La révolution dans tous les sens

Alphonse de Lamartine a été pour Gustave de Molinari un modèle de jeunesse, très vite embrassant, et avec lequel il a dû rompre, dans sa conversion progressive aux principes du libéralisme. Au-delà, c’est un personnage important pour l’économie politique libérale française du XIXe siècle. Un récent ouvrage collectif sur la révolution de 1848 nous permet de faire le point sur son action dans des temps agités.


La révolution dans tous les sens

 

Recension critique de : Douglas Moggach & Gareth Stedman Jones (éd.), The 1848 Revolutions and European Political Thought, Cambridge University Press, 2018

 

L’euphorie révolutionnaire de 1848, particulièrement vive en France en février et en juin de cette année de tremblements, amène par sa nature des analyses divergentes. Mouvement vers la liberté, pour ceux qui s’attachent aux libertés politiques, qui gardent en tête le fameux tableau de Delacroix, ou qui applaudissent à la mise en échec de la « menace rouge », la révolution de 1848 est aussi, dans l’autre camp, le temps de la révolte ouvrière, des premiers essais socialistes et des ateliers nationaux.

Dans ce remue-ménage historiographique, où chacun tente de tirer la couverture à soi, alors que l’histoire déformée ne saurait être d’aucun usage, pour quiconque et à quelque fin que ce soit, il m’a paru intéressant de lire et de rendre compte de l’ouvrage collectif que deux historiens de tendance marxiste ont édité cette année sous le titre The 1848 Revolutions and European Political Thought, et cela d’autant que deux des contributions sont consacrées, l’une à Proudhon, l’autre à Lamartine, deux personnages majeurs dans notre étude des premières années de la carrière de Gustave de Molinari.

Le pédigrée des éditeurs mérite une mention introductive, sans procès d’intention toutefois. Ils sont, de manière revendiquée, des spécialistes du marxisme. Déjà auteur d’une étude sur Marx, Engels et le manifeste communiste (2002), Gareth S. Jones a sorti récemment Karl Marx : Greatness and Illusion (2016). Quant à Douglas Moggach, il a publié des ouvrages sur les Jeunes Hégéliens (2006) et sur la pensée politique et philosophique d’un partenaire de Marx, devenu ensuite son ennemi : Bruno Bauer (2003).

Cette préférence se retrouve dans leur introduction et leurs contributions respectives, où ils citent Hegel et Marx en permanence et souvent hors de propos, car, en faisant de Marx un auteur cardinal, selon le prisme duquel ils jugent les évènements de 1848, ils renversent le séquençage vrai du développement du socialisme, qui fait apparaître qu’en 1848 Marx est encore un personnage secondaire, extrêmement méconnu.

Un dernier mot sur eux, avant d’en venir à l’étude sur Lamartine, qui retiendra ici seule mon attention. Ce dernier mot pour dire que la justification de modernité qu’ils fournissent à cette période historique ne me convainc guère, et que celle-ci mérite d’après moi d’être étudiée pour d’autres raisons. D’après les auteurs, c’est l’émergence du populisme d’extrême-droite aux États-Unis et en Europe, dont ils trouvent des affinités avec la situation française post-1848 avec la figure de Napoléon III, qui rend le sujet particulièrement intéressant. J’avoue ne m’être jamais interrogé sur la similarité, qu’ils défendent, entre « les discours démagogiques de Bonaparte le petit et ceux de Trump »[1] ; c’est peut-être un défaut, mais je n’ai jamais porté sur ces choses-là mes réflexions.

Cela étant, obnubilés par ces rapports passé-présent, entre développement du socialisme et épanouissement du populisme, les éditeurs affichent une vision un peu fermée de la révolution de 1848, qui ne peut être pour eux que la lutte pour la démocratie et pour des droits accrus en faveur des ouvriers. Il m’apparaît que, dans la tête des éditeurs, Molinari ou Bastiat ne font pas partie des révolutionnaires de 1848. De toute évidence, il y eut cependant d’autres révolutionnaires que les partisans de la démocratie et du socialisme, et parmi ceux-là je dois citer les libéraux radicaux. Ils firent pendant la révolution une autre forme d’agitation ; leurs revendications étaient autres. L’histoire, très certainement, n’a pas entièrement marché dans leur sens, mais ce n’est pas une raison pour les laisser de côté, par désir de simplification ou, pire, par dogmatisme.

Ces considérations préliminaires posées, entrons dans l’article consacré à Lamartine.[2]

Alphonse de Lamartine, apprenti révolutionnaire ou apprenti sorcier ?

