venons de parler ; et pour donner ensuite un précis de toute la philosophie de Marc-Aurèle, nous aurons principalement recours aux notes savantes, dans lesquelles M. de Joly s’est attaché à résumer les opinions de ce prince sur les objets les plus importants.

Le sage empereur se rappelle les bons exemples qui lui ont été donnés par son aïeul, par son père et par sa mère. Il passe ensuite à ceux qu’il a puisé dans la conduite de son prédécesseur et son père adoptif, Tite Antonin.Rien n’est plus intéressant que ce portrait d’un bon et grand homme, maître du monde, par un successeur aussi digne de lui que le fut Marc-Aurèle.

Jai appris, dit celui-ci, de Tite Antonin, mon père dadoption à

« Être doux, et cependant inflexible sur les jugements arrêtés après un mur examen.

Être sensible au vain éclat de tout ce qu’on appelle honneurs.

Aimer le travail et y être assidu.

Être toujours prêt à écouter ceux qui viennent donner des avis utiles à la société.

Rendre invariablement au mérite personnel tout ce qui lui est dû.

Savoir en quel cas il faut se raidir ou se relâcher.

Renoncer aux folles passions des jeunes gens ; ne penser qu’à procurer le bien général.

Il n’exigeait pas que ses amis vinssent tous les jours souper avec lui, ni qu’ils fussent de tous ses voyages : ceux qui n’avaient pu venir le retrouvaient toujours le même.

Dans ses conseils, il recherchait, avec une attention profonde et soutenue, ce qu’il y avait de mieux à faire ; il délibérait longtemps, et ne s’arrêtait point aux premières idées.

Il ne perdait point d’amis, jamais de dégoût ni d’attachement outré.

Dans tous les accidents de la vie, il se suffisait à lui-même ; l’esprit toujours serein.

Il prévoyait de loin ce qui pouvait arriver, et mettait ordre aux plus légères semences de trouble, sans faire d’éclat.

Il réprimait les acclamations et toute basse flatterie.

Il veillait sans cesse à la conservation de ce qui est nécessaire à l’État. Il se ménageait sur la dépenses des fêtes publiques, et ne trouvait nullement mauvais que l’on murmurât de cette rigoureuse économie.

Il se conduisait à l’égard des dieux sans superstition ; et quant aux hommes, point de manière trop caressantes, ni de flatterie, ni d’affection de saluer tout le monde ; il était modéré en tout, contenance ferme, rien d’indécent ni de singulier.

Il usait sans faste et sans façon des commodités qu’une grande fortune offre toujours abondamment, et d’un air à faire connaître qu’il s’en servait uniquement parce qu’elles se présentaient, et qu’il ne regrettait pas celle qui pouvaient lui manquer.

Il ne fit jamais dire de soi, qu’il s’amusât à faire le bel esprit, à bouffonner, à mener une vie oisive : on disait au contraire qu’il était homme mûr, consommé, inaccessible à la flatterie, maître de soi, fait pour commander aux autres.

Il honorait les vrais philosophes, sans rien reprocher à ceux qui ne l’étaient qu’en apparence.

Sa conversation était aisée, agréable, on ne s’en laissait point.

Il prenait soin de sa personne avec mesure, et non en homme attaché à la vie, ou qui cherchât à plaire ; et sans se négliger, il bornait son attention à l’objet de la santé, pour n’avoir recours à la médecine ou à la chirurgie que le moins qu’il fût possible.

Il reconnaissait sans jalousie la supériorité des talents des autres, soit en éloquence ou science des lois, soit en philosophie morale, ou en tout autre genre ; il contribuait même à les faire renommer comme excellents, chacun dans sa partie.

Il imitait en tout la vie de nos pères, mais sans l’affecter.

Il n’aimait point à changer continuellement de place et d’objet ; il n’était jamais las de s’arrêter en un même lieu et sur une même affaire. Après ses violents accès de mal de tête, il revenait frais et dispos à son travail ordinaire.

Il avait très peu de secrets, et seulement pour le bien de la société.

Dans les spectacles à donner, dans les ouvrages publics, dans ses largesses au peuple, et autres cas semblables, il était sage et mesuré, comme ayant en vue de faire tout ce qui convenait, et non de s’attirer des applaudissements.

