La protection de l’enfance

Aux premiers âges de la civilisation, la puissance paternelle ne connaît pas de bornes, et ce n’est que par le progrès de la civilisation, rappelle Yves Guyot, que peu à peu la protection de l’enfance a pu être comprise. Les statistiques judiciaires qu’il rappelle en 1894 prouvent que la maltraitance des enfants est un fléau que la police protège mal, dont elle accueille mal la dénonciation, et qu’elle sanctionne peu. Pourtant, soutient Yves Guyot, l’enfant est un être qui doit être protégé ; il doit recevoir des secours ; donner à la loi un rôle en cela, ce n’est pas empiéter sur les droits du père de famille, mais défendre les droits de l’enfant.


La protection de l’enfance, Le Siècle, 15 mai 1894.

La Société anglaise pour la Protection des enfants maltraités (Society for prevention of cruelty to children) a tenu le 9 mai sa séance annuelle à Mansion House, sous la présidence du lord-maire. Elle a examiné, dans la dernière année, 11 336 plaintes, contre 8 342 l’année précédente. Elle a acquis la preuve que 10 171 étaient bien fondées ; 1 306 donnèrent lieu à des poursuites judiciaires qui furent suivies de 1 250 condamnations.

Le directeur et le secrétaire de cette société, le R. Benjamin Waugh, a communiqué un travail ayant pour titre : Dix ans de protection aux enfants. C’est le résumé de tous les travaux de cette société. Elle n’a pas secouru et protégé moins de 109 364 enfants ; 6 500 parents ont été l’objet de condamnations, en dehors de 500 personnes étrangères ; les condamnations ont atteint le totalde 1 108 années d’emprisonnement et de 2 032 livres sterling d’amende.

Beau résultat, peut-on dira : pour apprendre aux parents à aimer leurs enfants, la société les envoie en prison. Voilà une association qui s’avise de s’immiscer dans la vie domestique de chaque famille. Si un enfant est grossier, insolent, brutal, bat ses frères, ses sœurs, ses père et mère, ses domestiques, faudra-t-il aller demander à la société de protection l’autorisation de le punir ? Qu’est-ce que cette police privée d’individus qui placent sous leur surveillance leurs concitoyens ? »

Voilà les objections contre l’œuvre de cette société ; mais ses membres et ses partisans peuvent répondre.

Dans des procès qui se déroulent de temps en temps, devant les tribunaux, on assiste à des révélations dont le simple récit vous donne le frisson. Pendant des mois, pendant des années, des parents se sont ingéniés à torturer leurs enfants à l’aide de supplices raffinés. Ils les y soumettaient pour s’amuser de leurs douleurs, passer le temps, occuper les soirées en regardant leurs contorsions et en écoutant leurs cris de détresse. On a vu le père et la mère s’amuser à brûler avec des pinces rouges leur petite fille. On a vu le père et la mère s’amuser à pendre leur petit garçon. Des voisins savaient que, dans ces chambres, se passaient des horreurs. Ils racontent que les appels et les râles qu’ils entendaient les faisaient frémir et les tenaient éveillés. Cependant ces tortures se continuaient de jour en jour. Les témoins demeuraient passifs. S’ils s’indignaient, leur indignation restait muette, silencieuse et inefficace, jusqu’à ce que la mort de l’enfant, la dénonciation d’un étranger ou la décision de l’un d’eux, poussé à bout, vînt mettre fin à cette agonie. Il n’y a pas longtemps, il faut bien le dire, la police accueillait très mal ces dénonciations, et était de l’avis de ces parents qui assomment leurs enfants, sans vergogne, en disant :

J’ai bien le droit de le battre, puisqu’il est à moi.

Ce préjugé remonte aux temps primitifs de l’humanité. Darwin raconte qu’il a vu un Fuégien prendre par les pieds son fils qui avait renversé un panier de moules, et l’assommer sur un rocher. Cette idée de la puissance paternelle s’est perpétuée jusqu’à notre civilisation, à travers le droit romain qui donnait au père pouvoir de vie et de mort sur ses enfants.

M. Waugh dit, dans son rapport, que l’œuvre la plus efficace de la société a été de détruire ce préjugéchez quantité de gens qui « battaient et affamaient leurs enfants » parce qu’ils croyaient agir en vertu d’un droit. M. Waugh affirme qu’en apprenant qu’ils se trompaient, ils y renonçaient sans trop de difficulté ; et il le prouve en montrant que les avertissements de la société remplacent de plus en plus les poursuites.

Si je n’hésite pas à approuver, malgré les inconvénients qu’elle peut présenter, l’œuvre de cette société, il serait encore mieux que la vigilance de la police la rendit inutile.

En vertu de ce fait que l’enfant ne peut pourvoir à ses besoins, il doit être protégé. C’est parce qu’ils reconnaissent la nécessité de cette protection que la plupart des économistes ont été partisans de l’instruction primaire gratuite, laïque et même obligatoire : ils croyaient en la demandant non pas empiéter sur les droits du père de famille, mais défendre les droits de l’enfant.

Ce n’est pas non plus empiéter sur le droit du père de famille que de l’empêcher de soumettre son enfant aux mauvais traitements que son imagination peut imaginer : si l’infanticide d’un seuil coup est puni, l’infanticide en longueur, aggravé par d’effroyables souffrances, ne doit pas être indemne. L’enfant ne pouvant se défendre lui-même doit être défendu. L’espèce ne peut se continuer qu’à la condition qu’il soit protégé. Pendant toute la première période de son développement, l’être humain doit recevoir des secours en proportion de son incapacité, tandis qu’après cette période, il doit recevoir, des profits, en raisonde sacapacité. C’est pourquoi, si nous demandons la liberté de l’adulte, nous demandons la protection de l’enfant : et malheureusement les chiffres cités par la Société anglaise pour la protection des enfants maltraités montrent qu’ils en ont besoin. Notre civilisation humanitaire, altruiste, généreuse, n’est qu’une pellicule crevée, à tout instant, par les fermentations des vieilles barbaries dont nous sommes imprégnés.

YVES GUYOT.

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