La loi, qui sanctionne les mariages, se désintéresse assez de les voir ou non productifs. Mais lorsqu’il y a séduction par une fausse promesse de mariage, et a fortiori lorsqu’il y a enlèvement, viol, la loi ne peut pas détourner le regard et protéger l’inconduite des hommes, comme elle l’a fait trop longtemps. — C’est le sens de l’article qu’Adolphe Blaise consacre au sujet dans le Journal des économistes de janvier 1879 : appuyer les efforts législatifs entrepris récemment pour réformer la législation d’impunité masculine issue de la Révolution, et soutenir les filles-mères en permettant la recherche de la paternité et l’accomplissement forcé des devoirs du père.
La recherche de la paternité
des enfants naturels et la population
par Ad. Blaise
(Journal des Économistes, Janvier 1879)
Le Sénat a été saisi, au mois de février 1878, par quatre de ses membres, d’une proposition de loi ayant pour objet d’autoriser la recherche de la paternité des enfants nés hors mariage, interdite par l’article 340 du Code civil, alors qu’elle est admise par la plupart des législations étrangères, et même en France par la jurisprudence des Cours, sous forme d’interprétation de l’art. 1384.
Les signataires de la proposition sont : M. Bérenger, son principal auteur, et MM. de Belcastel, Foucher de Careil et Schœlcher. Ces honorables sénateurs, bien que séparés d’ordinaire en politique, se sont trouvés réunis en cette circonstance par un même sentiment d’équité charitable et surtout par une même sollicitude pour l’élément essentiel des forces nationales, représenté par la population. — C’est à ce dernier point de vue que la question des enfants naturels et la proposition de loi qui les concerne doivent être examinées ici.
I.
Sous l’ancien droit français, resté en vigueur jusqu’à la promulgation du Code civil (avril 1803), la recherche de la paternité était admise. — On se plaignait beaucoup alors, il est vrai, des graves abus que cette faculté entraînait ; mais il a bien fallu reconnaître depuis que, par cela seul qu’elle existait, elle agissait comme un frein moralisateur, elle restreignait le nombre des enfants naturels et sauvait la vie à beaucoup d’entre eux, en leur assurant, à défaut du nom et de l’appui paternels, des soins et des aliments dans leur premier âge.
L’art. 340 du Code civil, qui interdit la recherche de la paternité (sauf dans le cas de rapt, lorsque l’époque de l’enlèvement correspond à celle de la conception), a semblé d’abord avoir atteint son but, en mettant fin pour un temps, non pas à la licence des mœurs, comme on va le voir, mais aux procès scandaleux dont se préoccupaient les législateurs de l’an XI. — À quel prix le silence des filles et des femmes séduites a-t-il été obtenu, et quel profit la morale, l’ordre public et la force nationale en ont-ils retiré ? — Voici ce que la statistique officielle répond à cette double question.
En 1801, sous le régime légal de la recherche de la paternité des enfants nés hors mariage, sur 903 418 naissances enregistrées à l’état civil :
862 053 résultaient d’unions légitimes,
et 41 365 étaient celles d’enfants naturels.
Soit, pour ceux-ci, une proportion de 4,57% du total ou de 1 sur 21,8.
En 1802, sur 918 703 naissances, on en compte 42 708 d’enfants naturels, soit une proportion de 4,64% ou de 1 sur 21,5.
En 1803-1804, année de la promulgation du Code, dont les dispositions nouvelles n’étaient encore connues que des légistes, le nombre des enfants naturels n’augmente que faiblement : 43 377 sur 907 305 naissances ; mais à partir de ce moment le mal va toujours grandir, à mesure que les hommes sauront mieux que l’impunité légale est assurée à leur inconduite, et que la femme seule en est responsable.
En 1806 sur 916 179 naissances : 47 209 d’enfants naturels.
1807 925 117 49 021
1808 912 840 49 842
1809 933 391 52 783
La proportion s’est déjà élevée en six ans à 1 sur 17,68, et elle ne doit plus s’arrêter jusqu’à ce que le nombre des enfants naturels atteigne, en 1859, le chiffre maximum de 80 409 sur 1 017 896 naissances, soit 1 sur 12,65. Sans arriver aussi haut, la moyenne des vingt années comprises entre 1851 et 1870 est encore de 73 364 enfants naturels sur 1 011 005 naissances, soit 7,25%, ou 1 sur 13,77.