Il ne se baignait jamais à des heures extraordinaires ; point de passion pour les bâtiments ; rien de recherché dans les mets de sa table, dans la qualité et la couleur de ses habits, dans le choix des beaux esclaves ; à Loriumune robe achetée au village voisin, et ordinairement de l’étoffe qu’on fait à Lanuvium ; jamais de manteau, sinon pour aller à Tusculum, et même il en faisait des excuses.

En général, point de manière dures, indécentes, ni d’une fougue à se faire appliquer ce mot, il en suera ; il faisait au contraire toutes choses l’une après l’autre, comme à loisir, sans se troubler, avec ordre, et en mettant un juste accord dans la suite de ses actions.

Il mérita qu’on lui appliquât ce qu’on a dit de Socrate : qu’il avait la force de se passer et de jouir, indifféremment, des choses dont la plupart des hommes ne peuvent ni manquer sans tristesse, ni jouir sans excès. Savoir être fort ou modéré dans ces deux cas, c’est le propre d’un homme parfait et supérieur, et tel fut le caractère qu’il nous fit voir pendant et après la maladie de Maximus. »

On ne peut s’empêcher d’aimer avec vénération l’homme qui mérite un pareil portrait, et celui qui le trace.

Ce peintre de la vertu rappelle ensuite les diverses instructions qu’il a reçues de ses autres parents, de ses maîtres et de son gouverneur, qu’il aimait beaucoup, quoique l’article qui le regarde ne soit pas le plus long dans ses pensées. M. de Joly rapporte d’après Capitolin, que lorsque ce gouverneur mourut, Marc-Aurèle, déjà César, le pleura amèrement, et que les courtisans en ayant raillé en présence de Tite Antonin, cet empereur leur dit, hé ! souffrez quil soit homme, et que la philosophie ni lempire ne lui ôtent pas les sentiments naturels. Mot digne du prince humain et sage dont nous venons de voir le portrait. Le bonheur d’avoir eu un père adoptif qui connaissait si bien le prix des choses honnêtes, est comme nous venons de le voir, celui qui touchait le plus l’âme sensible de Marc-Aurèle. « Je rends grâce aux dieux, dit-il, d’avoir été sous la puissance d’un prince tel que mon père… qui a eu soin de me détacher de tout faste, en me faisant sentir qu’on peut vivre dans un palais, et cependant se passer de gardes, de riches habits, de torches, de statues, et de tout luxe semblable ; que même on peut se réduire à une vie fort approchante de celle d’un particulier, sans pour cela montrer ni bassesse, ni lâcheté dans les occasions qui exigent de la majesté en la personne d’un empereur.

Qu’on m’ait donné par adoption un frère dont les mœurs sont pour moi un motif de veiller plus particulièrement sur les miennes ; mais qui en même temps ne laisse pas de m’être agréable par sa déférence et son attachement…

D’avoir eu de bons aïeux, un bon père, une bonne mère, une bonne sœur, de bons précepteurs, de bons domestiques, de bons parents, de bons amis, presque tout ce qu’on peut désirer de bon ; et de n’avoir manqué à aucun d’eux, quoique je me sois trouvé dans des dispositions à m’échapper, si l’occasion s’en fût présentée : mais la bonté des dieux a éloigné de moi les circonstances qui m’auraient fait tomber dans cette faute…

D’avoir une femme si complaisante, si affectionnée à ses enfants, si amie de la simplicité…

D’avoir des enfants qui ne sont pas tout à fait dépourvus de talents naturels, ni contrefaits…

De n’avoir pas été élevé plus longtemps auprès de la concubine de mon aïeul ; d’avoir conservé mon innocence dans la fleur de l’âge ; de n’avoir point usé de mon sexe prématurément, et d’avoir même différé…

De ne m’être point passionné pour la rhétorique, la poésie, ou d’autres arts qui m’eussent peut-être retenu par le sentiment de mes progrès, si j’y en eusse fait.

D’avoir donné de bonne heure, à ceux qui avaient eu soin de mon éducation, les places qu’ils paraissaient désirer, et de n’avoir pas différé, en me flattant que, comme ils étaient jeunes, je pourrais toujours les leur donner.

De m’avoir fait connaître Appolonius, Rusticus etMaximus.

De m’avoir fait concevoir très clairement et plusieurs fois, quelle est la vie conforme à la nature. Il ne tient donc pas aux dieux, à leurs faveurs, à leur assistance, à leurs inspirations, que dès à présent je ne vive conformément à ma nature ; ou si je diffère, c’est ma faute ; c’est que je néglige les avertissements, ou plutôt les ordres des dieux.

