La question des jeux (1872)

« La loterie, quelque bien réglementée qu’on la suppose, a toujours été, elle sera toujours la glorification de la chance, c’est-à-dire la déconsidération du travail et de l’ordre. En détournant de l’application, de l’économie, de la vie régulière, elle accoutume à attendre la fortune, comme une manne, d’autre chose que des efforts qui la conquièrent et la conservent ; elle abaisse les hommes en les poussant à convoiter plus qu’à mériter. Elle les porte à l’oisiveté, à l’impatience, aux comparaisons injustes et envieuses ; à l’irritation quand la roue leur est contraire, à la dissipation quand elle leur est favorable, à l’imprévoyance et à l’irréflexion toujours. Elle engendre, en un mot, les habitudes les plus opposées à la prospérité publique comme à la prospérité particulière, les plus déplorables au point de vue du bonheur domestique et de la tranquillité sociale. »

LA QUESTION DES JEUX

par Frédéric Passy

 

Il est trois portes à cet antre,

L’espoir, l’infamie et la mort :

C’est par la première qu’on entre,

C’est par les deux autres qu’on sort.

 

PARIS

1872

 

AVANT-PROPOS

Les pages qui suivent n’ont pas la prétention d’être une étude proprement dite ; et mieux que personne celui qui les a écrites sait ce qui leur manque pour mériter ce titre.

Elles sont une protestation, du moins, un cri de la conscience et de la raison également indignées ; et, si elles ne disent pas tout, elles en disent assez pour faire réfléchir ceux qui savent réfléchir et rougir peut-être quelques-uns de ceux qui peuvent rougir.

Telle qu’elle est, cette protestation n’a pas été, sous sa première forme d’articles de journal, sans quelque écho ; et l’on a pensé qu’il ne serait pas sans utilité de la renouveler, sous forme de brochure, pour faire arriver à plus d’oreilles l’avertissement trop nécessairement qu’elle contient. Je n’ai pas hésité à déférer à ce vœu, et je répète ici, telles qu’elles se sont une première fois échappées de ma plume, mes réflexions et mes malédictions contre une tentative insensée et maudite. Peut-être ces observations auront-elles, par leur brièveté même, plus de chances d’être lues. Et ce serait assez si, en éveillant l’attention du public, elles contribuaient à lui donner, à l’égard des belles paroles et des séduisantes promesses dont on le berce, un peu de cette méfiance qui est la mère de la sûreté.

Frédéric Passy.

10 juillet 1872.

 

BALLON D’ESSAI

On lisait ce qui suit dans le Français du 12 mai 1872 :

« Nous trouvons dans plusieurs journaux la note suivante :

Les délégués des villes d’eaux qui demandent l’autorisation d’établir des banques de jeu dans ces résidences ont été reçus par le Président de la République, qui leur a confirmé son intention de ne point s’opposer personnellement à la prise en considération de leur pétition, et de laisser la Chambre absolument maîtresse de trancher la question. »

Cette note est évidemment rédigée de façon à faire croire que le Président est favorable à l’établissement des jeux. Nous ne pouvons y croire. Ce n’est pas, du reste, le seul symptôme de l’activité persévérante avec laquelle manœuvre le groupe de spéculateurs qui voudrait rétablir en France la honteuse industrie des banques de jeu. Ils ont trouvé moyen de gagner le concours de plusieurs journaux, les uns qu’on n’est nullement étonné de trouver au service de cette morale facile, les autres plus graves et qu’on est quelque peu ému de voir en cette compagnie. Il convient de signaler à l’Assemblée toute cette campagne qui se poursuit depuis près de six mois. Nous n’avons pas besoin, du reste, de dire ce qu’il faut penser de ce nouveau moyen d’honorer la France dans ses malheurs et de nous imposer à l’estime du monde qui affecte, depuis notre abaissement, de ne plus voir en nous qu’un peuple de plaisir et de frivolité corrompue.

Cet article appartient à la rédaction du Français, qui s’est également empressée, vers la même époque, de prendre acte de la significative discussion de la Société d’économie politique.

