La protection, c’est l’argent des autres

Ernest Martineau. La protection, c’est l’argent des autres (Annales économiques, 20 août 1890). 


LA PROTECTION, C’EST L’ARGENT DES AUTRES

La protection, c’est l’argent des autres : je ne connais aucune autre formule qui puisse exprimer plus exactement le caractère essentiel du système protecteur, tel que nous le révèle M. Méline lui-même, le leader de la protection à la Chambre des députés, dans un discours qu’il a prononcé dans la séance de la Chambre du 9 juin dernier.

Répondant à M. Camille Pelletan qui reprochait au projet de loi sur les maïs de nuire aux intérêts agricoles, M. Méline s’est exprimé ainsi, — je cite textuellement d’après l’Officiel du 10 juin :

« Si vous protégez L’UN, vous atteigne FORCÉMENT L’AUTRE ; C’EST INÉVITABLE, mais que voulez-vous ? En toutes choses ; il faut voir l’intérêt dominant, et la protection est un ensemble dans lequel tout se tient. »

Complétant sa pensée il ajoutait : « Tous les cultivateurs de France consentent à payer les droits sur le blé, sur le seigle, sur l’avoine, et vous, producteurs de maïs, vous ne voulez pas payer la part qui vous revient ! »

« Ceci juge la question. » Je dis de mon côté : ceci justifie ma formule. On ne peut pas dire plus clairement que la protection d’une branche d’industrie c’est le sacrifice des autres, de la masse du travail national, obligés de payer plus cher le produit ainsi protégé.

« Le droit de douane est pour le producteur, pour empêcher l’avilissement des prix » ; voilà ce que nous avait déjà dit M. Méline dans le livre de la Révolution économique, livre écrit sous son inspiration et son patronage.

Pour le producteur, dites-vous donc, contre le consommateur. 

Les intérêts en présence, sur le marché national, sont en effet absolument distincts et opposés : autant le producteur désire la rareté, parce qu’il veut vendre cher, autant le consommateur désire l’abondance, parce qu’il veut acheter à bon marché.

Les lois de protection, prenant parti pour le producteur, sacrifient donc le consommateur, en faisant sur le marché la disette, puisqu’elles repoussent les produits du dehors ; elles amènent à leur suite la cherté.

Ainsi, de l’aveu même de M. Méline, le but de la protection, c’est l’argent des autres.

J’ai cité M. Méline, parce que c’est le leader du système ; j’aurais pu citer également M. Viger, le rapporteur du projet de loi sur les maïs à la Chambre des députés.

Au cours d’un discours par lui prononcé dans la séance du 2 juin dernier, il a dit ceci :

« On prétend que la protection ne sert à rien. Vous pouvez cependant en constater les effets : depuis le vote des droits sur les alcools, IL N’EN ENTRE PLUS, ou du moins il n’en pénètre qu’une quantité INFINITÉSIMALE. »

Conséquence : les alcools étrangers étant chassés du marché, les alcools indigènes sont renchéris.

Il y a des naïfs qui s’imaginaient que c’était les étrangers qui portaient la charge des taxes protectrices ; en entendant le langage de MM. Viger et Méline, il sera difficile de garder cette illusion.

Sans doute, le droit protecteur atteint le producteur étranger dont il repousse le produit ; mais si l’étranger est contrarié dans ses ventes, le consommateur français est contrarié aussi dans ses achats, et le surplus de prix résultant de cette mesure légale, obligatoire, est un impôt indirect qu’il paie au producteur protégé.

Pour parler comme M. Méline, ceci juge la question.

Nous savons maintenant comment la majorité protectionniste entend régler les rapports économiques des citoyens français les uns à l’égard des autres : ces hommes d’État scrupuleux se proposent de développer la richesse nationale en organisant la disette ; ces législateurs si dédaigneux des principes vont voter les lois d’affaires en s’inspirant de ce principe fameux :

« Les affaires, c’est l’argent des autres. »

Voilà la démocratie de l’avenir, d’après la conception de ce Parlement fin de siècle.