Il convient d’ailleurs de dire, dès à présent, pour écarter du débat toute passion politique, que la forme du gouvernement de la France n’a exercé aucune influence spéciale sur ce triste progrès dans la débauche, dont la cause principale doit être surtout imputée à l’encouragement donné par la loi à l’inconduite et à la déloyauté masculine. — Quatre fois, en effet, sous la Restauration, la moyenne annuelle de 70 000 enfants naturels a été atteinte ou dépassée : il en a été de même huit fois sous la monarchie de Juillet ; treize fois de 1854 à 1870, et si elle s’est abaissée au-dessous, de 1871 à 1875 inclus, en même temps que le nombre total des naissances diminuait de plus de 100 000 par an (861 708 au lieu de 1 011 005), la proportion des enfants naturels est devenue plus forte (67 104), soit 7,78% ou 1 sur 12,8, à mettre en regard de 4,57% et de 1 sur 21,8, en 1801.
Ainsi donc, 25 000 à 28 000 enfants naturels de plus par année[1], voilà ce que la moralité publique a gagné aux sévérités pudibondes des chastes auteurs du Code civil ; — on va voir maintenant ce qu’elles ont coûté à l’humanité et à la population française.
L’abandon des filles-mères par ceux qui les ont séduites a trop souvent pour conséquence naturelle et fatale de multiplier les avortements et les infanticides inconnus, qui échappent si facilement à la justice, surtout dans les villes. De là vient, pour la plupart des médecins spécialistes, la quantité anormale des mort-nés de la catégorie des enfants naturels, par rapport aux mort-nés de la classe des enfants légitimes (4,23% de ceux-ci contre 8,11% des autres, et beaucoup plus dans les grandes villes)[2]. — Nul doute ne peut s’élever sur la cause de cette affligeante différence, et que la misère de la mère abandonnée à la fin de sa grossesse, que les mauvais conseils de la honte et les égarements du désespoir, ne soient pour beaucoup dans des accidents si nombreux, si fréquemment criminels, et qui coûtent la vie à plus de 2 000 enfants par année[3].
Le tribut exceptionnel payé à la mort par les enfants naturels est encore plus élevé pendant la première année qui suit la naissance que pendant leur existence utérine.
Cette première année, si funeste pour tous les enfants, est surtout fatale à ceux dont il s’agit. Tandis que, pour les enfants légitimes, la part des décès de la première année est de 16,8%, elle s’élève à 32,2 sur 100 enfants naturels — près du double[4] —, ce qui enlève annuellement plus de 10 000 enfants qui, s’ils eussent été conservés à ce moment et soumis seulement ensuite aux lois ordinaires de la mortalité, auraient pu fournir, à l’âge de vingt ans, un appoint d’au moins 5 000 adultes[5] à la population de la France, dont l’accroissement est si lent.
Ce n’est pas seulement, d’ailleurs, sur le chiffre de la population que la plaie des naissances irrégulières exerce une influence funeste ; c’est, en même temps, sur sa valeur morale, sur ses forces productives. Dans toutes les sociétés, l’ordre public, la sécurité des personnes et des biens, sont incessamment menacés et troublés par une armée occulte de malfaiteurs qui se recrute en grande partie dans les rangs des déshérités de la vie ; et combien sont pressés ceux des enfants naturels, abandonnés ou à peu près dès leur naissance ; sans famille, sans éducation morale, et livrés à toutes les tentations du besoin, à toutes les excitations de la haine et de l’envie. On en a souvent évalué le nombre à 1 500 000, ce qui doit être exagéré d’un grand tiers[6], mais laisse encore, toute déduction faite, près d’un million de malheureux désavoués, dont une fraction inconnue s’engage dans l’armée du mal.