Que mon corps résiste si longtemps à la sorte de vie que je mène.

Que je n’aie pas touché à Bénédicte ni à Théodote, et que même dans la suite, ayant donné dans les passions de l’amour, je m’en sois guéri.

Qu’ayant souvent été fâché contre Rusticus, je ne me sois pas permis d’autres choses dont je me serais repenti.

Que ma mère devant mourir jeune, j’aie du moins passé auprès d’elle les dernières années de sa vie.

Que lorsque j’ai voulu assister une personne pauvre, ou qui avait besoin de quelque secours, on ne m’ait jamais répondu que je n’avais pas de fonds pour le faire ; et qu’à mon tour je ne sois pas tombé dans le cas d’avoir besoin du secours d’autrui…

D’avoir trouvé tant de bons sujets pour donner la première éducation à mes enfants…

Qu’étant né avec une grande passion pour la philosophie, je ne sois pas tombé entre les mains de quelque sophiste, et que je n’aie pas perdu mon temps à lire toutes sortes d’auteurs. »

Nous avons cru devoir rapporter tous ces traits parce que la plupart d’entre eux sont de caractère, et du caractère le plus aimable et le plus respectable. Un empereur, qui seul dans sa tente et sur ses tablettes particulières, remercie les dieux de lui avoir donné un collègue à l’empire[4] parce que c’est pour lui un motif d’émulation ; un mari grièvement travaillé, comme dit Capitolin, par les galantes imprudences de sa femme[5], et qui rend grâces au ciel de ce qu’elle a au moins trois bonnes qualités, est un homme bien au-dessus du vulgaire même des grands hommes, et bien supérieur aux passions jalouses et haineuses qui troublent le genre humain.

Dans ce que nous venons de rapporter des pensées de Marc-Aurèle, nous avons eu pour principal objet de faire connaître quel homme était ce grand empereur, et sous quel aspect son âme tendre et forte envisageait les objets dont il était environné. Il nous reste à donner une idée des principes de sa philosophie, et c’est sur quoi le travail excellent de M. de Joly abrégera bien le nôtre. Mais nous sommes obligés, par l’étendue de la chose et par l’abondance de nos matériaux, de renvoyer cette exposition intéressante à notre volume prochain.

N° II

Pensées de l’empereur Marc-Aurèle-Antonin, ou Leçons de vertu que ce prince philosophe se fait soit à lui-même. Nouvelle traduction du grec, distribuée en chapitres suivant les matières, avec des notes et des variantes. Par M. de Joly.

Volume in-8°, d’environ 487 pages, très belle édition, à Paris, chez Cellot, rue Dauphine.

 

Nous avons promis de donner une idée de la philosophie de Marc-Aurèle, et certainement c’est un des objets les plus dignes d’être mis sous les yeux de nos lecteurs. Le plaisir extrême que nous a dans tous les temps fait son ouvrage, et le soin qu’a pris M. de Joly de ranger ses pensées par ordre de matières, et de discuter avec profondeur quelques-uns des articles les plus importants, sur lesquels elles roulent, nous avaient persuadé que le travail dont nous devons nous acquitter à cet égard était d’une espèce facile. En y mettant la main nous y avons trouvé plus de difficulté que nous l’avions présumé. Si nous voulons nous borner à résumer les principes et les opinions de ce vertueux empereur, nous nous apercevons avec douleur que nous l’avons tronqué, mutilé ; nous perdons surtout cette énergie vigoureuse d’expression qui le caractérise, et nous sommes honteux d’offrir une si faible copie d’un si excellent original. Si nous voulons citer celles de ses pensées qui nous ont fait le plus d’impression, insensiblement nous transcrivons son livre. Nous faisons comme des enfants qui dans une prairie admirent et cueillent toutes les fleurs, qu’ils ne peuvent cependant pas toutes emporter. À cet embarras alternatif, nous n’avons trouvé qu’un avantage ; c’est la nécessité où il nous a mis de relire cinq ou six fois Marc-Aurèle.

Mais enfin, il ne faut pas le lire seulement pour nous. Essayons de rendre une partie de ses idées, en demandant à nos lecteurs qu’ils nous accordent une indulgence égale, s’il se peut, à l’admiration qu’il nous inspire.