« Nous sommes la justice, toute la justice, nous ne demandons que la justice » disait naguère M. Méline en prenant possession de la Commission des douanes, des cinquante-cinq, à la Chambre des députés.

Voilà une justice qui ressemble terriblement à celle du Brennus gaulois, qui, jetant son glaive dans la balance pour grossir sa part des dépouilles de l’ennemi, s’écriait : « Væ victis. »

La justice, d’après M. Méline, consiste en ce que le public paie un impôt à des industriels, à une branche quelconque de la production nationale !

On pensait généralement que l’impôt était dû à l’État, et rien qu’à l’État, étant essentiellement le prix d’un service public.

Il paraît que ces Messieurs ont changé tout cela ; comme les médecins de Molière, ils ont placé le cœur à droite.

Depuis cette merveilleuse découverte, ils ont abrogé le principe constitutionnel qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État.

Il le fallait bien, pour ne pas tomber dans un véritable état d’anarchie, dans une situation révolutionnaire.

Sans cela, le Parlement étant le gardien, le protecteur né de la Constitution, aurait commis un véritable attentat, un crime de lèse-Constitution, en votant des lois d’impôts au profit de certaines industries.

Dès lors, le peuple aurait eu le droit de se mettre en insurrection, pour protéger la Constitution violée par les pouvoirs publics préposés à sa garde et à sa conservation.

Mais le plus merveilleux, ce qui est véritablement le comble de l’habileté, c’est que ces législateurs de la restriction ont réussi à faire croire au peuple qu’un tel régime est capable de relever et de développer la richesse nationale !

Voilà un système qui, de l’aveu même de ses fondateurs, est construit avec l’argent des autres ; qui enrichit les producteurs protégés avec les dépouilles des consommateurs sacrifiés ; et ce système doit développer la richesse du pays, appauvri, disent-ils, par le régime des traités de commerce.

Cela me rappelle cette légende poitevine, où il est dit que les habitants d’une certaine ville avaient fait un échafaudage de barriques pour attendre le ciel, mais que, comme il en manquait une, on eut l’ingénieuse idée de prendre la barrique de dessous pour la mettre dessus.

De même, c’est en déplaçant les richesses au sein de la nation, en prenant injustement, par l’artifice des tarifs, de l’argent dans la bourse des uns pour grossir celle des autres, que ces ingénieux législateurs entendent faire le bonheur du peuple.

Mais, en supposant que ce régime fût un régime d’égalité, en admettant que le travail national, dans toutes ses branches, sous toutes ses formes, fût également protégé, à quoi peut-on aboutir dans cette voie, sinon à entraver le travail de tous les citoyens et, en leur faisant payer réciproquement des taxes les uns aux autres, à les rendre victimes d’une véritable mystification ?

Car enfin, si vous me prenez, à moi consommateur de blé, ou de maïs, ou de tel autre produit protégé, trois, quatre ou cinq francs de plus que je n’aurais payé sur le marché libre, j’ai, en vertu de l’égalité, le droit de faire payer, au producteur qui m’a rançonné ainsi, un surenchérissement de même somme sur les produits que je vends, et cette situation étant celle de tous les producteurs nationaux, où est finalement l’avantage économique de la nation ?

Non seulement cette soi-disant protection déplace les richesses sans en créer, non seulement elle est impuissante à augmenter d’un centime la masse des richesses, mais elle les restreint en les gaspillant.

Vous prétendez, par ce régime, enrichir le pays, et le seul résultat auquel vous puissiez arriver, c’est de l’appauvrir.

En effet, tout achat d’un produit protégé entraîne à sa suite deux pertes pour un profit ; soit, en définitive, une perte sèche pour l’ensemble du travail national.