C’est un peu plus tard, et en présence de la croissante audace de la détestable bande anonyme qui s’intitule le Syndicat des villes d’eaux, qu’ont été publiés, dans le même journal, sous la signature de l’auteur, les articles qui suivent.

 

LA QUESTION DES JEUX

I.

Il a été parlé déjà des jeux à cette place, et ce qui en a été dit devrait suffire. On pourrait même s’étonner, en des temps ordinaires, qu’il eût paru utile de le dire. Mais nous ne sommes pas en des temps ordinaires ; et telle question qui, en d’autres circonstances, n’aurait pu même être posée, devient, par le malheur des circonstances présentes, de celles qui s’imposent. Telle est, il faut bien le reconnaître, la question des jeux. Et c’est pourquoi, en regrettant de nous être trouvés dans la nécessité de l’aborder, nous jugeons indispensable d’y revenir.

Ce ne sont pas seulement les bases matérielles des sociétés, ce sont aussi leurs bases morales qu’ébranlent fatalement — et c’est leur plus triste conséquence — les terribles secousses des révolutions et de la guerre.

La France en fait, depuis une année, une fois de plus, la douloureuse et, jusqu’à présent, hélas ! trop peu instructive épreuve. Le désarroi des affaires a amené le désarroi des idées, et de toutes parts l’on a vu surgir les promesses les plus fantastiques et les combinaisons les plus équivoques. Aux illusions des uns s’est mêlée, pour l’exploiter, la cupidité des autres ; et c’est ainsi que depuis plusieurs mois déjà a été entreprise, sous des formes très habilement diversifiées et avec une gradation des plus savantes, une véritable campagne en faveur du rétablissement des jeux et de la loterie.

D’abord essayée dans des feuilles obscures et à mots à demi couverts, cette propagande en est venue peu à peu à s’affirmer hautement, effrontément, comme la seule planche de salut de la France, dans les journaux les plus lus, peut-être parce qu’ils sont les moins dignes de l’être. Elle ne s’est pas contentée de cette publicité retentissante et malsaine ; elle a envahi les feuilles les plus graves : et dans le Journal des Débats lui-même, à l’ombre des articles justement estimés qu’y vont chercher les lecteurs sérieux, nous avons vu, il y a quelques semaines déjà, se glisser un articled’autant plus dangereux qu’il était fait avec plus de mesure et d’apparente impartialité. D’après cet article même, un grand nombre de villes — stations thermales ou bains de mer — seraient déjà gagnées à la cause du rétablissement des jeux ; et l’assertion, malheureusement, n’est que trop vraie. Que ceux qui en douteraient lisent, s’ils en ont le courage, les articles en cours de publication dans le Constitutionnel, qui n’est pas, à ce qu’il paraît, tenu à autant de réserve que le Journal des Débats. Ils y verront comme quoi le rétablissement des jeux est une des formes les plus heureuses et les plus habiles de la fameuse revanche que l’on sait, et l’une des humiliations les plus redoutées de l’Allemagne. Ils y verront aussi, pour peu qu’ils sachent lire entre les lignes, quelles pourraient bien être, au fond, les villes destinées à se faire, dans la nouvelle institution qu’il s’agit de ravir à l’étranger, la part du lion ; et par quels procédés de répartition Aix ou Vichy, par exemple — (c’est le Constitutionnel qui les a nommées)— se proposeraient de payer, de quelques écus détachés de la riche moisson de leurs tables, la complicité des localités secondaires et le silence du fretin. Rien de joli, en vérité, comme « ce fonds, en quelque sorte social », avec lequel MM. les gros bonnets de la banque… des jeux se proposent de faire la liste civile de leurs concurrents affamés et mendiants. Le mal ne s’arrêtera pas là ; la presse, grâce aux fonds considérables consacrés à cette honteuse affaire, sera de plus en plus envahie d’études soi disant financières qui achèveront de perdre le sens moral et le sens pratique de la foule ignorante. Les administrations municipales, trop peu en état de comprendre qu’il y a des ressources ruineuses et des présents empoisonnés, seront tentées par des subventions énormes[1]. L’Assemblée nationale, enfin, se verra obsédée, comme l’est déjà le Président de la République, de pétitions prétendues patriotiques. En face de tant d’efforts pour le mal, il est impossible que ceux qui en comprennent le crime et le danger se taisent. Et puisque tel est encore l’état d’ignorance et de faiblesse de la plupart des esprits ; puisque des monstruosités et des inepties qu’on pouvait croire unanimement et définitivement condamnées s’affirment de nouveau avec tant d’audace ; puisque, de plus en plus acharnés à la ruine et à la honte de notre malheureuse patrie, les mêmes hommes qui l’ont perdue par la folie de la guerre et déshonorée par la dilapidation des fournitures, rêvent de l’achever par la fièvre et l’énervement du tapis vert ; … il ne faut pas craindre de prendre, pour chasser ces infamies et ces stupidités, le fouet connu jadis des épaules des marchands du temple. Il faut savoir dire, et dire bien haut, à ceux qui les patronnent et à ceux qui les acceptent, que ces choses-là sont de celles dans lesquelles deux sortes de personnes seulement se mettent : les intrigants et les dupes, les loups et les ânes.