La philosophie de Marc-Aurèle est beaucoup moins spéculative que pratique, et c’est en quoi elle est plus excellente. Il abandonne les premiers principes à la discussion et aux opinions des hommes ; ou plutôt il suppose alternativement tous ces principes, et s’arrache à prouver que soit qu’on croie comme lui à l’existence de Dieu et de sa providence, soit qu’on adopte le système peu réfléchi des atomes, ou l’hypothèse absurde du hasard, on n’en est pas moins obligé d’être homme de bien, adorateur de la justice, secourable à ses frères, indulgent pour leurs fautes, modéré dans la prospérité, ferme et patient dans les revers.

En accordant ou paraissant accorder ainsi toutes les hypothèses des philosophes discoureurs de son temps, pour en conclure qu’aucune d’elles ne pouvait dispenser de suivre les lois de la vertu, Marc-Aurèle n’en était pas moins persuadé de l’existence du Dieu moteur, et bienfaiteur de l’univers ; quaurais-je affaire, dit-il, de vivre dans un monde sans providence et sans dieux. M. de Joly observe que pour désigner Dieu, il l’appelle quelquefois simplement cause (œtia), c’est-à-dire, cause par excellence ; qu’il l’appelle encore cause divine ou cause première, ou être suprême (hegemonicon) ; que souvent il exprime cette cause première par les mots de raison, desprit, dintelligence (logos, noos, dianoia). La raison, dit-il, qui gouverne la substance de lunivers… la raison qui pénètre et administre toutes choses… lesprit et la raison font tout ce quils veulent… lintelligence de lunivers, etc.Plus souvent encore il emploie le seul mot Dieu (Theos), ou cette périphrase, celui qui gouverne le monde.

Rien na été fait de rien, dit-il : tous les effets que nous voyons et qui sont enchaînés les uns aux autres, supposent donc une cause commune, première, souveraine ; etnotre intelligence, notreraison, supposent cette cause intelligente, car la raison ne peut nous avoir été donnée que par un être supérieurement raisonnable et intelligent. Cette preuve de l’existence de Dieu, que Marc-Aurèle tenait de Socrate, et sur laquelle il a beaucoup appuyé, a été en effet de tout temps une des plus frappantes et des plus sensibles.

Ce n’est pas assez de reconnaître un moteur suprême, il faut encore savoir envisager la nature de manière à sentir le prix de ce qu’il a fait pour les êtres sortis de ses mains. Quelques prétendus philosophes ont cru voir dans le monde une infinité de maux et de désordres physiques, qu’ils se sont même exagérés, et ils en ont conclu que Dieu était auteur des mauvaises choses, ou qu’il n’était pas tout puissant : Insensés, qui se plaignent des propriétés naturelles, par lesquelles les êtres dont ils sont environnés concourent à leur bonheur ; qui voudraient que le feu ne fût point chaud, parce qu’il peut brûler ; que la pierre ne fût pas dure, parce qu’elle peut blesser ; qu’il n’y eût point de fer, parce que leur férocité en fait des épées, et les emploie à commettre des crimes : Malheureux, qui ne voient pas que l’intelligence leur a été donnée précisément pour discerner et tourner à leur profit les diverses propriétés de la nature. Marc-Aurèle avait le plus profond mépris pour cette fausse et chagrine philosophie. « On ne peut pas, dit-il, supposer un dieu sans sagesse… Quel motif auraient eu les dieux pour se porter à me faire du mal… La raison divine n’a dans son essence aucun principe qui la porte à faire du mal aux êtres qu’elle a produits, car elle n’a en soi aucune malice ; aussi ne fait-elle aucun mal…

La matière est obéissante et souple entre les mains de dieu… La fortune n’est que la liaison et l’enchaînement des causes que la providence régit… Que toujours ces vérités te servent de règle… de crainte que tu ne murmures un jour de ta mort au lieu de la recevoir dans une vraie paix d’esprit, en bénissant du fond du cœur les dieux…

Puisque toutes les choses qui arrivent sont une suite nécessaire du plan général, je dois les embrasser avec amour… Un œil sain doit être en état de regarder tout ce qui est visible, et ne pas dire je veux du vert, car c’est le langage d’un œil malade… De même une raison bien saine doit être préparée à tout ce qui peut arriver ; celle qui dit : oh ! que mes enfants vivent ! oh ! que je sois loué de tout le monde, est un œil qui désire du vert, ou des dents qui veulent du tendre… Inutile de se dépiter contre les choses, car cela ne leur fait rien du tout… Ce concombre est-il amer ? laisse-le. Y a-t-il des ronces dans le chemin ? détourne-toi ; c’est assez : et ne dis pas pourquoi cela se trouve-t-il dans le monde ? car tu servirais de risée à un physicien…

