Dans cet article, Frédéric Passy revient sur les nouveaux développements des idées de pacifisme et d’arbitrage, qui lui sont chères et qu’il a défendues toute sa carrière durant. En 1895, la question de l’Alsace-Lorraine, qui a fait naître des tensions réelles mais dont il ne faudrait pas, dit-il, s’exagérer la portée, est surtout posée, et elle doit être résolue comme les autres par l’arbitrage. La concorde et la paix européenne, surtout, sont à fonder, si l’on veut éviter un embrasement généralisé.
Frédéric Passy, « La question de la paix », Revue des revues, 15 juin 1895, p. 453-463.
LA QUESTION DE LA PAIX.
J’ai publié sous ce titre, il y a plus d’un an, pour la Société française pour l’arbitrage, une brochure dans laquelle j’ai exposé très sommairement les raisons qui interdisent au monde civilisé, sous peine de folie et de suicide, de songer à la guerre, et montré les progrès réalisés depuis vingt-cinq ans, dans l’opinion et dans les faits, par ce que M. Lavisse appelle le parti de l’ordre, de la modération et de la paix. Je n’ai point l’intention de refaire cet exposé et de servir aux lecteurs de la Revue des Revues, sous forme d’article, une seconde édition de ma brochure de 1894. Ils la trouveront, s’ils la désirent, au siège de la Société pour l’arbitrage[1], et les articles réchauffés ne valent pas mieux que les dîners réchauffés. Mais la question de la paix, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, reste à l’ordre du jour ; elle y restera, comme la première et la plus urgente de toutes, aussi longtemps que la sécurité de l’avenir n’aura pas été obtenue par une solution amiable des différends qui la compromettent, ou par une résolution formelle et commune de renoncer, pour mettre fin aux conflits existants, à l’emploi des anciens procédés de la politique de violence, de conquête et de revanche.
C’est ce qu’exposait admirablement, dans son article du 1er juin, cette femme d’un grand cœur et d’un grand esprit, qui, de Vienne comme d’un point neutre et central, fait rayonner dans toutes les directions et sur tous les pays de l’Europe, la flamme vivifiante de sa sereine et ardente humanité.
C’est sur quoi je voudrais insister après elle, non pas en répétant moins bien ce qu’elle a dit, mais en montrant par quelques citations ou quelques indications, combien les idées exprimées par la baronne de Suttner ont conquis de terrain dans ces derniers temps et combien, pour reprendre les expressions de M. Lavisse, « le parti de l’ordre, de la modération et de la paix gagne chaque jour en étendue et en profondeur » ; combien aussi, après avoir été sage et patriotique de faire, suivant un mot célèbre, le silence sur ce qu’on ne pouvait oublier, il est devenu naturel, raisonnable et nécessaire de délier honnêtement sa langue et de mettre l’opinion européenne en devoir de prononcer la sentence impartiale devant laquelle s’inclineront les prétentions contradictoires.
Que la paix soit le bien suprême pour les peuples, que la guerre, suivant un mot célèbre de M. Jules Simon, soit toujours un crime pour quelqu’un et un malheur pour tout le monde, et que, dès lors, rien ne soit plus respectable et plus méritoire que les efforts des hommes qui travaillent à la conjurer, c’est l’évidence même, et bien rares sont ceux qui le contestent sérieusement et sincèrement. Bien rares cependant, hélas ! étaient, il n’y a pas bien longtemps, ceux qui osaient le dire tout haut, et bien plus rares encore ceux qui osaient croire à l’utilité de le dire et attendre de leurs paroles ou de leurs actes quelque modification de l’état des esprits et quelque amélioration des relations internationales.