Nous avons, pour notre part, essayé de remplir ce pénible devoir dès le soir même de l’apparition de l’article du Journal des Débats, en provoquant, de la part de la Société des économistes, précisément réunie ce jour-là, la manifestation de son unanime désapprobation. Nous voudrions, maintenant que le compte-rendu de cette réunion se trouve, grâce à la revue spéciale qui en a la charge[2], à la disposition de tous, faire appel à un public moins restreint en empruntant à ce compte-rendu quelques passages. Cela vaudra mieux peut-être que de prendre spécialement à partie telle feuille ou tel sophisme ; nous n’y suffirions pas, en vérité. Il n’en faudra pas davantage, nous l’espérons du moins, pour faire entrevoir à ceux de nos lecteurs dont les répugnances se trouveraient ébranlées par la faconde des faiseurs, pour quels motifs la science financière, non moins que la morale, réprouve si sévèrement les jeux ; et ce sera le meilleur moyen de justifier, aux yeux de tous, la rigueur d’anathèmes dont quelques-uns seraient tentés de trouver, peut-être, au premier abord, la dureté excessive.

18 juin 1872.

 

II.

L’un des arguments les plus employés par les théoriciens des jeux consiste à dire que le hasard est un des éléments inévitables des choses d’ici-bas, et que la science financière, de tout temps, a dû lui faire sa part, en se servant de lui comme d’un appât et d’un moyen de crédit.

Qu’est-ce que les emprunts de la ville de Paris, dit-on, par exemple, pour ne pas aller chercher plus loin, ou ceux du Crédit foncier ? Un lot de 1 000, 10 000, 100 000 fr. ou davantage, pour celui dont l’obligation sort au bon moment, diffère-t-il beaucoup de pareille somme ramassée sur une carte heureuse, à Monaco ou àBade ? Si l’un est innocent, en quoi l’autre serait-il si coupable ? De grandes administrations, des villes, des États peuvent chaque jour, sans crime, faciliter le placement de leurs valeurs et accroître la somme de leurs affaires et de leurs bénéfices en relevant, par cette pointe de hasard, le goût du public pour leur papier. Par quelle contradiction une nation obérée, une municipalité en quête de ressources, une station thermale dont l’établissement réclame de grands travaux, seraient-elles mal venues à attirer par des procédés analogues l’argent dont elles ne peuvent se passer, et à prélever sur les passions inévitables du public de quoi satisfaire les plus vrais besoins de ce même public ou lui alléger l’effort de payer des dettes qu’il n’a pas le courage de regarder en face ? C’est l’artifice de la mère qui enduit de sucre les bords du vase où se cache l’amertume du remède, tout simplement. Et puisque l’on nous répète de tant de façons que nous sommes un peuple enfant, la sagesse même ne conseille-t-elle pas de nous traiter, dans une certaine mesure, en enfants ?