La gueule même des lions, les poissons, et tout ce qui nous semble malfaisant, sont ainsi que les épines et la boue, des suites ou des accompagnements de choses grandes, bonnes et belles… C’est ainsi qu’un homme qui aura l’âme sensible, et qui sera capable d’une profonde réflexion, ne verra dans tout ce qui existe rien qui ne soit agréable à ses yeux, comme tenant par quelque côté à l’ensemble des choses… Il ne verra dans les personnes âgées que de la maturité et de la perfection. Il ne jettera que de chastes regards sur la beauté de la jeunesse. Il envisagera du même œil beaucoup d’autres choses, qui ne sont pas sensibles à tout le monde, mais seulement à ceux qui se sont rendu familier, le spectacle de la nature et de ses différents ouvrages…

Ôunivers ! tout ce qui te convient m’accommode ; tout ce qui est de saison pour toi ne peut être pour moi ni prématuré ni tardif. Ô nature ! ce que tes saisons m’apportent est pour moi un fruit toujours mûr. Tu es la source de tout, l’assemblage de tout, le terme de tout. Quelqu’un a dit : Ôchère ville de Cecrops ! pourquoi ne dirais-tu pas du monde : Ôchère ville du grand Jupiter ! »

Tels étaient les sentiments de patience et de résignation qui remplissaient le cœur de Marc-Aurèle, et auxquels il se croyait obligé, comme placé dans la masse des ouvrages de Dieu, et participant aux émanations de la raison universelle.

Ce que cette raison lui dicte relativement aux devoirs des hommes, est de même d’une simplicité touchante et sublime, et d’une vérité qui inspire le respect et l’amour. Nous n’en pouvons citer que quelques traits, non pas pris au hasard et sans choix, comme disaient autrefois la plupart des journalistes, mais que nous choisirons avec soin dans la foule de ceux qui nous ont fait impression.

« Parmi les animaux sans raison, on a toujours vu des essaims d’abeilles, de grands troupeaux, des familles de poussins, en un mot des sociétés qu’une sorte d’amour a rassemblées, parce que ces êtres ont même une sorte d’âme. Mais ce pendant à vivre en société est plus vif dans les être les plus parfaits…

Faire une injustice, c’est être impie : car la nature universelle ayant créé les êtres raisonnables les uns pour les autres, afin qu’ils se prêtent de mutuels secours (comme il convient à leur dignité) sans jamais se nuire, celui qui désobéit à cette volonté de la nature, offense certainement la plus ancienne déesse…

Celui qui pèche, pèche contre lui-même ; et l’homme injuste se fait du mal à lui-même, puisqu’il se rend méchant… Si quelquefois tu as vu une main, un pied, une tête coupés et entièrement séparés du reste du corps, c’est l’image de celui qui se refuse autant qu’il est en lui aux accident de la vie, qui se détache du grand tout, ou qui fait quelque chose au préjudice de la société. »

Ce qu’il dit sur l’amour du prochain et le pardon des offenses n’est pas moins beau. « Moi qui sais bien quelle est la nature de celui qui me manque, et qu’il est mon parent, non par la chair et le sang, mais parce qu’un même esprit nous anime, esprit qui fait partie de la substance de Dieu même, et que nous possédons également… Il est impossible que je me fâche contre un frère, ni que je le haïsse : car nous avons été faits tous deux pour agir de compagnie, à l’exemple des deux pieds, des deux mains, des deux paupières, des deux mâchoires. Ainsi il est contre la nature que nous soyions ennemis, et ce serait l’être que de se supporter l’un l’autre avec peine, et de se fuir… C’est une vertu particulière à l’être raisonnable d’aimer ceux même qui l’offensent. »

Ce qu’il y a d’admirable dans cette philosophie, est qu’elle va droit à l’âme, et qu’elle est usuelle dans toute les positions de la vie. Celle de la plupart de nos modernes n’a pas cet avantage dans un degré à beaucoup près si grand : elle est plus raisonneuse et sert moins. Le bon Charron, digne d’être cité après Marc-Aurèle, et trop peu lu aujourd’hui (si ce n’est par ceux qui s’enrichissent de ses dépouilles, sans lui en rendre hommage), le bon Charron, s’il vivait encore, dirait que la philosophie moderne soccupe en général de ce qui est de lintelligence et au savoir, au lieu que celle de Marc-Aurèle, dÉpictète, et des autres anciens les plus illustres, sattachait davantage à ce qui est de la conduite et au faire[6].