Quelle est cette fraction ? Les notes d’audience et les statistiques judiciaires qui les résument négligent à tort de la faire connaître, mais ils doivent être nombreux, les enfants naturels reniés par leurs parents, parmi les 4 800 accusés de crimes déférés aux cours d’assises, et les 500 000 condamnés par la police correctionnelle, contre lesquels la justice sévit chaque année[7], et enfin parmi les prostituées, inscrites ou non.
II.
Tel est, sous le rapport des faits matériels et de leurs conséquences morales, l’état exact de la question des enfants naturels. — Si l’interdiction légale de la recherche de la paternité de ces enfants n’est pas la cause unique du mal profond dont nous venons de constater les ravages, elle en est du moins la cause principale, et il n’y a pas lieu de s’étonner dès lors que cette disposition soit depuis longtemps le sujet des plaintes et des réclamations des hommes de bonne volonté qui se préoccupent à un titre quelconque des questions sociales. Tous, hommes politiques, philosophes, administrateurs, moralistes, littérateurs, médecins, magistrats, professeurs ou simples avocats[8], sont unanimes à reconnaître et à proclamer la nécessité et l’urgence d’un adoucissement aux sévérités infanticides de la loi française.
Les jurisconsultes ne se sont pas bornés à parler et à écrire sur la question : ceux qui étaient en position d’agir l’ont fait, et trouvant dans le Code lui-même un moyen indirect de tempérer ses rigueurs, il en est résulté une jurisprudence trop peu connue, et qui est comme la préface et la prise en considération anticipée de la proposition de loi dont nous nous occupons.
C’est la Cour d’appel de Bastia qui semble avoir été la première[9] à distinguer entre la recherche de la paternité, interdite par l’art. 340 du Code civil, et la demande en réparation de dommage, admise par l’art. 1382. La Cour n’avait pas osé, toutefois, bien que des aliments fussent réclamés en faveur de l’enfant né de la séduction, aller jusqu’au bout de la doctrine qu’elleétablissait, et l’arrêt rendu se bornait à accorder des dommages-intérêts à la mère, sans rechercher si l’enfant qu’elle avait mis au jour, était « le fruit de son union ».
La jurisprudence a maintes fois franchi cette limite depuis 1834. Pour ne parler ici que des Cours d’appel, on cite les arrêts suivants : — Bordeaux, 5 août 1847, 5 janvier 1848, 23 novembre 1852 ; — Caen, 6 juin 1850 et 10 juin 1862 ; — Montpellier, 10 mai 1851 ; — Dijon, 16 avril 1861 ; — Colmar, 31 décembre 1863 ; — Aix, 8 avril 1863 ; — Angers, 30 avril 1873.
D’après ces arrêts, analysés dans les sommaires des tables périodiques de Dalloz (au mot : Promesse de mariage) « une femme peut être admise à prouver, à l’appui d’une demande en dommages intérêts, formée par elle pour inexécution d’une promesse de mariage, que celui de qui cette promesse est émanée est l’auteur de sa grossesse» (Caen et Montpellier), et que « la réparation doit comprendre, soit les pertes matérielles actuellement réalisées, soit celles qui seraient les conséquences nécessaires du tort fait à la réputation et notamment de la grossesse et de l’accouchement de la fille délaissée » (même arrêt de Caen). Et encore : « la séduction exercée sur une jeune fille au moyen d’une promesse de mariage, et de laquelle est résultée une grossesse, constitue un quasi délit qui peut motiver contre son auteur une action en dommages intérêts » (arrêt de Colmar).
Il est bien entendu que dans ces diverses espèces il y avait eu naissance d’enfants, et que c’était surtout en vue des charges résultant de leur entretien et de leur éducation que les actions étaient dirigées. — L’arrêt de Caen confirmait un jugement du tribunal de Vire qui, prenant toute liberté avec la loi, accordait une pension viagère de 500 francs, à chacun des six enfants nés de la demanderesse.
