Porté par la doctrine physiocratique, qu’il avait adopté vingt ans plus tôt, Nicolas Baudeau poursuit, à la veille de la Révolution, la critique du système fiscal d’Ancien régime, qu’il accuse de multiplier les frais, les commis, et partant le prix de la vie. Plutôt qu’un aménagement, il demande sa suppression pure et simple, soutenant, avec son ton vigoureux, que « ce n’est pas la tige des mauvaises plantes qu’on doit raccourcir, mais les racines qu’il faut arracher jusqu’à la dernière. »
Nicolas Baudeau, Idées d’un citoyen presque sexagénaire sur l’état actuel du royaume de France, comparées à celles de sa jeunesse, 1787. (Extrait, pages 35-39.)
NUMÉRO IV. — IDÉES SUR LES AUTRES IMPÔTS DE LA FERME ET DE LA RÉGIE
Tous les impôts réunis doublent et triplent même, pour le pauvre peuple de Paris, des villes et des campagnes, le prix de la bière, du cidre, du vin, de l’eau-de-vie, de la viande, du poisson, des œufs, du beurre et du fromage, du bois, de l’huile, du sucre, du café, des drogues et médicaments, des toiles et des étoffes.
Ils ont les mêmes inconvénients que la gabelle, savoir, de coûter, outre la somme reçue par le Roi, 1°. une énormité de frais en profits ou gages des fermiers et régisseurs généraux, et de leurs quarante mille commis, maisons, bureaux, barrières, feux, chandelles, livres et papiers.
2°. Une énormité de faux frais, pilleries secrètes des commis, saisies, procès-verbaux, procédures, plaidoiries, jugements des premiers sièges, arrêts des cours et du conseil, amendes et confiscations, décrets, prisons et supplices.
3°. Une énormité de pertes, savoir, quatre-vingt milles journées de travail utile que feraient tous les jours quarante mille commis, et autant de contrebandiers ou fraudeurs, car il y en a tout autour du royaume, en dehors, pour y faire entrer, sans payer, les marchandises, ou prohibées, ou sujettes aux droits des traites étrangères. Les frontières, qui forment une ligne de douze cents lieues au moins, sont assiégées par l’armée contrebandière. Il y en a tout autour des nouveaux murs de Paris et des autres villes, ou gros bourgs soumis aux entrées : autres pertes de temps de tous les marchands et voituriers à chacun des dix mille bureaux ; pertes de temps de tous les marchands ; pertes des hommes ruinés, emprisonnés, suppliciés pour fraude ; perte d’une prodigieuse quantité de denrées et marchandises que ces mauvais impôts empêchent de naître, ou de fabriquer dans le royaume.
Par exemple, les aides et les droits aux entrées ayant rendu triple, quadruple dans les villes le prix du vin, le peuple est obligé de s’en passer la majeure partie de l’année ; d’où vient le dépérissement des vignes.
L’impôt sur les cuirs, établi par feu M. de Silhouette, rendu le plus vexatoire et le plus absurde qu’il soit possible, par feu l’abbé Terray, pendant la dispersion des magistrats, détruit les tanneries, et fait monter toutes les peaux façonnées à des prix exorbitants et ruine les nourrisseurs de bétail, étant joint à la cherté de la viande, qui ne permet plus au pauvre peuple d’en faire son aliment journalier.
Répétons, car les personnes intéressés aux fermes et régimes, qui se partagent entre eux seuls les trente-trois millions de frais tous les ans, font des efforts incroyables de tous les genres pour étouffer cette lumière précieuse.
Répétons, que le Roi ne retire pas un dernier de tous ces frais, dont la masse connue et avouée est de trente-trois millions ; de tous ces faux frais, qui en coûtent plus de trente autres, ni de ces pertes, qui se montent probablement à plus de cent millions.
Toutes les raisons palliatives, tous les motifs controuvés des agents de la ferme et de la régie générale, co-partageants des trente-trois millions, sont misérables et absurdes, quand on les compare à cent soixante millions de surcharge que la nation paie ou perd, sans aucun profit pour son Roi.