Ainsi parlent tous les jours, en tous lieux, mille langues dorées. Demain, si ce n’est déjà fait, vous verrez qu’elles trouveront moyen de nous chanter, de la voix la plus mélodieuse, à l’appui de leur thèse, ces vers charmants du Tasse :

Cosi all’egro fanciul porgiamo aspersi
Di soave licor gli orli del vaso.
Succhi amari ingannato ei beve :
E dall’inganno suo vita riceve.

Soyons moins poètes pour le moment, puisque ce n’est pas de poésie qu’il s’agit, mais de finances, et plus positifs.

Il faut savoir concéder ce qui est vrai, afin de ne rien avoir à céder de ce qui ne l’est pas ; et ce n’est pas, en général, en exagérant son droit, c’est en le précisant qu’on réussit le mieux à le défendre.

Nous n’essayerons donc pas de le contester, tout n’est pas, dans l’assimilation sur laquelle repose cette argumentation, absolument dénué de fondement. Entre les opérations à lots dont l’usage, depuis une vingtaine d’années, s’est généralisé parmi nous, et les combinaisons sur lesquelles sont fondés les prétendus avantages de la loterie et des jeux, il y a, cela n’est pas douteux, un point de ressemblance, un caractère commun, et par ce côté les unes et les autres peuvent, dans une certaine mesure, motiver des appréciations analogues. Ce caractère commun, c’est l’appât d’un gain aléatoire, et d’un gain parfois sans rapport avec la mise.

Ennemis, comme nous le sommes, de l’aléa, nous n’hésitons pas à le condamner partout où nous le rencontrons ; et nous déclarons nettement qu’à notre avis il est regrettable qu’on l’ait, comme on l’a fait, dans des proportions diverses, mêlé aux placements dont il est devenu plus ou moins un appoint. Mais dans ces placements cependant, dans la plupart du moins, ce n’est qu’un appoint en effet, et l’accessoire ne saurait être confondu avec le principal.

L’obligation mexicaine, avec ses 500 000 francs trop semblables à ce bâtonde maréchal qu’un seul obtient, tandis que des milliers se font tuer sans même l’entrevoir, ressemblait terriblement à une loterie. C’était le fait de l’entreprise entière, du reste. Ce n’était pas uniquement pour le lot cependant qu’on la prenait ; et, même sans cette perspective, elle eût encore, quoique plus difficilement et à plus bas prix, trouvé des preneurs. L’obligation de la ville de Paris et celle du Crédit foncier, à plus forte raison, se placent pour elles-mêmes. La chance du tirage peut, à certaines époques surtout, contribuer à soutenir les cours, de même qu’elle peut, entre certaines mains, devenir par elle seule un élément de spéculation interlope. Ce n’est pas, très certainement, à cause de cette chance que ces valeurs ont un cours ; et l’on peut même, dans bien des cas, mesurer par un chiffre (assez faible quand la situation est normale) l’écart dû à cette considération.

En deux mots, tout ce qui détourne les hommes de l’examen rigoureux et sévère des opérations dans lesquelles ils mettent leur argent ou leur temps est mauvais ; tout ce qui remplit les esprits d’illusions et d’espérances chimériques est plus mauvais encore : car, tandis qu’on fait, comme Perrette, des rêves sur « l’emploi de l’argent » qu’on ne tient pas et qu’on ne tiendra jamais probablement, on ne songe pas à étudier et surtout à mettre en pratique les sages et fructueux avis par lesquels le riche et heureux Franklin a enseigné aux autres le chemin plus « uni » de la richesse et du bonheur.

On se figure, et c’est là le pis, que la chance mène le monde ; tandis que ce que nous appelons chance n’est au fond que la résultante, absolument et rigoureusement exacte, des actions et influences matérielles et morales que met en jeu, sous la loi de la responsabilité, la liberté humaine. Mais, encore une fois, tous ces inconvénients n’enlèvent pas aux placements réels leur caractère de placements, bons ou mauvais. L’intervention du tirage, comme élément de succès, peut être, selon la part qui lui est faite, un moyen plus ou moins regrettable de stimuler ou de soutenir l’empressement des souscripteurs : elle n’est pas, quelque sévèrement qu’on la juge, un moyen de prendre au public son argent sans lui rien donner en échange, et, pour appeler les choses par leur nom, un mécanisme frauduleux pour le plumer à coup sûr.