La Cour de cassation, appelée à son tour à se prononcer sur la question, a sanctionné la nouvelle jurisprudence par trois arrêts de 1862, 1864 et 1873. Elle a même été plus large encore que les Cours d’appel, en écartant la condition de l’existence matérielle d’une promesse de mariage, et elle a décidé formellement : « Que les tribunaux pouvaient prendre pour base légitime d’une réparation civile l’engagement pris par le séducteur de subvenir à l’entretien d’un enfant non reconnu, alors même que cet engagement résulterait, non d’un acte mais d’une correspondance ou même d’un ensemble de circonstances, alors même que l’enfant serait adultérin, et qu’ils devaient, lorsque la fille séduite était dans l’impossibilité de pourvoir à la subsistance de ses enfants, avoir égard, dans la fixation et le mode d’allocation des dommages-intérêts, au nombre de ces derniers. »
Ce sont là assurément de précieuses atténuations et d’habiles détours pour faire prévaloir le principe réparateur de l’art. 1382, sur les termes formels de l’art. 340, mais ce but n’est atteint que dans des cas assez rares. — Toutes les filles séduites, toutes les femmes égarées ou subjuguées ne sont pas en position d’intenter et de soutenir jusqu’en appel des actions en dommages-intérêts. Elles ignorent d’ailleurs, pour la plupart, qu’elles peuvent recourir à ce moyen pour élever leurs enfants ; et comme, en général, les hommes qui les trompent ne sont pas de leur côté plus exactement instruits qu’elles de la responsabilité pécuniaire qui peut les atteindre, la séduction continue à multiplier les conceptions hors mariage, et les abandons qui les suivent souvent ont pour conséquences fréquentes les avortements et les infanticides cachés, inscrits habituellement par la pitié des médecins à la colonne des mort-nés, et enfin la mortalité exceptionnelle des enfants naturels pendant leur première année, dont on connaît maintenant l’importance.
Les honorables auteurs de la proposition, frappés de la continuation et de l’aggravation du mal, y ont trouvé la preuve que les tempéraments de la jurisprudence étaient insuffisants pour modifier un état de choses aussi déplorable, et, tout en les réservant, sans les formuler autrement, au profit des mères qui les connaîtront et auront les moyens d’en réclamer le bénéfice, ils ont combiné tout un système de garanties ou plutôt d’assistance légale pour les enfants nés hors mariage, sans les faire pénétrer de force dans la famille du père et en prenant des précautions minutieuses pour éviter les abus et les scandales qui ont motivé les sévérités des législateurs de l’an XI, et les ont décidés à interdire la recherche de la paternité.
Le texte de la proposition étant assez court, nous le reproduisons ici : il fera mieux connaître qu’une analyse le mécanisme et la portée des modifications à apporter à l’art. 340 du Code civil.
Proposition de loi.
Art. 1er. — L’article 340 du Code civil est modifié ainsi qu’il suit ;
Art. 340. — La recherche de la paternité est interdite, sauf les cas : 1° d’enlèvement, de viol ou de séduction, lorsque l’époque de l’enlèvement, du viol ou de la séduction correspondra à celle de la conception ; 2° de possession d’état dans les conditions prévues par l’article 321.
Art 2. — L’action en recherche de la paternité ne peut être intentée que par l’enfant ou en son nom. Elle se prescrit par six mois après sa majorité. Elle ne peut être exercée pendant sa minorité qu’après un avis favorable du conseil de famille et désignation d’un tuteur ad hoc, chargé de le représenter dans l’instance.
Art. 3. — Elle est soumise à l’accomplissement des formalités prescrites en matière de séparation de corps par les art. 875, 876, 877, 878 §§ 1 et 2 et 879 du Code de P. civile.
Art. 4. — La preuve par témoin n’est admise que dans les conditions de l’art. 323 et sous la réserve de la preuve contraire conformément à l’art. 324 du Code civil.
On ne doit pas perdre de vue, en examinant cette proposition de loi et les dispositions dont elle se compose, qu’elles ont pour objet de protéger, non les filles séduites devenues mères, mais de sauver la vie aux enfants naturels. — Aux filles-mères, l’action judiciaire en réparation de dommage reste ouverte, sans qu’il y soit rien innové ; et c’est seulement pour assurer autant que possible la conservation des enfants nés de leur faute, que la recherche de la paternité est admise par le projet dans les cas qu’il détermine, en ajoutant à celui d’enlèvement, seul prévu par l’art. 340 et qui n’est plus dans la pratique habituelle, ceux de viol et de séduction. — On dira, peut-être, que c’est le renversement du système restrictif de l’an XI, et que ce qui était l’exception, très rare, deviendrait la règle de tous les jours et le droit commun pour 40 000 enfants par année ; nous répondrons que ce n’est que la réparation d’une omission et qu’elle est non seulement juste, mais nécessaire, et que l’intérêt social ne la réclame pas moins vivement que l’intérêt particulier.