Or, voici que, non seulement depuis vingt-cinq ans, en dépit de toutes les excitations et de tous les incidents qui pouvaient y fournir matière, la paix n’a point été troublée. Voici que l’on ne rit plus, ni dans le public, ni dans les sphères officielles, de ces honnêtes gens, disciples, disait-on, aussi visionnaires que leur maître, du bon abbé de Saint-Pierre qui rêvait la paix perpétuelle et voyait déjà, selon la prophétie d’Isaïe, les lions paissant paisiblement avec les brebis, et le fer des épées et des lances changé en charrues pour labourer et en faux pour moissonner ; — espérance, soit dit en passant, qui n’a jamais été, que je sache, professée avec cette naïveté par les plus ardents parmi les ennemis de la guerre, quelque doux qu’il leur eût été sans doute d’en entrevoir la réalisation. Voici enfin que, dans les Parlements, dans les journaux, dans le monde militaire lui-même, une manière nouvelle se produit d’envisager la guerre et ses éventualités et que ce n’est plus pour les flétrir comme des hommes sans patriotisme, ou pour les tourner en ridicule comme des fous, que l’on s’occupe des membres des sociétés de paix et d’arbitrage.
Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de l’apprendre aux journaux français qui se croyaient les mieux informés, l’homme d’État qui dirigeait alors, depuis si longtemps, la politique étrangère de l’Autriche, le comte Kalnoky, après avoir justifié la nécessité où s’était trouvé ce pays comme les autres de développer ses armements, laissait entendre que ce n’était point là un régime selon son cœur, que la paix armée n’est point un idéal, qu’il est permis de souhaiter pour l’Europe des garanties moins onéreuses et plus sûres que celle des baïonnettes et des canons, et se déclarait enfin résolu à ne rien négliger pour éviter à la fois les divisions intérieures et les complications extérieures. Il faisait appel même, à ce dernier point de vue, à « l’œuvre salutaire des sociétés et des congrès de la paix ».
Il y a quelques jours, sur l’initiative de l’homme d’État dont l’influence a déterminé sa retraite, le baron Banff, premier ministre de Hongrie, se constituait à Budapest, sous la présidence de l’écrivain national Jouai, en vue de la prochaine session de l’Union interparlementaire à Bruxelles, un groupe qui, dès le début, a réuni plus de 130 membres des deux Chambres, et ce groupe prenait la résolution d’inviter l’Union interparlementaire à tenir à Budapest sa session de 1896.
Dans l’intervalle, ceci n’est peut-être pas moins significatif, le ministre de la guerre d’Autriche avait tenu à dire en plein Parlement que son gouvernement n’était nullement à la tête du mouvement qui a emporté les nations européennes vers l’exagération des dépenses militaires et qu’il verrait, avec la plus vive satisfaction, venir le moment de les réduire. Sur quoi un député conservateur, M. Schleicher, faisait remarquer que le jour où il se trouverait un ministère pénétré de ces idées et fermement résolu à les prendre pour règle de sa conduite, il aurait derrière lui l’opinion de 150 millions d’hommes prêts à l’acclamer et à le bénir.
Choses d’Autriche, dira-t-on peut-être, comme on dit choses d’Espagne pour qualifier des espérances irréalisables ou des prétentions chimériques. Mais sortez de ce pays au tempérament bienveillant et modéré auquel tout s’accorde à conseiller la prudence et la sagesse, en lui faisant redouter jusqu’au moindre choc qui pourrait troubler le fragile assemblage des parties qui le constituent, et vous ne verrez plus rien de semblable. Allez en Allemagne, allez en France, où les ressentiments des dernières luttes sont si vifs encore, et si irréductible l’antagonisme du vainqueur qui veut garder sa proie et du vaincu qui ne peut se résigner à la mutilation qu’il a subie, et vous ne trouverez nulle part la moindre trace de cet esprit d’apaisement et de sagesse, ni le moindre sujet d’espérer une détente et une réconciliation.
En est-on bien sûr, et croit-on que ce soit en vain, malgré tout ce qu’elles ont apporté de difficultés et d’irritation parfois, que 25 années se sont passées sans que la terrible collision, toujours redoutée et toujours écartée, ait pu éclater ? Croit-on que ce soit en vain que, de part et d’autre, des hommes d’un patriotisme incontestable, au nom de leur patriotisme même, ont retenu et calmé les entraînement des passions rivales et peu à peu accoutumé les esprits à l’idée d’une autre politique que celle de la force ? N’y a-t-il pas, en Allemagne comme en France — et composées, je le répète, d’hommes de cœur qui aiment leur pays, de bons Allemands et de bons Français — des sociétés de plus en plus nombreuses, de plus en plus influentes aussi, qui répandent autour d’elles l’horreur de la guerre et la confiance dans la puissance de l’arbitrage ou des négociations amiables ?N’est-ce pas à Berlin même que se public depuis plusieurs années, sous la direction de Mme de Suttner, une revue dont le titre emprunté à son célèbre roman : À bas les armes ! (die Waffen nieder !) dit assez le sens et le but ?Et n’est-ce pas de Berlin et de la Société centrale de la paix de cette ville que partait, il y a quelques mois, en faveur de la multiplication des sociétés annexes et de leur propagande, un appel dans lequel on pouvait lire que, le jour où les gouvernements songeraient enfin à entrer dans les voies d’une politique plus équitable et plus conforme aux exigences du droit des gens moderne, il fallait qu’ils trouvassent derrière eux une opinion publique énergique pour les soutenir ?