Le tapis vert, ce tapis vert public et patenté dont on a l’impudence ou la naïveté de réclamer le rétablissement, sous prétexte, entre autres, de régulariser et de surveiller la passion du jeu — ce qui revient à dire que le cabaret est l’antidote par excellence de l’ivrognerie à domicile — le tapis vert est cela et pas autre chose. C’est un instrument de vol, toutes les belles phrases du monde n’y feront rien ; pas plus que ne font, à vrai dire, à la bassesse et à la violence des passions qu’il met en jeu, la magnificence du lieu dans lequel il est installé, le grand air et les largesses retentissantes des Benazet ou des du Pressoir, la belle tenue de leurs croupiers et autres laquais, et le charme de la musique au son de laquelle ces opérateurs de haut parage extirpent au public son argent et son honneur.

Quand le public, séduit par la perspective d’un de ces gains qui sont l’amorce de l’hameçon qu’on lui tend, met le pied dans la salle maudite où l’introduit l’espérance et d’où le chasseront bientôt le désespoir et la honte, il y entre, comme l’ivrogne dans le tapis franc où de faux amis mêlent à son vin le narcotique qui le leur livre, pour être dépouillé ; POUR CELA SEULEMENT, il faut bien qu’on le sache. On lui parle de hasard, le malheureux ; et il croit que c’est le hasard qu’il va tenter : mais où donc, si sa tête n’était troublée déjà par le vertige que donnent l’éclat et le bruit de l’or à dessein remué autour de lui, où donc l’aurait-il pu voir, ce hasard qu’il invoque comme son dieu ? A-t-il donc devant lui, — ce serait assez dangereux déjà et assez funeste — un mélangeinconnu dechances, celles-ci bonnes et celles-là mauvaises, au milieu desquelles sa main, sans que rien à l’avance puisse faire prévoir l’issue, va, au hasard en effet, puiser la fortune ou la ruine ? En aucune façon. Ce que le joueur a devant lui, c’est-à-dire contre lui, dans des proportions habilement et rigoureusement calculées et déterminées par l’industriel même qui tient le jeu, c’est UNE SOMME DE MAUVAISES CHANCES INVARIABLEMENT SUPÉRIEURES AUX BONNES. Sur cinq coups, par exemple, trois sont assurés à la banque ; ou sur cent francs jetés au-devant du râteau fatal, vingt plus ou moins seront la proie de la caisse.

C’est un bénéfice certain, connu, immanquable ; et c’est sur ce bénéfice, mathématiquement calculé, que sont fondés et le succès infaillible de ce genre d’opérations, et les redevances énormes au prix desquelles se payent la complaisance des municipalités, la bienveillance des princes et les « sympathies » de la presse. Ce n’est donc pas, comme on se plaît à le dire, le hasard, c’est la CERTITUDE DE LA PERTE, la spoliation sous les traits de la chance, en d’autres termes, qui attend ses victimes au fond de l’antre ; et c’est par une étrange hardiesse de langage qu’on appelle jeux de hasard, la roulette et le reste. Ce sont des engins de fraude et de dol, tout aussi certainement que des dés pipés, des cartes biseautés, des balances fausses ou de la monnaie de mauvais aloi.

Pour qui sait réfléchir, une maison de jeu, quelque nom qu’on lui donne et de quelque patronage qu’on la décore, n’est ni plus ni moins qu’un ÉTABLISSEMENT D’ESCROQUERIE en grand. Que si, au lieu de fuir honteusement les yeux de la police, un tel établissement s’étale sous tous les regards, avec approbationet privilège, le mal est plus grand, parce qu’à l’infamie de l’acte se joint le scandale de la complicité officielle : il l’est plus encore si cette complicité est payée, car l’or dont on la paye est le prix du sang, de l’honneur et de la richesse ; et malheur à la communauté assez mal inspirée pour spéculer sur l’appauvrissement et la dégradation de ses membres !