J’ai eu l’occasion de citer un témoignage, en conclusion de l’article sur la nouvelle lettre de Bastiat découverte dans la correspondance de Lamartine, qui nous rappelle de manière criante la dimension machiavélique du poète, capable de tout pour accroître son aura et son emprise sur les évènements.

Ses contemporains s’en font l’écho, désabusés, dans des mots souvent cités.

Ainsi de Tocqueville :

« Je ne sais si j’ai rencontré, dans ce monde d’ambitions égoïstes, au milieu duquel j’ai vécu, un esprit plus vide de la pensée du bien public que le sien. J’y ai vu une foule d’hommes troubler le pays pour se grandir : c’est la perversité courante ; mais il est le seul, je crois, qui m’ait semblé toujours prêt à bouleverser le monde pour se distraire. Je n’ai jamais connu non plus d’esprit moins sincère, ni qui eût un mépris plus complet pour la vérité. Quand je dis qu’il la méprisait, je me trompe ; il ne l’honorait point assez pour s’occuper d’elle d’aucune manière. En parlant ou en écrivant, il sort du vrai et y rentre sans y prendre garde ; uniquement préoccupé d’un certain effet qu’il veut produire à ce moment-là. » [3]

Ou encore Charles de Rémusat :

« J’accorde que son esprit est vague, décousu, chimérique même, mais lui n’est rien de tout cela. Il pense constamment à lui et ne pense qu’à lui. Éveillez-le subitement dans son plus profond sommeil, donnez-lui la nouvelle la plus surprenante, la plus tragique, il ne songera qu’à une chose : au rôle qu’elle peut lui imposer, et répondra en parlant de lui. » [4]

Cherchant dans les circonstances historiques, qui sont pour tout le monde une donnée, des occasions de se mettre en valeur, Lamartine joua dès ses débuts avec le feu. Au milieu de l’agitation des esprits dans la direction de cette fiction d’humanisme qu’on appelle le socialisme utopique, Lamartine apporta des gages de sa modernité. Dans un poème intitulé Utopie (1839), il présentait le cadre d’une citée imaginaire, à la façon des réformateurs socialistes du temps, de Cabet à Fourier.

Le sentimentalisme, l’humanisme et l’utopisme de Lamartine, dès la première époque, peuvent être présentées comme annonciatrices de l’échauffement des esprits et de l’agitation révolutionnaire de 1848. Mais plus immédiatement, lorsqu’on évoque l’influence de Lamartine sur les journées de février, c’est sa grande Histoire des Girondins (1847) qu’on a en vue. C’est l’un des objets de l’article de Jonathan Beecher dans ce recueil.

Cet article n’a pas pour lui le mérite de l’originalité, je crois même qu’il n’y prétend pas, mais comme synthèse de l’impact de l’Histoire des Girondins sur la Révolution de 1848, et de la participation politique du poète à ces évènements, c’est une contribution d’une certaine valeur. Sur le premier point, l’auteur met très justement en rapport le jugement des contemporains qui, à l’instar de Victor Hugo, ont mis en avant cette influence, avec les faits réels et le déroulé vrai des évènements. Il poursuit, dans un second temps, son auteur sur la scène politique, pour ne l’abandonner qu’après son échec présidentiel, où précisément, s’étant peut-être brûlé les doigts, Lamartine put se sentir abandonné de tous.

L’Histoire des Girondins avaient été conçu par Lamartine pour remplir deux grands objectifs. Le premier, de le renflouer financièrement — en 1843 ses dettes étaient estimées à 1 200 000 francs ; — le second, de le placer comme un historien, un écrivain hors pair, penseur de la politique, magicien des mots, homme providentiel, appelé à connaître un destin politique majeur dans un avenir proche.

De l’historien, Lamartine n’a ni la rigueur ni l’opiniâtreté. Les évènements historiques ne le passionnent pas ; il en tire le récit chez d’autres ; il les arrange ensuite à sa manière, pour satisfaire un désir d’ensemble et un effet de composition qu’il s’est promis. Il montre peu de scrupules quand, à l’occasion, il lui semble utile d’inventer des discours ou des scènes poignantes. La raison en est que son objectif n’est pas l’histoire en tant que telle, comme objet, pourrait-on dire, mais la représentation que la génération présente peut s’en faire et les enseignements qu’elle peut en tirer, ou qu’on peut tirer pour elle.