Quant au cas de viol, par exemple, admis comme donnant droit à la recherche de la paternité, il est inscrit dans toutes les législations étrangères et réclamé par tous les auteurs français qui ont écrit sur la matière. Comment ne le serait-il pas, en effet, au même titre et même à plus juste titre que l’enlèvement ?Celui-ci n’est, en définitive, qu’un moyen d’arriver au rapprochement des sexes, tandis que le viol est le rapprochement même ; si donc, l’enlèvement est considéré comme une présomption suffisante de paternité, quand il correspond par son époque à celle de la conception, il doit en être de même, a fortiori, du viol, avec un degré de probabilité de plus, quant à la paternité.
On reprochera peut-être, au cas prévu de séduction, d’être trop vague, sans caractère précis et d’une constatation difficile. — Avec les auteurs de la proposition, nous sommes d’avis que la difficulté d’établir un fait pour appuyer un droit, n’est pas un motif suffisant pour sacrifier celui-ci. — Si grande d’ailleurs que soit la difficulté, elle ne le sera pas plus pour assurer des aliments à l’enfant en recherchant quel est son père, qu’elle ne l’est, avec la jurisprudence actuelle, pour accorder des dommages-intérêts à la fille mère. La Cour de cassation a déjà admis (v. supra) comme preuve de la paternité, à défaut d’une promesse de mariage, non seulement la correspondance, mais un ensemble de circonstances — et la Cour de Dijon a caractérisé comme suit, dans son arrêt du 16 avril 1861, quelques-unes des circonstances de la séduction, ayant le caractère de manœuvres coupables : « l’inégalité d’âge, d’intelligence, de position, même de force physique » qui « ne permettent pas de douter qu’il y ait eu contrainte morale, exclusive du contentement. » Ces circonstances, bien entendu, n’accompagnent pas tous les faits de séduction, mais sont le cortège ordinaire des plus nombreux et notamment de ce qui amène la première chute des servantes dans les fermes et les maisons particulières, et celle des apprenties, et des jeunes ouvrières dans les ateliers où les sexes sont confondus, et le plus faible à la merci de la brutalité des contre-maîtres et des chefs de métier. — Voilà ce qu’il faut prévoir et prévenir en écrivant dans la loi, non pas une énumération toujours incomplète, mais une définition assez large du viol, qui assimile au point de vue du droit civil, la violence morale plus ou moins prolongée à la violence physique d’un instant.
Les articles 2 et 3 du projet sont conçus de façon à donner satisfaction complète aux personnes qui se préoccupent surtout des abus et des scandales auxquels la recherche de la paternité donnait lieu autrefois en France, et qui peuvent encore se produire maintenant à l’étranger, dans les pays où elle est admise : — L’article 2 ne reconnaît le droit de recherche qu’à l’enfant, ou en son nom, au tuteur ad hoc qui lui aura été désigné, et d’après l’avis favorable du conseil de famille, présidé par le juge de paix ; c’est-à-dire après un premier examen des circonstances et des preuves par des personnes désintéressées.
La mère est ainsi écartée de l’instance et l’on n’aura pas à craindre l’éclat public d’imputations mensongères, ni les ignobles tentatives de chantage de femmes ayant perdu toute pudeur. — L’article 3 ajoute encore aux garanties d’ordre public données par l’article 2. L’affaire, avant d’arriverà l’audience, sera soumise aux formalités prescrites en matière de demandes en séparation de corps ; elle sera introduite par voie de requête en autorisation de poursuites et précédée d’une comparution des parties devant le président du tribunal et dans son cabinet, sans assistance d’avoués et de conseils. Après avoir entendu les dires de part et d’autre, le magistrat fera aux parties les observations qu’il jugera utiles, et ne renverra le demandeur à se pourvoir qu’en cas de non-conciliation, c’est-à-dire de refus de secours pécuniaires pour élever l’enfant[10]. Le scandale sera ainsi évité le plus souvent, et il n’y en aura pas plus, dans tous les cas, il y en aura même moins, que dans les procès en adultère et en séparation de corps.