La richesse, pour ne parler que d’elle, est le résultat d’une activité intelligente et féconde ; et quelle richesse peut sortir d’un simple bouleversement des fortunes ! Quel appauvrissement au contraire ne doit pas résulter fatalement (et pour ne parler que du côté matériel encore une fois) de ces alternatives subites d’opulence et de misère, de désespoir et de folle joie, d’illusion et de découragement, d’attente fiévreuse et d’abattement ! Ni le travail ni l’épargne n’y sauraient résister ; et c’est par le travail et par l’épargne, quoi qu’en puissent penser nos financiers prestidigitateurs, que se forment toutes ressources. « Quiconque prétend qu’on peut s’enrichir autrement est UN EMPOISONNEUR », disait Franklin dans ses « Conseils à ceux qui veulent devenir riches ».C’est aux individus que Franklin s’adressait ; mais la loi est la même pour les sociétés. Il n’y a pas deux morales et il n’y a pas davantage deux économies.

19 juin 1872.

 

III.

Les avocats des jeux sont aussi, pour la plupart, des avocats de la loterie ; et c’est naturel : car les deux institutions font la paire, quoi qu’en disent, sur les apparences, un certain nombre de personnes, ennemies de l’une et amies de l’autre. Les formes différent, le fond ne diffère pas. Les moyens sont autres ; les résultats sont semblables. Peut-être même, à raison de son action moins apparente et de ses procédés moins brutaux, la loterie est-elle, en somme, à la longue, plus pernicieuse encore que le jeu. Assurément le billet de loterie ne dévore pas, comme la rouge ou la noire, en un jour, en une heure, un patrimoine. On ne voit pas, dans le modeste local où se prennent les numéros, comme dans les somptueux salons du Kursaal de Hombourg ou de Wiesbaden, l’homme entré riche par une porte, ressortir ruiné par une autre ; et ce n’est pas là que le garçon de banque ou le commerçant, attiré par hasard en passant et resté « pour voir », laissera, comme cela arrivait journellement jadis dans les enfers du Palais-Royal, sa recette du jour ou ses échéances du lendemain. Mais ce que le jeu fait d’un coup, la loterie l’opère peu à peu, et non moins complètement parfois, comme le filet d’eau qui mine par la base ce que la poudre et le fer n’abattraient qu’imparfaitement par le faîte. De petites mises, incessamment répétées et graduellement accrues, finissent par absorber des fortunes ; elles empêchent, plus sûrement encore, la richesse de se former en décourageant le travail et l’épargne. Le système, d’ailleurs, est affecté du même vice originel, la disparité des chances, c’est-à-dire LA CERTITUDE, POUR L’INSTITUTION, D’ABSORBER, DANS UNE PROPORTION DÉTERMINÉE, TOUT CE QUI LUI EST CONFIÉ, du premier jour au dernier. C’est donc toujours un piège tendu à la crédulité publique, une fraude et une spoliation, en d’autres termes. Le plus clair de l’opération, c’est de prélever sur la richesse créée, au profit de soi-disant banquiers, qu’il serait plus juste d’appeler banquistes, une dîme injustifiable. Mais à supposer que l’on pût, comme quelques-uns le prétendent, faire disparaître entièrement ces parasites intermédiaires et réserver réellement à l’État ou à la commune le bénéfice entier de l’opération, ce bénéfice ne serait qu’apparent, et le résultat dernier serait fatal. La loterie, quelque bien réglementée qu’on la suppose, a toujours été, elle sera toujours la glorification de la chance, c’est-à-dire la déconsidération du travail et de l’ordre. En détournant de l’application, de l’économie, de la vie régulière, elle accoutume à attendre la fortune, comme une manne, d’autre chose que des efforts qui la conquièrent et la conservent ; elle abaisse les hommes en les poussant à convoiter plus qu’à mériter.Elle les porte à l’oisiveté, à l’impatience, aux comparaisons injustes et envieuses ; à l’irritation quand la roue leur est contraire, à la dissipation quand elle leur est favorable, à l’imprévoyance et à l’irréflexion toujours. Elle engendre, en un mot, les habitudes les plus opposées à la prospérité publique comme à la prospérité particulière, les plus déplorables au point de vue du bonheur domestique et de la tranquillité sociale.

