Ernest Martineau, La protection, c’est l’argent des autres, Journal des Économistes, mai 1891.
LA PROTECTION, C’EST L’ARGENT DES AUTRES
De toutes les définitions qu’on peut donner de la soi-disant protection, celle-ci me paraît la meilleure de toutes ; elle a pour elle l’autorité de M. Méline et ce n’est pas un mince avantage, M. Méline étant le leader incontesté des protectionnistes.
La protection est l’argent des autres : cette définition est le résumé exact et fidèle des paroles suivantes prononcées à la séance de la Chambre des députés du 9 juin dernier par l’honorable M. Méline : « Si vous PROTÉGEZ LES UNS, VOUS ATTEIGNEZ FORCEMENT LES AUTRES ».
Quels autres ?
M. Méline nous l’explique par une comparaison : « On a établi, il y a un an, un droit protecteur sur l’avoine ; ce droit est payé par un grand nombre de cultivateurs qui nourrissent leurs chevaux avec de l’avoine qu’ils ne produisent pas… Tous les cultivateurs de France consentent à payer les droits sur le blé, le seigle, l’avoine ».
Ainsi voilà qui est clair : toutes les fois qu’on établit un droit protecteur, ce droit est payé par la masse du public consommateur ; la démonstration donnée par M. Méline est, à ce sujet, tout à fait lumineuse.
Par quel moyen arrive-t-on à ce paiement ? Rien n’est plus facile à comprendre : le tarif de douane agit à cet effet comme une barrière qui repousse le produit étranger similaire dans une large mesure ; grâce au vide ainsi fait sur le marché, le produit protégé se vend plus cher.
Rien de plus simple, on le voit, que le mécanisme de cet ingénieux système ; M. Méline le dit d’ailleurs — dans le livre de la Révolution économique —, le droit de douane protecteur a été établi pour le producteur.
Grâce à la barrière protectrice, le blé, par exemple, qui se vend 20 francs sur le marché des pays libres, à Londres et à Anvers, se vend 25 ou 26 francs sur le marché français, en sorte que ce renchérissement permet au producteur protégé de tirer cinq francs de la bourse du public consommateur chaque fois qu’il vend un sac de blé, pour grossir d’autant, non le Trésor public, mais son Trésor particulier.
Les primes que la commission du budget vient d’adopter, primes de trois millions, au profit des sériciculteurs, achèvent de mettre ce point en lumière. Par crainte de nuire à notre grande industrie d’exportation des soieries, la Commission des douanes n’a pas osé mettre de droits protecteurs sur les cocons et les soies grèges ; de là, plainte des sériciculteurs, qui réclament leur part du gâteau de la protection, et pour leur donner, selon le style consacré, une compensation, on va leur voter trois millions, à titre de primes.
Cette fois, il n’y a pas moyen de s’y tromper ; il est clair comme le jour que la taxe protectrice va être payée par les contribuables français ; c’est un impôt nouveau, impôt direct, remplaçant l’impôt protecteur indirect qu’on n’a pas osé accorder aux sériciculteurs.
Mais grâce aux explications ci-dessus fournies par M. Méline lui-même, nous savons aussi, à n’en pas douter, que ce sont les contribuables français qui paient les droits protecteurs de toute sorte ; la seule différence est que les droits protecteurs sont des taxes indirectes, des impôts de consommation, que le public paie confondus avec le prix des produits protégés.
Finalement, sous forme de primes ou de droits de douane protecteurs, d’impôt direct ou indirect, c’est toujours Jacques Bonhomme qui paie les frais de la protection.
Heureux Jacques Bonhomme ! quel plaisir il aura à payer toutes ces taxes ; il y a DOUZE CENTS ARTICLES, pas davantage, inscrits dans le projet de la Commission des douanes.
Douze cents articles, ça lui fera dans les quinze cents millions à deux milliards à payer chaque année.
Mais comme cela a été baptisé droits de protection, ce ne seront pas des impôts nouveaux ; en effet, l’impôt proprement dit profite au Trésor public ; ici, au contraire, le Trésor public n’en tirera qu’un très mince avantage, le droit protecteur ayant été institué pour le trésor particulier des protégés, des favoris de cet ANCIEN RÉGIME MODERNE comme dit M. Léon Say.
Mais alors, que devient la fameuse théorie des droits compensateurs ?
M. Méline et ses amis ont ce qu’on appelle un système d’explications à tiroirs : Un jour, ils disent que c’est l’étranger qui paiera les droits protecteurs ; une autre fois, quand ils sont pressés par un adversaire qui les accule dans leurs derniers retranchements comme l’a fait M. Camille Pelletan vis-à-vis de M. Méline dans la séance du 9 juin dernier, ils reconnaissent, bon gré mal gré, que c’est le public consommateur qui supporte tous les frais de la protection.
Si M. Méline était un imposteur et un charlatan, on pourrait lui appliquer le mot du fabuliste :
« Toujours par quelque endroit fourbe se laisse prendre. »
Mais la bonne foi de l’honorable rapporteur général étant mise hors de cause, il reste qu’il s’est trompé en prétendant d’abord que la taxe était payée par les étrangers ; finalement, il nous apprend que c’est le bon public consommateur qui paie et que la politique d’affaires protectionniste est basée sur ce principe fameux :
« Les affaires, c’est l’argent des autres. »
E. MARTINEAU.
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