Et la preuve en est facile à fournir :

Voici, par exemple, un sac de maïs de 100 kg ; vous avez frappé le maïs d’une taxe protectrice de 3 francs, en vue de repousser l’invasion du maïs étranger, et d’arriver ainsi, par la rareté, à en augmenter le prix au détriment des consommateurs, notamment des distillateurs. En conséquence si j’achète ce maïs ainsi taxé, je le paierai 3 francs de plus que sur le marché libre.

Or, je dis que ces 3 francs seront gagnés par le vendeur de maïs, qui, grâce au tarif, fera un profit anormal, extra-naturel, de 3 francs, mais ils seront perdus par moi, consommateur, obligé de payer 15 francs par exemple, ce que, sur le marché libre, j’aurais payé 12 francs.

Le profit du vendeur est donc compensé par la perte égale de l’acheteur.

Mais ce n’est pas tout : sous le régime libre j’aurais, avec mes 15 francs, acheté en outre de mon sac de maïs, 12 francs, un autre produit quelconque valant trois francs ; dans cette mesure, j’aurais encouragé une industrie nationale qui, par le fait de la restriction douanière, est découragée d’autant ; par exemple, j’aurais acheté de la viande chez le boucher, du café chez l’épicier, etc.

À côté de ma perte, à moi acheteur, il faut donc compter la perte de l’industriel qui n’a pas pu vendre le produit que j’aurais acheté avec les trois francs que m’a extorqués le producteur protégé.

Cette seconde perte n’étant compensée par aucun profit constitue une perte sèche.

Et qu’on ne dise pas que le vendeur de maïs dépensera les trois francs de surenchérissement : la réponse est facile, il reste toujours que, sous un régime libre, j’aurais avec mes 15 francs un sac de maïs, plus un produit quelconque valant trois francs, tandis que sous la protection, je n’ai qu’un sac de maïs.

Additionnez toutes les pertes occasionnées par ce régime — car cet exemple s’applique à tout achat d’un produit protégé quelconque — et voyez combien ce système porte un coup funeste à la richesse du pays.

On a évalué à quinze cent millions par an la perte occasionnée à la France par les taxes protectrices existant actuellement : que sera-ce donc lorsque le Parlement aura complété le système, comme il a dessein de le faire ?

Voilà les conséquences de la politique d’affaires basée sur ce principe : Les affaires, c’est l’argent des autres.

Je dis que la politique économique des protectionnistes repose essentiellement sur cette base ; je dis qu’en pratiquant cette politique, en organisant ainsi la disette, la majorité du Parlement organise en même temps le VOL, pour parler comme M. Gladstone ; je dis que cette majorité viole ainsi le principe constitutionnel qu’on ne doit d’impôt qu’à l’État ; qu’elle foule aux pieds la liberté, la propriété, l’égalité des citoyens devant la loi ; que ces conséquences, et bien d’autres encore, sont enveloppées dans ce principe indigne d’une nation civilisée :

Les affaires, c’est l’argent des autres.

Je mets au défi les adversaires, état-major et soldats, MM. Méline, Pouyer-Quertier, Domergue et consorts d’essayer d’élever, contre cette argumentation, l’ombre même d’une réfutation.

J’affirme ces choses comme certaines et évidentes, dérivant nécessairement de la nature de ce système.

S’il en est ainsi ; si mes concitoyens, à la réflexion, arrivent à ces conclusions ; si, adoptant ces conclusions, ils demeurent indifférents en face d’une politique économique qui, en même temps qu’elle sera ruineuse pour la masse du travail national, en même temps qu’elle nous isolera en Europe et à l’égard du monde entier, en nous enfermant derrière une muraille de Chine, est la négation flagrante de tous les principes sur lesquels reposent la civilisation et la démocratie modernes, cette fin de siècle verra la fin de la démocratie française, et, sur ses ruines, se reconstituera l’édifice féodal de ces privilèges que nos pères de 1789, après avoir pris la Bastille, croyaient avoir définitivement détruits.

E. MARTINEAU

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