Les Génois, qui connaissent la loterie (ils l’ont encore), ont un proverbe qui en dit long à ce sujet, « Ti venisse un ambo i » disent-ils pour souhaiter du mal à quelqu’un. PUISSES-TU GAGNER LE GROS LOT ! c’est leur malédiction par excellence. Jacques Laffitte disait de même en son temps : « Si j’avais un ennemi queje voulusse perdre, JE LUI SOUHAITERAIS DE GAGNER AU JEU, ou à la Bourse. »

Rien de plus profondément vrai que ces deux paroles : et l’on ferait mieux de nous les rappeler que de nous prêcher, comme on le fait, l’art de payer nos dettes sans qu’il nous en coûte rien, voire même « en nous amusant, et pour nous amuser ». Ce qui ne coûte rien ne vaut rien, n’en déplaise à nos docteurs de la morale facile et de la finance de bric-à-brac ; et l’argent, quand il ne vient pas de bonne source, n’est pas seulement de l’argent qui déshonore, c’est de l’argent qui appauvrit.

Il nous faut de l’honneur et il nous faut de la richesse. Il nous faut du travail, par conséquent, de l’ordre, de la persévérance et de l’économie. Il nous faut, avec le respect de ces vertus, le respect des gens qui les ont, le mépris de ceux qui ne les ont pas, le mépris de ceux qui les décrient surtout ; et au premier rang je place ces empoisonneurs qui nous versent à tant la ligne l’illusion, le mensonge et la fantasmagorie. Empoisonneurs dont nous-mêmes pourtant, il faut bien le dire, nous sommes les complices ; car notre ignorance seule et notre crédulité font leur force, comme elles font la fortune de tous les charlatans dont nous payons, à la quatrième page, les annonces fabuleuses et qui rient de nous — ils en ont bien le droit — quand nous allons leur demander, après cela, leurs farines et leurs élixirs. Boulettes de mie de pain pour les riches, formules de régénération sociale à la minute pour les pauvres, plaisanteries, filouteries et scandales pour tous, on nous sert comme nous voulons être servis, et l’on nous parle le langage que nous nous montrons capables d’entendre. Instruisons-nous, c’est là qu’il en faut toujours revenir, et instruisons les autres. Instruisons-nous et moralisons-nous ; il n’y a pas d’autre moyen de faire que les intrigues des habiles et la folie des hallucinés ne trouvent pas toujours, pour dupes et pour auxiliaires, comme elles y sont trop habituées, la cupidité et la sottise de leurs victimes.

Ou convertir Tartufe, disait Bastiat, ou déniaiser Orgon : il n’y a pas d’autre alternative ; et c’est à la seconde tâche, il ne s’en cachait pas, qu’il croyait le moins chimérique d’appliquer ses efforts. Sans nous faire d’illusion sur ce que peuvent, pour y contribuer, des réflexions du genre de celles-ci, disons-nous cependant que nulle parole n’est vaine quand elle est sincère. Et osons espérer que le peuple français ne voudra pas être, une fois de plus, en sa qualité de peuple le plus spirituel de la terre, assez niais pour livrer la France, comme dernière humiliation et suprême misère, à la bande noire de vautours de haut vol dont les corbeaux qui nous étourdissent d’un si beau ramage ne sont que l’avant-garde.

21 juin 1872.

 

 

ENCORE LES JEUX.