En est-il autrement en France, et, si je ne me sentais quelque peu embarrassé par la part que j’y ai prise personnellement et que je continue à y prendre, combien ne me serait-il pas facile de triompher de l’incrédulité des sceptiques et des déclarations des énergumènes ? Je prends presque au hasard, parmi les faits les plus récents, quelques traits seulement.
Il y a quelques semaines, un honorable officier supérieur en retraite, bien connu comme écrivain militaire, le colonel Thomas, publiait sous ce titre significatif : « Les armements de l’avenir. — Où s’arrêtera-t-on ? » une brochure dans laquelle, faisant sans merci le procès aux engins de destruction dont la science moderne a doté l’humanité, maudissant cette guerre industrielle dans laquelle la machine à tuer a remplacé l’homme, il demandait une conférence internationale et un arbitrage pour interdire l’emploi de la mélinite, de la roburite, de la dynamite, de la poudre sans fumée elle-même, et de tous ces perfides explosifs qui fauchent brutalement les plus belles existences et confondent dans un même écrasement le courageux et le lâche, également incapables de savoir qui ils frappent et par qui ils sont frappés. Une discussion des plus courtoises s’est engagée à ce sujet. J’y ai pris part, faisant remarquer à l’honorable colonel que la guerre d’autrefois, en dépit des apparences, n’était pas aussi bénigne qu’il se plaisait à le croire : qu’à Austerlitz ou à Solférino, les canons entraient dans la boue humaine et broyaient sur leur passage blessés et vivants ; qu’à Eylau, la vue du sang sur les habits blancs avait fait reculer d’horreur Napoléon lui-même qui pourtant se vantait de se moquer de la vie de deux cent mille hommes ; que c’est par millions que, dans le premier quart de ce siècle, avant l’emploi des procédés nouveaux, ont été fauchées les populations ; et, qu’après tout, être tué d’une façon ou d’une autre, en bloc ou en détail, c’est toujours, pour ceux qui sont tués et pour ceux qui les pleurent, à peu près la même chose. J’ajoutais que je croyais peu, moi qui passe mon temps à prêcher l’arbitrage, à la possibilité de conclure et surtout de faire respecter une convention qui interdirait dans la guerre l’emploi des ressources que fournit aujourd’hui la science pour attaquer et pour se défendre. Je disais qu’il était moins difficile d’empêcher deux chiens, deux hommes ou deux peuples de se jeter l’un sur l’autre, que de les obliger, une fois lâchés, à se ménager dans la lutte et à émousser d’un commun accord leurs griffes, leurs dents ou leurs armes. Et je soutenais en conséquence, que si la science actuelle, en faisant apparaître au grand jour toute l’horreur de la guerre, soulève contre la guerre le cœur des militaires eux-mêmes, c’est à en prévenir l’explosion et à écarter les occasions de recourir à l’effroyable arsenal de la charcuterie humaine, beaucoup plus qu’à demander des arbitrages et des traités pour en modérer l’emploi, qu’il convient d’appliquer ses efforts et de convier les gouvernements.