Deux objections seront faites sans doute à l’article 2. La première portera sur le délai de la prescription, que le projet porte à six mois après la majorité de l’enfant, et qui sera trouvé excessif. Sans nous prononcer sur ce point, faute de compétence spéciale, nous nous bornerons à rappeler d’après l’exposé des motifs, que dans les pays où la recherche de la paternité des enfants naturels est admise pour leur faire allouer une pension alimentaire, celle-ci ne leur est accordée que pour un temps beaucoup plus court. — Aux États-Unis, c’est seulement jusqu’à dix ans, et la loi a fixé le maximum de la pension à 100 dollars (250 fr.) pour la première année, et à 50 dollars (260 fr.) pour les neuf autres. — En Angleterre le secours est alloué jusqu’à treize ans, mais il est modique et ne peut s’élever qu’à cinq shellings par semaine (325 fr.) par an. — Cela n’est-il pas assez comme temps, et même comme argent, pour assurer l’existence de l’enfant, à qui il ne saurait être question de reconnaître d’autre droit que celui de vivre ?
La seconde observation, plutôt qu’objection, porte sur la désignation d’un tuteur ad hoc[11], qui ne peut être faite qu’après la naissance, et ne saurait exercer aucune influence sérieuse sur les avortements et les infanticides cachés qui grossissent dans de si fortes proportions le nombre des mort-nés conçus hors mariage (8,11% au lieu de 4,23). — N’y aurait-il pas lieu, comme l’a proposé l’honorable et bien regretté M. Devinck, de faire précéder la désignation du tuteur de l’enfant vivant, par celle d’un curateur au ventre pendant la grossesse (art. 396 du C. c.). — C’est un amendement que nous nous permettons de suggérer à M. Bérenger et à ses collègues.
III.
En résumé, si la question des enfants naturels n’est que le côté honteux et misérable de la question générale de la population, elle n’en fait pas moins étroitement partie, car elle affecte à la fois celle-ci par la mortalité exceptionnelle de cette classe d’enfants, et par la démoralisation des survivants. — À ce double point de vue, elle appelle l’intervention législative qui, si elle est impuissante à rendre les mariages légitimes plus féconds, peut au contraire beaucoup, à notre avis, pour diminuer le nombre des enfants naturels, ou du moins, pour conserver l’existence de ceux qui naîtront.
C’est pour ces motifs que nous félicitons MM. Bérenger, de Belcastel, Foucher de Careil et Schœlcher, de leur initiative.
Celle-ci sera-t-elle accueillie par les pouvoirs publics ? Nous l’espérons, parce qu’elle est d’intérêt général et qu’elle satisfait la conscience des hommes de bonne volonté sans acception de parti, et qu’elle doit profiter à toutes les classes de la société : aux riches en augmentant leur sécurité, et aux pauvres en allégeant le pénible tribut payé à la licence des mœurs et à la mort infantile.
La proposition convertie en loi atteindra-t-elle complètement le but que ses auteurs lui ont assigné et produira-t-elle tous les bons effets que nous en attendons ? Il y aurait autant de présomption à l’affirmer qu’à le nier, mais il est impossible qu’il n’en résulte pas une très sérieuse amélioration, bien supérieure à celle que pourrait procurer le rétablissement des tours. Nous repoussons absolument cette dernière mesure qui ne ferait qu’encourager l’abandon des enfants légitimes aussi bien que naturels et multiplier les décès de la première année. La recherche de la paternité qui prévient les effets en remontant à la cause, qui assure des secours matériels aux enfants, est infiniment supérieure à tous égards à leur exposition et nous ne comprendrions pas que le législateur hésitât un seul instant à autoriser la première et à repousser la seconde. Il s’agit de dix à douze mille enfants sacrifiés aujourd’hui et dont on peut sauver la plus grande partie. La loi n’en conservât-elle qu’un millier n’en serait pas moins une loi humaine, méritant la reconnaissance du peuple au même titre que celle que l’on a faite pour protéger la vie des enfants contre l’excès du travail dans les manufactures. Celle-ci froissait des intérêts et portait atteinte à la liberté de l’industrie, on l’a votée cependant sous le gouvernement de juillet et on l’a depuis renforcée plusieurs fois ; c’est à la République de faire une loi qui ne s’attaque qu’au vice.