« Mais que fera-t-on des quarante mille commis ? » Vous me le demandez ! Mais je vous demande à mon tour ce qu’on fait en temps de réforme de cent mille braves soldats qu’on licencie ? Ce qu’on va faire de ceux que le Roi congédie pour épargner ? On les renvoie à la charrue et aux métiers. Observez, quant aux commis, que nous laissons leurs soldes dans la poche des citoyens, d’où les impôts la faisaient sortir au double et au triple ; étant là, ils n’ont qu’à la gagner en travaillant pour les bourgeois, au lieu de roder, espionner et fusiller contre les fraudeurs.
« Mais ces impôts ont un grand avantage, on les paie peu à peu et sans s’en apercevoir, ce qui est un grand bien. »
Sans s’en apercevoir, dites-vous ! Qui dont est assez aveugle pour ne pas voir la surcharge ? Allez demander aux hommes, aux femmes, aux petits enfants, pourquoi le sel, le vin, la viande, les œufs, le beurre, les souliers, les habits sont si chers à Paris ? Il n’y a pas un seul qui ne vous réponde, « parce que les impôts augmentent tous les jours ».
Peu à peu, dites-vous ! Mais quand je fais entrer une barrique de vin, il m’en coûte environ trois louis d’or à la fois, et autant quand je prends un minot de sel au grenier.
Peu à peu. Mais, qui empêche de payer peu à peu les vingtièmes ? Qui empêcherait de s’acquitter par petites portions du droit de remplacement substitué aux mauvais impôts ?
« Mais, le montant serait connu, et il était bon de le cacher à la nation. » Bon ! Pourquoi ? Un Roi juste et bienfaisant ne veut ni ne doit tromper son peuple. D’ailleurs cette fraude est-elle possible à présent ? Le voile est déchiré. Dieu a voulu que la lumière fût faite, et elle a paru.
On sait, 1°. ce que les fermiers et régisseurs rendent au Roi, 2°. ce qu’ils partagent entre eux et leurs commis (savoir trente-trois millions par an), 3°. ce qu’ils causent de faux frais et de pertes, savoir : plus de cent-trente millions tous le sans, dont eux-mêmes ne reçoivent rien.
« Mais on propose d’adoucir la gabelle et quelques autres droits de traites ! » Adoucir, dites-vous ? Non, non, la gabelle comme on la propose en impôt forcé et solidaire, est un fléau pire que ci-devant ; car il y a plus de la moitié du royaume qui n’est forcé ni solidaire. Ce projet qu’on avait voulu exécuter il y a deux siècles, fut trouvé si vexatoire et si pernicieux, que le Roi le révoqua sur-le-champ. Cet adoucissement prétendu ne serait profitable qu’aux fermiers généraux, pour les défendre mieux des contrebandiers ; qu’aux rentiers oisifs qui ont mis leur bien à fond perdu ; qu’aux commis et aux marchands d’argent.
Adoucir, pourquoi ? N’est-il pas plus simple et plus avantageux et plus sûr de supprimer tout à fait ? Vous voulez mettre le sel à dix sols et un liard la livre, au lieu de quatorze sols ; mais nous l’avons tous vu à ce prix, et monter de sols en sols, rien n’est plus facile, ni plus expéditif en cas de besoin réel ou supposé.
L’embarras était de former deux machines aussi compliquées, aussi coûteuses que la ferme et la régie générale ; on n’a pu s’exposer à ces difficultés que dans un temps de troubles, de malheur, et surtout de la plus profonde ignorance, comme la prison du Roi Jean en Angleterre.
Cet édifice de ruines une fois démoli jusqu’aux fondements, il n’y aura plus moyen de le rétablir. L’expérience des maux qu’il a causés, et ceux des biens que procurerait sa destruction totale s’y opposeraient.
Au contraire s’il subsistait, si la réforme se bornait à quelques diminutions, bientôt les sols pour livre reviendraient les uns après les autres.
Ce n’est pas la tige des mauvaises plantes qu’on doit recourir, mais les racines qu’il faut arracher jusqu’à la dernière.
Non potest arbor mala bonos fructus facere.
Evang.
[Il n’est pas possible à un mauvais arbre de produire de bons fruits. — Évangile selon Saint-Mathieu, chapitre 7, verset 7.]
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