Que j’eusse tort (d’ailleurs ce que je ne crois pas) et que le colonel Thomas eût raison, est-ce que ce n’était pas déjà un fait considérable que cet anathème jeté par un militaire aux massacres désormais inséparables de la guerre ? Est-ce qu’il n’y a pas là la manifestation d’un état d’esprit nouveau et comme un commencement de condamnation de la guerre par ceux-là même qui, non seulement la croient encore inévitable et nécessaire, mais l’admirent et l’aiment ? Et cet état d’esprit nouveau n’apparaît-il pas avec plus d’évidence encore, quand on voit, à la suite de l’honorai colonel et de son contradicteur, d’autres officiers prendre part à la discussion, les uns pour le soutenir, les autres pour le combattre ? L’officier supérieur qui traite dans le journal Le Siècle les questions militaires, se range absolument à mon avis quant à l’objet principal du débat, bien que, sur un autre point, sur le duel, que le colonel Thomas condamne comme moi, il nous donne tort à tous deux. Et la France militaire, qui soutient la même thèse que le colonel Thomas, n’en rend pas moins justice aux efforts des sociétés de la paix et ne marchande pas ses encouragements à leur propagande et à celui qu’elle appelle le vénéré président de la Ligue de la paix. Franchement, il y a loin de ce langage à celui que nous étions condamnés à entendre il n’y a pas encore bien des années, alors qu’il fallait, comme on l’a dit, plus de courage pour faire la guerre à la guerre que pour faire la guerre.
— Très bien, dira-t-on ! On reconnaît que vous êtes de braves gens, patriotes, chacun selon votre nationalité, de votre patrie en même temps que patriotes de l’humanité, ainsi que vous a baptisés le plus éloquent de vous tous, M. Jules Simon. On ne nie pas que vous n’ayez, par votre propagande, par vos congrès, par votre union interparlementaire et par votre bureau international de la paix, contribué, dans une certaine mesure, à améliorer les relations internationales, à adoucir les frottements, voire à résoudre ou plutôt à faire résoudre sans effusion de sang, un certain nombre de questions pour lesquelles, autrefois, l’on n’aurait pas connu d’autre solution que le recours aux armes. Vous avez, par-devers vous, une liste respectable d’arbitrages, de valeur très inégale toutefois, et vous portez à votre actif, après l’arrangement de l’affaire des Carolines par l’intervention du pape, le règlement des frontières de la Hollande et de la France à la Guyane par le tzar et les mesures prises, après six semaines de plaidoiries contradictoires, pour déterminer de quelle façon et dans quelles limites il serait permis aux Anglais et aux Américains de détruire les phoques et de fournir des fourrures aux frileux des deux mondes. Tout cela est quelque chose et l’on conçoit que vous en soyez fiers. Il n’en reste pas moins vrai qu’il y a des questions qui dépassent la portée de vos juridictions aimables et que jamais nation digne de vivre et gouvernement digne de gouverner ne consentiront à les soumettre au hasard d’une sentence arbitrale. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a au sein de l’Europe, soit par suite des changements survenus dans les idées, les mœurs, les aspirations des populations, soit par suite de faits récents, dûs à la guerre et aux traités qui l’ont suivie, des prétentions contradictoires, des défiances, des revendications et des craintes qui ne permettent pas d’espérer l’apaisement définitif et durable, sans lequel ne peut se concevoir l’allègement des charges sous lesquelles prie l’Europe. La paix armée écrase toutes les nations, mais la paix armée est la conséquence nécessaire de la situation faite à la France par l’Allemagne, en 1871, et vous ne parviendrez pas à faire dénouer cette difficulté, n’en déplaise à M. Hodgson Pratt et à Mme de Suttner, autrement que par les armes. Tous les temps ont leurs nœuds gordiens. Dans tous les temps, il a fallu et il faudra, pour les trancher, l’épée d’Alexandre.