Ad. BLAISE (des Vosges).
———
[1] En faisant une seule moyenne pour les 25 dernières années (1851 à 1875), on trouvera pour total des naissances annuelles le nombre de 946 542, dont 71 868 d’enfants naturels ; et en appliquant au premier nombre la proportion de 4,57% de 1801, on trouve seulement 43 257 au lieu de 71 868, soit, dans la réalité, par suite des progrès du vice, une différence en plus de 28 611 enfants naturels par année.
[2] V. Démographie figurée de la France, par M. le Dr Bertillon.
[3] Le calcul donne le chiffre de 2 894.
[4] Et même jusqu’à 55% en moyenne pour les enfants assistés envoyés en nourrice. (Joseph Lefort, Journal des Économistes du 15 novembre 1878, p. 222).
La moyenne annuelle des naissances hors mariage depuis vingt-cinq ans étant de 71 868
la mortalité de 32,2% sur les enfants naturels en enlève près d’un tiers, soit 23 141
tandis que l’impôt mortuaire de 16,8% sur les enfants légitimes en prendrait seulement 12 074
Soit une différence en plus de 11 067
des enfants dont il resterait, d’après les tables de Duvillard, 5 580 vivants à l’âge de 20 ans et 7 010, si l’on comprend dans le calcul les 2 891 mort-nés dont on pourrait conserver l’existence. (V. note 3.)
[6]Pour 1875, les chiffres de la statistique officielle sont : 4 791 accusés de crimes ; 524 703 condamnés en police correctionnelle, dont 39 584 à la prison et 485 119 à l’amende. On compte, en outre, 444 322 contraventions.
[7]D’après les documents officiels, environ 3 millions de naissances d’enfants naturels ont été constatées depuis cinquante ans — 1826 à 1875 —, un tiers environ ont été reconnus, reste à 2 millions, dont plus de la moitié a succombé avant d’atteindre la vingtième année, reste donc 1 million qui comprend les enfants au-dessous de 16 ans et les vieillards au-dessus de 60, qui ne sont pas encore ou ne sont plus bien dangereux (1% d’accusés de crimes au-dessous de 16 ans, et 6% au-dessus de 60 ans).
[8] On formerait une bibliothèque des livres et des articles de revues dans lesquels la question est traitée, et l’on emplirait des volumes avec les citations des ouvrages où elle est touchée incidemment ; on se bornera ici à mentionner quelques noms d’auteurs. M. Jules Simon, ancien ministre et sénateur, doit être nommé le premier ; à côté de lui viennent se ranger M. Albert Gigot, en ce moment préfet de police, MM. Focillon, Villermé, Alex. Weill, A. Dumas, Legoyt, L. Richer, Le Play, Foucher de Careil, N. Brochard, etc., et parmi les hommes spéciaux, MM. le président Poitou, Lacointa, Marcadé, Morrelot, Valette, Jacquier, Accolas, etc.
[9] Nous empruntons tout l’exposé de la jurisprudence à l’exposé des motifs de la proposition de loi de MM. Bérenger, de Belcastel, Foucher de Careil et Schœlcher, sénateurs.
[10] Il est bien entendu que tous les frais de l’instance, même ceux de timbre et d’enregistrement, et les honoraires des huissiers, avoués et avocats, seront remis à l’enfant demandeur qui profitera des dispositions de la loi du 22 janvier 1851 sur l’assistance publique.
[11] Trouvera-t-on facilement des tuteurs pour 40 000 enfants naturels chaque année, et ne faudra-t-il pas investir un magistrat spécial de cette fonction en le déchargeant de la responsabilité attachée à la tutelle ordinaire ? Ce serait une garantie de plus contre les abus et une protection précieuse pour les enfants.
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