À ce jeu, Lamartine est habile. Sentant une révolution populaire arriver, il entend la guider, la diriger dans le bon sens, enseigner à la masse qui l’accomplira le vrai sens de sa mission. Pour cela il est impératif, notamment, de la dégoûter de la violence, de lui faire haïr les débordements et les massacres.

Les mots avec lesquels Lamartine présente cette mission à ses amis ont, au-delà de leur excessive théâtralité, un sens profond. « Ne lisez pas cela, dit-il ainsi à Molé, au sujet de l’Histoire des Girondins. C’est écrit pour le peuple. Il va jouer le grand rôle, il faut l’y disposer, lui donner l’aversion des supplices pour que la prochaine révolution soit pure des excès de la première. Il est de mon devoir de préparer le peuple, de me préparer moi-même ; car je serai l’homme d’une société nouvelle. » [5]

Le succès incroyable du livre, qui dépassa très largement celui enregistré par les ouvrages similaires de Jules Michelet ou de Louis Blanc (pourtant meilleurs sur le fond), positionna Lamartine comme l’acteur principal de la Révolution à naître. « Son éloquente et vivante Histoire des Girondins vient pour la première fois d’enseigner la Révolution à la France, notera Victor Hugo à l’époque. Il n’était jusqu’ici qu’illustre, il est devenu populaire, et l’on peut dire qu’il tient dans sa main Paris. » [6]

Auréolé d’une telle gloire, il était naturel que Lamartine, au début des évènements de 1848, se retrouva porté au rang de personnage majeur, et en vérité dans l’histoire de ces temps-là, il apparaît bien partout, tenant partout le premier rôle. Sa modération et son aura au-delà de son camp politique traditionnel en faisait d’ailleurs, chose rare, une figure trans-partisane, qui véhiculait des idées d’union et qui fabriquait en même temps, par son action, une république du consensus. Lamartine a le mérite de présenter alors, à tous les bords politiques divers (et Dieu sait que les clivages étaient alors nombreux) toujours au moins un facteur d’appréciation : sauveur du minimum, garant de l’ordre pour les uns, il est aussi pour d’autres la personnalisation des idéaux d’une nouvelle ère, et s’affiche comme sensible au sort des ouvriers.

Être populaire dans toutes les factions est une chose rare : le rester dans la durée est en revanche un exercice qui relève de l’impossible. Nulle surprise dès lors si, à partir du printemps 1848, le rapprochement opéré par Lamartine en direction de Ledru-Rollin, porteur des revendications ouvrières radicales, soit perçu comme une trahison par les plus conservateurs. Le mythe Lamartine dès lors s’étiole et le poète est relégué à un rôle plus habituel d’être une voix parmi d’autres — ce qui, dans une cohue telle que les journées de juin, n’est pas une position de choix.

Après les effusions de juin, Lamartine, jamais rassasié de popularité, défendit l’instauration d’un président de la république, avec l’idée claire de concourir à la lutte. Une fois la scène en place, il s’épuisa en dîners, rencontres et discours, pour faire valoir sa candidature. Mais en décembre les résultats furent sans appel : Louis-Napoléon Bonaparte fut élu avec 5,5 millions de voix, quand Lamartine, arrivé cinquième, n’en collectait pas même 18 000. Le tableau qu’il traça alors de ses sentiments à ses proches — « j’en éprouve une joie indicible, car ce que je vous disais était vrai. Je craignais plus que la mort la présidence »[7] — ne saurait entièrement nous convaincre. Lamartine était vaincu, sanctionné par le mouvement dont il avait animé la montée en puissance. Il retrouvait, sans le vouloir, le destin même des révolutionnaires sur lesquels il avait écrit : celui qui se montre habile à fomenter une révolution n’est pas toujours celui qui peut la conduire ni qui en tire profit.

Benoît Malbranque

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[1] Douglas Moggach & Gareth Stedman Jones, « Introduction », The 1848 Revolutions, op. cit., p. 2.

[2] Jonathan Beecher « Lamartine, the Girondins, and 1848 », p. 14-38

[3] Souvenirs. — Œuvres complètes, vol. XII, Paris, 1964, p. 126

[4] Charles de Rémusat, Mémoires de ma vie, vol. IV, Paris, 1958, p. 31

[5] Derniers souvenirs du comte Joseph d’Estourmel, Pari, 1860, p. 109

[6] Choses vues. — Œuvres complètes, vol. VII, Paris, 1978, p. 1076.

[7] Lettre du 12 décembre 1848 à Valentine de Lamartine. — Correspondance d’Alphonse de Lamartine, tome V (1847-1849), éd. Honoré Champion, Paris, 2002, p. 536.

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