Queldommage qu’avec une philosophie qui tendait si directement au bien, ces sages aient arrêté leurs idées aux simples relations morales, les plus apparentes entre les hommes ; et qu’ils aient manqué de quelques-unes des connaissances qui leur auraient développé les lois de l’ordre physique, selon lequel renaissent et multiplient les objets propres à subvenir aux besoins de l’humanité et de la société, et par conséquent à assurer le bonheur des individus qui en font partie. Ces connaissances eussent prêté une base plus solide à leurs raisonnements. Leur philosophie eut été plus démonstrative sans être moins touchante ; elle aurait été à la fois plus savante et encore plus pratique, et par conséquent plus complète et plus inattaquable dans tous ses points.

C’est ce complément de la philosophie que cherchent, avec le zèle qu’inspire l’amour du genre humain, les écrivains patriotes qu’on a nommés Économistes dans ces derniers temps. S’il est, comme on n’en peut douter, des conditions naturelles dont l’observation puisse rendre en même temps les hommes plus laborieux, et leur travail plus profitable ; si d’après l’essence des choses il y a des règles sensibles à la réflexion, à la raison, qui décident de la reproduction la plus abondante qu’on puisse obtenir, et de la distribution la plus équitable et la plus avantageuse qui puisse être faite, des moyens de rendre l’homme heureux ; ces conditions et ces règles sont on ne peut pas plus importantes à connaître, pour ceux que l’honnêteté de leur cœur porte à remplir tous leurs devoirs envers leurs semblables : c’est-à-dire à leur faire tout le bien, et à s’acquitter envers eux de tous les services que les circonstance rendent possibles. Cette étude est la première et impérieuse tâche que la nature offre à tous les jeunes gens vigoureux et vertueux. Nous osons les assurer qu’elle n’a rien d’embarrassant, ni de pénible. Chaque pas qu’on y fait découvre un horizon immense qui occupe l’esprit avec attrait et avec dignité, et qui lui présente un nouvel et admirable ordre de choses utiles. Chaque progrès verse dans le cœur une sensibilité délicieuse. Ce n’est pas le tout que de vouloir être homme de bien, mais pouvoir espérer qu’on le sera avec lumière, et de la manière la plus réellement profitable à ses frères et à soi-même, est l’avantage le plus doux pour une âme bien faite. Quand on peut se flatter qu’avec un peu de travail on ne sera pas né simplement pour soi ; quand on se voit placé, pour l’utilité commune, dans l’ordre des décrets paternels du créateur ; si l’on n’est pas de bronze, on éprouve le plus tendre épanouissement de tout son être : on connaît, on répand, on savoure, les voluptueuses larmes de la vertu active et bienfaisante… Ô bon jeune homme ! garde toi d’étouffer ces larmes précieuses, qui te parlent au nom du devoir imposé par le maître de l’univers. Promets, sur l’autel de la nature, que tu te livreras de toutes tes forces à l’étude et à l’observation de ses lois ; que tu t’attacheras à connaître l’intérêt de tes semblables, pour y concourir, pour leur procurer autant qu’il est en toi les jouissances pures qui constituent le bonheur ; que tu t’instruiras de toute l’étendue de leurs droits, pour les respecter, pour les manifester, pour les protéger, pour les défendre envers et contre tous, au moins par les armes de ta raison. Jures que par le bon emploi de cette raison, tu te rendras digne de l’intelligence et des sentiments qui te furent départis, dusses-tu t’exposer aux plus grands malheurs, dusses-tu perdre mille fois la vie, qui ne t’a été donnée que pour cela. Jures, et tu tiendras ton serment : et dès l’instant même où tu le prononces, la Providence te paye déjà par anticipation, te paye au centuple, par les torrents de l’inestimable et noble joie dont elle te comble, les faibles efforts auxquels elle peut t’avoir destiné !