Trancher, soit ; mais trancher, même avec l’épée d’Alexandre, ce n’est pas dénouer ; et les règlements auxquels la force seule a présidé, n’ont jamais servi qu’à préparer de nouvelles difficultés et de nouveaux recours à la force. Une seule juridiction est sans appel, c’est celle de l’opinion. Un seul genre de solutions est définitif, ce sont celles qui sont acceptées d’un commun accord, comme justes et comme conformes à leur intérêt respectif, par toutes les parties en cause. La question d’Alsace ne fait pas exception. Plus qu’aucune autre peut-être, elle commande, non seulement à la France et à l’Allemagne, mais à l’Europe entière, à cette Europe entière qui, on l’a dit, paye aussi cher que ces deux grandes nations la rançon de Sadowa et de Sedan, de chercher dans un esprit de prévoyance, de sagesse, de concessions mutuelles et de conciliation, l’apaisement de tous les ressentiments qu’elle a pu provoquer, et la sécurité d’un avenir que, depuis un quart de siècle, elle n’a cessé de menacer. Plus qu’aucune autre peut-être aussi, quoi qu’il en puisse sembler à première vue, cette question nous montre, par la façon dont elle est envisagée de part et d’autre, quels changements se peuvent produire en l’état des esprits dans un quart de siècle, et quel désir, inavoué parfois, mais sincère, se trouve au fond de toutes les consciences, d’arriver enfin, par une révision équitable et bienveillante des erreurs et des fautes du passé, à une réconciliation définitive des deux grandes nations, trop longtemps condamnées à une rivalité qui les annule en les épuisant.
Il n’a jamais été vrai, quoiqu’on ait pu non sans vraisemblance le faire croire à l’Allemagne, que la France, dans son ensemble, fût animée d’une haine inextinguible à l’égard de l’Allemagne, et qu’elle ne rêvât que de laver, dans des flots de sang allemand, l’injure de ses défaites de 1870. Mais il a été vrai que la restitution pure et simple de l’Alsace-Lorraine à leur ancienne patrie lui a paru plus ou moins longtemps l’unique but à poursuivre, et que toute idée de transaction, de compensation ou d’arrangement quelconque, en dehors de cette rétrocession pure et simple, eût été, sauf pour quelques esprits exceptionnellement pondérés et prévoyants, un marchandage indigne de tout examen.
Il n’est pas vrai que la masse de la nation, quelque douloureux que fussent ses ressentiments, ne songeât qu’à saisir, à la suite de M. Déroulède et de la « Ligue des Patriotes », la première occasion de reprendre l’offensive et d’aller porter à Berlin le fer et le feu ; pas plus qu’il n’est vrai que l’Allemagne, dans son ensemble, malgré ce qu’ont pu dire ou méditer, en une ou deux occasions, quelques-uns de ceux qui parlaient pour elle, ne songeât qu’à rouvrir les hostilités et à saigner à blanc sa victime qui s’obstinait à vivre. Mais il a été vrai qu’il eût été difficile de parler, même pour un avenir éloigné, de la possibilité d’un rapprochement entre les deux nations et que, pour une partie notable au moins de ceux qui suivaient le chef de la « Ligue des Patriotes », la guerre de revanche restait le devoir et l’idéal. Aujourd’hui M. Déroulède lui-même, tout en blâmant, avec un certain nombre d’autres, le gouvernement d’avoir accepté à Yeddo le concours de la diplomatie allemande et de ne pas refuser à Kiel l’invitation du gouvernement allemand, se défend de toute velléité de conseiller une guerre avec l’Allemagne. Et l’un des plus braves officiers de notre marine, le contre-amiral Réveillère, qui certes n’est pas le seul parmi les braves à penser ainsi, peut écrire sans faire scandale : « Qui parle de revanche ? Quelques grotesques dont on rit, ou quelques maniaques dont on s’impatiente. »
Aujourd’hui, aucun de ceux qui, militaires ou civils, se font les interprètes des sentiments de l’Alsace à l’égard de la France, ou des sentiments de la France à l’égard de l’Alsace, Patiens, Heimweh, Lavisse ou Jules Simon, ne songent à une reprise de l’Alsace par les armes. Tous proclament que recourir à l’épée, c’est justifier l’épée, et que c’est justement le droit de l’épée avec lequel il faut en finir. Tous ne parlent que de transactions, de concessions mutuelles, de consultation des populations, répudiant toute idée de recours à la violence et, pourvu que le droit des populations soit respecté, se montrant prêts à faire l’inévitable part des faits accomplis.
Jean Heimweh et l’amiral Réveillère, le patriote alsacien et le patriote breton, se trouvant, sans s’être entendus, d’accord pour conseiller, dans des conditions plus ou moins différentes, mais dans le même esprit, la neutralisation des territoires en litige, ont proposé, avec des garanties sérieuses, des compensations territoriales ou pécuniaires. Et, tandis que l’un montre dans une république rhénane la bonne réconciliatrice entre les deux nations qu’a divisées l’Alsace, l’autre rêve à Strasbourg, déclarée ville libre, la constitution d’une université mixte entretenue à frais communs par la France et par l’Allemagne, non seulement trait d’union, mais centre commun de lumière, de travail et de bienveillance.