Nos articles sur la question des jeux ont eu la bonne fortune d’être remarqués au-delà de la frontière. On nous écrit de Suisse :

« Il est probable que ceux qui cherchent à s’implanter en France sont les mêmes qui ont vainement tenté, l’an dernier, de s’installer ici (en Valais). Les municipalités (il n’y en avait pas moins de cinq ou six) s’étaient montrées fort complaisantes à leur égard. Mais, dès que la mèche a été éventée, il y a eu dans le reste du pays un tolle général qui a balayé toute cette engeance. Dieu veuille que la France réussisse à s’en préserver aussi ! » En attendant, la campagne continue. Après les feuilles légères et graves que l’on sait, voici venir les communications pseudo-officielles. « On lit dans le Moniteur universel : » ainsi débutent, en ce moment, aux annonces et aux réclames, quand ce n’est pas à une meilleure place, une foule de feuilles de province. Après quoi vient tout au long un solennel article, écrit comme au bon temps où le Moniteur universel était l’organe exclusif du gouvernement. Et le bon public, qui n’en sait pas plus long, se dit : « C’est au Moniteur », et le tour est joué. Allons, pauvre France, imite un peu la Suisse, ta bonne voisine, et balaye-nous une bonne fois, toi aussi, ces choses-là et ces gens-là.

27 juin 1872.

 

 

BOIRONS-NOUS CE CALICE ?

On lisait, il y a deux jours, en tête de l’Ordre :

« L’accueil fait au président du syndicat des villes d’eaux, qui a eu l’honneur d’être reçu à la Présidence, n’est pas de nature à décourager les intérêts dont il s’est fait l’organe.

« Tout, au contraire, donne à espérer que, sous la réserve d’une décision définitive touchant le principe même de la loi, des autorisations spéciales seront accordées. »

Cet article est bon à noter ; car il contient la constatation, en quelque sorte officielle, de l’existence de l’organisation occulte dont nous signalions de toutes parts, depuis quelques mois, la main et l’argent. Nous savons maintenant, de l’aveu des coupables, sur qui faire retomber la responsabilité de cette honteuse conspiration contre le travail, la richesse et la morale de notre pauvre pays. Nous savons quelle association malfaisante a entrepris, dans le plus sordide et le plus bas des intérêts, de faire avaler à la France le vomissement de l’Allemagne. Habemus confitentemreum.

Quant à la satisfaction avec laquelle l’Ordre se plaît à enregistrer à une communication de mauvais augure pour la France et de nature à compromettre devant le reste du monde le gouvernement qui tient la place de celui qui aurait ses préférences, nous n’avons rien à en dire : c’est dans l’ordre.

Il nous semble seulement que ce qui n’y est pas, c’est de faire si lestement trancher, par une simple visite à l’Hôtel de la Présidence, une question qui est, au premier chef, du ressort du pouvoir législatif, et qu’assurément ni le Président, ni l’Assemblée ne seraient d’humeur à escamoter ni à laisser escamoter sous forme d’autorisation administrative. C’est une loi, et une loi rendue après un débat public et solennel dans lequel tout a été dit et bien dit, qui a mis fin en France au fatal et immonde régime des jeux et de la loterie.

Une loi seule pourrait défaire ce qui a été fait ; nous voulons dire refaire ce qui a été défait et relever ce qui a été détruit. Nous ne ferons pas à l’Assemblée l’injure d’admettre qu’une telle résurrection puisse être sérieusement discutée devant elle. « Si l’on avait l’audace de nous apporter une pareille proposition, disait récemment un de nos plus honorables représentants, je me lèverais pour réclamer la question préalable, et je demanderais à la Chambre de déclarer que quiconque ose élever la voix en faveur de cette monstruosité mérite d’être noté d’infamie ! »

Celui qui a dit cela le fera comme il l’a dit. Ou plutôt il n’aura pas à le faire ; car nul ne s’exposera à se voir infliger devant l’Europe et devant l’histoire le stigmate qui gêne si peu, et pour cause, paraît-il, MM. les fermiers en exercice ou en espérance.

3 juillet 1872.

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[1] On a cité, à la Société d’économie politique, telle ville — celle de Pau — à laquelle on aurait offert 500 000 francs, dont 250 000 comptant, en avance sur la part de bénéfices fixée à moitié.

[2] V. le Journal des économistes du 15 mai.

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