Quant à ceux à qui le déclin de l’âge enlève le pouvoir de supporter la tension d’esprit qu’exige une étude quelconque, qu’ils s’en tiennent du moins à la philosophie de Marc-Aurèle, si fort à la portée de tout le monde. M. de Joly leur en fait un résumé très clair, très pressant et très beau, dans ses notes sur la loi naturelle. « Je laisse aux métaphysiciens, dit-il, leurs disputes presqu’interminables. Il s’agit simplement de règles de mœurs. Je les trouve dans l’expérience d’un sentiment moral, reconnu pour constant par tous les hommes, et dans tous les siècles. Je m’arrête au seul fait. Il me sera toujours impossible de douter sérieusement de la différence qu’il y a de la bienveillance à la haine, de la sincérité au mensonge, de ce qui est honnête à ce qui est honteux, de la bonne foi à la trahison, de la reconnaissance à l’ingratitude, du bienfait à l’injure, de la justice à l’injustice, de la modération à l’intempérance, du courage à la lâcheté, etc. Je ne peux pas plus douter de ces vérités de sentiment que de ma propre existence. Des gens d’esprit pourront m’embarrasser à répondre sur mille arguments spécieux ; en attendant que j’y trouve une réponse, je ne pourrai me défendre d’agir conformément à ces notions que je retrouve sans cesse dans mon âme, dans celle de toutes les générations d’hommes depuis les temps le plus reculés, dans la conduite même de ces gens d’esprit qui m’embarrassent.

Supposons qu’un tyran m’ordonne, me force d’être menteur, injuste, perfide, ingrat, lâche ; la loi de mon cœur réclamera sans cesse contre sa violence. Jamais une loi injuste en soi ne subjuguera ma raison. Ces règles de mes pensées, de mes affections, de ma conduite ne m’obligent point en vertu d’un pouvoir supérieur qui ait fait publier ses ordres. Leur lien primitif est dans la nature des choses, dans les rapports de convenance ou d’opposition qui existent entre elles. Ma raison les y voit comme un résultat nécessaire de la comparaison qu’elle en fait, et elles sont accompagnées d’un sentiment d’attrait ou d’aversion qui entraîne, avec une sorte de nécessité, mon désir ou ma fuite.

Par exemple, je ne saurais mentir sans que la contrariété de l’action de ma langue avec l’impression que fait sur moi la vérité connue, ne cause dans mon âme un combat, une division, un secret reproche de l’abus que je fais de ma faculté de parler. Et si je mens à mon ami, à mon bienfaiteur, à celui qui m’a aidé par sa sincérité, ou si je mens par intérêt à dessein de ruiner l’honneur ou la fortune d’une autre, une secrète voix crie au fond de mon cœur : tu es un méchant, un traitre, un ingrat, un perfide, un homme indigne de ta raison. Ce cri d’une vérité que je ne peux me dissimuler me suit partout, m’avilit à mes propres yeux, me perce l’âme.

Que si par l’effet d’une malheureuse habitude de méchanceté je me suis endurci, si je suis devenu presqu’insensible à ces reproches de ma raison, celle de tout le genre humain révoltée et liguée contre moi me punit de ce double vice par un mépris universel, par la défiance, l’opprobre, la haine, le refus de secours mutuels. Mille occasions sans cesse renaissantes, aigrissent et renouvellent ma peine. Au lieu que si je suis vertueux, ma récompense est une délicieuse paix de l’âme ; je recueille les fruits de la confiance de tous mes concitoyens, etc.

Ce sont là tous les caractères d’une vraie loi. Mon législateur est la raison divine qui éclaire la mienne. La sanction de cette loi naturelle est dans mon cœur. Elle me lie par des peines et des récompenses également naturelles : et tout cela est immuablement fondé sur la nature même des choses ».

Voilà sans doute un excellent abrégé de philosophie, à l’usage de beaucoup de personnes, et surtout les vieillards.

Nous disons, et surtout les vieillards, parce que tout louable qu’il est, il nous semble qu’on peut et qu’on doit demander quelque chose de plus aux jeunes gens, et même aux hommes dans la force de l’âge.

Premièrement, de ne se point borner au sentiment moral, et d’étudier les lois physiques et constitutives de l’ordre social, sur lesquelles les sentiments moraux ont leur véritable point d’appui ; de sorte que leur philosophie nerveuse soit la science d’un esprit éclairé, autant au moins que l’habitude naturelle d’une bonne âme.