En est-il autrement, quoi qu’en ait pu dire le fougueux président de la Société de la paix de Francfort, du côté de l’Allemagne ? Et ne se trompe-t-il pas sur l’état des esprits en Allemagne, que, dans l’intérêt de la paix, il cherche à nous faire connaître, comme il se trompe sur l’état des esprits en France, qu’il croit connaître, parce qu’il a ramassé, dans un certain nombre de feuilles ignorées ou dans quelques manuels d’histoire, le pendant de ce qui se débite encore malheureusement dans son pays, comme dans tous les autres, sous couleur de patriotisme ? « Depuis vingt ans, dit M. Wirth, il n’y a plus de question d’Alsace. » C’est depuis vingt ans, comme le dit l’amiral Réveillère, qu’il y a une question d’Alsace, intempestivement réveillée, alors que personne auparavant n’y songeait : depuis vingt ans, disons depuis vingt-quatre ans, puisqu’en mai 1871, M. de Bismarck lui-même examinait, en plein Parlement, l’hypothèse d’une solution qui l’eût empêchée de naître, et, malheureusement, comme il l’a reconnu plus tard publiquement, faisait la faute de l’écarter. Faut-il rappeler que, dès le début, les socialistes (on dira que ce sont des socialistes, mais M. Wirth se proclame démocrate-socialiste !) se sont prononcés contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine, et que, tout en proclamant, comme ils l’ont fait au Reichtag, que tout Allemand en cas de guerre doit défendre son pays, ils n’ont jamais cessé de maintenir leur opinion première à cet égard. Le 5 février 1889, pour ne citer que l’un de ces discours, M. Liebknecht disait : « Personne ne peut le nier ; nous avons aujourd’hui une question d’Alsace-Lorraine, comme il y a eu autrefois une question vénitienne et lombarde. »
« Je ne désespère pas d’entendre le citoyen allemand dire un jour : le pays veut-il que nous nous armions d’une manière aussi formidable, que nous dépensions milliards sur milliards et que nous entretenions un état de choses qui nous affaiblit, au lieu d’augmenter nos forces ? »
« Les Alsaciens-Lorrains nous sont hostiles et un ennemi à l’intérieur est pire que deux à l’étranger. Les Français ont aussi peu de droits que nous à garder ce pays, le mieux serait de le neutraliser. Pour peu qu’on s’habitue à cette idée, on s’apercevra qu’elle est facile à réaliser. »
« On a encore un bon souvenir de la domination française en Alsace-Lorraine (je cite textuellement), parce que les Français ont introduit dans ce pays de meilleures lois et une culture plus élevée. Les Alsaciens-Lorrains sont aussi bons Allemands que nous, mais ils ne veulent pas avoir de rapport avec nous. On ne peut résoudre la question qu’en leur donnant la liberté. C’est la seule manière de nous les attacher. »
Et encore :
« Les choses ne peuvent pas durer ainsi. On dépense des centaines de millions pour les armements et le peuple ne peut pas supporter cette situation plus longtemps. Vous n’enterrerez pas le socialisme et la démocratie, mais vous ferez naître la révolution sociale. »
L’avertissement n’est peut-être pas à négliger. Et l’on ne ferait pas mal, là où l’on a la prétention de veiller au maintien de l’ordre et de garantir la tranquillité du monde, de se demande jusqu’à quel point l’on peut compter sur la patience de la chair à canon et de la matière à impôts.