Secondement, d’avoir un courage si déterminé pour les actions honnêtes et vertueuses, qu’ils ne puissent pas même mettre en supposition qu’un tyran réussisse jamais à les forcer de devenir injustes, perfides, ingrats, lâches. Un jeune homme, qui veut vivre et mourir homme de bien, doit sans cesse avoir présent à la mémoire ce dialogue énergique qu’Épictète suppose entre un tyran et lui. Dis-moi ton secret… je ne le dirai point, car jen suis le maître… Mais je te ferai mettre aux fers… Que dis-tu là ? Moi ! tu feras mettre aux fers mes jambes, mais quant à ma volonté, nul mortel ne saurait la vaincre.

Il y a des exemples de ce courage inébranlable, même parmi les scélérats ; à combien plus forte raison ne doit-il pas être l’apanage de l’homme vertueux.

Marc-Aurèle pense comme Épictète, qu’il ny a point de tyran de la volonté. « Si une chose n’est pas honnête, dit-il, ne la fais point. Si elle n’est pas vraie, ne la dis point ; car tu en es le maître ».Et M. de Joly remarque très bien que « beaucoup d’action héroïques des grands hommes de l’antiquité ont été le fruit de ces idées, dont ils étaient imbus, et de ces principes, dont ils étaient nourris dès l’enfance ». Pourquoi donc vaudrions-nous moins qu’eux, nous qui pouvons être plus éclairés !

Ce n’est pas que dans notre courage il doive y avoir ni morgue, ni présomption ; mais seulement beaucoup de fermeté, de modération, de dignité, de sagesse, comme il convient à un homme qui sent le prix des bienfaits de la providence, et la noblesse dont elle a doué son être. Tel est l’esprit de tous les conseils de Marc-Aurèle : « Souviens-toi, dit-il, qu’il faut absolument que tu sois homme de bien. Rappelle-toi ce que la nature exige d’un être raisonnable : fais-le constamment, et ne dis que ce qui te paraîtra conforme à la justice, mais toujours avec douceur et modestement, quoique sans dissimulation… Il faut se montrer juste, modéré, soumis aux dieux ! mais avec simplicité ; car l’ostentation de modestie est tout ce qu’il y a de pire » … Il veut que l’on porte en toute occasion cette tranquillité pleine de vigueur. Il exige de l’homme de bien « qu’il sache sortir de la vie plutôt que de commettre une action honteuse » ; mais il demande aussi que cet exercice du courage, que la vertu doit inspirer, ne soit pas l’effet du mépris de la mort considérée en elle-même. « Il est d’un homme sage de n’être sur ce sujet ni léger, ni emporté, ni fier, ni dédaigneux, mais d’attendre la mort comme une des fonctions de la nature… comme tu attends que l’enfant dont ta femme est enceinte vienne au monde ».

Cette tournure si louable dans l’esprit, que les Stoïciens s’efforçaient d’acquérir dès leur jeunesse, n’est pas à proprement parler la philosophie ; mais c’est une excellente disposition philosophique. La philosophie suppose, outre la résignation, le courage et le sang froid, les lumières les plus approfondies sur l’ordre naturel des moyens de conduire les hommes au bonheur, sur toute l’étendue des droits que leur donnent leurs diverses relations, et des devoirs réciproques qu’elles leur imposent. Mais ces lumières, elles-mêmes, perdraient la moitié de leur utilité chez des hommes qui ne sauraient pas commander à leurs passions, cultiver celles qui peuvent mener aux choses louables, réprimer celles qui pourraient égarer leur vertu, ajouter aux forces naturelles de leur raison par un exercice perpétuel, comme on ajoute aux forces du corps en fuyant une vie trop molle, en marchant beaucoup, en courant, en portant des fardeaux, en maniant les armes, en domptant des coursiers fougueux. C’est à cette sorte de gymnastique de la philosophie, que les conseils, les leçons et les exemples de Marc-Aurèle conduisent particulièrement, et c’est ce qui rendra son livre aussi utile qu’intéressant et respectable, dans tous les temps, chez tous les peuples, pour tous les cœurs bien faits, et pour toutes les têtes bien constituées.

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[1] Voy. la traduction de M. de Joly, page 321.

[2] Ibid. Page 9.

[3] Xiphilin, Abréviateur de Dion.

[4]Voyez plus haut.

[5] Cum tamen impudicitiœ famâ graviter laborasset. Voyez la note de M. de Joly, page 22.

[6] Voyez dans la Préface de Charron, le parallèle qu’il fait de la philosophie et de la théologie.

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