Mêmes constatations dans les différents congrès socialistes, notamment à celui d’Erfurt en octobre 1891, où M. de Vollmar attribue l’incertitude de la situation actuelle à l’annexion de l’Alsace-Lorraine, et exprime le vœu d’une réconciliation avec la France. M. Bebel, tout en critiquant la tactique de M. de Vollmar, renouvelle sa protestation contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine et s’écrie : « Maudits soient ceux qui s’opposent à la réconciliation de l’Allemagne avec la France ! »
La même année, dans un article qui fit grand bruit à cette époque, le Neue Albbote d’Ebingen (Wurtemberg) disait : « Au fond, l’Alsace-Lorraine est la seule pomme de discorde qui empêche les deux grandes nations civilisées de conclure une paix durable. Il faut le dire, l’Allemagne ayant été victorieuse, devrait généralement aller au devant de la France et amener, de quelque façon que ce soit, une entente. Nous ne voulons pas dire précisément que l’Allemagne doive rendre à la France l’Alsace-Lorraine en échange d’une bonne colonie ou de quelques milliards, parce que les habitants de ces deux provinces inclinent à se réunir de nouveau avec leur ancienne patrie ; mais il doit être permis de soulever et de discuter cette question sans froisser le sentiment national. »
Oui, la question d’Alsace-Lorraine est la seule pomme de discorde entre l’Allemagne et la France. Oui, il doit être permis, ou plutôt il est commandé, non seulement à tout Français et à tout Allemand ami de son pays, mais à tout homme soucieux de la paix du monde, non de soulever, elle est toute soulevée, mais de discuter cette question. Et elle est, en effet, discutée partout et par vous-même, tout le premier, ou le dernier comme vous voudrez, mon cher Franz Wirth. Hier, c’était de l’autre côté de l’océan, aux États-Unis, un Allemand, un Prussien, qui, sous le pseudonyme de Pan Aryan, proposait, avec l’appui du président de la Société de la paix de Philadelphie, Alfred Love, de couper la pomme en deux, en donnant à la France les gens qui parlent français et à l’Allemagne les gens qui parlent allemand ou plutôt alsacien. La proposition n’a plu à personne, ni aux Allemands et aux Français consultés par Pan Aryan, ni aux Alsaciens et aux Lorrains qu’il avait oublié de consulter. Aujourd’hui c’est vous, mon cher Franz Wirth, qui, en niant la question, en constatez l’existence, car pourquoi vous seriez-vous donné la peine de la discuter si vous ne l’aviez pas trouvée posée ? Et quel besoin auriez-vous eu d’écrire tant de pages pour démontrer qu’il est inutile de perdre un mot sur cette question, si vous ne l’aviez sentie de toutes parts agitée et discutée autour de vous ? Ce n’est pas assez dire : c’est vous qui, en la niant, encore une fois, donnez à votre tour votre solution, car vous déclarez que vous, démocrates socialistes, vous êtes prêts, pour votre compte, à reconnaître aux Alsaciens-Lorrains le droit de se prononcer par un plébiscite, et que, si vous entendez fermer la porte à la discussion, ce n’est pas que vous vous y refusiez personnellement, mais que vous la savez d’avance inutile. Permettez-nous, en vous remerciant de ce que vous voulez bien nous accorder, de ne pas désespérer comme vous de la sagesse, du libéralisme, de la modération et de la prévoyance de vos compatriotes et des nôtres, et de persister à nous souvenir de cette parole de l’homme qui a le plus longtemps soutenu la lutte désespérée de la France contre l’Allemagne et qui, pendant un certain temps fut considéré comme l’incarnation de la revanche, Gambetta en personne : « la paix a des ressources que l’on ne soupçonne pas encore ». On les soupçonne maintenant ; on les connaît ; on les mesure et bientôt, soyez-en sûr, grâce à vous-même qui les niez et qui avez travaillé pour elles des premiers, en fondant la Société de la paix de Francfort, on verra ce qu’elles peuvent produire. Comment, sous quelle forme, à quelles conditions se fera l’accord béni qui sauvera l’Europe et le monde du cauchemar de la guerre et de l’écrasement de la paix armée, je l’ignore, et je n’ai point qualité pour en poser les termes ; mais j’ai qualité pour dire avec quiconque n’est point aveugle, qu’il doit se faire et, qu’une fois la volonté bien arrêtée de faire rentrer l’Europe dans l’ordre et dans la sécurité, le moyen de l’y faire rentrer se trouvera. Where there is a will, disent les Anglais, there is a way. Quand on est bien décidé à s’entendre, on s’entend.
Frédéric Passy
Membre de l’Institut,
Président de la Société française pour l’arbitrage entre nations.
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[1] Rue de Condé, 29. — Voir également l’Avenir de l’Europe.
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